1Si les affaires de Provence sont riches en enseignements, c’est d’abord parce que notre approche décentrée des troubles de la Ligue nous amène, de manière empirique, à préciser ou nuancer quelques jugements historiographiques sur certains des acteurs étudiés.

L’ambivalence partagée entre conservatisme et opportunisme

2On peut faire une première remarque d’ensemble concernant le pragmatisme des acteurs que nous avons pris en compte. Ce pragmatisme se manifeste d’abord par l’absence totale de mobiles religieux dans certaines mobilisations. Ainsi, les choix stratégiques d’un André Hurault de Maisse, suivi par Henri IV, tournés tant vers des puissances catholiques, protestantes, que musulmanes, témoignent de la volonté de faire feu de tout bois pour prendre l’avantage dans le conflit. Il en va de même pour Ferdinand de Médicis, que l’on voit soutenir tour à tour ligueurs ou royalistes, catholiques ou huguenots, ceci à des fins stratégiques. Pour ces acteurs, il n’est certainement pas pertinent de parler de guerres de Religion. L’autonomisation de la raison politique, observée à la même époque dans le règlement des conflits de religion, semble décliner, pour certains acteurs, sur la scène internationale1.

3Même pour les catholiques plus intransigeants, du roi d’Espagne aux ligueurs, dont le but final reste la lutte contre l’hérésie, opportunisme et réalisme sont aussi de mise. Cela implique de multiples reconfigurations des objectifs politiques et stratégiques, des changements d’alliance, parfois spectaculaires, et occasionnellement au prix de l’impératif religieux. Au-delà des accommodements avec l’Infidèle, les ambiguïtés du trio Besaudun-Chrétienne d’Aguerre-Casaulx en 1591-1592 nous donnent un exemple, rare mais incontestable, de ce que l’objectif politique antisavoyard a pu prendre le pas sur l’objectif religieux antiroyaliste.

4Cette souplesse partagée aboutit à une logique observable chez la plupart des acteurs : une articulation entre la plus grande prudence et la volonté d’accroissement. Certes, le ratio entre ces deux tendances varie en fonction des acteurs, mais tous se situent dans cette ambivalence. Une telle dualité, selon nous, peut se comprendre par certains héritages de la réflexion politique issue des guerres d’Italie : les travaux de Guichardin et de Machiavel allient, dans différentes proportions, conservatisme et opportunisme2 ; et au-delà de ces héritages, il faut voir dans cette dualité l’influence concomitante du conservatisme néostoïcien et du volontarisme des cultures nobiliaire, marchande et humaniste3. De même, les penseurs politiques de la fin du xvi^e siècle insistent justement sur la synthèse entre ces deux tendances, conservatrice et opportuniste. Un tel projet est au cœur des réflexions d’un Juste Lipse ou d’un Giovanni Botero4, et ce n’est pas un hasard si ces deux auteurs sont des contemporains des affaires de Provence. Avec ces clés de lecture, il est possible de comprendre les logiques contrastées que nous avons mises au jour.

Ferdinand de Médicis : au-delà des préventions antisavoyardes et antiespagnoles

5Les rares historiens italiens qui se sont intéressés aux interventions de Ferdinand de Médicis en Provence y ont vu essentiellement une entreprise antisavoyarde et antiespagnole, dans une logique de rivalité avec Turin, et de défense contre l’hégémonisme supposé de Philippe 115. Cette perspective, liée à la défense des libertés d’Italie et relevant d’une logique de conservation, est incontestablement avérée ; nous en avons montré l’importance, de manière plus détaillée que ce qui avait été fait auparavant. Mais nous pensons également avoir mis en évidence le fait que le jeu toscan en Provence fut bien plus ouvert qu’une simple logique conservatrice.

6Les indices accumulés nous permettent d’abord de dire que le grand-duc a cherché à s’imposer à Henri IV comme auxiliaire incontournable de la politique royale en Provence, notamment dans le choix de diverses orientations stratégiques. Du côté toscan, l’expérience de l’amitié avec Henri IV a non seulement poussé jusqu’au bout la logique de l’intérêt partagé6, mais elle a aussi été le cadre d’une évidente tentative de manipulation de l’interlocuteur.

7Par ailleurs, nous avons montré que Ferdinand a eu des ambitions territoriales sur la Provence, convoitant sans doute des places maritimes comme Saint-Tropez. Bien plus, il a indirectement défendu les prétentions de la maison de Lorraine sur la province, dans la perspective d’un possible démembrement du royaume. La grande-duchesse Christine a sans doute joué un rôle actif dans cette inflexion de la politique de son époux. Il semble donc qu’il faille nuancer les conclusions d’Elena Fasano Guarini lorsqu’elle affirme que les prétentions lorraines n’étaient qu’un prétexte servant à justifier, aux yeux de l’Espagne, les interventions en Provence7. Parallèlement, ces remarques nous permettent d’entrevoir un volet indirect de l’ambitieuse politique lorraine dans les années 1590, volet florentin que Louis Davillé n’avait pu étudier en raison d’un corpus limité aux archives de Meurthe-et-Moselle8.

