Joseph II au miroir des opinions du marquis de Bombelles, diplomate français1
p. 195-205
Texte intégral
1L’Empereur finit, comme sa mère, par une hydropisie de poitrine mais, comme je l’ai dit, au lieu que l’Impératrice voyait autour d’elle une solide grandeur et pouvait jeter un regard de complaisance sur la manière surprenante, autant qu’heureuse, dont elle avait établi tous ses enfants, l’aîné de cette famille meurt après avoit inquiété sans cesse l’Europe, après avoir été mauvais maître, mauvais fils, mauvais frère, allié perfide, général présomptueux et sans talent, politique machiavéliste pour ses variantes volontés, pour ses intentions et misérable barbouilleur de papier pour l’exécution, enfin n’ayant jamais fait un pas en avant, qu’il ne soit forcé d’en faire mille en arrière2. » En ce début d’année 1790, la fin prochaine de Joseph II ne faisait pas condescendre le marquis Marc-Marie de Bombelles, pour lors ambassadeur de Louis XVI auprès de la Sérénissime République de Venise, à laisser paraître quelque élan de compassion chrétienne envers le frère de la reine de France. Quelques jours plus tard, il notait dans son Journal le mécontentement des Viennois qui ne laissait pas d’inquiéter Pergen, le ministre responsable de la police, et rapportait complaisamment le pasquin, peut-être en langue française à cause de la rime, qui courait les maisons et les cafés de la capitale, sous la forme d’un dialogue fictif entre l’empereur moribond et un écho :
Joseph II : Comment viendrai-je à bout de calmer ces rumeurs ? L’écho : Meurs3.
2 L’antipathie de Bombelles pour Joseph II ne devait rien aux circonstances des années 1789-1790, à la montée des oppositions de toutes sortes dans les États des Habsbourg, principalement aux Pays-Bas et en Hongrie, et en France au mépris et même à la haine de plus en plus publiquement affichés envers l’« Autrichienne ». Dès 1780, date à laquelle il commence son Journal, Bombelles, alors ministre de France auprès de la Diète d’Empire à Ratisbonne, opposait la sagesse de Marie-Thérèse et le caractère aventureux et belliqueux de son fils tout au long du temps de la corégence : « Cette princesse, qui veut finir sa vie avec tranquillité, laisse faire à son fils tout ce qui peut accroître la prospérité de la maison d’Autriche, mais l’arrête lorsque la guerre peut être le résultat de ses démarches » ; ainsi avait-elle conclu la paix de Teschen et satisfait le roi de Prusse4.
3Au vrai, l’hostilité de Bombelles pour l’empereur était un aspect supplémentaire de sa méfiance presque instinctive envers l’Autriche et sa dynastie, héritée d’une tradition multiséculaire remontant aux Valois et demeurée vivace en dépit du renversement des alliances en 1755-1756, révolution diplomatique que Bombelles attribuait au crédit que Madame de Pompadour avait alors sur Louis XV, et à la créature qu’elle avait placée aux Affaires étrangères, le cardinal de Bernis5. Bombelles était un tenant du lobby anti-autrichien qui pesait de tout son poids dans la conduite de la politique extérieure de la France et tâchait de miner la façade de l’amitié claironnée entre Vienne et Versailles. Ce parti disposait d’un sérieux appui en la personne de Vergennes, secrétaire d’État aux Affaires étrangères de 1774 à 1787 et principal ministre après la mort de Maurepas en 1781. Vergennes, bien informé par son ambassadeur à Vienne, savait qu’il fallait se tenir sur ses gardes. Dans un mémoire à Louis XVI du 8 décembre 1774, il faisait part au nouveau souverain de sa méfiance envers l’empereur dont « le génie n’est pas moins romanesque que son caractère n’est ambitieux »6. Vergennes était soutenu par quelques éminents représentants de la France dans les cours étrangères, au premier chef par le marquis Le Tonnelier de Breteuil, celui à qui Bombelles devait sa carrière de diplomate et qu’il nommait son « second père », ambassadeur à Vienne de 1775 à 1783 avant de devenir ministre d’État et secrétaire de la Maison du roi, en qui revivaient les anciennes maximes de Richelieu et de Mazarin. Quant à Louis XVI, son caractère indécis le faisait osciller entre les satisfactions qu’il consentait à la reine et le maintien des principes traditionnels des Bourbons. Le 4 février 1778, au plus fort de la crise de la succession de Bavière, il écrivait à Vergennes :
Nous avons une alliance qui nous unit de bien près avec l’Autriche, mais elle ne nous oblige pas d’entrer dans leurs vues d’ambition et d’injustice. D’autre part nous avons la réputation de la France à maintenir en Allemagne qui n’a que trop été attaquée depuis quelque temps et, comme vous le dîtes fort bien, la garantie de la paix de Westphalie est inhérente à la Couronne7.
