Au professeur Béla Köpeczi

1Dans la seconde partie de sa thèse publiée en 19712, Béla Köpeczi consacrait son propos à établir quelle avait été l’image de la Hongrie devant l’opinion française du temps de la guerre d’Indépendance. Il utilisait pour cela un certain nombre de sources, revues, pamphlets, œuvres historiques, géographiques ou littéraires, et, comme il se doit, la presse événementielle de langue française publiée en France et aux Provinces-Unies. Parmi les journaux et périodiques du temps, L’Esprit des Cours de l’Europe, édité à La Haye, apportait son lot d’informations et de critiques, au côté d’autres gazettes hollandaises. Ma communication qui reprend le dossier en se consacrant à L’Esprit des Cours n’a donc aucune prétention à l’originalité, pas plus qu’elle n’invente une source. Elle n’a pour but que de compléter un corpus déjà bien fourni, d’apporter quelques pièces supplémentaires à une histoire qui est moins du domaine de la diplomatie que de celui des représentations à partir des médias du temps.

2 L’Esprit des Cours de l’Europe parut donc à La Haye de 1699 à 17103. Il comporte 19 tomes in-12 ; ce fut d’abord un mensuel et les tomes I à XV (juin 1699 à décembre 1706) regroupent les publications par semestre ; à partir de 1707, il n’y eut plus que trois publications par année (janvier-avril, mai-août, septembre-décembre) et les tomes XVI à XIX correspondent aux années 1707-1710. Le contenu est classé par « cour » selon la provenance et la nature des nouvelles : Rome, France, Espagne, Portugal, Venise, Angleterre, Hollande, Vienne, Pologne..., sans ordre déterminé. Il y a là une mine d’informations sur la vie politique, les négociations diplomatiques, les événements militaires (en particulier de nombreuses et très précises relations de batailles), les tractations en cour de Rome..., entrecoupées de réflexions plus générales et de digressions de la part de l’auteur. Ce dernier, Nicolas Gueudeville (1652-1720 ?) mériterait d’être mieux connu, ce n’est pas un simple et vulgaire compilateur, il a des talents d’écrivain, il sait donner aux informations brutes qu’il recueille une coloration satirique et humoristique, il a le sens de la formule, il sait mettre en valeur, bref il est un bon journaliste. Fils d’un médecin de Rouen, il fit sa profession de foi à l’abbaye de Jumièges à l’âge de 19 ans et fut moine bénédictin pendant une dizaine d’années. Pour des raisons non élucidées, il s’enfuit alors à Rotterdam où il se convertit au calvinisme, se maria avec une protestante réfugiée, gagna d’abord sa vie en enseignant le latin et en tenant pension. En 1699, il s’installa à La Haye où il fut en relation avec Bayle et il se mit donc à publier L’Esprit des Cours. On ne sait trop pourquoi le périodique s’arrêta en 1710. Problèmes d’argent encore qu’il semble que ce journal ait été une excellente affaire de librairie ? La fin de vie de Gueudeville n’est pas connue, il serait mort dans la misère vers 1720-17214. Ces quelques éléments de biographie informent déjà sur le caractère du périodique. Gueudeville, converti au protestantisme, se montra très anti-catholique, très anti-romain, plus encore anti-jésuite. Défenseur de la religion qu’il avait embrassée, il attaqua durement ceux qui la combattaient ou la persécutaient. Ayant trouvé asile aux Provinces-Unies, il participa par son activité journalistique, à cette littérature du Refuge qui se déchaîna contre la politique française à la fin du règne de Louis XIV. Son Esprit des Cours se voulut une sorte d’anti-Mercure, et « fut au cours de la guerre de Succession d’Espagne le censeur impitoyable d’une monarchie versaillaise à son déclin »5. Déjà au printemps de 1701, le comte d’Avaux, ambassadeur de France aux Provinces-Unies avait dû, à la demande de Torcy, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, faire une démarche auprès du Pensionnaire de Hollande pour tâcher d’obtenir l’interdiction d’une aussi pernicieuse publication. Gueudeville avait dû mettre une sourdine à ses attaques contre la France et le périodique fut retardé de quelques mois6. Les hostilités déclarées entre la France et les Puissances Maritimes lui rendirent sa liberté d’action.

