1Le marquis Pierre-Claude de Poterat n’est pas un inconnu des historiens de la politique extérieure de la Révolution française. En 1885, Albert Sorel consacra un article à sa mission à Vienne en décembre 1795-janvier 17962 ; en 1892, l’archiviste badois Karl Obser s’intéressa aux relations entre l’agent français et les révolutionnaires d’Allemagne du Sud3 ; hormis dans ces deux articles, le nom de Poterat apparaît épisodiquement lorsque sont évoquées les relations entre le Comité de salut public, puis le Directoire d’une part, l’Autriche, le Saint-Empire romain germanique et les États allemands de l’autre. Quant à savoir pour qui le marquis devenu citoyen travailla réellement, la question n’est pas tranchée. Il est certain qu’il devint suspect au Directoire qui l’avait employé et que son rappel en juin 1796 s’accompagna d’un retour à Paris – il était alors à Bâle – sous bonne garde. Fut-il, sous couvert de servir la République, un espion des princes ? Il ne semble pas qu’il fut alors possible de prouver sa trahison ; Poterat fut libéré dès le 6 août, mais prié de quitter la capitale. En 1797 et 1798, il apparaît à nouveau à Vienne et dans le Brisgau. Personnage ambigu à coup sûr, pour lequel Albert Sorel hésitait entre l’accusation d’espionnage ou celle de brouillon se prenant les pieds dans ses propres réseaux4.

2Le dépôt aux Archives départementales du Loiret des papiers personnels de Poterat et de membres de sa famille permet de rouvrir le dossier5. Après sa retraite de l’armée où il fit, au régiment d’Orléans, une carrière honorable sans plus, Poterat, qui était né en 1741, se mit au service du gouvernement de Louis XVI et inonda les bureaux de mémoires sur les sujets les plus divers, colonies, commerce, agriculture, finances, religion, affaires étrangères. Cet infatigable donneur d’avis entretint une correspondance suivie avec les ministres, Vergennes ou Necker, quêtant des recommandations et se plaignant du peu d’écho que recevaient les projets qu’il concevait pour le bien du pays. Cet encombrant personnage entreprit en 1781 un grand voyage à travers l’Europe du Nord et de l’Est, au cours duquel il accumula une importante documentation à l’intention de Vergennes et rédigea un journal qui est certainement la part la plus intéressante de ce qu’il a laissé6. Le fonds d’archives comporte aussi des pièces concernant la vie publique du personnage pendant la période révolutionnaire et la correspondance secrète qu’il entretint avec les protagonistes des deux bords7. En effet, il semble clair que Poterat mena un double jeu et que les soupçons qu’il éveilla chez les Directeurs n’étaient pas dénués de fondement.

3En 1789, Poterat est à coup sûr au service des princes émigrés pour lesquels il a renoué avec ses habitudes voyageuses ; il est agent de liaison entre Turin et Londres, entre le comte d’Artois qui a trouvé refuge auprès de son beau-père et Calonne, dans la capitale anglaise depuis 1787, et qui joue le rôle d’oracle de l’émigration8. En août 1789, Poterat quitte Turin pour Londres en emportant un certain nombre de documents. Là-bas, il compte rencontrer Calonne pour lui proposer « de travailler en société, de faire imprimer quelques feuilles, de les faire passer en France... par la voie convenue » ; il verra également le duc d’Orléans « et ses entours s’ils semblent le rechercher » et de façon générale tous les Français marquants, pour savoir ce qu’ils font, quelles sont leurs liaisons et pour quel parti ils se déclarent9. Il doit également remettre à M. de Luxembourg les lettres du marquis de Sérent10. Le courrier qu’il doit échanger avec les chefs de l’émigration est codé : avec M. de Montesson, il correspondra sous l’adresse de Pierre Denis Duparc, négociant, poste restante à Munich ; et il a convenu avec ce dernier que leurs lettres aux princes seraient adressées comme suit : celles pour le comte d’Artois sous le nom d’Antoine Stagg, négociant, sans nom de ville, celles pour le prince de Condé, également exilé à Turin, sous celui de Laurent Breuner, la première enveloppe portant le nom de M. de Steigner, seigneur avoyer du Sénat et de la république de Berne11. À Londres, il s’est entendu avec un certain M. Park : les lettres sous le couvert de Louise Park seront pour le duc de Luxembourg, celles sous le couvert de Caroline Park pour Calonne. Quant à lui, Poterat, il se dissimule sous le nom