La France et l’Autriche, 1800-1804
Y a-t-il un déterminisme anti-autrichien dans la politique extérieure française ?1
p. 323-339
Texte intégral
1Poser la question dans ces termes entraîne tout naturellement à s’interroger sur la continuité entre la politique extérieure de la France d’Ancien Régime et celle de la France révolutionnaire, ici le Consulat. Le fameux renversement des alliances (1756) n’avait nullement ébranlé les fondements traditionnels d’une politique extérieure française anti-autrichienne et l’on sait combien sous Louis XVI et son ministre Vergennes l’alliance avec Vienne avait mal fonctionné, la France s’opposant à Joseph II lors du projet de l’échange des Pays-Bas autrichiens contre la Bavière, des tentatives d’ouverture de l’Escaut, du projet de démembrement de l’Empire ottoman. Vergennes, qui fut temporairement une sorte de principal ministre après la mort de Maurepas en décembre 1781, éprouvait une méfiance presque instinctive envers les aventures où l’Autriche risquait d’entraîner la France. Il trouvait l’alliance mal équilibrée ; autant les avantages étaient réels pour la maison d’Autriche, autant précaires et onéreux l’étaient-ils pour la France. Louis XVI, héritier de la tradition de ses prédécesseurs Valois et Bourbons, partageant les convictions en politique extérieure de son père le Dauphin, fils de Louis XV, était en plein accord avec son ministre ; il était lui aussi opposé aux tentatives autrichiennes d’un expansionnisme pouvant nuire aux intérêts français, à l’ouest comme à l’est de l’Europe. Au moment de la crise de la succession de Bavière, le roi écrivait à son ministre à la date du 4 février 1778 :
Nous avons une alliance qui nous unit de bien près avec l’Autriche, mais elle ne nous oblige pas d’entrer dans leurs vues d’ambition et d’injustice. D’autre part nous avons la réputation de la France à maintenir en Allemagne qui n’a que trop été attaquée depuis quelque temps, et comme vous le dîtes fort bien, la garantie de la paix de Westphalie est inhérente à la Couronne2.
2 Il convenait donc de maintenir la « balance » dans le Saint-Empire en soutenant, comme par le passé, les petits états allemands et en particulier la Prusse. Bien que Vergennes fût sans illusion sur Frédéric II, la Prusse n’en était pas moins indispensable à l’équilibre de l’Allemagne car elle était seule susceptible d’endiguer les ambitions viennoises. Dans un mémoire du 12 avril 1777, le ministre s’exprimait ainsi :
Le roi de Prusse, considéré relativement à la morale, peut ne pas paroître fort intéressant à ménager, mais vu dans l’ordre politique, il importe à la France peut-être plus qu’à toute autre puissance de le conserver tel qu’il est, placé sur le flanc des États autrichiens. C’est la frayeur qu’en a la cour de Vienne qui l’a rapprochée de la France ; cette même frayeur la retient encore dans nos liens, et l’y retiendra aussi longtemps que son motif subsistera ; détruisons la puissance du roi de Prusse, alors plus de digue contre l’ambition autrichienne, l’Allemagne obligée de plier sous ses lois lui ouvrira assez facilement vers nos frontières3.
3Il ne s’agissait donc pas pour autant de renoncer à l’alliance franco-autrichienne qui permettait de mettre l’Autriche sous surveillance et de consacrer toutes ses énergies contre l’Angleterre, « l’ennemi naturel du royaume », ainsi que le soulignait Vergennes dans le même mémoire :
Il ne peut être question de récriminer contre un système que Votre Majesté a trouvé établi et que sa sagesse lui a fait approuver. L’esprit de conquête n’animant point la conduite de Votre Majesté, l’alliance de Vienne peut paraître utile en ce que faisant une sûreté de plus à la conservation de la paix sur le Continent, elle lui donne plus de moyens de veiller et de se mettre en mesure contre l’Angleterre, l’ennemi le plus naturel et le plus invétéré de la gloire et de la prospérité de son royaume4.
4Plus encore l’alliance empêchait que l’Autriche ne se tournât une nouvelle fois vers l’Angleterre, reconnue par la diplomatie française comme l’ennemie héréditaire numéro un : « Le jour que la cour de Vienne se séparera de la France, elle aura pour alliée l’Angleterre » prédisait Vergennes en 17745.
5L’héritage politique de Vergennes ne disparut pas avec la Révolution. Barthélemy, responsable principal en 1795 des Affaires étrangères de la Convention et négociateur des traités de Bâle, rompu à la diplomatie de l’Ancien Régime, connaissait bien l’Autriche où il avait été secrétaire d’ambassade sous Breteuil. Il avait été aussi secrétaire de Vergennes lors de son ambassade à Stockholm (la vérité oblige à dire que son premier protecteur avait été Choiseul) et, si l’on en croit Albert Sorel, aurait été entièrement pénétré de ses vues6. La Révolution aurait pleinement assumé l’héritage de la monarchie. Selon de récents historiens, « la Révolution, focalisée en ses haines-d’ailleurs héritées de l’Ancien Régime-contre cette Autriche et cette Allemagne catholiques, a facilité, et peut-être permis, la suprématie future de l’Allemagne protestante, et plus encore celle de la Prusse »7. La réalité est sans doute un peu plus complexe que ne le laisse entendre ce jugement péremptoire.
6Où en est-on en brumaire an VIII (novembre 1799) lorsque Bonaparte prend le pouvoir ? La seconde coalition menace les acquis territoriaux de la Révolution en dépit des succès des armes françaises de septembre 1799 en Suisse, où les Russes ont été repoussés par Masséna et en Hollande que le duc d’York a dû évacuer. Mais après les défaites de Joubert et de Macdonald pendant l’été de 1799, toute l’Italie du Nord et du Centre, sauf Gênes, repasse sous la domination autrichienne. Et sur la rive gauche du Rhin, les armées françaises sont réduites à la défensive ; l’archiduc Charles a repris la forteresse de Mannheim en septembre. Le succès de la coalition mettrait en danger la frontière, devenue naturelle, du Rhin.