8Ainsi, face aux affaires de Provence, la ligne de conduite de Ferdinand n’a pas uniquement consisté à gérer les risques savoyard et espagnol. Sa logique a également été celle de l’occasion à saisir, d’un opportunisme qui se manifeste jusque dans le règlement de l’affaire du château d’If en 1597-1598. Plus qu’une simple ouverture vers la France, la politique toscane, dans cette dernière phase, ressemble davantage à l’expérimentation d’un jeu de bascule entre les deux rois. L’articulation entre perspective d’accroissement et perspective de conservation est ici parfaitement illustrée.

Charles-Emmanuel de Savoie : pouvoir de la diplomatie et apprentissages du réalisme

9C’est une réévaluation sensiblement différente qu’il faut apporter à notre appréciation de la politique savoyarde dans les affaires de Provence. Ici, au contraire, les historiens ont insisté sur les ambitions importantes de Charles-Emmanuel9, et sur des moyens qui n’étaient pas à la hauteur de telles ambitions, ce qui a mené à l’échec10. Nous pensons pouvoir, sinon nuancer, du moins préciser un tel tableau.

10D’abord, si l’on peut suivre Pierpaolo Merlin sur l’idée selon laquelle l’hyperactivité de sollicitation de Charles-Emmanuel révèle sa faiblesse et la dépendance à l’égard du bon vouloir romain et espagnol, on ne peut s’en tenir à cette observation. Car nous avons montré que c’est cette hyperactivité, souvent mise en œuvre avec habileté, qui a permis, dans une certaine mesure, au duc de Savoie, d’ouvrir des voies à son ambition. L’instant 1589-1590, et la manière d’exploiter la multipolarité délibérative espagnole, est à cet égard un véritable cas d’école. Nous rejoignons donc Daniela Frigo et Matthias Schnettger sur l’idée selon laquelle les « petits États » de l’Europe moderne trouvent dans la diplomatie un moyen de subsistance qui compense leur faiblesse11 ; mais on voit avec la politique savoyarde que le bénéfice possible à tirer de cette diplomatie est plus important qu’une simple survie. En effet, l’hyperactivité diplomatique est aussi l’instrument d’une politique de grandeur. Avec l’expérience savoyarde, on peut mettre au jour, chez les acteurs de l’époque, la croyance, parfois justifiée, en un pouvoir de la diplomatie, capable, avec l’aide des circonstances, de changer l’ordre politique international. De la part des Savoyards, l’exercice de ce pouvoir de la diplomatie se manifeste aussi dans les relations avec les Provençaux, avec un pragmatisme et un réalisme incontestables, au regard du changement d’alliances d’octobre 1591

11Par ailleurs, les objectifs politiques du duc de Savoie en Provence étaient beaucoup plus ouverts qu’une simple annexion territoriale de la province. Divers projets alternatifs, notamment républicains, induisant une forme de domination plus souple, semblent avoir été envisagés, car sans doute perçus comme étant plus réalistes et plus adaptés aux attentes des Provençaux. De plus, la politique provençale du duc de Savoie ne se limita pas à l’intervention de 1590-1592 : l’observation de l’année 1593 nous a permis de voir un effort pour concilier opportunisme et perspective défensive. Il y a peut-être ici une dynamique d’apprentissage du réalisme qui a été occultée, dans l’historiographie, par la dimension flamboyante de la personnalité et des rêves de grandeur de Charles-Emmanuel.

12Ainsi, la logique politique du duc de Savoie ne semble pas si exceptionnelle et irréaliste que ce qu’on pourrait croire à première vue. Comme Charles III et Ferdinand de Médicis, mais avec davantage de visibilité qu’eux, le duc de Savoie s’est engouffré dans les possibilités offertes par les troubles de France. Face à l’option, alors réaliste, d’un démembrement du royaume, tous trois ont cherché à en tirer un certain profit, quitte à mettre en cause l’ordre de la société des princes.

13À propos du rôle de la Savoie dans les affaires de Provence, un autre élément essentiel doit être souligné : si Charles-Emmanuel fut l’acteur central de cette aventure politique, il s’agit aussi d’une aventure collective. Les ambassadeurs et divers conseillers du duc secondèrent, souvent avec efficacité, les projets et offensives diplomatiques de leur maître ; et pour certains, ils contribuèrent à façonner la stratégie même de Charles-Emmanuel. Le rôle essentiel d’Andrea Provana de Leini, comme agent hyperactif et comme conseiller influent, de même que les contributions de Panigarola ou de Martinengo, montrent au plus haut point que la politique savoyarde ne peut être comprise en se limitant à l’étude de l’individu Charles-Emmanuel. Il importe au contraire de restituer le fonctionnement délibératif d’un État princier marqué autant par la recherche d’efficacité que par des logiques curiales.