de Thomas Bourgeois, négociant12. Correspondance codée, mais également chiffrée : en seize pages, Poterat expose le système qu’il emploiera pour remplacer les lettres, les chiffres et les nombres, les noms des personnages, le vocabulaire politique, celui de l’argent, les lieux, provinces, rivières et villes, les qualités personnelles, les notions relatives au temps, aux affaires militaires ; un index alphabétique aide le déchiffreur à s’y retrouver, de a = 1 à Versailles = 42813. Neuf copies de lettres aux princes, heureusement déchiffrées, permettent de suivre Poterat de l’automne de 1789 à l’été de 1790, depuis Chambéry, où il est arrivé après un difficile passage du Mont-Cenis sous les neiges14, à Berne où il est parvenu après avoir traversé le Léman pour éviter le territoire français15, à Bâle, Mannheim, Amsterdam, La Haye, Londres enfin, avant qu’il ne regagne les contrées ligériennes où il est possessionné. Avant d’arriver à Bâle, Poterat a traversé Soleure, où séjournent des émigrés de marque, le baron de Breteuil, le prince de Monaco, M. de Liancourt. De Bâle, le marquis attire l’attention du prince de Condé sur les liaisons qui se trament, à Londres, entre le duc d’Orléans, « léger et corrompu » et James Harris, lord Malmesbury, que Poterat a connu à Saint-Pétersbourg, alors qu’il était ambassadeur d’Angleterre. Il faut absolument percer les intentions du duc d’Orléans, et pour cela, le marquis propose « une femme jeune, jolie, extrêmement agréable et encore plus adroite, et dont [il est] sûr : dès qu’elle serait à Londres elle serait connue du p^ce de Galles et de M. le duc d’Orléans qui l’a recherchée en vain ; ils croiraient me l’enlever et tandis qu’ils me prendraient pour leur duppe elle les déjouerait tous les deux »16. D’Amsterdam, Poterat informe Condé des troubles dans les États des Habsbourg, principalement dans les Pays-Bas, et des intrigues de l’Angleterre pour se les approprier ; mais surtout, dans un billet séparé, il se permet de critiquer l’entourage du comte d’Artois à Turin, les Polignac surtout ; que le prince de Condé soit convaincu qu’il fera beaucoup plus seul qu’avec le frère du roi17. Arrivé à Londres, Poterat s’acquitte de sa mission en remettant les lettres des princes à Calonne et au duc de Luxembourg ; l’ancien contrôleur général des finances qui avait conseillé au groupe de Turin de s’adresser aux puissances étrangères, en particulier au roi d’Espagne, s’inquiète de ne pas avoir de réponse des « associés d’Espagne » ; toute la lettre de Poterat aux messieurs de Turin est maladroitement camouflée sous l’aspect d’une négociation commerciale où « nous pourrions faire une fortune immense en la conduisant bien ou nous ruiner par la plus petite négligence ». À ce point de sa mission, Poterat demande s’il doit poursuivre en se rendant à Berlin, ou s’il doit regagner Turin. En tout état de cause, il quitte Londres où il n’a plus rien à faire, Calonne et le duc de Luxembourg se rendant pour trois ou quatre semaines à Bath18. La vie mondaine ne perdait pas ses droits ! Que fut le voyage de retour, nous ne le savons guère, sinon que Poterat rencontra Condé à Francfort. En mai 1790, il a réintégré sa seigneurie du Mardereau près de Cléry-Saint-André, d’où il écrit à Condé : « Il y a longtemps, mon cher Laurent, que vous n’avés reçu de mes nouvelles » ; la lettre est une longue plainte sur le triste état de la France où Poterat et Breuner-Condé avaient « formé le projet de terminer [leur] carrière vagabonde, sans être ny démagogue enragé, ni royaliste jusques au fanatisme »19. La dernière missive de cette série, expédiée le 13 août 1790, est celle d’un agent que l’on a plus ou moins laissé tomber et qui reproche à Condé son « rigoureux et impolitique silence » ; pourtant la conjoncture est favorable, les négociants de Tours et de Blois sont mécontents, et Poterat, une fois de plus mégalomane, fait espérer « trois ou quatre bons bataillons » auxquels se joindraient les mécontents de Bretagne, de Normandie, de Poitou et des provinces méridionales20. Poterat joua donc un rôle important d’agent de liaison dans cette première période de l’émigration, durant laquelle deux centres de décision, fort éloignés l’un de l’autre, devaient coordonner leur action. L’arrivée de Calonne à Turin en novembre 1790 simplifia la situation, si elle ne rendit pas plus efficace l’action des émigrés.