3 L’Esprit des Cours consacre de nombreux passages aux événements de la guerre d’Indépendance de Hongrie et l’intérêt pour l’historien provient de la façon dont Gueudeville essaie de concilier une solidarité confessionnelle avec les protestants de Hongrie, massivement impliqués dans le soulèvement contre l’empereur Léopold, et d’autre part une solidarité politique avec la coalition nouée contre Louis XIV et Philippe V, qui unit les deux grandes puissances protestantes, l’Angleterre et les Provinces-Unies au grand état catholique d’Europe centrale, la monarchie des Habsbourg. Disons tout de suite que c’est le second terme qui va rapidement l’emporter, l’acharnement contre l’impérialisme de la France balayant toute autre considération. Mais derrière les attaques répétées suscitées par les événements diplomatiques ou militaires, L’Esprit des Cours énonce un certain nombre de règles ou de principes de droit auxquels il se tient, et c’est là un premier centre d’intérêt. Le second sera de montrer comment le périodique présente le soulèvement des Hongrois de façon à ne pas le faire apparaître, aux yeux de l’opinion protestante, comme une traîtrise à la cause des réformés, que par ailleurs il défend partout en Europe.

4Le premier principe défendu par L’Esprit des Cours est celui de l’équilibre européen. Aussi le périodique se montre-t-il partisan du traité de partage de la monarchie espagnole qui éviterait que la France, cette « fière Monarchie... Soleil du Monde Politique »7 ne mette tout sous ses pieds. Il ne comprend pas que l’empereur Léopold refuse cette solution de compromis et cherche à se gagner les princes de l’Empire non inféodés à Louis XIV. Certes, ceux-ci iront toujours vers le plus faible pour protéger leur liberté8 et « ce qu’il y a de certain, c’est que le parti de la France paroit infiniement supérieur à l’autre »9. Mais ceux qui se liguent avec le Habsbourg veulent-ils reconstituer l’empire de Charles Quint10 ? Et au moment où les bruits se répandent d’un testament de Charles Il en faveur du duc d’Anjou, Gueudeville veut encore croire que si Léopold a du bon sens, il se ralliera à ce traité qui maintient la paix et la liberté en Europe11. Notre auteur sait bien que le gouvernement espagnol et Charles Il sont opposés au partage et que si Léopold refuse la tractation, Gueudeville veut croire que c’est par délicatesse envers son cousin de Madrid12. Mais si l’empereur était passé sur ses scrupules et avait accepté le traité, Louis XIV n’aurait peut-être pas accepté le testament13. Une fois la guerre déclarée, L’Esprit des Cours choisit son camp et défend son engagement au nom de l’équilibre européen à préserver ou à reconstruire : « Quel est donc le but de cette guerre ? C’est de trouver la sûreté commune dans l’agrandissement d’un Prince, & qu’il se mette en État de resister à celui qui n’a que déjà trop empiété sur elle, c’est de rendre l’Empereur aussi puissant que la France..., c’est en un mot d’opposer au Prince que l’on craint un autre Prince qui ne soit pas moins à craindre, afin qu’aucun des deux ne puisse se saisir du tout14. » Mettre les deux puissances à égalité, tel est l’objectif à rechercher par les alliances militaires : « Le seul moyen que les Souverains puissent employer pour maintenir leur liberté c’est de se bien joindre... contre le plus fort » ; autrefois c’était contre la maison d’Autriche, maintenant c’est contre la France15. Et en juin 1705, alors que la France a connu de cuisantes défaites et que la fortune semble tourner au bénéfice de Vienne, L’Esprit des Cours, fidèle à sa ligne politique, envisage un retour du balancier : « Peut-être que tous ces Princes, qui font aujourd’hui la guerre pour un Allié qu’il est de leur intérêt de maintenir, seront-ils obligez un jour de reprendre les armes pour la conservation de ce même Ennemi, dont ils cherchent l’abaissement16. » On se prend à regretter que le journal n’ait plus été publié en cette année 1711, qui vit Charles III d’Espagne succéder à Vienne à son frère Joseph.