Les Provençaux : politisation et liberté

14Certains acteurs provençaux ont, eux aussi, expérimenté la remise en cause de l’ordre politique habituel. Pierre-Jean Souriac a mis en évidence l’autonomie de fait des institutions provinciales en matière de logistique au moment des troubles de la Ligue12. Cette autonomie, nous l’avons vue, dans le cas provençal, s’exercer en matière de géopolitique. Dans ces initiatives, la municipalité marseillaise a été très active, mais les pouvoirs provinciaux ont eu également un rôle crucial. Le notaire aixois Gaspard Alphéran ne s’y trompe pas lorsque, dans son histoire de Provence, écrite en 1598, il rend hommage aux États et aux procureurs du pays, pour avoir gouverné la province à travers toutes les turbulences13.

15Au-delà des liens déjà connus avec la Savoie et l’Espagne, nous avons mis en évidence des sollicitations et des tentatives d’accommodement adressées à la Toscane, à la papauté, à la Lorraine, à Gênes et aux gouvernements ottomans du Maghreb. Si on prend en compte les démarches royalistes, il faut ajouter la république de Venise. Ainsi, les Provençaux ont vu leur espace d’action politique se décloisonner, de manière inédite, sans que cette ouverture se fasse sous la tutelle du pouvoir royal, d’ordinaire incontournable en matière de relations extérieures.

16Ces mobilisations exceptionnelles ont le plus souvent été motivées par la recherche d’un soutien logistique dans le conflit local entre ligueurs et royalistes. Il s’agissait donc essentiellement de logiques de subsistance matérielle. Mais parfois, ces mobilisations se sont colorées d’une certaine subversion politique. Avec une grande variabilité d’objectifs, certains acteurs ont profité de la situation confuse pour en tirer un gain politique. Ces objectifs n’avaient sans doute rien d’un programme politique défini à l’avance14 ; il s’agit plutôt d’une découverte empirique des potentialités offertes par la situation de permissivité. La protection savoyarde, en 1589-1590, a été certainement vécue comme une proclamation de liberté par les nobles, et l’occasion pour les pouvoirs municipaux de rabattre la morgue du parlement d’Aix. À la croisée du « devoir de révolte », du legs monarchomaque et de l’autonomisme municipal15, le processus de 1589- 1590 a été un coup violent contre l’autoritarisme royal.

17Dans l’immense majorité des cas, l’expérience de liberté, même subversive, n’a pas porté atteinte à la fidélité à la couronne de France, même si celle-ci a souvent été mise en débat pour stigmatiser l’adversaire. L’unique projet clairement sécessionniste à l’égard du royaume fut celui élaboré en secret par la comtesse de Sault et son entourage en 1591. Au-delà des tendances antiabsolutistes déjà citées, ce projet fut sans doute une des rares actualisations des « virtualités républicaines de la Ligue16 », pensée avec réalisme sur le modèle génois. La municipalité marseillaise sous la domination de Casaulx, quant à elle, chercha aussi à tirer un profit de la situation en négociant avec Mayenne une réactualisation de ses anciens privilèges. Le projet de protection espagnole de 1595, protection peut-être appelée à durer, devait permettre de conserver ces gains politiques le plus longtemps possible, quitte à basculer définitivement dans l’Europe espagnole. Ici aussi, avec la référence à Lucques, nous avons pu constater l’attraction exercée par les modèles républicains. Cette attraction, au-delà du contexte ligueur, était sans doute une conséquence de l’humanisme civique des acteurs et de leur proximité géographique et culturelle avec l’Italie.

18Ce serait adopter une perspective téléologique que de qualifier ces projets de chimériques. La vision d’ensemble dont nous disposons, complétée par les regards italiens et espagnols, nous permet de prendre la mesure du cataclysme politique que les contemporains ont eu conscience de traverser. Dès lors, toutes les possibilités étaient rationnellement envisageables, y compris le démembrement du royaume. Penser des options politiques en fonction de cette hypothèse n’avait rien d’irréaliste du point de vue des Provençaux. Charles III, Ferdinand et Charles-Emmanuel avaient exactement la même approche.

19Mais finalement, en deçà de ces quelques projets, si l’expérience de liberté des Provençaux a été subversive, c’est parce que pendant des années, les pouvoirs locaux ont pris l’habitude de débattre en matière diplomatique et d’agir sur la scène internationale hors de la tutelle étatique. Cette politisation inédite rompt avec les horizons limités tels que nous les avions cernés pour les années 1580. Outre son aspect subversif, une telle politisation a été porteuse d’un apprentissage, celui de la spécialisation nécessaire en matière de démarches diplomatiques. La composition des différentes députations, de plus en plus soucieuse de l’expérience des négociateurs, nous l’a bien montré.