7Bonaparte a-t-il un programme en matière de politique extérieure lorsqu’il devient Premier Consul ? S’il caresse toujours le « rêve oriental » amorcé par l’annexion des îles ioniennes et l’expédition d’Égypte, s’il n’est pas déterminé à laisser les mers à l’Angleterre, l’urgence demeure strictement européenne : rétablir ou consolider la frontière sur le Rhin, de Bâle à la Hollande, et reconstituer la République cisalpine, c’est-à-dire revenir aux clauses du traité de Campo Formio de 1797, ce traité qui est son œuvre et qu’il a imposé au Directoire, en particulier à Reubell et à Barras. La Belgique, annexée par la Convention en 1795, est une exigence absolue ; en février 1801, Bonaparte affirma que « quand bien même l’ennemi aurait eu son quartier général au Faubourg Saint-Antoine, le peuple français n’eût jamais ni cédé ses droits, ni renoncé à la réunion de la Belgique »8. Quant aux territoires du Saint-Empire sur la rive gauche du Rhin pour lesquels la Prusse à Bâle et l’Autriche à Campo Formio avaient donné une sorte de feu vert à l’annexion, même pour les entités territoriales qui ne leur appartenaient pas, rien n’était définitivement réglé, les négociations de Rastadt ayant échoué. Quant à l’Italie, non plus Rome ou Naples, comme par le passé, mais la plaine du Pô, là où le général Bonaparte avait conquis sa gloire, sa popularité, et forgé les armes qui lui avaient permis de s’emparer du pouvoir politique, il n’était pas question de la laisser aux mains des Autrichiens. Entre Vienne et Paris, ce fut la pomme de discorde par excellence, un enjeu bien plus important pour l’Autriche que les Pays-Bas, possession éloignée et difficilement défendable, même avec l’appui de l’Angleterre, ces Pays-Bas dont Joseph II avait voulu se séparer au moins à deux reprises et que le gouvernement de François II s’était résigné assez aisément à échanger à Campo Formio contre la Vénétie. Peut-on aller plus avant ? Le 25 décembre 1799, Bonaparte adressa aux armées un discours conquérant : « Ce ne sont plus vos frontières qu’il faut défendre, ce sont les états ennemis qu’il faut envahir9. » L’objectif assigné était-il une fin ou un moyen ?
8Talleyrand, ministre des Affaires étrangères du Directoire du 18 juillet 1797 au 20 juillet 1799, puis renommé par le Premier Consul dès le 21 novembre 1799, partageait-il les objectifs de son maître ? Sous le régime précédent, il avait été d’une grande prudence, évitant de s’aligner sur un camp ou sur un autre, ni pour le parti de la paix représenté par Carnot, Barthélemy et Barras, ni pour celui de la frontière naturelle du Rhin de Reubell, ni pour les tenants de l’établissement de républiques-sœurs, Sieyès et La Révellière-Lépeaux. Après les préliminaires de Leoben (avril 1797), il poursuivit un double objectif : d’abord concrétiser les préliminaires de paix avec une Autriche dont il se méfiait, mais à laquelle il était prêt à consentir quelques concessions pour hâter la paix définitive et son désengagement envers l’Angleterre. Au ministre de Prusse en France, Sandoz-Rollin, il déclarait au début d’août 1797 :
Qu’on ouvre les feuilles de l’Histoire, on verra que la cour de Vienne n’a jamais eu la volonté dans aucun temps de faire la paix. Elle y a toujours été forcée, soit quand les subsides lui ont manqué, soit aussi quand elle a obtenu par lassitude tout ce qui était de sa convenance. Son système est de faire la guerre jusqu’à l’extinction de ses moyens, alors elle n’est pas vaincue, et battue, elle traite en vainqueur10.
9Parallèlement, le 11 août, il conseillait aux directeurs de s’en tenir aux clauses de Leoben, de répondre au désir de paix exprimé par Vienne et éventuellement, pour accélérer le processus de paix, d’ajouter aux gains de l’Autriche Salzbourg et Passau, mais à aucun prix la Bavière11. Mais dès que le traité de Campo Formio fut signé (18 octobre 1797), Talleyrand regretta les concessions territoriales excessives que Bonaparte avait consenties à une Autriche qui demeurait un danger potentiel pour la France républicaine et significativement, il stigmatisa la faute qu’avait été le renversement des alliances conclu entre Louis XV et Marie-Thérèse, pour écarter toute tentation d’un nouvel accord entre les deux pays :
Toutefois une alliance avec l’Autriche, une alliance intime, qui serait basée sur le sacrifice des autres liens que nous avions formés en Allemagne, n’a-t-elle rien qui nous répugne ? Parce que cette puissance n’est plus limitrophe de notre sol, n’aurions-nous à redouter aucun des funestes effets de l’alliance de 1756 qui a jusqu’à nos jours discrédité dans toute l’Europe le cabinet de Versailles ? Si les Pays-Bas ne sont plus entre elle et nous une source éternelle de guerre, la République cisalpine, notre alliée, notre ouvrage, longtemps convoitée par l’ambitieuse maison, ne sera-t-elle point encore un brandon de discorde ? Et pour garantir l’indépendance de ce nouvel État, n’aurions-nous pas besoin, en Allemagne, d’un allié puissant et capable de prendre l’Autriche à revers, sitôt qu’elle voudra s’étendre en Italie ?12
10L’allié puissant en Allemagne, c’était évidemment la Prusse, dont il fallait empêcher le rapprochement avec la Russie et qu’il convenait au moins de maintenir dans une attitude de neutralité bienveillante envers la France. Une véritable alliance avec le Hohenzollern était-elle souhaitable ? Talleyrand, lassé des tergiversations d’un gouvernement qui ne songeait qu’à monnayer au mieux sa neutralité, la recherchait-il ? Ne valait-il pas mieux laisser se faire le partage des zones d’influence dans le Saint-Empire entre Vienne et Berlin, en encourageant l’émergence d’états de second ordre qui pourraient profiter des sécularisations et devenir les clients de la France ? Jouer Berlin contre Vienne et Vienne contre Berlin, telle était la politique du ministre. Ce n’est que lorsqu’il fut persuadé de la mauvaise volonté du gouvernement autrichien lors des négociations de Rastadt qu’il joua plus avant la carte prussienne en envoyant Sieyès en ambassade auprès de Frédéric-Guillaume III pour persuader le monarque de ne pas sortir de sa neutralité, en l’alléchant avec des agrandissements à l’est de l’Europe et en Pologne. On sait que cette mission fut un échec. Avant tout, Talleyrand était attaché à la vieille notion de l’équilibre européen, un équilibre qu’il pouvait considérer comme non encore menacé par les conquêtes de la Révolution qui ne faisaient que compenser les accroissements territoriaux considérables effectués dans les dernières décennies du xviiie siècle par le Brandebourg-Prusse, la monarchie des Habsbourg et l’Empire russe. Talleyrand était l’homme des « anciennes limites » (Albert Sorel) au-delà desquelles il ne pouvait y avoir de paix durable.