5Une deuxième ligne directrice éditoriale se suit dans l’éloge des régimes modérés, mixtes, qui ménagent la liberté de leurs sujets. Gueudeville n’hésite pas à afficher ses « sentiments républicains » qui lui font « aprouver les beaux & nobles efforts de tous ceux qui travaillent à la délivrance des opprimez »17. « Les inconveniens de la liberté sont peu de chose en comparaison de ceux de la Tyrannie »18 et on ne lui arrachera « jamais qu’une Monarchie tyrannique soit preferable à l’État Républicain »19. Le modèle de la monarchie despotique, c’est la France de Louis XIV, folle de dépenses somptuaires et où le peuple, accablé d’impôts, crie misère. Ce pauvre pays est livré à un ambitieux « & comme l’ambition est la plus insatiable de toutes les passions, ce Prince ne dit jamais c’est assez, & tout son règne se passe à entasser les edits, & les impôts »20. Le contrepoint porté au pinacle, c’est l’Angleterre de Guillaume III et de la reine Anne, une monarchie mixte respectant le droit naturel au-dedans, et luttant pour la liberté de l’Europe au-dehors. La mort de Guillaume III, « notre Guillaume »21, « le héros de nos jours »22 arrache à notre auteur des cris de douleur et lui donne l’occasion de tracer le panégyrique de ce champion des libertés politiques et religieuses : « Ses motifs étoient purs, ses principes humains. Ennemi declaré de la violence, de l’usurpation, de la mauvaise foi..., il s’étoit devoüé tout entier à la droiture, à la justice, à la probité. C’étoit la colonne du droit naturel, le plus ferme rempart contre l’Esclavage23. » Quant à son successeur, la reine Anne, elle apparaît toujours comme la mère bienfaisante de ses peuples, elle a le cœur tout anglais. Comment alors se situe la monarchie viennoise dans cet éventail politique ? Les besoins de l’empereur sont immenses et le despotisme fiscal n’est-il pas à redouter ? En janvier 1700, L’Esprit des Cours rend compte des exigences de Vienne envers les Hongrois et de la résistance des comitats déjà très endettés. « Depuis le tems que ce Royaume fournit, il n’est pas surprenant qu’il soit épuisé. Il a payé chèrement sa révolte, & les longues suites qu’elle a eües24. » Mais en dépit de sa part de responsabilité dans la détresse présente, la Hongrie ne doit pas supporter une charge disproportionnée, « ... il y a certain point qui ne peut être outrepassé sans injustice, le sens commun aprenant à chacun qu’il doit y avoir proportion entre le fardeau, & les forces qui le portent »25. Le mois suivant, Gueudeville relate la séance d’ouverture des états de Basse-Autriche convoqués par Léopold pour obtenir un secours extraordinaire et se livre à une longue digression sur le contrat tacite qui lie la sûreté des sujets à l’octroi des subsides : « Il est juste que les Peuples achetent la protection du Prince ; comme c’est elle qui leur assure les biens & la vie, ils ne peuvent payer trop chèrement une chose si précieuse : mais c’est un grand malheur pour un Peuple, quand la bonté paternelle n’est pas la regle & la mesure de cette protection26. » Or Léopold est un prince bon et paternel qui a souffert un trimestre de négociations difficiles avec les états et on peut fort conjecturer que « quand on n’accorde rien qu’après une longueur de trois ou quatre mois, cela signifie que le Prince veut s’en raporter à la bonne volonté de ses sujets, & que Pair de liberté n’est pas entièrement corrompu parmi eux »27. L’argument du temps, qui aurait pu être tourné du côté d’un acharnement tyrannique, devenait sous la plume de Gueudeville la preuve de la mansuétude de l’empereur. La monarchie habsbourgeoise, avec ses États et ses Diètes, était une terre de liberté et « dans les États où la liberté se trouve heureusement jointe avec l’amour qu’on a pour le Prince, les sujets font ce qu’ils peuvent : ils vont même quelquefois au-delà de leurs forces... mais dans les États, où l’on vit sous un pouvoir despotique, les sujets font toujours plus qu’ils ne voudraient, parce qu’ils font toujours plus qu’ils ne peuvent »28. Voilà qui rendait plus convenable, plus conforme au droit naturel l’alliance de Londres et de La Haye avec Vienne. Cela dit, Gueudeville garde au fond de lui-même une méfiance de républicain envers les princes qui promettent beaucoup et tiennent peu. En mars 1706, alors que les Provinces-Unies et l’Angleterre redoublent d’ardeur pour accommoder Joseph I^er et les Mécontents, il exprime ses doutes sur une issue favorable qu’il souhaite pourtant ardemment, car la confiance n’existe pas entre les deux camps, et surtout du côté des sujets du prince :