4Poterat resurgit sur la scène politique en juillet 1795, transformé cette fois en agent secret du gouvernement de la République. Qu’a-t-il fait entre-temps ? Il semble qu’il ait repris son ancienne activité de donneur d’avis, auprès de Lebrun-Tondu, ministre des Relations extérieures, et de Hérault de Séchelles. Parallèlement, il agiote et spécule et est arrêté comme suspect. Le 9 thermidor arrive à temps pour le sauver. Il se remet alors à intriguer, fournit des rapports à Lindet, membre du Comité de salut public jusqu’en octobre 1794, dans lesquels il conseille de garder la rive gauche du Rhin. C’est grâce à Boissy d’Anglas, très proche des milieux royalistes constitutionnels, qui n’avait, semble-t-il, jamais cessé de correspondre avec le comte de Provence, son ancien employeur, et qui quelques années plus tard fera partie du groupe « de Clichy », que Poterat refait surface21. On ne sait comment il a connu cet influent politique du temps de la Convention thermidorienne et du Directoire d’avant le 18 fructidor. Du moins peut-on supposer une communauté de vision politique entre les deux hommes. Leur correspondance commence le 12 juillet 1795 ; dans une lettre du 21 juillet, Poterat dresse tout un plan à l’usage du ministère des Affaires extérieures : il ne faut pas perdre de temps, attaquer sur tous les fronts tout en négociant avec l’ennemi le plus dangereux, l’empereur, ne pas céder sur la frontière du Rhin, de Bâle à la Hollande ; la conséquence de cette annexion sera que les grands États allemands rechercheront des compensations dans l’Allemagne de la rive droite, aux dépens des petits États qui ne manqueront pas, pour se protéger, de solliciter la protection de la France ; il faut consentir à la vieille ambition de l’Autriche d’annexer la Bavière et sacrifier les Électorats ecclésiastiques qui serviront de dédommagement. La République n’avait pas de leçon de morale à recevoir des copartageants de la Pologne22. Le 27 juillet, Poterat qui sentait qu’il avait le vent en poupe, rédigea une note intitulée « Conditions que je demande dans le cas où je serais chargé d’entamer une négociation avec la cour de Vienne ». Le renouvellement du Comité de salut public le 2 août 1795, avec le retour de Reubell et de Sieyès, donna au parti annexionniste une majorité durable. L’heure de Poterat était venue.

5La paix avait été signée avec la Prusse le 5 avril, avec la République batave le 16 mai, avec l’Espagne le 22 juillet. Restaient l’Angleterre et l’empereur François II C’est auprès du ministre des Affaires étrangères de ce dernier, Thugut, le successeur de Kaunitz, que Poterat fut dépêché. L’agent français se targuait de la connaissance personnelle qu’il avait faite du ministre autrichien, pour faire avancer les affaires. Poterat quitta Paris à la fin du mois d’août 1795. De Nyon en Suisse, il annonça son arrivée à Thugut23. Il régla à Bâle, avec l’envoyé impérial Degelmann, les modalités de son voyage par Ratisbonne, et obtint un passeport. Dans une lettre du 13 septembre adressée à Boissy d’Anglas et au Comité de salut public, il mentionna qu’il aurait pu, si Degelmann avait fait des difficultés pour permettre son voyage, s’adresser au prince de Condé, cependant « il y aurait eu de la noirceur et quelque perfidie à [se] servir de lui dans une pareille circonstance qui doit détruire à jamais toutes ses espérances »24. Mais trois jours plus tard, Poterat reprit la correspondance interrompue avec Condé, alors en pays de Bade, et occupé à ses négociations avec Pichegru : la lettre est une longue plainte où Poterat expose au prince qu’il a perdu ses biens, qu’il a été pillé, emprisonné et a craint l’échafaud. Mais dans l’adversité, il a toujours conservé les mêmes affections, les mêmes opinions et c’est cela qui l’a sauvé. Il est sorti de France avec beaucoup de lettres pour les émigrés ; il envoie à Condé, auquel il renouvelle ses hommage et dévouement, celles dont il ignore les adresses et il termine en annonçant au prince, dont il attend les ordres, qu’il continuera à correspondre avec lui sans intermédiaire : « Que de malheurs de moins si cela eut été en 1789 et 179025. » Poterat a-t-il été trahi en 1790 par un membre de son réseau ? En tout