11La politique extérieure de la France était, bien évidemment, soumise aux aléas de la situation intérieure. Celle-ci était aussi très préoccupante, les difficultés et cahots du régime du Directoire avaient montré la nécessité d’un affermissement du régime républicain. Le danger était tout aussi bien intérieur qu’extérieur. La France du Consulat avait besoin de la paix, réclamée par l’opinion publique, nécessaire à la pacification politique et religieuse. Là sont l’impératif fondamental et la différence essentielle avec la politique impériale.
12Comment se présentait la situation à Vienne ? Le parti de la guerre était représenté par le baron Franz Maria von Thugut, ministre des Affaires étrangères, auquel le livre de Karl A. Roider, Jr a rendu justice13. Cette victime de l’historiographie petite-allemande, en particulier de H. von Sybel dans sa Geschichte der Revolutionzeit (1853), n’eut pas les moyens de sa politique. Mais tant qu’il fut au pouvoir et en dépit des échecs répétés des armées impériales, il conserva l’espoir d’un redressement permettant à l’Autriche de conserver ses positions en Allemagne et en Italie, s’il manifesta peu d’intérêt pour les Pays-Bas éloignés. Il usa de toutes les possibilités de la diplomatie pour atténuer les effets néfastes des défaites militaires. Après Leoben, en accord avec François II, il expédia à Paris l’envoyé Baptiste pour doubler par des négociations directes avec le Directoire, dont on savait qu’il était opposé aux initiatives personnelles de Bonaparte, celles qu’il faisait traîner avec le général vainqueur à Udine. Thugut voulait tenter de récupérer la Lombardie et jugeait très dangereuses pour l’autorité impériale les cessions de territoires en Allemagne. Il fallut la crainte d’un accord franco-prussien, une brouille passagère avec l’Angleterre qui coupa les subsides, le refus de la Russie d’intervenir, la constatation ultime de la faiblesse de l’armée autrichienne pour qu’il envoie auprès de Bonaparte à Udine un vrai négociateur en la personne de Louis Cobenzl, diplomate de haut niveau qui venait de quitter le poste d’ambassadeur à Pétersbourg. L’obstination de Thugut ne fut pas vaine. Les compensations territoriales obtenues à Campo Formio et l’acceptation par Bonaparte du congrès de Rastadt en portent témoignage. Et pendant tous les pourparlers de Rastadt, Thugut négocia avec la Russie, l’Angleterre et la Prusse pour préparer la seconde coalition ; dans ce dernier pays, qui avait toujours su profiter des défaillances autrichiennes et pour lequel il éprouvait une méfiance justifiée, il plaçait tous ses espoirs dans le nouveau souverain. Thugut était secondé à Londres et à Berlin par les ambassadeurs Louis Starhemberg et le prince de Reuss, tous deux du parti de la guerre.
13Un parti de la paix, très opposé au ministre, existait à Vienne, auquel appartenait l’archiduc Charles, frère de l’empereur François II, par ailleurs bon chef militaire. Il fut renforcé surtout après Marengo par le vieux feldmaréchal François Maurice Lacy, par les comtes Henri François de Rottenhann et Léopold Kollowrat et le prince Georges Adam Starhemberg. Si l’on en croit le marquis de Bombelles, alors réfugié à Brünn (act. Brno), le peuple était pour la paix et pour cette raison, Thugut était haï encore plus que le comte de Saurau, chef des finances14.
14La difficile victoire de Marengo (14 juin 1800) suivie de l’armistice du 20 septembre, où Moreau avait exigé en gage les villes d’Ulm, d’Ingolstadt et de Philippsburg, la relance de la guerre à la fin de l’année pour forcer l’Autriche à la paix, la victoire éclatante de Moreau à Hohenlinden (3 décembre) qui ouvrait la porte de Vienne aux armées françaises qui n’étaient plus qu’à 65 kilomètres de la capitale, les succès de Macdonald et de Brune en Italie et l’armistice de Trévise du 15 janvier 1801, déterminèrent une nouvelle phase dans les relations franco-autrichiennes. Thugut, qui s’était opposé à l’armistice du 20 septembre et était de plus en plus en butte à l’hostilité du camp adverse présenta sa démission lors d’une grande réunion à la chancellerie le 25 septembre. Il fut remplacé le 5 octobre par le comte Louis Cobenzl qui partit presque immédiatement pour Lunéville. Thugut se retrouva temporairement à la tête des Affaires étrangères sans avoir le titre de ministre. Il continua de prôner une ligne dure et s’opposa résolument à l’armistice de Steyer conclu le 25 décembre entre l’archiduc Charles et Moreau. Il ne quitta vraiment le pouvoir que le 16 janvier 1801. Cobenzl, plus modéré, était maintenant le maître.
15Quant à Talleyrand, il exprima ses conceptions en octobre 1800 dans un important mémoire de 350 pages intitulé De l’état de la France à la fin de l’an VIII, longtemps attribué à son collaborateur aux Affaires étrangères, Alexandre-Maurice Blanc d’Hauterive, et dans lequel on trouve tout au long « la patte de Talleyrand »15 : méfiance pour la Russie, volonté de briser la domination maritime de l’Angleterre, maintien de l’équilibre entre l’Autriche et la Prusse – il reprenait là un texte de 1798, Considérations sur le traité de Rastadt –, en œuvrant pour éviter « tout contact de territoire entre ces deux puissances qui ont le plus souvent ensanglanté l’Europe par leurs querelles, et qui réconciliées de bonne foi, ne peuvent avoir aujourd’hui un désir plus vif que celui d’éloigner toutes les occasions de mésintelligence qui naissent du voisinage, et qui, entre des états rivaux, ne sont pas sans péril »16. Le ministre se prononçait pour que la France conserve ses conquêtes révolutionnaires, Savoie, Nice et rive gauche du Rhin, et préserve sa zone d’influence en Italie du Nord, contre l’Autriche, par le truchement des Républiques cisalpine et ligurienne relativement indépendantes. Mais il ne fallait pas aller plus loin, au risque de compromettre la réinsertion de la France dans le concert européen. Renoncer à la « diplomatie de l’épée » était aussi la condition d’un apaisement nécessaire à la consolidation du régime consulaire. Saurait-il en convaincre Bonaparte, ainsi qu’il l’écrivait à un correspondant peu après Marengo ?
Je sais bien ce que devrait faire le premier consul, ce que demande son intérêt, le repos de la France et celui de l’Europe. Deux routes lui sont ouvertes : le système fédéral, qui laisse chaque prince, après la conquête, maître chez lui à des conditions favorables au vainqueur ; aussi, aujourd’hui, le premier consul pourrait rétablir le roi de Sardaigne, le grand-duc de Toscane. Mais veut-il, au contraire, réunir, incorporer ? Alors il s’engage dans une carrière qui n’a pas de terme17.