Les hommes sont devenus incrédules & insensibles à ces sortes de protestations. A qui en est la faute ? Aux Princes, & ils ne doivent s’en prendre qu’à leur ambition. Qui ne compteroit sur les promesses que font les Rois dans la cérémonie de leur Sacre & de leur Couronnement ? Ils s’engagent par un serment solennel, ils s’engagent sur ce qu’il y a de plus auguste & de plus venerable dans le Monde, d’être Pères du Peuple, & les conservateurs des Loix, & néanmoins s’en trouve-t-il beaucoup qui remplissent cet engagement ?29

6Si pour le nouveau roi de Hongrie le temps n’était plus aux capitulations électorales, puisque la Diète de 1687 avait reconnu l’hérédité, il n’en demeurait pas moins qu’un contrat tacite et moral devait unir le souverain et son peuple et qu’il ne devait pas être enfreint. Gueudeville est un défenseur d’une monarchie pactiste et après la tragique diète d’Onod et la destitution de Joseph I^er, il revient sur le droit monarchique et la théorie du contrat : ceux qui regardent « la Roiauté comme un Contrat mutuel... prétendent que quand le Prince a dévoyé aux clauses essentielles stipulées, la nation rentre dans son droit naturel, et peut disposer de la Couronne »30.

7Tout aurait été plus parfait encore si la disparité de religion n’avait pas déparée l’alliance anti-française. Non seulement Léopold est catholique, mais encore met-il en danger le protestantisme hongrois. Annonçant en mai 1700 un voyage du souverain en Hongrie, Gueudeville ne voit que deux moyens pour rétablir le royaume : soulager le peuple des impôts et laisser les protestants en repos ; or il craint que l’église protestante de Hongrie, rendue responsable des troubles passés, ne subisse un nouvel assaut31. Le modèle de l’intolérance, c’est la France de la Révocation et bientôt de la guerre des Camisards et il est à craindre que la Cour de Vienne « commence à imiter celle de France sur le catholicisme forcé »32, comme si la catholique Autriche avait besoin d’un modèle en la matière. L’Esprit des Cours va même jusqu’à prêter à Léopold des vues plus tortueuses pour lever les Hongrois contre eux-mêmes :

En ruinant parmi eux comme il fait la Religion Protestante, il ne peut faire une plus utile diversion : car les biens de ceux qui ne voudront point de Messe seront confisquez, & les Catholiques bien loin de demander diminution fourniront plus qu’on ne voudra en l’honneur du grand œuvre, l’on y perdra de bons sujets & de brave Noblesse, mais qu’est-ce que cela pour aplanir le chemin du Ciel ?33

8Argument polémique ou méconnaissance de la réalité ? On sait que les Hongrois catholiques résistaient tout autant que les protestants à la fiscalité viennoise et qu’ils n’avaient pas été particulièrement zélés pour restituer à l’église catholique d’anciens biens ecclésiastiques qui avaient pu tomber entre leurs mains à la suite de la Réforme et des invasions turques. Un des rares protestants hongrois nommément cité par L’Esprit des Cours est Thököly, un homme « zélé pour sa religion, qui aime la liberté »34 ; certes, il fut « un fameux Mécontent », mais Léopold ne devrait-il pas lui pardonner pour le transformer en sujet utile à son gouvernement35 ? Après l’éclatement du soulèvement qui est qualifié de rébellion, Gueudeville n’abandonne pas ses coreligionnaires hongrois ou du moins leur trouve des excuses d’avoir basculé dans la désobéissance ou de s’être soumis sans grande résistance à la pression militaire des révoltés. Certaines places ont même franchi le pas avec plaisir, « principalement celles où l’on a violé les consciences, tant il est vrai que l’hipocrisie & l’alienation des sujets sont les fruits ordinaires de la persécution »36. Le combat pour le protestantisme se confond avec celui pour le droit naturel et l’empereur serait bien avisé de suivre les avis de l’Électeur palatin qui donne le conseil suivant :

Rendre aux Mecontens le libre exercice de leur Religion. Le Sacrifice est un peu amer. Il est rude à un Souverain qui bâtit sur de certains principes d’être obligé de céder à la force majeure. On reconnoit alors, mais trop tard qu’on pourroit suivre de meilleurs Conseils & l’on avoue que le premier & le plus grand de tous les devoirs chez un Prince c’est de conserver inviolablement le droit naturel37.