état de cause, il ne cache pas à Boissy d’Anglas qu’il connaît Condé ; mais il ne l’a pas vu, bien que le prince « l’aurait fort désiré »26. De quel côté est Poterat à ce moment-là ? La mission qu’il a recherchée avec insistance n’est-elle qu’un moyen de renouer avec l’émigration ? Quoi qu’il en soit, Poterat poursuit son voyage, en évitant Schaffhouse et Constance, à cause des émigrés qui l’auraient fouillé, précise-t-il à l’usage du Comité de salut public, et il arrive à Vienne le 30 septembre. Le lendemain, il est reçu en grand secret par Thugut et lui expose les revendications de la France concernant les frontières de l’Est. Le 2 octobre, il envoie la relation de l’entrevue à Boissy d’Anglas ; il en ressort que Thugut ne veut pas traiter sans l’Angleterre ; le ministre s’abrite par ailleurs derrière le proche changement de régime en France et l’absence de mandat formel de Poterat pour négocier27. Celui-ci ne se tient pas pour battu, demande au Comité de salut public des instructions et des autorisations ostensibles pour ce « qu’il peut donner, promettre, entreprendre, faire et consentir ». Il revoit Thugut les 8, 10 et 11 octobre, sans plus de résultats ; l’empereur ne veut pas se désolidariser du gouvernement de Londres28. Cette fin de non-recevoir et cette intransigeance du gouvernement autrichien étaient renforcées par les succès sur le terrain de Wurmser et de Clerfayt, qui laissaient espérer un retournement de la conjoncture militaire en faveur de l’Autriche. Poterat rentra sans avoir rien obtenu ; sans doute majora-t-il auprès des autorités parisiennes les politesses diplomatiques du ministre autrichien.

6Le nouveau régime du Directoire relança l’idée de négociation avec l’Autriche. Le 2 novembre 1795, Reubell, fervent partisan de la frontière du Rhin, fut nommé président du Directoire exécutif, et malgré les réticences de Charles Delacroix, ministre des Relations extérieures, qui soupçonnait et Thugut, et Poterat de vénalité, une nouvelle mission fut confiée à ce dernier. Il reçut de nouvelles instructions datées du 28 novembre 1795 : reconnaissance de la frontière du Rhin, de Bâle au Waal, et de celle des Alpes, État tampon de Souabe entre la République et les territoires de l’empereur, dédommagements à l’Autriche, la Prusse et la maison d’Orange, découplage du traité avec l’empereur de tout accord avec l’Angleterre ; Poterat était habilité à utiliser l’argument de la « spoliation qui vient d’être faite de la malheureuse Pologne » pour faire craindre à l’Autriche le danger extrême de la puissance russe29. Enfin, dans une note du 7 décembre 1795, Delacroix autorisait Poterat à faire usage « de détails confidentiels... pour... compromettre [Thugut] et lui enlever la confiance et la faveur de son souverain »30. De quoi s’agissait-il ? Dans les papiers de la fameuse armoire de fer des Tuileries, on avait découvert la correspondance secrète d’Emmanuel de Saint-Priest, qui avait été ambassadeur de France à la Porte ottomane en même temps que Thugut y représentait l’impératrice Marie-Thérèse, et qui révélait que le diplomate autrichien avait reçu de l’argent de la France contre la fourniture de renseignements. En dépit des réticences manifestées par Delacroix « à remuer un bourbier aussi infect »31, il avait dû consentir à l’utilisation de l’arme du chantage. Poterat arriva secrètement en Autriche à la fin du mois de décembre et eut une première entrevue avec Thugut le dernier jour de l’année, qui ne donna aucun résultat, Thugut opposant à l’agent français l’idée d’un congrès général pour la paix32. Poterat utilisa sans doute l’argument du chantage quand il vit qu’il n’obtenait rien. Si l’on en croit une lettre qu’il envoya à Thugut le 8 mars 1796, pour relancer une troisième négociation, il aurait déjà, lors de la première mission de septembre-octobre 1795, fait craindre à Thugut des révélations compromettantes, sans en préciser l’origine33. La fermeté de Thugut rendait la présence à Vienne de l’agent français parfaitement inutile. Thugut avait hâte de se débarrasser de cet encombrant personnage ; le 27 janvier 1796, il était de retour à Bâle d’où il adressa, le 1^er février, un long rapport à Delacroix sur l’empereur François II.