16Les négociations de Lunéville ne prenaient pas le tour d’un rapide rétablissement de la paix. Cobenzl, bien que moins rigide que Thugut, n’en résistait pas moins aux pressions de Bonaparte et des diplomates français. Contraint et forcé, le Premier Consul relança donc une guerre qu’il ne conduisait pas lui-même, offrant à Moreau qu’il jalousait, l’occasion de nouveaux lauriers. Et il décida de jouer plus résolument la carte prussienne et eut des conversations nombreuses avec l’ambassadeur prussien Lucchesini. Il commença aussi à s’intéresser à la Bavière, pièce maîtresse d’une troisième Allemagne à construire. La paix de Lunéville, finalement conclue le 9 février 1801, ne détruisait pas l’Autriche qui conservait les acquis de Campo Formio, la Vénétie jusqu’à l’Adige, les provinces adriatiques et l’Istrie et obtenait l’archevêché de Salzbourg en compensation de la perte pour les Habsbourg du Grand-Duché de Toscane. Mais à la différence de Campo Formio, l’Autriche avait dû traiter aussi au nom du Saint-Empire et reconnaître la frontière du Rhin depuis Bâle jusqu’à la Hollande. De plus l’article 7 du traité prévoyait les indemnités territoriales à définir sur la rive droite du Rhin pour dédommager les princes laïcs expropriés sur la rive gauche, les principautés ecclésiastiques étant délibérément sacrifiées et sécularisées. Voilà qui ouvrait à la France de larges possibilités d’intervention pour renforcer son influence. La conjoncture semblait d’autant plus favorable que le tsar Paul Ier, qui rendait le gouvernement de Vienne responsable de ses défaites de 1799 en Suisse, se rapprochait de la France et semblait disposé à une alliance ou au moins à la reconnaissance de la frontière du Rhin pour « humilier l’Autriche », pourvu que Bonaparte lui garantisse la possession de Malte et restitue l’Égypte à la Porte.
17Commencèrent alors des négociations qui menèrent au Recès d’Empire de 1803, parallèlement aux négociations de Londres qui précédèrent celles d’Amiens. Le Premier Consul s’engagea dans la voie qui devait à terme organiser l’Allemagne en trois blocs, l’Autriche amputée de ses territoires dispersés, l’Allemagne du Nord dominée par la Prusse à laquelle il offrait le Hanovre pour prix de son engagement aux côtés de la France, l’Allemagne des états moyens du Sud ayant besoin de l’appui français pour contenir l’Autriche. Lors de sa discussion du 28 mars 1801 avec l’ambassadeur de Paul Ier, Kolytchev, Bonaparte manifesta l’intention d’indemniser de leurs pertes de la rive gauche du Rhin la Bavière et aussi le Wurtemberg dont la maison ducale avait donné au tsar sa seconde épouse, Sophie-Dorothée. L’assassinat de Paul Ier consterna Bonaparte ; mais son fils et successeur Alexandre Ier reprit les négociations en envoyant à Paris un nouvel ambassadeur, Markov, qui avait mission d’exiger, pour prix de la paix et de la collaboration dans les affaires d’Allemagne – la Russie tout comme la France avait donné sa garantie au traité de Teschen en 1777 –, la restitution de l’Égypte, l’évacuation de Naples, la restauration du roi de Piémont-Sardaigne à Turin et des faveurs pour le Wurtemberg. Quant à la Prusse, elle poussa ses troupes en Hanovre dès mars 1801, encouragée par Bonaparte qui voyait là le moyen de réduire les indemnités auxquelles Berlin pouvait prétendre en Westphalie.
18Les préliminaires de paix de Londres signés le 1er octobre 1801, la paix avec la Russie le 8 octobre, la paix d’Amiens le 26 mars 1802 entre l’Angleterre d’une part, la France, l’Espagne et la République batave de l’autre mettaient la France dans un état de paix qu’elle n’avait pas connu depuis longtemps18. Elle allait en profiter pour se fortifier contre un retour offensif de l’Autriche, qui voulait revenir sur le traité de Lunéville, en particulier récupérer la Toscane, à quoi Bonaparte ne pouvait consentir, car c’était livrer Livourne aux Anglais. Dès lors l’objectif fut de se fortifier en Allemagne, en quelque sorte recréer cette ligue du Rhin qui, au temps de Mazarin et de Louis XIV, avait temporairement assis la prépondérance française en Allemagne contre l’empereur Léopold. Il fallait reprendre en grand l’ouvrage commencé en 1648 à Westphalie, réactualiser le slogan de Turenne – « Voulez-vous [...] défendre la rive gauche du Rhin, passez sur la rive droite », se constituer une clientèle en procurant des échanges favorables aux duchés de Bavière et de Wurtemberg, au margraviat de Bade, aux landgraviats de Hesse-Cassel et Hesse-Darmstadt, au royaume de Prusse. Paris devint « une immense Bourse de terres ecclésiastiques où les Princes d’Allemagne mirent aux enchères les dépouilles du Saint-Empire »19. Le Recès de l’Empire germanique (Reichsdeputationshauptschluss) du 24 février 1803 qui supprimait plus de la moitié des états allemands et 45 villes libres sur 51, mort programmée du vieux Reich, affermissait cette troisième Allemagne et hait son avenir à celui de la France consulaire. L’Autriche semblait pour l’heure hors de course. Bonaparte ne confiait-il pas alors à Roederer : « La maison d’Autriche me laissera faire tout ce que je voudrai20. »
19Peut-être en temps de paix. Mais qu’en serait-il si la guerre se rallumait ? On sait tous les vains efforts que Talleyrand déploya pour éviter la reprise du conflit avec l’Angleterre. Son échec fut patent. Intransigeance de part et d’autre à propos de Malte ? Le 23 mai 1803, le cabinet de Londres à nouveau dirigé par Pitt, revenu au pouvoir, déclara officiellement la guerre à la France et Bonaparte sut que le conflit s’étendrait au continent. Il lui fallait éviter la constitution d’une troisième coalition à laquelle participeraient les souverains de Vienne et de Berlin. À Philippe Cobenzl, qui avait remplacé en septembre 1801 son cousin Louis comme ambassadeur d’Autriche à Paris, Bonaparte déclara le 1er juin 1803 :
Cette guerre entraînera nécessairement après elle une guerre sur le continent ; pour ce cas, je devrai avoir de mon côté l’Autriche ou la Prusse ; il me sera toujours plus facile de gagner la Prusse en lui donnant un os à ronger ; je n’ai en Europe que l’Autriche à redouter... La Russie restera toujours inactive... Il ne viendra plus un Paul qui fasse la folie d’envoyer jusqu’en Piémont des troupes21.