9Léopold meurt en 1705 et EEsprit des Cours met des espoirs nouveaux en Joseph I^er. N’a-t-il pas tancé vertement le jésuite Widman qui, dans son oraison funèbre du défunt souverain a déversé « sa pieuse bile » et s’est « déchaîn[é] publiquement contre les Protestans à qui le dernier Empereur a tant d’obligations ». La virulence d’un tel discours risque de mettre en danger la coalition avec l’Angleterre et les Provinces-Unies38. Et lorsqu’on 1708 la Diète hongroise réunie à Presbourg à l’initiative de Joseph I^er fait des propositions à Vienne, Gueudeville exprime son accord à l’exception toutefois de la différence de traitement entre seigneurs catholiques et protestants. Pourquoi les seigneurs protestants seraient-ils obligés d’accepter des prêtres catholiques dans leurs domaines alors que les seigneurs catholiques pourraient interdire les leurs aux pasteurs ? Ou bien la doctrine protestante est opposée à la constitution de l’état habsbourgeois, et il faut chasser les protestants ; ou bien elle est compatible, et alors les protestants doivent bénéficier des mêmes droits. Ne tolérer les protestants « que pour le bien de la paix » relève de l’opportunisme et non des garanties du droit naturel39. L’Esprit des Cours ne se départit donc jamais de la défense de la cause protestante. Cela dit, les persécutions contre les luthériens ou les calvinistes dans les pays de la maison d’Autriche ne font jamais l’objet de descriptions ou de relations précises, à la différence des atrocités de Villars contre les Camisards dont l’héroïsme est incessamment célébré. L’ennemi principal du protestantisme, ce n’est pas le souverain de Vienne, mais celui de Versailles qui lance sa soldatesque déchaînée dans les Cévennes.

10Comment L’Esprit des Cours se positionne-t-il à l’encontre du soulèvement hongrois qui met en avant les valeurs de la liberté et la défense du protestantisme ? En mai 1701, le journal rend compte de ce qui n’est encore que la conspiration du prince Rákóczi et il affecte de n’y voir que la récidive maladroite et irraisonnée des troubles du siècle dernier de la part de trublions qui n’ont rien appris, ni rien oublié40. Le jugement porté sur le prince est encore assez balancé. « Il n’y a point de grâce à esperer pour ce genre de crime, dont il est accusé. Point de clémence pour la rebellion ; c’est le plus dangereux ennemi de l’autorité souveraine41 » : mais c’est là le point de vue des juges impériaux qui est exprimé, et non celui de L’Esprit des Cours. Et immédiatement après : « Sur tout lors qu’on se soulève par un reste de liberté mal éteinte, lors qu’on a l’âme assez elevée pour vouloir rendre à sa patrie des droits & des privilèges qu’elle pretend lui avoir été enlevez42. » Dans le souci de préserver la bonne réputation de ses coreligionnaires, Gueudeville répand le bruit que beaucoup de moines seraient compromis et reprend l’antienne rebattue dans le camp protestant du danger des réguliers pour les trônes :

Comment des gens qui ont fait divorce avec le Monde s’avisent-ils de comploter contre l’État ? [...] Il n’y a point de conjuration plus dangereuse que celle qui se trame, par la noirceur des gens d’Église & du cloître43.