20Enfin, même si notre approche nous a amenés à donner la priorité aux motivations collectives, nous avons pu mettre en évidence la spécificité de logiques individuelles : la quête de pouvoir, les stratégies de survie face aux troubles, l’appât du gain, les rivalités interpersonnelles, les appréciations différenciées de la situation, éclairent les trajectoires sinueuses et parfois ambiguës de la comtesse de Sault, du comte de Carcès, du sieur de Ventabren, d’Honoré de Laurens, de Charles Casaulx ou de Forbin de Bonneval.

Henri IV et ses serviteurs, ou la conservation au travail

21En miroir des expériences opportunistes florentine et savoyarde, ou de l’expérience de liberté provençale, la politique henricienne donne l’image d’une logique entièrement dédiée à la conservation. Cette logique a un volet stratégique et un volet moral, dont nous devons à présent résumer les grandes lignes.

22Dans son ouvrage récent, Hervé Le Goff a reproché à Henri IV de ne pas avoir saisi l’importance stratégique de la Bretagne, dans le bras de fer qui se jouait entre Philippe II et Elisabeth17. On peut difficilement adresser le même grief au Bourbon en ce qui concerne la Provence. Le sort de cette province, et particulièrement de Marseille, semble avoir été une des préoccupations stratégiques les plus importantes du roi de France. Pour Henri IV, la guerre de la Ligue n’a pas seulement été la conquête de la couronne, elle a aussi été la lutte pour la défense du territoire du royaume, et la Provence exprime cet impératif au plus haut point. Pour faire face à cette situation, le roi et ses serviteurs, ayant parfaitement compris que les affaires de Provence étaient une question européenne, ont misé sur l’intervention de toutes les puissances qui pouvaient craindre les ambitions espagnoles ou savoyardes sur la province. D’où une activité diplomatique frénétique, dont André Hurault de Maisse, depuis Venise, fut incontestablement la cheville ouvrière. La position géographique de Maisse explique sans doute les deux directions de son activisme : l’Empire ottoman et l’Italie.

23Vis-à-vis de l’Empire ottoman, on a joué sur l’ancienne amitié entre les deux couronnes. Mais ce registre n’allait pas de soi, tant les relations s’étaient dégradées depuis les années 1570. À cet égard, les affaires de Provence ont sans doute joué un rôle essentiel dans le rétablissement de l’alliance franco-ottomane sous le règne d’Henri IV. Cette vérité historique, rapidement suggérée en 1986 par Michel Lesure18, a été oubliée par la plupart des historiens qui se sont penchés après lui sur les relations entre les rois de France et les sultans.

24En direction des puissances italiennes, la diplomatie française a vécu une expérience en partie inversée par rapport à celle des guerres d’Italie. Alors que sous les règnes de François 1^er et d’Henri II, la menace de l’hégémonie espagnole justifiait les interventions françaises dans la péninsule, ce discours a dû être adapté pour inciter les États italiens à intervenir directement ou indirectement sur le territoire français au secours du parti royaliste. Ainsi, les affaires de Provence ont permis, pour la diplomatie française, d’explorer les potentialités défensives et conservatrices du discours anti-Habsbourg. Il y a ici une dynamique d’apprentissage qui a rarement été soulignée par les historiens. Cette dynamique permet pourtant, croyons-nous, de mieux comprendre la coloration conservatrice du discours hégémonique français observée au début du xvii^e siècle19.

25Cette expérience d’inversion par rapport au temps des guerres d’Italie fut sans doute également très forte dans la perception que la diplomatie henricienne eut des relations entre les ligueurs provençaux et les princes catholiques étrangers. Depuis le XV^e siècle, la France avait fait sienne la rhétorique de la protection pour justifier son impérialisme en Italie et en Allemagne20 ; or, cette rhétorique s’est retournée contre elle durant les affaires de Provence. Henri IV et ses serviteurs ont été brutalement confrontés à ce que la protection avait de subversif : la désobéissance des sujets et la possible usurpation des princes étrangers. Ici aussi, une certaine tradition a été ébranlée : la perspective défensive a dû amener le pouvoir français à moduler son point de vue et son discours sur la pratique de la protection, en condamnant son illégitimité. Des jalons discursifs essentiels ont sans doute été posés, dans la rhétorique et les conceptions de la diplomatie française, vers une définition conservatrice de l’ordre international.