7Après quelques hésitations, le Directoire décida de laisser Poterat à Bâle, où il était en liaison avec Degelmann, le ministre d’Autriche. Et il reçut de Delacroix le feu vert pour utiliser sans vergogne l’argument de la prétendue trahison de Thugut au temps de son ambassade à la Porte34. Il reprit donc en mars sa correspondance avec le ministre autrichien, d’abord sur un ton de grande fermeté35, puis en précisant à Thugut qu’il était en mesure de le compromettre avec les documents laissés par Saint-Priest36. La menace laissa Thugut de marbre, qui refusa un nouveau passeport à « cet odieux intrigailleur de Poterat ». Il semble bien que la sérénité de Thugut venait du fait qu’il s’était prêté au double jeu avec Saint-Priest avec l’aveu du chancelier Kaunitz, dûment consulté37. Il n’avait donc rien à craindre de cette dernière arme que le Directoire voulait employer pour arriver à faire plier l’Autriche.

8Le Directoire décida alors d’employer Poterat à la propagande et au renseignement militaire, propagande dirigée vers les petits États allemands, menacés par l’Autriche, renseignement à l’usage de Moreau, alors à la tête de l’armée Rhin-et-Moselle38. Pour cette dernière tâche, le Directoire qui ne devait pas ignorer les anciens attachements de Poterat, lui demandait de pénétrer le milieu des émigrés condéens qui ne devaient pas être insensibles à la corruption. À ces deux missions, Poterat en ajouta une troisième, à moins qu’il ne s’agisse d’une demande personnelle de Reubell : prendre contact avec les révolutionnaires sud-allemands pour susciter partout des soulèvements et préparer l’entrée des armes françaises39. Le 3 avril 1796, dans une lettre à Carnot, il prédisait qu’« avec un bon chef d’état-major, deux ingénieurs très habiles, trois commissaires ordonnateurs capables et point voleurs, et une compagnie d’ouvriers d’artillerie, [il s’engageait] à conquérir la Souabe en un mois »40. Dix jours plus tard, Poterat indiquait à Carnot que l’armée des Émigrés comprenait 12 000 hommes et qu’elle s’apprêtait à envahir le Doubs et le Jura ; mais, gonflant à l’ordinaire son importance, il se targuait de pouvoir l’anéantir et la disperser à l’aide « des moyens indispensables et peut-être terribles [qu’il] mettrai[t] en usage pour réussir » ; encore fallait-il qu’il fût couvert et qu’on n’imputât pas à crime les actions qu’il allait engager41. La correspondance avec le Directeur chargé des affaires militaires se poursuivit d’avril à mai 1796, Poterat faisant miroiter l’appui de 20000 hommes dans le margraviat de Bade et de 10000 en Forêt-Noire dès qu’un signe de soutien viendrait du côté français42 ; l’insurrection générale dans ces deux régions devait produire de bien plus grands avantages que les opérations des armées de la République43. Le feu vert du Directoire fut notifié à Delacroix dans une note du 3 mai : le gouvernement de la République était favorable à la proposition de seconder « la généreuse insurrection des habitants du margraviat et du Brisgau »44 ; le ministre écrivit le même jour à Poterat pour l’encourager à rechercher l’érection d’une république en Allemagne du Sud, organiser une garde nationale, se mettre en rapport avec Comeyras, le résident français auprès les Ligues grises en résidence à Coire, qui devait agiter le Tyrol ; en même temps des instructions partirent pour les généraux Moreau et Laborde, qui leur laissaient entrevoir une diversion45. Poterat intensifia ses liaisons avec les « jacobins allemands », en particulier avec Georg Friedrich List, un ancien membre de la secte des Illuminés de Bavière devenu un des chefs des révolutionnaires badois, en relation avec Reubell qui lui avait confié des missions d’espionnage de l’armée autrichienne46 ; parallèlement, il maintenait des correspondances dans le milieu des émigrés, officiellement pour les débaucher, alors qu’en réalité il continuait à mener double jeu. Le 27 mai 1796 – subodorait-il déjà qu’on était en train de le lâcher en haut lieu ? – il priait le Directoire de ne pas abandonner tous les gens qu’il avait recrutés, au bord du précipice, « un grand nombre de pères de famille et de principaux habitants du Marquisat, de la Forêt Noire et de plusieurs contrées de Franconie...[et] plus de cinquante émigrés qui sont parvenus à semer division dans l’armée de Condé » ; il disposait de plus de vingt émissaires, jusqu’à Heilbronn, Heidelberg, Ulm, Augsbourg et Nuremberg ; « Ce sera un incendie général47. » Dans toute l’Allemagne du Sud, il diffusa le manifeste Freiheit, Gleichheit, Bruderliebe proclamant l’amitié pour die germanische Nation und ihre zukünftige Regierung et la haine des tyrans die euch eurer alten unverjährbaren Rechte beraub[en]48.