4Bombelles, qui avait fait ses classes en accompagnant le baron de Breteuil à La Haye comme secrétaire puis à Naples comme conseiller d’ambassade, partageait les sentiments de méfiance de son mentor envers l’Autriche. Néanmoins, les appréciations qu’il réservait à Marie-Thérèse et l’aversion qu’il témoignait pour son héritier montrent bien qu’il ne souscrivait pas sans jugement aux critiques adressées aux Habsbourg et que la personnalité de Joseph II était un paramètre supplémentaire, surdéterminant et aggravant à l’intérieur d’un courant au demeurant constamment défavorable. Notons également que Bombelles, à l’occasion, savait accorder le point quand il le fallait : il était absent de Ratisbonne lorsque Joseph II, sous le pseudonyme habituel de comte de Falkenstein, visita la ville ; il rapporte que l’empereur a témoigné des regrets de ne pas le voir, ainsi que sa famille, et s’est enquis avec amabilité de leurs nouvelles8. Et il apprécie la décision protocolaire de Joseph II d’interdire à ses sujets de se mettre à genoux devant lui, à la mode espagnole, pour présenter une supplique « posture qui, selon l’expression du décret, ne doit être prise que devant l’Être suprême et jamais devant un homme »9.
5Ces quelques concessions pèsent bien peu en face des défauts graves de l’empereur. Bombelles lui reproche de débuter « dans son règne avec une économie, une sévérité, un désir de changer tous les établissements de sa mère qui le font déjà détester »10. Son avarice va jusqu’à la lésine et étonne dans un pays habitué à la prodigalité d’une main bienfaisante. « Tous les salaires sont déjà diminués, les pensions accordées à de vieux serviteurs regardées comme des abus et un vice d’administration. » Or la générosité, pour un souverain, est une vertu et un mode de gouvernement et une telle pratique n’a jamais nui à la prospérité des États de la maison d’Autriche11. La sévérité dans la gestion de la cour va de pair avec une insensibilité qui peut confiner à la cruauté et s’accompagner de la perte du sens de l’honneur. Bombelles rapporte le contenu injurieux et macabre d’un placard affiché sur les murs du palais impérial peu de temps après la disparition de l’impératrice : « Joseph ressemble à Marie-Thérèse depuis la mort de cette princesse ; il est sans cœur et sans entrailles12 », allusion au rituel d’éviscération pratiqué sur les corps des défunts souverains. Le diplomate reproche à Joseph II d’avoir laissé incarcérer à la prison de la Force le maréchal-comte de Neipperg, perdu de dettes et de vie dissolue ; quel que fût le peu de mérite de ce mauvais sujet, il n’en demeurait pas moins le fils du gouverneur de feu l’empereur François de Lorraine, il avait servi ensuite durant trois décennies dans les missions les plus distinguées ; il était donc du devoir de Joseph II, par l’entremise de son ambassadeur à Paris, le comte de Mercy-Argenteau, de tirer le fils de ce vieux serviteur de ce mauvais pas, plutôt que d’intimer l’ordre à son représentant de « le laisser dans la nasse »13. La sévérité de Joseph n’épargne même pas les membres de sa propre famille, il est un mauvais frère après avoir été un mauvais fils. Alors que Bombelles, gagnant son poste de Venise, fait étape à Innsbruck à l’automne de 1789, il se fait l’écho des plaintes de la sœur de l’empereur, l’archiduchesse Marie-Élisabeth, abbesse du chapitre noble de la ville, qui déplorait que son frère lui ait enlevé le baron de Kerpen, duquel elle prenait tous ses conseils et auquel elle avait donné son cœur dans « une liaison aussi pure que l’eau la plus claire », pour l’envoyer risquer sa vie au dangereux siège de Belgrade ; l’empereur avait été offensé de cette intimité dans laquelle il voyait un penchant déshonnête14. Bombelles ajoute que la princesse n’était servie que par « de vieux valets auxquels la maison de l’Archiduchesse ser[vai]t d’hôtel des invalides »15.