Pour une réévaluation des objectifs et des méthodes du duc de Mayenne

26Il est particulièrement intéressant, parallèlement à la politique henricienne, de mettre en évidence les logiques propres à son principal rival, chef de la France ligueuse, le duc de Mayenne. Malgré son rôle crucial entre 1589 et 1595, le personnage reste peu connu, et le travail d’Henri Drouot, publié en 1937, sur les liens entre le prince lorrain et la Bourgogne, fait figure d’unique travail de référence et d’autorité. Fauteur y décrivait un personnage ambitieux mais médiocre, hésitant et velléitaire, qui, en voulant à la fois obtenir la couronne de France et s’assurer le gouvernement héréditaire de la Bourgogne, échoua dans tous ses objectifs21. Si nous pouvons suivre Henri Drouot sur l’ambition de Mayenne, nos propres observations nous amènent à nous inscrire en faux contre le reste de son jugement.

27Posons d’abord la question des objectifs du chef de la Ligue dans les affaires de Provence. Toute sa politique, telle que nous avons pu l’observer en 1589- 1592, tendit à faire en sorte que les ligueurs de Provence bénéficient du secours savoyard, sans pour autant que Charles-Emmanuel puisse y assouvir ses ambitions. Cette logique permit à Mayenne non seulement de soutenir la lutte contre les royalistes, mais aussi de se conformer aux obligations de sa charge de lieutenant général, soucieux de préserver le territoire français et de ne pas passer pour un sbire de l’étranger. Servant le camp catholique tout en préservant sa réputation, Mayenne menait en Provence une politique au service de ses convictions religieuses et de ses ambitions politiques : cette politique devait contribuer à constituer l’image d’un candidat crédible à la couronne de France. Parallèlement à cela, sur un versant officieux, conserver la Provence sous son influence lui permettait d’être crédible lorsqu’il offrait secrètement cette province à Philippe II, en échange du soutien espagnol pour l’élection royale.

28Ces logiques complexes ne traduisent pas pour autant un caractère hésitant. Nous pensons simplement que, comme Ferdinand de Médicis, Charles-Emmanuel, Charles III de Lorraine et de nombreux acteurs provençaux, Mayenne eut une politique dont les objectifs n’étaient pas exclusifs. Face à une situation extrêmement complexe, le chef de la Ligue a fait en sorte de tenir en équilibre risques et opportunités, d’avoir en main le plus d’atouts possibles en vue de la sortie de crise. À ces fins, les pratiques mises en œuvre pour être influent en Provence témoignent d’une certaine inventivité pour remédier à un manque de moyens humains et financiers.

29En effet, contrairement à la Bourgogne22, la Provence n’est pas une province dans laquelle Mayenne a pu s’appuyer sur une clientèle très ancienne, acquise par tradition familiale. L’éloignement géographique a encore amoindri sa capacité d’intervention directe. Il a donc fallu optimiser les bénéfices à tirer du lien familial avec Carcès, afin de profiter du réseau politique de ce dernier. Surtout, Mayenne a dû trouver une solution pratique pour résoudre ses impératifs contradictoires : tout en écrivant lettre sur lettre pour solliciter le secours de Charles-Emmanuel, le chef de la Ligue s’est révélé habile dans l’art du coup indirect pour saper la stratégie ambitieuse du Savoyard.

30D’abord, Mayenne a sans cesse repoussé une reconnaissance officielle de l’autorité de Charles-Emmanuel en Provence, tout en promouvant, en sous-main, Carcès aux charges convoitées par le duc de Savoie. Ce procédé, à moyen terme, a complètement délégitimé la présence personnelle de Charles-Emmanuel en Provence. De plus, les agents de Mayenne, que ce soit en Provence, à Rome ou à Madrid, ont systématiquement dénigré l’intervention savoyarde. Roissieu, Jeannin, Rochefort et le cardinal de Sens nous en ont donné de nombreux exemples. Le crédit de Charles-Emmanuel, au plan local comme au plan international, s’en est trouvé considérablement affaibli.

31L’inventivité stratégique de Mayenne ne s’est pas limitée à cette politique antisavoyarde. Comme Henri IV et ses serviteurs, Mayenne, lui aussi, a déployé un certain activisme diplomatique, au-delà de la Savoie, pour aider les catholiques provençaux. Nous l’avons vu, de manière peu surprenante, faire appel à la papauté et à l’Espagne ; mais il n’a pas hésité, également, à intercéder en faveur des Marseillais auprès de la Sublime Porte. Dépassant la posture antiottomane de son parti, le chef de la Ligue s’est placé dans la continuité de l’« amitié impie » entre François 1^er et Soliman !