9Un mois plus tard, un arrêt brutal était mis à la mission de Poterat rappelé à Paris par une lettre de Delacroix du 22 mars, qu’il reçut à Bâle le 3049. Reconduit à Paris dûment accompagné, il dut remettre ses papiers au Directoire qui s’assura de sa personne (10 juillet 1796). Comment expliquer une chute aussi rapide ? Barthélemy, alors ambassadeur de la République en Suisse et en résidence à Bâle, n’avait aucune estime pour Poterat, qu’il considérait comme un trublion susceptible, par ses actions désordonnées et celles de son groupe, de susciter l’inquiétude dans une Suisse demeurée neutre50. Il éprouvait encore plus d’aversion pour les individus un peu louches qui entouraient Poterat, et qui formaient une sorte de comité indépendant des services réguliers de l’ambassade, Jean Bassal, ancien prêtre de la Congrégation, conventionnel régicide, président du Club des jacobins en septembre-octobre 1794, agent secret du Directoire à Bâle, François Jean-Baptiste Topinot Le Brun, un élève de David devenu juré au tribunal révolutionnaire, Antoine François Sergent, lui aussi ancien conventionnel régicide et beau-frère de Marceau, Comeyras, résident auprès des Ligues suisses. Ces réticences étaient partagées par Bacher, premier secrétaire de l’ambassade de France à Bâle et chargé de la direction de l’espionnage en Allemagne. Rivalité des deux agents chassant sur le même terrain ? Hostilité des services officiels envers des doublures plus ou moins contrôlées ? Bacher accusait Poterat non seulement de fraterniser avec les émigrés et les émissaires autrichiens, mais encore de vouloir faire tendre, par des émigrés et quelques habitants du pays, un piège à Moreau en attirant entre Brisach et Bâle une partie de son armée pour le faire attaquer près de Landau par les Autrichiens51. Wilhelm von Bülow, ambassadeur des cours allemandes en Suisse, attestait que Poterat avait rendu visite à Condé, dans la ville de Mühlhausen, à six heures de Bâle. Dans l’autre camp, celui des adversaires de la France, on n’était pas moins méfiant. Le 16 juin 1796, le comte Maximilien de Baillet de La Tour, commandant de l’armée impériale en remplacement de Wurmser, appelé en Italie, écrivait au margrave de Bade que le 8 ou le 9 juin, on avait vu Poterat devant les portes de Fribourg-en-Brisgau, en compagnie de deux officiers inconnus ; cet homme avait le projet de susciter des troubles dans le margraviat à l’aide des Conspiranten52. Sandoz-Rollin, l’envoyé prussien à Paris et Degelmann, résident autrichien à Bâle, étaient persuadés que Poterat était un agent double53. Les accusations portées furent d’autant mieux accueillies à Paris que le gouvernement du Directoire, dès le mois de mai, commençait à douter de l’intérêt d’une « révolution » en Allemagne, à laquelle Moreau n’était pas du tout favorable. Ne valait-il pas mieux négocier avec les princes « légitimes » plutôt que de se lancer dans une aventure difficile à contrôler ? Le 25 juin, Moreau choisit de passer le Rhin à Kehl, très loin de l’endroit où l’insurrection révolutionnaire aurait dû éclater. C’était une façon d’éviter un éventuel piège tendu par Poterat et les émigrés et briser net les espoirs des forces révolutionnaires sud-allemandes54. À ces diverses hypothèses, Heinrich Scheel ajoute le rôle déterminant qu’a joué le jacobin allemand Georg Friedrich List, qui ne fut nullement un instrument dans les mains de Poterat, mais bien au contraire vit clair dans son jeu et dénonça au général Laborde et à Delacroix un individu qui avait un tout autre but que la libération de l’Allemagne. Le 3 juillet 