11 En 1703, ce n’est plus d’un complot qu’il faut parler, mais d’une rébellion qui augmente de jour en jour, qui assaille l’empereur au plus mauvais moment et qui affaiblit la coalition contre Louis XIV et Philippe V L’Esprit des Cours prend alors un ton plus radical et la condamnation est sans appel. Plusieurs arguments sont désormais employés pour déconsidérer le soulèvement et ses protagonistes. Les Hongrois sont « une Nation entraînée par son inquiétude naturelle »44 qui la porte à la désobéissance. Plus encore, il faut discréditer un des motifs de la révolte, l’argument de la liberté n’est qu’un leurre brandi par les meneurs pour entraîner les Hongrois45. Et surtout, le soulèvement n’a rien de spontané, il est commandité par la France de bout en bout. Les conspirateurs de 1701 étaient déjà suspectés d’avoir été inspirés par « ceux qui n’aspirent qu’à tenir les Peuples dans l’esclavage »46 et dans son malheur, Rákóczi ne pouvait guère compter que sur « un protecteur de crédit qui puisse le tirer de ce labyrinte »47. Le soupçon se précise en août 1702 et l’auteur rappelle le soutien de la France aux kuruc, l’alliance avec la Porte et le danger que Louis XIV fit courir à la chrétienté lors du siège de Vienne. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que Louis XIV réactive la politique de revers en se servant maintenant des Hongrois48. En septembre 1703, il ne fait plus aucun doute pour L’Esprit des Cours, en dépit des précautions de style, que derrière la rébellion qui s’amplifie, « il y a là [...] du soulphre ou du Mercure François », et peut-être même des troupes engagées49. La France, « qui entend admirablement l’art des diversions, fait couler ce venin de révolte par ses tuyaux souterrains », a envoyé des conseillers et des généraux à Rákóczi50 et se sert du canal polonais51. Certains passages de cette même fin d’année 1703 et du printemps 1704 révèlent néanmoins quelques troubles de conscience de la part de notre auteur, à moins qu’il ne s’agisse que de simples clauses de style. Certes, il est infâme de profiter de l’embarras de Léopold pour l’attaquer sur un second front ; mais les chefs de ce tumulte

répondent qu’ils ont pris les armes pour le bien public, qu’ils cherchent à tirer les Peuples d’une longue & dure oppression, qu’ils veulent remettre le Royaume dans ses privilèges & dans ses droits... Les patrons du droit naturel donneront un tour de justice & de merité à cette vraye ou prétendue rebellion ; ils n’épargneront point les loüanges & les éloges aux conspirateurs... Pour moi, je souhaite tout bonheur à la bonne cause, quelle qu’elle soit, & je dois être neutre dans cette question52.

12Sont-ce les premiers succès militaires de Louis XIV et de Philippe V qui incitent L’Esprit des Cours à une certaine prudence et, comme on l’a vu, à reconsidérer avec une certaine sympathie le sort des protestants de Hongrie ? Le périodique suit avec attention la médiation dont a été chargé le prince Eugène au début de l’année 1704 et les tractations des émissaires hongrois à Vienne en avril. Il souhaite leur succès qui pourrait venir de concessions de part et d’autre, notamment du côté de Léopold. Quand le sceptre est fragile, il ne faut pas frapper trop fort. Et lorsque l’échec de la négociation est patent, Gueudeville regrette le manque de sagesse du souverain qui a raté une occasion53. Mais les responsabilités sont partagées et le moindre des obstacles à l’accommodement n’est pas l’engagement de Rákóczi avec la France qu’il fait passer avant l’intérêt général : « Voilà donc, aparemment le nœud le plus serré du Prince Ragozzi. Mais si ce Mécontent avoit uniquement en vue la liberté de la Hongrie, il romproit ce lien, & ne priveroit pas son pais d’une occasion qui peut-être ne se retrouvera pas aisément54. »

13L’argument de l’ambition personnelle de Rákóczi et de son entourage est de plus en plus employé. Le prince est dénoncé comme « le premier mobile de cette guerre »55, il ne rengainera pas car il veut la principauté de Transylvanie, « l’acquisition d’une Souveraineté vaut bien la peine qu’on renonce au titre glorieux de Liberateur. Je pose en fait que cent Grans qui diront porter les armes contre l’oppression, il n’y en aura pas deux [...] qui ne sacrifie le bonheur public à leur propre fortune »56. Le soulèvement hongrois est une révolte de nobles et Gueudeville, citoyen républicain des Provinces-Unies, très hostile à la noblesse, « le plus ruineux de tous les édifices »57, dénie toute générosité aux chefs de la guerre. La nation hongroise, ruinée par les combats, aspire à la paix, « mais les Pilotes trouvent leur compte dans cette manoeuvre » et manifestent de « la répugnance à quitter un Commandement qui est bien doux pour les Ambitieux, & qui vaut une espèce de roiauté »58. Au printemps de 1707, alors que les Impériaux ont remporté quelques succès sur les révoltés, Gueudeville note que « les Hongrois iront toujours leur chemin » car Rákóczi ne lâche pas : « Je suis fort trompé s’il n’est pas résolu d’aller aussi loin que son étoile voudra le mener » à l’exemple de ses ancêtres Sigismond et Georges Rákóczi tombés « entre les mains de Drabicius & de Comenius, tous deux grans exploiteurs sur les terres de la vision »59. Le peuple hongrois a été berné par des meneurs malhonnêtes, il est maintenant sous le joug de Rákóczi, « cette Altesse exerce à titre de Libérateur un petit empire despotique, & pour l’amour de la Liberté, elle tient ses Compatriotes dans l’esclavage »60. La Diète d’Onod apporte confirmation des conflits d’ambition qui animent les meneurs de la révolte. Le sabre a parlé, le sang a coulé. Les victimes ont-elles été tuées parce qu’elles ont dévoilé l’ambition des grands ? S’étaient-elles laissé gagner par Vienne ? La cause des Mécontents est devenue détestable :