32Le même pragmatisme a été mis en œuvre dans les relations avec les Provençaux. Pour conserver leur respect et leur obéissance, Mayenne n’a pas eu d’autre choix que d’être tantôt laxiste, tantôt complaisant. Laxiste, car il n’a jamais ouvertement réprimandé les Provençaux de la désinvolture qui les avait fait appeler Charles-Emmanuel. Complaisant, puisque à partir de 1592, il a donné satisfaction à la plupart des exigences de Casaulx dans le sens d’une restauration des privilèges de Marseille. La permissivité politique des ligueurs provençaux n’a donc trouvé que très peu d’opposition de la part de Mayenne, si ce n’est une opposition passive, par le refus d’entériner le commandement remis par le parlement à Charles-Emmanuel. À l’encontre de la vision générale d’Éric Gojosso et de celle d’Henri Drouot à partir de la Bourgogne, il est difficile de dire que le chef de la Ligue, dans sa politique provençale, fut le continuateur de l’autoritarisme des Valois23. Sa ligne de conduite a bien davantage joué le jeu de la monarchie mixte et contribué à creuser la dimension délégitimante de l’expérience ligueuse.

33En somme, notre étude tendrait à justifier une certaine réhabilitation de ce personnage complexe que fut le duc de Mayenne. Réhabilitation d’abord parce que la logique non exclusive de sa politique permet de comprendre ce qui pourrait paraître comme une conduite hésitante ou velléitaire. Réhabilitation aussi parce que la méthode pour faire face à ces objectifs révèle une habileté politique certaine, le succès indéniable de Mayenne ayant été de profiter du secours savoyard tout en faisant efficacement obstacle aux ambitions de Charles-Emmanuel.

34Au-delà de ce premier cercle d’acteurs qui furent au cœur des affaires de Provence, d’autres puissances, moins directement concernées, nous ont donné à voir des lignes de conduite extrêmement nuancées. L’apport historiographique, qu’il concerne l’Espagne, la papauté ou bien Venise, n’est pas négligeable.

L’Espagne : une prudence à redéfinir

35En étudiant la politique de Philippe II à l’égard des affaires de Provence, nous avons d’abord voulu sortir des apories sur la question de la diplomatie confessionnelle24. Si nous ne nions pas du tout la primauté des motivations religieuses, les objectifs stratégiques et politiques du roi d’Espagne méritent d’être étudiés pour eux-mêmes. Ils permettent une approche renouvelée de la vision des troubles de France depuis Madrid, quand la synthèse de Valentin Vasquez de Prada, très centrée sur les événements parisiens, ne consacre que quelques lignes aux affaires de Provence25.

36Nos observations ont, dans un premier temps, confirmé le lieu commun historiographique du roi prudent, animé par une logique conservatrice26 : soucieux de leur réputation et sensibles aux revers de fortune, Philippe II et ses ministres refusèrent de cautionner les projets aventureux du duc de Savoie. En 1590, si l’intervention savoyarde fut acceptée, ce ne fut que sous la pression des événements, dans une dynamique favorisée par la décentralisation de la décision, et avec l’espoir que Charles-Emmanuel, parce que ses moyens étaient limités, n’irait pas bien loin. Dans ce contexte, la tentative d’imposer à Charles-Emmanuel des conditions pour son intervention en Provence a été pour les Espagnols un laboratoire de la fabrique de normes internationales contre la dynamique du désordre.

37Mais à partir de 1591, un certain opportunisme semble s’être réveillé au sein du gouvernement de Madrid. Peut-être s’agit-il d’une manifestation du tacitisme qui marque la pensée politique espagnole à cette époque27. À coté d’une tendance à la prudence toujours bien présente, les Espagnols ont essayé d’obtenir des Provençaux la cession d’une place maritime ; ils ont aussi songé à profiter des victoires de Charles-Emmanuel. Même le coup toscan au château d’If, sévèrement jugé comme un affront à la couronne d’Espagne, a été vu comme l’occasion d’acquérir une place stratégique. Dans cette phase, la monarchie espagnole a appris à réévaluer les initiatives des outsiders, qu’il s’agisse du duc de Savoie, de Ferdinand de Médicis ou des Provençaux. Elle a expérimenté la possibilité de s’appuyer sur ces initiatives pour mieux contrôler la route hautement stratégique entre Barcelone et Gênes. Durant cette phase, Philippe II et ses ministres, sortant d’une logique exclusiviste, ont tenu à mettre en équilibre risques et opportunités.

38Mais vers la fin de l’année 1591 et le début de l’année 1592, la tendance s’est nettement inversée : Philippe II en est revenu à une maxime prudente, tournant qui doit être mis en relation avec ce que José Javier Ruiz Ibânez a observé pour l’ensemble de la politique française de l’Escurial à partir de 159228. Dans ce nouveau contexte, le projet de protection pontificale sur la Provence a été une nouvelle forme de la fabrique des moyens de canaliser le désordre européen.

39L’ultime épisode de 1595-1596 regagne alors en intelligibilité : il correspond à une réouverture éphémère de la perspective opportuniste29. La protection sur Marseille a permis d’espérer un gain stratégique considérable, et l’acquisition d’un port provençal est redevenue un objectif réalisable ; on s’est situé dans la continuité de l’apprentissage esquissé en 1591. La monarchie espagnole est allée plus loin dans l’intégration à ses propres stratégies de la marge de manœuvre et des aspirations des outsiders.