6Ces défauts de caractère se doublaient, selon l’ambassadeur, d’une constante instabilité d’esprit. Le 6 mars 1781, il note l’inquiète activité de Joseph 1116. Il fait parler le comte de Chigi, chambellan de l’empereur, conseiller intime et chargé de la direction des finances de Hongrie, qu’il rencontre à Fontainebleau lors des chasses de l’automne de 1785 et qu’il met en confiance en le laissant critiquer les affaires de France ; Chigi s’étend « sur le malheur qu’avait ce prince de ne jamais fixer ses idées, de ne jamais borner ses désirs, de ne jamais peser ses démarches et de ne consulter que les approbateurs de toutes ses folies »17. Un mois plus tard, Bombelles s’entretient avec Vergennes « à cœur ouvert » sur la médiation française entre Joseph II et les États-Généraux des Provinces-Unies à propos des places de la Barrière et de l’ouverture de l’Escaut (traité de Fontainebleau du 10 novembre 1785) ; tous deux évoquent « l’inquiétude d’esprit de ce prince » dont désormais on espère qu’il « va rester tranquille »18. Quelques semaines avant la mort du souverain, Bombelles revient sur les inquiétudes que l’empereur n’a pas cessé d’entretenir « par son activité insoutenable »19. Joseph II est ainsi présenté comme un boulimique de l’action, une action souvent irréfléchie et dangereuse ; et le péril est d’autant plus grand que l’empereur est un velléitaire et un inconstant, qu’il brasse les chimères, qu’il est à la fois susceptible d’une volonté inflexible qui frise l’entêtement – ainsi Bombelles ne présage-t-il aucun résultat de la visite de Pie VI à Vienne20 – et qu’il peut se laisser embarquer, en particulier par Kaunitz, dans les aventures les plus hasardeuses : c’est le chancelier qui aurait entraîné Joseph dans la guerre de Succession de Bavière. La question des relations entre le ministre principal et Joseph II à propos de cette affaire est présentée de façon ambiguë par Bombelles. Quel est le vrai responsable de l’entreprise ? « Enfin arriva la mort de l’électeur de Bavière. C’était l’époque qui devait montrer M. de Kaunitz sous son vrai jour : aussi l’a-t-on vu céder honteusement à l’ambition démesurée d’un jeune prince, l’embarquer dans une affaire dont l’issue a été aussi déshonorante que toute la marche qui s’y est tenue21. » Mots durs pour Joseph II, plus durs encore pour le vieux chancelier, homme d’expérience, qui au lieu de retenir le bouillant empereur, entre dans ses vues pour le flatter. De fait, Joseph II et Kaunitz avaient accueilli avec joie « ces étrennes de nouvel an » (la nouvelle de la mort de Maximilien III Joseph, décédé à Munich le 30 décembre 1777, était parvenue à Vienne le 1er janvier 1778), à la différence de Marie-Thérèse, et ce n’est qu’après les difficultés diplomatiques et les échecs militaires de l’année 1778 que le ministre se rallia à la volonté de compromis de l’impératrice. Responsabilités partagées donc, avec une part accrue pour celui qui aurait dû jouer le rôle de mentor plutôt que celui de boutefeu. En revanche, c’est à Joseph II que revint l’initiative de hasarder sur l’Escaut le brigantin Ludwig – Chi non risica, non rosica, aurait-il dit – contre l’avis et les conseils de prudence du chancelier. Mais c’est à nouveau Kaunitz qui fut en première ligne lors de la relance en 1784 du projet d’échange des Pays-Bas contre la Bavière. Bombelles n’aimait pas Kaunitz qu’il accusait d’avoir prévenu Marie-Antoinette contre lui22. Le ministre autrichien rendait bien la monnaie de sa pièce au diplomate français23.
7Pour ce dernier, Joseph II n‘est nullement un prince éclairé, c’est un despote. Le thème est développé dans le Journal dès le 11 octobre 178024, repris le 4 mai 178525. L’oppression prend prioritairement des aspects fiscaux. C’est encore le comte Chigi qui assure Bombelles « que l’Empereur n’avait pas une seule province dont les charges ne surpassâssent le produit » et que les « nouvelles manières de percevoir étaient plus chères que ce qui existait avant »26. À l’automne de 1789, alors qu’il traverse le Tyrol pour gagner son poste à Venise, Bombelles relève que les sommes que l’empereur tire du comté sont énormes et que les nobles et les commerçants sont écrasés ; « on murmure mais l’on paie, et un prince despote trouvera dans ses sujets une soumission que le meilleur des hommes, le moins dur des rois n’a pas trouvée dans les Français »27. À la fin de cette année, rendu à Venise, il imagine les tristes réflexions que l’empereur, crachant le sang, doit se tenir : « J’ai tout fait pour rendre odieuse mon autorité » ; l’infortuné Louis XVI peut au moins avoir la satisfaction de se dire qu’il n’a jamais désiré que le bien de son peuple28.