20Les principaux espoirs, on le voit, allaient vers la Prusse dont l’alliance était souhaitée, sinon exigée. Le 30 mai 1803, Bonaparte faisait part de sa conviction à l’ambassadeur de Prusse Lucchesini que l’Autriche pourrait « saisir ce moment fatal pour se livrer à l’Angleterre ». Il lui fallait « de toute nécessité, ou une alliance avec la Prusse, qui [...] garantisse contre les attaques de l’Autriche, ou une alliance avec l’Autriche qui [...] garantisse de l’Autriche même »22. Et à la fin de l’année, le Premier Consul s’impatientait des atermoiements du roi Frédéric-Guillaume III et du gouvernement de Berlin et des obstacles qui étaient dressés à la pénétration de la France en Allemagne :
C’est sur le chemin, qui mène de Strasbourg à Vienne, que les Français doivent aller forcer l’Autriche à la paix, et c’est le chemin que vous voudriez nous interdire, en nous privant de nos alliés naturels : Bade, Wurtemberg et l’électeur de Bavière23.
21La Prusse n’étant pas sûre, une pièce maîtresse de la politique de containment de l’ennemi autrichien était la Bavière, état-tampon entre la France et la monarchie des Habsbourg. Là aussi, la diplomatie du Consulat réactivait celle de l’Ancien Régime qui avait obtenue l’alliance bavaroise au xviiie siècle lors des guerres de succession d’Espagne et d’Autriche. Au moment où Joseph II envisageait une nouvelle fois l’échange des Pays-Bas contre la Bavière, Vergennes avait rappelé dans un mémoire de 1784 le rôle que le duché pouvait être appelé à jouer :
1. La Bavière est une barrière naturelle entre les pays autrichiens et la haute Allemagne, et par conséquent la France ; le souverain de la Bavière est donc un allié, sinon nécessaire du moins très utile pour la France, puisqu’en cas de guerre avec la cour de Vienne, il est au moins en état de l’arrêter pendant quelque temps, et de donner à la France celui de le secourir.
2. La Bavière gêne le passage des troupes autrichiennes destinées pour la haute-Italie24.
22Les intérêts de la Bavière furent efficacement servis à Paris par son ambassadeur le baron Anton von Cetto25. C’est lui qui sauva l’Innviertel qu’il était envisagé de donner, avec l’archevêché de Salzbourg et Bertchesgaden, au grand-duc Habsbourg Ferdinand III de Toscane détrôné au profit de Louis de Bourbon-Parme, devenu roi d’Étrurie. Cetto sut gagner non seulement Bonaparte, mais aussi Talleyrand à l’agrandissement de la Bavière. Et c’est dans les termes suivants qu’il rendait compte le 7 juin 1803 à Maximilien IV Joseph du rôle que le Premier Consul assignait à son duché :
Ce n’est pas seulement pour Vous faire plaisir, m’a-t-il dit, que nous en avons agi jusqu’ici pour Vous de la manière dont nous l’avons fait : c’est, parce que j’ai senti que l’Autriche, en entamant la Bavière, acquererait plus de moyens d’approcher de nos frontières, et que faire votre bien, c’était faire le nôtre. C’est l’amitié pour les autres dans l’amour de soi-même, suivant le systeme d’Helvetius. Je croyais que la Cour de Vienne en voulait à la Bavière, et qu’elle ne demanderait pas mieux que d’en venir au partage de l’Empire, auquel dit-il, en s’adressant au M. de Lucchesini [ambassadeur de Prusse], Vous vous seriez laissé aller. C’est ce que j’ai cherché à empêcher ; car alors nous n’aurions plus eû à faire en Allemagne qu’à deux puissances et au moins vaut-il mieux pour la France qu’il y en ait une troisième26.
23L’Électeur reçut l’appui de Bonaparte lorsqu’à la fin de 1803, ayant fait occuper les seigneuries immédiates enclavées dans ses états, il fut menacé par l’empereur François II qui, répondant à l’appel au Conseil aulique des nobles spoliés, fit entrer ses soldats dans lesdites seigneuries, non seulement en Bavière mais aussi au Wurtemberg et garnit le Tyrol de troupes. Le Premier Consul menaça l’empereur de faire entrer 40000 hommes en Allemagne27. Les conversations entre Cetto et Talleyrand prirent un tour plus actif à l’automne de 1804. Lors de l’entretien dont l’ambassadeur rendit compte à Maximilien IV Joseph le 3 novembre 1804, Talleyrand, à qui Cetto avait fait toucher du doigt la vulnérabilité de l’état bavarois, avec ses parties détachées comme Berg, Würzburg et Bamberg et le cours du Danube interrompu par les possessions de l’archevêque de Mayence, s’engagea formellement pour la frontière de l’Inn et fit part du désir que Bonaparte, devenu Napoléon Ier, avait d’une véritable alliance :
M. de Talleyrand m’a dit entre autres qu’il fallait faire cesser l’état précaire où V A.E. se trouvait ; que la Bavière était près d’être une puissance, qu’il était même nécessaire qu’elle le fût, qu’il était tout à fait dans l’idée de l’Empereur de s’entendre avec V A.E. et de lier un système avec Elle... Ensuite il me demanda ce que je croyais qu’il faudrait pour une meilleure consistance de la Bavière. Je lui observai que, pour répondre à cette question, il fallait avant tout déterminer la base sur laquelle on voulait asseoir la grandeur de la Maison Palatine. Les combinaisons, lui dis-je, seront différentes suivant que vous voudrez avancer ou reculer nos limites sur l’Inn. On ne peut pas, reprit-il, laisser l’Autriche avancer sur ce point-là. L’Inn doit Vous rester28.
24Encouragé par de si favorables prémices, Cetto en profita pour tracer devant le ministre la configuration que la Bavière devrait acquérir pour avoir plus de force : annexion des possessions dispersées de la maison d’Autriche en Souabe, acquisition du Tyrol, incorporation des enclaves étrangères appartenant à la noblesse et à la chevalerie d’Empire et des principautés d’Eichstätt et de Ratisbonne appartenant aux Habsbourg de Toscane, échange avec la Prusse des principautés franconiennes d’Ansbach et de Bayreuth contre le duché de Berg. Le Tyrol était un gros morceau et pour apaiser les réticences de Talleyrand, Cetto proposa son partage entre la République italienne et la Bavière. Au début de l’année 1805, Talleyrand pressa Cetto de travailler à une alliance formelle franco-bavaroise et l’ambassadeur en rendit compte à Maximilien IV Joseph le 13 janvier :
Que c’était le seul [la France] qui pût procurer à la Maison Palatine le degré de puissance qu’il lui fallait, que la tendance de l’Autriche se dirigeait sans cesse de ce côté-ci, et que nos communs efforts dévaient aboutir à les réjetter de l’autre côté sans doutes vers l’Orient ; que l’Électeur, ajouta-t-il, tienne une conduite franche et loyale, et tout ira bien pour lui29.