40Se dégage ainsi une logique politique espagnole empirique et aux objectifs fluctuants. On peut ainsi dépasser le lieu commun de la prudence espagnole, et insister sur les dynamiques d’apprentissage.

La papauté victime de sa surexposition

41Notre approche décentrée de la politique française des pontifes permet également de sortir des sentiers battus historiographiques. La vision classique est la suivante : l’antihispanisme de Sixte Quint et Clément VIII les a conduits progressivement à concilier lutte contre l’hérésie et lutte contre l’hégémonisme de Philippe IL Cette évolution a abouti à l’absolution d’Henri IV en 1595 puis à une médiation volontariste en faveur de la paix, Vervins étant la dernière grande paix européenne réalisée sous l’égide de la papauté30. Naturellement, rien dans nos recherches ne remet en cause cette lecture, mais nous sommes en mesure d’apporter des éléments de compréhension supplémentaires et jusqu’ici peu évoqués.

42D’abord, une première observation s’impose. La fin du pontificat de Sixte Quint nous montre à quel point ce pape s’est trouvé dans une position contradictoire. Son rôle de chef spirituel de la Chrétienté l’a amené à être sur-sollicité par les acteurs catholiques faibles (Charles-Emmanuel ou les Provençaux), qui espéraient profiter de son autorité morale et de ses ressources de prince temporel. À l’inverse, il s’est exposé aux critiques de Venise et des catholiques royalistes français, qui ont voulu le contraindre à la neutralité supposément imposée par son rang pastoral.

43Dans ce contexte, la prise de protection des villes d’Arles et de Marseille par Sixte Quint, puis l’autorisation, même restrictive, donnée à l’intervention savoyarde, montrent bien, chez ce pape, la survivance d’un certain idéal de théocratie pontificale, avec ses implications concrètes. Le magistère spirituel devait pouvoir prendre des formes institutionnelles et politiques ; et l’initiative ne fut peut-être pas dénuée d’arrière-pensées d’ambitions territoriales. Ici aussi, la perspective du possible démembrement de la France a suscité des appétits. Naturellement, la tension entre opportunisme et conservatisme est observable dans la politique de Sixte Quint comme dans celle des autres princes, puisque ces protections devaient aussi permettre de sauvegarder Avignon et de prévenir les ambitions espagnoles. Mais le refus des Marseillais et des Artésiens a aussi montré les limites de cette ambition pseudo-théocratique : dans le contexte de 1590 le statut particulier du pape n’a finalement pas rendu sa protection plus souhaitable que celle du duc de Savoie.

44L’observation des débuts du pontificat de Clément VIII nous amène également à certains renouvellements. En 1592, le pape Aldobrandini s’est montré bien en deçà du volontarisme quasi théocratique manifesté par Sixte Quint. Refusant d’arbitrer entre pro – et antisavoyards, refusant d’assumer le rôle de protecteur proposé par Philippe II, Clément VIII s’est cantonné à une attitude conservatrice, neutre et prudente, celle à laquelle Vénitiens et royalistes français voulaient cantonner Sixte Quint en 1590.

45Ces considérations donnent peut-être une nouvelle clé de lecture sur l’évolution du rôle diplomatique de la papauté à l’époque moderne. Au-delà d’un déclin causé par le rejet que suscitèrent les ingérences de certains papes du xvi^e siècle dans les affaires temporelles31, la mise en retrait des pontifes viendrait également de la prudence de certains d’entre eux, comme par exemple Clément VIII face aux affaires de Provence. Cette prudence, dans la neutralité médiatrice, résultait du refus de mettre l’autorité de Rome au service de l’intérêt politique des solliciteurs, un refus vu comme l’unique moyen de ne pas galvauder le magistère pontifical. Pour ajouter un élément de compréhension supplémentaire, on doit aussi remarquer que les papes n’avaient pas, de toute façon, les moyens matériels de répondre à cette situation de sursollicitation à laquelle les exposait leur magistère moral.

Venise : inquiétude différenciée et coups indirects

46L’intérêt et l’inquiétude de la Sérénissime concernant les affaires de Provence sont en soi une découverte : jamais l’historiographie n’avait souligné cette implication. Ici aussi, l’approche décentrée permet donc de sortir des sentiers battus autour du rôle de médiation de la République entre Henri IV et Rome32, pour nous confronter à des enjeux géostratégiques. Certes, avec les affaires de Provence, nous retombons aussi sur d’autres lieux communs historiographiques. D’abord, la mobilisation de 1590 contre les protections de Sixte Quint s’est inscrite dans la lutte contre les ingérences de la papauté au temporel. Par ailleurs, la République, au sujet de la Provence, s’est surtout inquiétée du supposé hégémonisme espagnol. Par le jeu des interactions stratégiques, Venise considérait le sort de Marseille, en particulier, comme déterminant pour tout le reste de l’Italie. S’il n’y a pas de surprise du côté des motivations, on peut faire d’autres observations plus originales, concernant d’une part la perception des risques, et d’autre part les stratégies de mobilisation mises en œuvre.