8Le ressort essentiel qui fait agir Joseph II, c’est l’ambition, « une ambition démesurée »29, une avidité de gloire qui n’hésitent pas, pour se satisfaire, à mettre en danger le repos de l’Europe. Joseph II a « le caractère d’un souverain qui vise à une célébrité dont l’Europe a droit d’être alarmée »30. Bombelles, s’il s’émeut de la « guerre honteuse et malheureuse » que Joseph II et Catherine II font « à nos vrais alliés » les Turcs31, se sent beaucoup plus concerné par tout ce qui peut remettre en cause l’équilibre territorial en Europe occidentale. Or les chancelleries vivent sous le choc des deux tentatives autrichiennes pour échanger les Pays-Bas contre la Bavière ; et la France a dû s’entremettre pour régler le conflit entraîné par l’essai de Joseph II de rouvrir les bouches de l’Escaut, une démarche d’éclat, sinon un coup de force destiné à tester les résistances des pays occidentaux, « accoutumé [s] à voir Sa Majesté impériale avancer des prétentions effrayantes pour placer ensuite avec plus d’avantages des demandes spécieuses »32. Bombelles présente l’empereur névrotiquement à l’affût des opportunités qui lui permettraient de jouer au trublion. Après l’échec du déblocage de l’Escaut, Joseph II « se flatte que son activité lui fournira bientôt des occasions plus brillantes de tracasser l’Europe »33.
9Enfin, last but not least, Bombelles accuse Joseph II d’indiscrétion ; et par ce terme, ce sont les interventions à peine déguisées du souverain dans les affaires de France qui sont dénoncées. À l’occasion du voyage en France du prince Henri de Prusse, frère de Frédéric II, Bombelles rappelle les voyageurs de sa trempe qui se sont succédés à Paris et à Versailles et la comparaison est tout à l’avantage du Hohenzollern auquel on n’a « trouvé ni l’indiscrétion de l’Empereur, ni le bavardage insupportable du roi de Suède »34. Les canaux utilisés par Joseph pour peser sur la politique de la France, ce sont bien sûr sa sœur Marie-Antoinette et son ambassadeur Mercy-Argenteau. Bombelles ne cesse de dénoncer « l’empire de ce prince sur une reine de France »35 ; même si Joseph tourne « souvent en ridicule sa sœur, [il] la domine et la captive »36, il l’ensorcelle37. La reine est tout acquise à son frère, « on ne peut que gémir de la prévention aveugle qu’elle a pour tout ce qui intéresse la cour de Vienne [...]. La Reine tire vanité des entreprises de son frère, elle se repose sur les principes d’une alliance qui lui a toujours été présentée comme aussi avantageuse qu’elle est réellement préjudiciable à la France »38. Comme Bombelles n’est pas un partisan de l’alliance avec Vienne, tout comme le baron de Breteuil, non seulement il est en butte à l’hostilité des représentants de Joseph II à Ratisbonne, le baron de Borié, envoyé directorial autrichien, le prince Ferdinand de Trauttmansdorff, ministre électoral de Bohême et surtout le prince Charles-Anselme de la Tour-et-Taxis, principal commissaire impérial à la Diète, mais encore doit-il à l’hostilité de Joseph II et de Marie-Antoinette d’être éliminé du « tour » diplomatique de 1782, alors qu’il ambitionnait le poste de Berlin.