C’est dans ces sortes de conjoncture que les bons patriotes ont sujet de gémir et de s’écrier : Oh qu’un Monarque absolu vaut encore bien mieux que toute cette Chevalerie de Droit Naturel, que tous ces pretendus Defenseurs des privilèges de la Nation !61

14Ce sur quoi insiste Gueudeville à propos du drame d’Onod, c’est que les députés massacrés étaient protestants et néanmoins partisans déclarés de l’empereur, alors qu’ils avaient tous les motifs possibles de vouloir se soustraire à sa puissance. « C’est un labyrinte d’où l’on ne se sort pas aisément »62, ajoute ingénuement Gueudeville qui, en réalité utilise la situation en faveur des protestants qui ne sont pas, comme on l’a trop dit, des fauteurs de troubles et des dangers pour les trônes, mais des loyaux sujets de leur maître. Ainsi était momentanément résolue la contradiction entre les fidélités politique et religieuse, avec laquelle notre auteur avait dû souvent composer.

15Accuser les chefs permettait aussi de disculper le peuple hongrois, et en particulier les très nombreuses communautés protestantes calvinistes ou luthériennes qui s’étaient engagées dans la guerre d’indépendance. Ce peuple est présenté en victime de la barbarie de la guerre dans un pays ravagé et ruiné, pris dans le sinistre engrenage des représailles dont le droit est violemment critiqué par Gueudeville63. En mars 1706, il narre que les Impériaux ont égorgé toute la garnison de Déva « en représailles de ce que les Mecontens firent la même chose lorsqu’ils prirent ce Château »64. Dans cette sinistre partie, notre auteur accorde aux Hongrois le bénéfice du doute pour sauver leur réputation : « Je ne me souviens point que les Mecontens aient commis les premiers une si perfide & si afreuse cruauté ; j’ai même trop bonne opinion d’eux pour croire qu’ils se soient portez de sang froid à cette horreur65. » Quelques mois plus tard, alors que les soldats des troupes hongroises sont à nouveau accusés de piller, torturer, incendier, passer les garnisons ennemies au fil de l’épée, Gueudeville se montre à nouveau dubitatif : « Est-il croiable que les Hongrois fassent la guerre sans Christianisme & sans humanité ? Cela ne conviendrait guere à des soi disans Liberateurs de la patrie, restaurateurs de la liberté, reparateurs de la Nation66 » ; certes, il peut y avoir des excès individuels « mais cette cruauté de quelques particuliers ne doit point flétrir le Corps de la Nation soulevée »67. Entraînés parfois malgré eux par « ces Messieurs les pretendus Liberateurs »68, et en face des troupes impériales grossies de mercenaires et autres soudards, les Hongrois, souvent des coreligionnaires de Gueudeville, conservaient des principes d’humanité qui honoraient leur confession. Du moins était-ce ce que notre auteur voulait accréditer pour sauver la réputation du corps dans son ensemble.