25L’aboutissement fut le traité franco-bavarois du 25 août 1805. Mais les propos de Talleyrand laissaient apparaître une autre ligne directrice de la politique française envers l’ennemi autrichien : l’écarter de la France en lui arrachant ses possessions les plus occidentales et compenser ces pertes par des acquisitions en Europe orientale. Car le ministre était partisan du maintien de la monarchie des Habsbourg, élément d’équilibre en Europe et « indispensable au salut des nations civilisées », dira-t-il après Austerlitz, persuadé que l’Autriche était le barrage efficace contre la Russie. Mais il fallait que Vienne regardât ailleurs. Déjà en septembre 1801, dans une dépêche à Clarke, ministre plénipotentiaire de France à Florence, Talleyrand indiquait que l’Autriche devait renoncer à l’Italie : « Rejetée aujourd’hui sur la rive gauche de l’Adige, ses plans de conquête ont dû changer et ce n’est plus en Italie qu’il lui importe de tourner ses vues30. » Ni le sud italien, ni le nord prussien, ni l’ouest, zone d’influence française... que restait-il sinon l’est ? Cette idée d’une migration du centre de gravité de la monarchie vers l’orient aurait pu être renforcée par la mission que le Premier Consul confia en avril 1802, par l’intermédiaire de Roederer, à Adrien Lezay-Marnesia. Cet ancien émigré rentré après le 18 brumaire et qui se mit au service de Bonaparte devait se rendre en Hongrie pour savoir quel accueil le général victorieux aurait trouvé chez les Hongrois s’il avait en 1796 poussé depuis Graz ses soldats jusque-là ; il devait ensuite parcourir les frontières de la Hongrie avec la Turquie et évaluer « quel accroissement de puissance aurait l’Autriche de l’envahissement de l’Empire turc et des provinces voisines de cet État ». Enfin Lezay-Marnesia devait mesurer quelle influence la réunion au royaume de Saint-étienne de l’Istrie et de la Dalmatie pourrait avoit en terme de prospérité31. On le voit, les buts étaient doubles ; il convenait d’envisager d’une part les possibilités d’un renforcement du royaume de Hongrie qui pourrait alors faire sécession d’avec Vienne, et de l’autre une poursuite du Drang nach Osten de la monarchie viennoise, qui aurait ainsi dégagé le champ à l’ouest pour l’expansionnisme français. Lezay-Marnesia accomplit sa mission en septembre-octobre 1802 et conclut au peu d’espoir qu’il y avait d’une révolte de la noblesse hongroise contre François II En revanche, il pensait que si la Hongrie se renforçait à l’intérieur de la monarchie des Habsbourg, le centre de gravité de celle-ci se déplacerait à l’est, conformément aux intérêts de la France et que la capitale pourrait alors migrer de Vienne à Buda. De là, « cessant sur le haut Danube », elle pourrait s’étendre « sur le Pont-Euxin »32. La Moldavie et la Valachie, provinces tributaires de la Porte, seraient les premières destinations. Napoléon prit en compte ces suggestions. Pendant l’été 1804, alors qu’il s’impatientait des lenteurs que Vienne mettait à reconnaître son titre impérial, et qu’il recherchait encore la neutralité autrichienne dans le conflit qui s’annonçait, Napoléon offrit à l’empereur François la Valachie, la Bosnie et la Serbie en échange de la Vénétie revenant à la « patrie italienne »33, C’est bien encore cette option que Talleyrand voulut faire prévaloir dans un mémoire d’octobre 1805, avant même que l’Autriche ne succombât une nouvelle fois à Austerlitz : ne pas briser l’Autriche mais la pousser vers l’est afin qu’elle « cesse d’être en contact immédiat avec la France et les États qu’elle a fondés » en la dédommageant de la perte de la Vénétie, du Tyrol, de la Souabe et de ses prétentions sur les états voisins par les principautés roumaines de la Moldavie, de la Valachie et de la Bessarabie, et même par la Bulgarie septentrionale. Cette Autriche reformatée serait un boulevard, non pas contre la Turquie, mais contre la Russie sa rivale. N’étant plus un danger pour la France, rien ne s’opposerait alors à une alliance entre les deux états. Trois jours après la victoire d’Austerlitz, Talleyrand soumit son projet à Napoléon et lui recommanda de ne pas briser la monarchie autrichienne, cette masse nécessaire, mais de tendre en vainqueur une main généreuse à la monarchie abattue et humiliée34.
26Repousser l’Autriche vers l’Europe de l’Est interdisait donc tout accroissement à l’intérieur du Saint-Empire. C’est pourtant ce qu’envisageait le vice-président de la République italienne, François Melzi d’Eril au printemps de 180335. Son idéal était d’assurer la stabilité d’une grande république italienne occupant tout le nord de la péninsule, indépendante de la France comme de l’Autriche. Au même moment, le cabinet de Vienne pressait Bonaparte de trouver un établissement en Italie à Ferdinand III de Toscane, qui avait dû quitter Florence pour Salzbourg ; l’archiduc pourrait être recasé en Vénétie, l’Autriche étant dédommagée en Allemagne. Melzi dressa un plan qui réunirait en une République fédérative l’actuelle République italienne, la Vénétie, Parme, la Ligurie, une partie du Piémont sous le sceptre de l’ex-grand-duc de Toscane. L’empereur serait dédommagé avec la Silésie, perdue par les Habsbourg en 1742 au bénéfice de la Prusse qui devrait être indemnisée avec le Hanovre, Osnabrück et la Galicie du Nord. L’Autriche étant totalement expulsée d’Italie, il n’y aurait plus pour la France nécessité d’y entretenir des troupes. Il était trop hasardeux de présenter le projet directement à Bonaparte. Melzi le fit parvenir à Cobenzl par l’intermédiaire du baron de Moll, ambassadeur de Vienne à Milan. En juin 1803 le ministre autrichien répondit de façon assez vague ; le cabinet de Vienne voulait avant tout éviter une nouvelle source de conflit avec la France. Melzi qui pensait que Bonaparte ne voulait pas faire fonds sur la Prusse mais sur l’Autriche, puissance ancienne et affirmée par une stabilité de plusieurs siècles, continua à s’illusionner et fit même parvenir au Premier Consul la réponse de Cobenzl. La réplique ne se fit pas attendre ; le 5 septembre, Melzi reçut l’ordre de Bonaparte, président de la République italienne, de cesser toute correspondance à ce sujet avec l’Autriche sous peine d’être accusé de duplicité. À partir de là s’enclencha le processus qui mena au couronnement de Napoléon comme roi d’Italie le 26 mai 1805. Et c’est bien cet événement, couplé à l’annexion de la république de Gênes, qui détermina en juin 1805 l’Autriche, longtemps hésitante à rejoindre la troisième coalition. Napoléon semble avoir assez longtemps entretenu quelques illusions sur le non-engagement autrichien. Après l’enlèvement du duc d’Enghien qui violait la frontière du Saint-Empire et son exécution qui avait révulsé l’Europe monarchique, Bonaparte se targuait encore devant un Fouché sceptique d’avoir un parti en Autriche. Ses ennemis, l’Angleterre, la Suède et la Russie ne pouvaient « rien faire sans l’Autriche, et vous savez, ajoutait Bonaparte, que j’ai à Vienne un parti plus fort que le parti anglais »36. Il n’y avait pas que le parti anglais, il y avait aussi les subsides dont l’empereur était maintenant assuré. Comme après Marengo, « placé ainsi entre la paix et l’or des Anglais, le cabinet de Vienne se décida courageusement à courir de nouveau le hasard des batailles »37.