10Ses ressentiments font de Bombelles un témoin parfaitement inobjectif. Tout ce qui de près ou de loin évoque l’Autriche et son souverain suscite en lui méfiance et répulsion. Alors qu’il est en poste à Lisbonne, et bien éloigné des tracasseries de Ratisbonne, la référence « autrichienne » lui sert encore de critère péjoratif. Le marquis das Minas, chambellan de la reine Marie Ire et favori de son fils aîné le prince du Brésil, qui n’a rien d’attrayant ni d’agréable, fait l’objet d’une description qui se clôt par ces lignes définitives : « Ce que ce seigneur préfère, c’est l’Empereur qu’il n’a jamais vu. Son régiment est discipliné à la manière autrichienne ; il a lui même la tenue d’un Autrichien : grand bien lui fasse !39 » Cinq ans plus tard, alors qu’il parcourt l’Europe du Nord pour intéresser les princes au sort de la famille royale française, prisonnière aux Tuileries, il remarque dans une salle du palais royal des souverains danois un portrait de Joseph II entre ceux de Catherine II et de Stanislas Poniatowski ; l’empereur regarde d’un mauvais œil le roi de Pologne40 ; la méchanceté du Habsbourg survivait au tombeau ! Il est fort probable aussi que Bombelles exagère l’influence de Joseph sur Marie-Antoinette et le poids que cette dernière avait dans les décisions politiques, encore qu’il ait bien observé le tournant qu’a représenté le second séjour que Joseph II fit à Versailles au retour de son voyage d’avènement aux Pays-Bas. Dans les années 1770, Joseph II était trop conscient de l’ignorance et de la légèreté de sa sœur pour l’engager à se mêler directement des affaires du royaume. Dans la correspondance qu’il échange avec elle, il joue d’abord son rôle de chef de famille morigénant une jeune écervelée qui tient mal son rang. À partir de 1781 il l’engage à faire son « devoir » pour le renforcement de l’alliance franco-autrichienne qui a si mal fonctionné lors de la crise bavaroise. Par ailleurs, la vision de Bombelles est celle d’un diplomate qui s’intéresse d’abord aux relations entre les États et aux effets que peut avoir sur elles la personnalité de l’empereur. Sur les mesures et réformes intérieures propres à l’empire des Habsbourg, il est plus laconique ; et le parti pris des éditeurs aggrave encore, par des coupures et des choix, cet inconvénient. Bombelles, catholique fervent sans être bigot, et futur évêque de la Restauration, fait plusieurs fois allusion dans son Journal aux réformes ecclésiastiques et religieuses, mais les extraits ne sont pas publiés41.
11Néanmoins reconnaissons que Bombelles qui, rappelons-le, avait rencontré Joseph II à Vienne, et était un homme bien informé, ne passe pas à côté des traits les plus saillants de la personnalité de ce dernier. Il a bien noté l’activité frénétique développée par le souverain, et ce qu’il appelle inquiétude, d’autres le nommeront impatience, une impatience due à la vive conscience que le monarque avait que le temps ne travaillait pas pour la monarchie des Habsbourg, que trop de temps avait été perdu et qu’il convenait de se hâter. Tout retard, et les inerties surgissaient à chaque pas, rendait le souverain nerveux, irritable. Bien attesté est également le sens de l’économie de l’empereur, surtout en ce qui concerne les dépenses de cour ; dès son avènement comme titulaire de l’Empire (1765), il avait réuni sa propre cour et celle de sa mère, réduit le nombre de chevaux dans les écuries impériales. On sait aussi qu’il avait abandonné à l’État le considérable héritage personnel qu’il tenait de son père, qui avait été le remarquable restaurateur du patrimoine privé de la famille. Et après la mort de sa mère, un nouveau train d’économies limita les dépenses de table, d’appartement, d’écurie, et les pensions de ses sœurs. Bombelles a aussi bien relevé la volonté de Joseph II de mener une politique extérieure active, susceptible d’entraîner, comme une suite logique et un risque à courir, le conflit ouvert avec les voisins européens. Ses postes diplomatiques successifs, ses rencontres fréquentes avec Vergennes et Breteuil en faisaient un homme bien informé des diverses initiatives impériales.