16En 1709-1710, alors que les Mécontents accumulent les désastres militaires et que toutes les apparences sont contre eux, Gueudeville, une fois de plus, tout en condamnant radicalement la guerre d’indépendance, trahit la difficulté qu’il a à accorder le fait et le droit. « Je ne dirai point, que les armes des Hongrois sont légitimes, c’est à eux à se faire justice là-dessus69 » ; et un peu plus tard : « Mettons d’un côté leurs plaintes bien ou mal fondées, je n’entre point là-dedans70. » Son embarras l’amène in fine, tout en maintenant sa thèse sur l’insincérité de dirigeants manipulés par la France, à conclure de façon assez platement pragmatique et alors que l’échec de la guerre des Hongrois ne fait plus guère de doute dans l’opinion européenne, que l’enjeu n’en valait pas la chandelle. Les Hongrois auraient dû être instruits par ce que leur avait coûté de sang leurs multiples révoltes au siècle dernier, et ne pas se lancer dans une nouvelle aventure. Ils ont à nouveau accumulé les ruines dans leur pays, sans aucun bénéfice. Ne valait-il pas mieux s’arrêter à cette maxime, qui est un des grands fondements de la tranquillité publique : « Il faut souffrir patiemment dans la société, lorsque le remède serait pire que le mal71. » Mais comment savoir à l’avance que l’on court à l’échec ? Quand les Hollandais se sont révoltés contre Philippe II, étaient-ils assurés de la victoire ? Et Gueudeville qui critique souvent l’opiniâtreté de Léopold dans les négociations, se félicite de celle du roi d’Espagne qui, en refusant tout compromis, a obligé les Hollandais à la lutte ouverte, sans laquelle nous « n’aurions pas le plaisir de vivre sous un doux gouvernement »72. Au bout du compte, la parole est au champ de bataille et après la diète d’Onod qui a détrôné le Habsbourg, notre auteur conclut cyniquement ou de façon réaliste que si celui-ci a les forces suffisantes, la déchéance prononcée ne lui fera pas grand mal :

Il ne s’agit pas ici de plaidoirie. Sa Majesté Impériale plaide sur le fait : ses canons sont ses preuves, ses troupes sont ses témoins, ses généraux sont ses rapporteurs, ses forces sont ses pièces et, si la fortune de la guerre joue en sa faveur, l’arrêt du tribunal d’Onoth ne lui fera point de mal73.

La raison du plus fort devait être la meilleure.

17L’Esprit des Cours de l’Europe témoigne excellemment des ambiguïtés de la presse d’expression française imprimée aux Provinces-Unies. Combattre pour le droit naturel partout en Europe, sauf en Hongrie, prendre fait et cause pour les Camisards mais abandonner finalement les réformés hongrois à l’intolérance de Vienne, défendre la légitimité des souverains et leur droit inaliénable à régner tout en encensant Guillaume III, telles sont les contradictions auxquelles Gueudeville dut faire face au prix de quelques contorsions et de quelques falsifications de la réalité. Sa position n’est pas originale. Son ami Pierre Bayle refuse lui aussi le droit de résistance des peuples et n’a aucune sympathie pour les Hongrois révoltés. La ligne défendue dans le périodique procède d’une évaluation réaliste des dangers encourus par l’Europe au début du xviii^e siècle. La menace première était celle de l’impérialisme français et des ambitions de Louis XIV et cela valait bien la mise en veilleuse de quelques principes ou théories politiques que l’on n’oubliait pas et qui mériteraient d’être à nouveau défendus et illustrés lorsque la conjoncture le permettrait. D’autre part, vu de La Haye, le destin de l’Europe se jouait sur la frontière septentrionale de la France, aux Pays-Bas, sur le Rhin, en Espagne et en Italie aussi, bien plus que dans les étendues danubiennes à l’est de Vienne. Cet éloignement nuisait peut-être moins à la connaissance que les médias du temps avaient de la situation hongroise, qu’à une véritable prise en compte du poids politique que la Hongrie pouvait revendiquer dans le concert européen. Si la guerre d’Indépendance fit beaucoup pour sensibiliser les pays d’Europe occidentale aux réalités hongroises, son échec ne donna pas au royaume devenu possession héréditaire des Habsbourg un ticket d’entrée dans le monde diplomatique européen et l’univers des chancelleries. Confusément parfois, la presse française d’opposition imprimée aux Provinces-Unies sentait que le moment n’était pas encore mûr pour reconnaître sans ambiguïté le fait national hongrois, d’autant plus qu’il semblait confisqué par une classe nobiliaire pour laquelle les intellectuels bourgeois réfugiés n’avaient aucune sympathie.