27Il est temps de revenir à la question posée en titre. Y a-t-il un déterminisme anti-autrichien dans la politique extérieure française du Consulat ? Ou, si le terme fait peur par ses résonances laplaciennes, et le bon marché qu’il fait des contingences en histoire, peut-on alléguer une tradition bien ancrée qui fait de l’Autriche un ennemi héréditaire de la France, qu’elle soit monarchique et républicaine, néanmoins pas à l’égal de l’Angleterre ? Les éléments de continuité sont évidents. Vergennes n’aurait pas désavoué la politique qui tendait à limiter les ambitions de la maison d’Autriche et à réactiver dans l’Allemagne rhénane et méridionale un parti de la France, lointain héritier de la Ligue du Rhin des années 1660. Dans cette hostilité franco-autrichienne, l’annexion de la Belgique introduisit-elle une surdétermination ? C’est moins là qu’en Italie que s’est joué la partie essentielle entre la France et l’Autriche. La mainmise française sur les Pays-Bas, ce « pistolet braqué au cœur de l’Angleterre », fut l’essentiel du contentieux continental entre Paris et Londres. L’Italie joua ce rôle entre Paris et Vienne et, redisons-le, c’est bien la proclamation du royaume d’Italie sous le sceptre de Napoléon qui leva les dernières hésitations de l’Autriche pour entrer dans la troisième coalition. Là encore, Talleyrand avait tâché d’éviter cette provocation en suggérant une appellation plus modeste, royaume de Lombardie – et que Joseph Bonaparte en soit le souverain.
28Cela dit, la continuité est loin d’être totale. La différence fondamentale est que la France de Louis XV et de Louis XVI ne recherchait pas d’accroissements extérieurs, ni les fameuses frontières naturelles, à la différence de la France révolutionnaire. En 1748, au traité d’Aix-la-Chapelle, à la suite de la guerre de Succession d’Autriche et de la série de victoires remportées aux Pays-Bas, Louis XV n’avait revendiqué aucun accroissement de territoire sur la frontière du nord. Et c’est moins le sentiment d’honneur de faire la paix en roi et non pas en marchand qui le guidait, encore qu’il ne faille pas faire fi des considérations morales, que la conviction que l’annexion des Pays-Bas remettrait en question l’équilibre européen et serait la source d’un conflit immédiat avec l’Angleterre. On sait que ce n’était pas l’avis de Maurice de Saxe. Mais « c’était une opinion qui, de Torcy à Dubois, et de Dubois à Fleury, avait pris une valeur d’axiome pour la diplomatie française »38. Trente ans plus tard, Louis XVI partageait ces vues, ainsi que son ministre Vergennes qui, dans son mémoire du 12 avril 1777 s’exprimait ainsi au moment de la crise de la succession de Bavière :
Les Pays-Bas dans les mains de la Maison d’Autriche ne sont point un objet d’inquiétude ou de jalousie pour Votre Majesté ; ils sont plutôt une sûreté de la conduite de cette maison envers Votre Majesté et un moyen de la contenir ou de la réprimer suivant le besoin. La France, constituée comme elle l’est doit craindre les agrandissements bien plus que les ambitionner, plus d’étendue de territoire serait un poids placé aux extrémités qui affaiblirait le centre ; elle a en elle-même tout ce qui constitue la puissance réelle : un sol fertile, des denrées précieuses dont les autres nations ne peuvent se passer, des habitants laborieux et industrieux ; des sujets fidèles et soumis pour leur maître et leur patrie. La gloire des rois conquérants est le fléau de l’humanité, celle des rois bienfaisants en est la bénédiction39.
29La règle avait valeur générale. Alors qu’il s’est décidé à apporter son aide aux colons anglais d’Amérique, Louis XVI écrit à Vergennes que « si nous sommes forcés de faire la guerre à l’Angleterre, il faut que cela soit pour la défense de nos possessions et l’abaissement de sa puissance, non dans une aucune idée d’agrandissement territorial pour nous »40.
30Le 22 mai 1790, l’Assemblée constituante avait lancé sa proclamation de paix au monde : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et elle n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple. » Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’allait pas tarder à entrer en contradiction avec ce programme pacifiste. La France révolutionnée revendiquait le droit d’annexer sans frais les pays de langue française et d’apporter son concours à tous les « patriotes » qui voulaient libérer leur pays du joug de leur souverain. Le 19 novembre 1792, la Convention déclara que la France accorderait « fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté ». La guerre était déclarée aux rois devenus des tyrans et la proclamation de l’Empire ne changea guère la donne. Un nouvel ordre juridique devenait conquérant, l’individu ne devait plus suivre le sort de la terre conquise ou cédée, c’était la volonté de l’homme, librement exprimée, qui asservirait le sol. L’enjeu idéologique ne fut-il qu’un alibi à un expansionnisme révolutionnaire relancé par le Directoire et pour deux décennies, qui n’aurait en fin de compte que porté à son aboutissement les efforts séculaires de la monarchie ? Quelle que soit la réponse, c’est bien cet expansionnisme, pour lequel Talleyrand exprimait les plus expresses réticences, qui rompt avec la pratique des dernières décennies de la monarchie d’Ancien Régime. Ce majeur changement de la politique extérieure de la France remet à sa juste place la tradition d’hostilité à l’Autriche. Et si déterminisme il y a, n’est-il pas plus encore à chercher du côté de la politique anti-anglaise qui, elle, ne subit aucune éclipse pendant presque tout le siècle qui précéda la fin de la tourmente révolutionnaire.