12Bombelles n’avait pas non plus une très bonne opinion du grand-duc de Toscane, Pierre-Léopold, appelé à succéder à son frère. « Le roi de Hongrie comme duc de Toscane n’a pas donné une haute idée de la sensibilité de son âme. Lui et la Reine de France ne se sont jamais aimés » écrit-il dans son Journal le 18 août 179042. Et c’est pourtant auprès de Léopold II, mais sans « aucune illusion » ajoute-t-il43, qu’il tenta en partie de son propre chef une démarche pour l’inciter à tirer la famille royale des griffes des Parisiens révolutionnaires. À l’intention du nouveau souverain pas encore couronné empereur, il rédigea un long mémoire où il insistait sur la contagiosité des maux qui renversaient l’autorité de Louis XVI, et cet adversaire de toujours de l’alliance franco-autrichienne n’hésitait pas à faire de nécessité vertu : la Révolution détruira l’alliance et « suscitera partout des ennemis à la cour de Vienne ». Il était donc urgent de resceller l’union entre les Habsbourg et les souverains Bourbons pour sauvegarder les intérêts du reste du monde44. Le 26 août 1790, Bombelles eut deux longs entretiens secrets avec Léopold, qui était venu rencontrer le roi des Deux-Siciles et la reine Marie-Caroline sa sœur à Fiume, dans une auberge de la petite ville d’Adelsberg en Carniole. Si l’on en croit le compte-rendu qu’il en fit pour le comte d’Artois, chef de l’émigration, alors à Turin chez son beau-père Victor-Amédée III, Bombelles aurait été séduit par Léopold qui aurait montré un cœur de « frère sensible et généreux » et envisagé sérieusement de coordonner le sauvetage de Louis XVI et de Marie-Antoinette avec les opérations de réduction des Pays-Bas à l’obéissance45. Bombelles, informé des préparatifs de fuite de Louis XVI et de sa famille, servit d’intermédiaire entre Calonne, le comte d’Artois et Léopold II au cours de l’année 1791 pour la préparation des entretiens de Bologne et de Mantoue. Les diverses conférences qu’eut Bombelles avec l’empereur à cette occasion lui enlevèrent rapidement ses illusions et le persuadèrent que le nouvel empereur prenait en compte l’ensemble de la conjoncture européenne et mettait moins dans la balance ses sentiments de bon frère que les intérêts bien compris de l’Autriche et la satisfaction non avouée de voir la France pour un temps hors-jeu sur l’échiquier européen. Les consécutifs atermoiements que Léopold mit à son intervention sur le Rhin ne purent que ramener Bombelles à ses premières préventions. Il apprit la mort de Léopold II survenue le 1er mars 1792 alors qu’il se trouvait à Saint-Pétersbourg, en mission auprès de Catherine II ; il nota alors l’indifférence de l’impératrice à cette nouvelle. Quant à lui, son « premier soin [fu]t de tâcher de faire considérer la mort de l’Empereur comme une circonstance dont on doit tirer parti pour hâter la contre-révolution »46. Léopold II n’avait nullement réussi à racheter les Autrichiens et les Habsbourg aux yeux du marquis de Bombelles. Ils demeuraient bien les ennemis de la France et de son malheureux roi. Et c’est sans doute sans émotion excessive, mais en faisant réflexion sur la vanité des choses humaines et la fugacité des réputations qu’il s’arrêta le 2 août 1797, sur la route de Brünn (act. Brno), où il vivait en exil, à Kremsier (act. Kromĕříž), dans le petit village de Slavikovice où Joseph II, le 19 août 1769, « singeant les empereurs de Chine », avait poussé la charrue du paysan morave Andreas Trnka ; le monument avec un bas-relief représentant la scène, que le prince Venceslas de Lichtenstein avait fait édifier, était « très mutilé par les charretiers venant [...] de Prusse, et la foudre ne l’a[vait] pas plus respecté, étant tombée sur ce bloc de plusieurs marbres unis » ; et comble de disgrâce, personne ne s’était « avisé de faire réparer ces dégâts et d’entourer d’une grille de fer ce qui doit apprendre à la postérité ce que fit Joseph second »47. La main humaine secondée par la Providence voulait donc effacer de la mémoire des hommes cela même qui était devenu un élément constitutif symbolique de la légende rose du Bauernkaiser, l’empereur des paysans.
Notes de bas de page
1 Dans Politics and Culture in the Age of Joseph II, colloque de Budapest, 19-21 septembre 1996, Franz AJ. Szabo, Antal Szántay et István György Tôth dir., Budapest, Hungarian Academy of Sciences, Budapest, 2005, p. 39-48.
2 Marquis de Bombelles, Journal publié sous les auspices de son arrière-petit-fils Georges, comte Clam Martinic. Texte établi et annoté par Jean Grassion et Frans Durif, Genève, Droz, 1993, t. III : 1789-1792, p. 47, 2 janvier 1790. Les tomes I et II : 1780-1784 et 1784- 1789, mêmes références, parurent en 1978 et 1982, les t. IV et V, 1793-1795 et 1795-1800 sous les mêmes auspices par Jean Grassion, Frans Durif et Jeannine Charon-Bordas. Les références au Journal seront ci-après simplement indiquées par la tomaison, la page et la date. Les éditeurs ont dû faire un choix. Une étude exhaustive exigerait le recours au manuscrit, 97 volumes couvrant la période 1780-1822, conservés au château de Clam en Haute-Autriche.
3 Journal, III, 56, 27 janvier 1790.
4 Id., I, 44, 15 octobre 1780.
5 Id., I, 59, 5 janvier 1781.
6 Cité par François Fejtö, Joseph II. Un Habsbourg révolutionnaire, Paris, Perrin, 1982, p. 172.
7 Munro Price, « Vergennes “Principal ministre” en 1783 », Revue d’histoire diplomatique, 101, 1987, n° 3-4,1787-1987. Bicentenaire de Vergennes, p. 327.