1796 – mais connaissait-il déjà le rappel de Poterat, contenu dans la lettre arrivée à Bâle le 30 juin – List faisait part au ministre français des « soupçons fondés sur des faits qui plannent sur le Citoyen Poterat [et qui avaient] rompu toute communication entre lui et nous »55. Le 6, il témoignait du cruel abandon dans lequel on laissait tous ceux qui avaient cru dans les promesses de l’agent français56. Le 11 enfin, List, après avoir évoqué « les intentions liberticides de ce malheureux », le rendait responsable des changements des plans militaires de Moreau57. Ce serait donc sur l’intervention de List et des révolutionnaires allemands que Poterat aurait été rappelé58. Les lettres de List demeurèrent sans réponse. Le temps n’était plus à la Révolution mais à la conquête. Le général Mengaud, qui avait tenu à Fribourg des propos un peu trop révolutionnaires, fut déplacé par Moreau sur ordre du Directoire59.

10Poterat fut sans aucun doute un agent double, et vraisemblablement, ses sympathies profondes le portaient-elles vers l’ancien régime qu’il avait servi. En relation avec les cabinets ministériels du temps de Louis XVI, il garda des liaisons avec les émigrés pendant tout le temps de la Révolution. Est-ce à dire qu’il accepta les missions à Vienne et à Bâle du Comité de salut public et du Directoire dans le but unique de renouer avec les émigrés, très nombreux dans la Suisse du Nord-Ouest et dans le pays de Bade ? Le personnage, avant 1789, s’était révélé plus intrigant qu’efficace et joua plus souvent le rôle de la mouche du coche que celui d’un solide informateur des ministres qu’il prétendait éclairer. Le désir impérieux de vouloir « jouer dans la cour des grands », dont l’accès lui était à peine permis par une carrière militaire sans éclat, un titre de marquis douteux, un éloignement provincial, lui avait fait multiplier démarches et sollicitations auprès des gens de pouvoir. Pouvait-il demeurer longtemps sans ce qui, pour lui, était une véritable nourriture ? L’évolution du régime de la Convention après Thermidor ménagea à cet impénitent donneur d’avis un nouvel espace d’action. Reubell avait besoin, pour défendre son « système du Rhin » contre Carnot et ses amis, et en marge d’une diplomatie officielle qui devait conserver une apparence de dignité, d’agents qui n’étaient pas trop sourcilleux sur les moyens à employer et dont le passé permettait de les désavouer en cas de nécessité60. Poterat fut de ceux-là, et il y eut sans doute beaucoup d’autres « Poterat » qui œuvrèrent pour la construction de la Grande Nation. À travers et au-delà du personnage et de ses limites, c’est aussi une courte période de la politique extérieure de la Révolution et de ses pratiques qui est éclairée, entre la signature des paix de 1795 et le torpillage des espoirs de Reubell en 1797, par les initiatives de Bonaparte en Italie. La région bâloise, frontalière de la France et en contact avec les émigrés de Suisse et les révolutionnaires badois, fut alors une plaque tournante propice aux contacts les plus divers et où Poterat trouva à employer ses talents d’agent double. Les échecs qu’il éprouva à Vienne, alors qu’il pensait ses moyens de chantage infaillibles, le brusque abandon par le Directoire, du projet d’insurrection auquel il travaillait, la victoire du professionnalisme d’un Barthélemy, l’habile négociateur des traités avec la Prusse et l’Espagne, sur l’activisme brouillon et l’amateurisme d’un agent de fortune, éloignèrent définitivement Poterat de la scène politique et de son théâtre d’ombres. N’est pas Talleyrand qui veut !