Notes de bas de page
1 Dans Kaisertum Österreich 1804-2004. Europe en armes, Vienne, Heeresgeschichtliches Museum im Arsenal, 2005, p. 21-37 (publication fautive).
2 Cité par Munro Price, « Vergennes, “Principal ministre” en 1783 », Revue d’histoire diplomatique, 101e année, nos 3-4, 1987, 1787-1987 Bicentenaire de Vergennes, p. 327. Voir également Louis XVI and the comte de Vergennes : correspondance, 1774-1787, John Hardman et Munro Price éd., Oxford, Voltaire Foundation, 1998, surtout le chapitre IV, p. 106-119 : The Austrian Alliance. Pour la citation, p. 113 et lettre 119, p. 256.
3 John Hardman et Munro Price, Louis XVI..., op. cit., p. 114 et lettre 109, p. 249. Et Jean-François Labourdette, « Vergennes ou la tentation du « ministériat »», Revue historique, t. CCLXXV, n° 557, janvier-mars 1986, p. 73-107, p. 79.
4 John Hardman et Munro Price, Louis XVI..., op. cit., p. 112 et lettre 109, p. 248.
5 Ibid.
6 Dominique Decherf, « D’un centenaire à l’autre : 1887-1987. Vergennes dans L’Europe de la Révolution française d’Albert Sorel », Revue d’histoire diplomatique, op. cit., p. 380.
7 Jean Meyer, Jean-Pierre Poussou, La Révolution française, Paris, PUF, 1991, t. II, p. 1015 (coll. « Peuples et civilisations »).
8 Cité dans Roger Dufraisse et Michel Kerautret, La France napoléonienne. Aspects extérieurs 1799-1815, Paris, Seuil, 1999, p. 19 (Nouvelle Histoire de la France contemporaine 5).
9 Cité par Albert Sorel, LEurope et la Révolution française, t. VI, La Trêve. Lunéville et Amiens 1800-1805, Paris, Plon, 1903, p. 22.
10 Cité dans Michel Poniatowski, Talleyrand et le Directoire 1796-1800, Paris, Perrin, 1982, p. 344.
11 Le ministre marquait là sa différence avec Reubell qui, l’année précédente, dans des instructions au ministre Delacroix du 25 juillet 1796, était prêt à dédommager l’Autriche avec la Bavière en échange de la cession définitive de la Belgique. Le palatin du Rhin serait, lui, indemnisé en Italie, avec Modène, la Toscane et les Romagnes.
12 Cité dans Michel Poniatowski, Talleyrand..., op. cit., p. 387.
13 Karl A. Roider, Jr., Baron Thugut and Austria’s Response to the French Revolution, Princeton University Press, 1987. Relevons que l’ouvrage cité de Jean Meyer et Jean-Pierre Poussou continue à faire de Thugut un médiocre, un déséquilibré incapable de donner un ordre, sinon un malade mental : cf. p. 990 : « Thugutt [sic], le brouillon par excellence, dont on a pu se demander, surtout entre 1796 et 1798, s’il était vraiment “normal” » ; ou encore p. 1003 : l’Autriche « soumise à la brouillonne dictature militariste de Thugutt » ; et p. 1007 : « L’éternelle indécision de Thugutt, capable tout au plus de maintenir l’état de guerre. »
14 Marquis de Bombelles, Journal, publié sous les auspices du comte George Clam Martinic, texte établi, présenté et annoté par Jeannine Charon-Bordas, Jean Grassion (†) et Frans Durif (†), Genève, Droz, 1977-2002, t. V, 1795-1800, p. 49, 252 et 401.
15 Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand le prince immobile, Paris, Fayard, 2003, p. 273 et suiv.
16 Id., p. 274.
17 Cité par Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand..., op. cit., p. 276.
18 Plus de nombreux autres traités, avec les États-Unis le 30 septembre 1800, les Deux-Siciles le 28 mars 1801, le Portugal le 29 septembre 1801, la régence d’Alger le 27 décembre 1801, la Turquie le 26 juin 1802.
19 Marcel Dunan, L’Allemagne de la Révolution et de l’Empire, Cours de Sorbonne 1954-1955, cité par Roger Dufraisse et Michel Kerautret, La France napoléonienne..., op. cit., p. 70.
20 Cité par Albert Sorel, L’Europe..., op. cit., p. 258-259.
21 Id., p. 309-310. Los à ronger était le Hanovre que le général Mortier envahit avec 12000 hommes.
22 Id., p. 311.
23 Id., p. 328.
24 John Hardman et Munro Price, op. cit., lettre 236, p. 349.
25 Daniela Neri, Anton Freiherr von Cetto. Ein bayerischer Diplomat der napoleonischen Zeit 1756-1847, Sigmaringen, Thorbecke Verlag, 1993.
26 Cité dans Daniela Neri, Von Cetto..., op. cit., p. 169, n. 13.
27 Albert Sorel, L’Europe..., op. cit., p. 331.
28 Cité par Daniela Neri, Von Cetto..., op. cit., p. 187, n. 103 et p. 188, n. 104. Le 2 mars 1804, l’Autriche céda à l’ultimatum français dans le conflit avec la Bavière sur l’Innviertel.
29 Id., p. 189.
30 Cité par Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand..., op. cit., p. 275.
31 Domokos Kosáry, Napoléon et la Hongrie, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1979, p. 19 (Studia Historica Academiae Scientiarum Hungaricae 130).
32 Id., p. 21.
33 Albert Sorel, L’Europe..., op. cit., p. 381.
34 Domokos Kosáry, Napoléon..., op. cit., p. 32.
35 Albert Pingaud, La Domination française dans l’Italie du Nord (1796-1805). Bonaparte Président de la République italienne, Paris, Perrin, 1914, t. II, chap. VII, p. 167-183.
36 Fouché, Mémoires, Michel Vovelle éd., Paris, Imprimerie nationale, 1992, p. 227, coll. « Acteurs de l’Histoire ».
37 Id., p. 159.
38 Michel Antoine, Louis XV, Paris, Fayard, 1989, p. 401.
39 John Hardman et Munro Price, op. cit., lettre 109, p. 250.
40 Louis XVI a la parole. Lettres, discours, écrits politiques présentés par Paul et Pierrette Girault de Coursac, Paris, François-Xavier de Guibert, 1997, p. 110, 18 octobre 1776.
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