8 Journal, I, 73, 29 juillet 1781. Bombelles, accompagné de son beau-frère Armand de Mackau, futur ambassadeur au Wurtemberg puis à Naples, s’était rendu à Vienne auprès du baron de Breteuil au cours de l’année 1775 et connaissait donc Joseph II qu’il avait revu à Munich en 1777 lors du passage de l’empereur alors en route pour la France.
9 Marquis de Bombelles, Journal d’un ambassadeur au Portugal 1786-1788, Roger Kahn éd., Paris, PUF, 1979, p. 101.
10 Journal, I, 63, 6 mars 1781.
11 Id., I, 64-65, 28 mars 1781.
12 Id., I, 63, 6 mars 1781.
13 Id., I, 274-275, 22 octobre 1783. Ce comte de Neipperg eut un petit-fils, Adam-Adalbert (1775-1829) qui fut le second époux de l’impératrice Marie-Louise, laquelle en troisièmes noces épousa Charles de Bombelles (1785-1856), troisième enfant de l’auteur du Journal.
14 Id., III, 13-14, 20 septembre 1789. L’archiduchesse, alors âgée de 46 ans, ajoute, selon Bombelles, que « si elle avait pu croire qu’on envenimât ainsi la liaison la plus innocente, elle n’aurait pas gardé avec tant de soin sa vieille virginité pour ne pas au moins retirer de ses sacrifices la récompense qu’elle méritait » !
15 Id., III, 13, 20 septembre 1789.
16 Le passage n’est malheureusement pas publié, mais mentionné en analyse, 1,350. Rappelons que le prince de Ligne attribuait l’inquiétude de Joseph II à une affection cutanée : « L’inquiétude du règne de Joseph II provenait de celle de son sang, qui se montait souvent en érésypèle. » Cité par Claude Pasteur, Le Prince de Ligne. L’enchanteur de l’Europe, Paris, Perrin, 1980, p. 140, note 1.
17 Journal, II, 67, 18 octobre 1785.
18 Id., II, 78, 16 novembre 1785.
19 Id., III, 45, 31 décembre 1789.
20 Id., I, 104, 6 mars 1782. Sa Sainteté « se flatterait de changer les résolutions d’un prince qui met au rang de ses premières qualités la raideur la plus inflexible dans ce qu’il veut ».
21 Id., I, 59, 5 janvier 1781.
22 Bombelles put croire que grâce à l’entremise de Madame Élisabeth, dont son épouse Angélique de Mackau était une amie intime, la reine serait heureusement revenue à de meilleurs sentiments à tel point qu’elle se serait entremise pour lui faire obtenir l’ambassade lucrative de Constantinople, cf. 1, 74-75, 6 août 1781 : « La Reine, qu’on avait prévenue contre moi, cette Princesse qui se prête difficilement à croire le mal, dont le cœur reprend vivement l’occasion de faire le bien, ne s’est point refusée à penser qu’on avait voulu la tromper. » Ce retournement fut de courte durée et il fallut attendre la Révolution et les malheurs de la famille royale pour que Bombelles devienne un ardent défenseur du couple royal. Envers Kaunitz, il ne désarma jamais et il ne se priva pas de se gausser de la terreur panique que le chancelier éprouvait devant la maladie et la mort ; « [...] Parmi les manies de ce ministre, il a celle de ne pas vouloir qu’on lui parle jamais des maladies et de la mort de qui que ce soit, il ignorait qu’on administrait les sacrements à l’Impératrice et l’ignorerait encore si son fils [...] n’eût pris sur lui de l’avertir [...]. Mais après en avoir été instruit, il ne s’en est pas moins tenu tranquillement chez lui, jouant le soir sa partie de billard et ne changeant rien à ses amusements ordinaires », I, 59-60, 5 janvier 1781.
23 Cf. la lettre de Kaunitz à Mercy-Argenteau du 7 janvier 1781 : « Monsieur de B., dans tous les temps, s’est toujours conduit de la façon du monde la plus odieuse, sans que je sache que nous ayons d’autre tort vis-à-vis de lui, et moi en particulier, que celui de l’avoir accueilli et traité, pendant qu’il a été ici, beaucoup mieux certainement que personnellement il ne le méritait », Alfred Ritter von Arneth et Jules Flammermont, Correspondance secrète du comte de Mercy-Argenteau avec l’empereur Joseph II et le prince de Kaunitz, Paris, Imprimerie nationale, 1889, t. I, p. 12.
24 Journal, I, 345, passage en analyse.
25 Id., II, 357, passage en analyse.
26 Id., II, 67, 18 octobre 1785.
27 Id., 14, 21 septembre 1789. La réputation du Tyrol n’était plus à faire. Maximilien Ier affirmait déjà : Tirol ist eine Geldbörse, in die man nie unsonst greift, ou encore : Tirol ist ein rauher Kittel, der aber gut wärmt.
28 Id., III, 44, 29 décembre 1789.
29 Id., I, 59, 5 janvier 1781.
30 Id., I, 64, 10 mars 1781.
31 Id., II, 271, 1er janvier 1789.
32 Id., II, 18, 2 janvier 1785.
33 Id., II, 68, 18 octobre 1785.
34 Id., II, 26, 3 février 1785. Henri de Prusse (1726-1802) avait séjourné à Paris en 1784 et pas de façon aussi désintéressée que Bombelles voudrait le faire croire ; il voulait amener le gouvernement français à rompre l’alliance avec Vienne pour revenir à l’ancien axe Versailles-Berlin. Quant au roi de Suède Gustave III, il avait débarqué sans crier gare à Versailles en juin de la même année. Le voyage de Joseph II en France, d’une durée de quatre mois, était plus éloigné dans le temps (1777). Bombelles reviendra sur son opinion favorable à Henri de Prusse en notant en 1789, alors que le prince était à nouveau à Paris, que c’était « un homme bien inférieur à sa réputation » (III, 277. 23 janvier 1789).
35 Id., I, 108, 4 avril 1782, à propos de l’échange de la Bavière.
36 Id., I, 233, 22 juin 1783, à propos du maintien du marquis de Castries au secrétariat à la Marine, au lieu de son remplacement par le marquis de Breteuil qui aurait été plus énergique et moins favorable aux entreprises russes et autrichiennes contre l’Empire ottoman.
37 Id., I, 373. 13 mars 1784, passage en analyse.
38 Id., I, 233. 22 juin 1783.
39 Bombelles, Journal d’un ambassadeur, p. 86, 23 janvier 1787.
40 Journal, III, 369, 1er août 1792.
41 Id., I, 350, 8 avril 1781 ; 355, 29 septembre 1781, sur la réduction des prérogatives des chapitres ; 359, 6 mars 1782, avant le voyage du pape à Vienne ; II, 368, 17 novembre 1786, Joseph II et les moines ; III, 5, 23 août 1789, sur les réformes en Wurtemberg : « Depuis environ un an, le duc [Charles II Eugène de Wurtemberg], à l’imitation de l’Empereur, a voulu que la plus grande partie des prières de cette messe [celle de la chapelle du château] se disent en allemand et se prononçassent à haute voix. Il vaut certainement mieux que les oraisons édifiantes soient entendues et suivies par le peuple que de les dire dans une langue qu’il ne comprend pas, mais c’est cependant par ce premier pas vers la langue vulgaire que le luthéranisme s’est établi. » Jugement très modéré et équilibré de la part de ce fervent catholique qui, après son veuvage en 1800, entra dans les ordres en 1803, tint dès l’année suivante la cure d’Oppersdorf en Silésie, puis celle d’Oberglogau (1808) et devint sous Louis XVIII aumônier de la duchesse de Berry (1816) et évêque d’Amiens (1817) ; V, 441-442.
42 Id., III, 117.
43 Ibid.
44 Ibid., en note.
45 Id., III, 120, 30 août 1790. Le compte rendu occupe les p. 119 à 124.
46 Id., III, 308, 14 mars 1792.
47 Id., V, 196, 2 août 1797.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Jacobins de l’Ouest
Sociabilité révolutionnaire et formes de politisation dans le Maine et la Basse-Normandie (1789-1799)
Christine Peyrard
1996
Une société provinciale face à son devenir : le Vendômois aux xviiie et xixe siècles
Jean Vassort
1996
Aux marges du royaume
Violence, justice et société en Picardie sous François Ier
Isabelle Paresys
1998
Pays ou circonscriptions
Les collectivités territoriales de la France du Sud-Ouest sous l’Ancien Régime
Anne Zink
2000
La permanence de l’extraordinaire
Fiscalité, pouvoirs et monde social en Allemagne aux xviie- xviiie siècles
Rachel Renault
2017
Un désordre européen
La compétition internationale autour des « affaires de Provence » (1580-1598)
Fabrice Micallef
2014
Entre croisades et révolutions
Princes, noblesses et nations au centre de l’Europe (xvie-xviiie siècles)
Claude Michaud
2010