47Sur le premier point, la comparaison avec la perception française est éclairante : alors que Hurault de Maisse et Henri IV ont souvent eu une vision alarmiste de la situation en 1590-1591, les observateurs vénitiens ont formulé des appréciations beaucoup plus nuancées et fluctuantes. En dehors de quelques pics d’inquiétude (comme au printemps 1590), la République n’a jamais cédé à la panique, et s’est montrée capable de hiérarchiser les risques de manière rationnelle. Si Venise, au tournant des xvi^e et xvii^e siècles, est une « République inquiète33 », c’est dans le cadre d’une certaine économie de l’inquiétude : l’attention constante aux désordres du monde exige une certaine souplesse dans la reformulation des risques, en fonction des aléas des situations. Cette agilité, nous l’avons vu, se fonde aussi sur un effort particulièrement sophistiqué pour comprendre ce qui se joue en Provence : le personnel vénitien s’est souvent montré le plus apte à relever le défi intellectuel des affaires de Provence.

48Quant à la méthode d’action, Venise nous donne un autre exemple, à côté de Mayenne et de Ferdinand de Médicis, de maîtrise du coup indirect. Avec cette particularité : de la part de Venise, les coups indirects sont uniquement diplomatiques. En 1590, pour atteindre l’Espagne ou la Savoie, la République ne s’est jamais directement mobilisée contre Philippe II et ses agents, ni même contre Charles-Emmanuel : la courroie de transmission de la politique vénitienne a été la papauté. C’est une des stratégies de « l’art de la prudence34 », qui se révèle ici, avec les succès mitigés qu’elle a rencontrés.

L’ouverture du désordre, ou la dynamique délégitimante

49Au-delà de ces bilans différenciés, il est nécessaire de tirer des conclusions plus fondamentales : que nous apprennent les affaires de Provence sur le fonctionnement politique de l’Europe moderne ? Il faut retenir une idée essentielle : l’Europe de la première modernité est un espace politique dans lequel certaines crises peuvent radicalement menacer l’ordre habituel des relations entre princes et des relations entre sujets et souverains. Elles résultent d’initiatives d’acteurs habituellement effacés, qui sont amenés à jouer un rôle de premier plan, et ce de manière extrêmement subversive, en appelant à leur secours des puissances étrangères. Ces crises constituent alors une mise à l’épreuve des pratiques politiques, pour tous les acteurs impliqués, de près ou de loin.

50Un premier élément de compréhension, fondamental, doit être évoqué : l’ouverture du désordre existe virtuellement, de manière chronique, même dans des situations de calme relatif sur la scène internationale. L’observation des années 1580 nous a bien montré tous ces éléments potentiels de déstabilisation : une surinformation permanente, des espaces stratégiques convoités par des princes ambitieux, des théories politiques valorisant l’expansion territoriale et la culture de l’occasion, d’autres princes susceptibles d’intervenir si leurs intérêts étaient menacés, une idée répandue de la malléabilité des frontières, des acteurs locaux ayant des intérêts parfois divergents de ceux du pouvoir central, des nobles qui, dans la logique de leur devoir de révolte, entretiennent des « intelligences » étrangères. Tous ces éléments sont comme le terreau préalable qui rend possible la crise, sans pour autant l’expliquer.

51Si ce potentiel s’actualise, c’est par la conjonction d’éléments radicalement inhabituels : une situation de déliquescence conjoncturelle de l’autorité centrale – symboliquement aggravée par l’idée d’interrègne –, l’affaiblissement extrême d’un parti, la Ligue provençale, qui ne peut plus envisager son secours que par une intervention extérieure. La légitimité de cet appel à l’étranger s’enracine dans une conception transnationale des solidarités politico-religieuses : le prince voisin est perçu comme un recours possible, tant pour la défense de la religion que de la liberté politique. À cela s’ajoute un événement contingent comme la mort d’un chef local, laissant un vide de commandement – nous pensons bien sûr à la mort de Vins. Les mobilisations inédites qui s’ensuivent sont souvent accélérées par des initiatives prises dans l’urgence, résultant d’une décentralisation de fait de la prise de décision. Elles entraînent d’autres mobilisations, car les conceptions stratégiques systémiques amènent à l’idée d’une collectivisation des risques : le problème des uns devient le problème de tous. S’ouvrent alors des situations nouvelles, dans lesquelles se formulent des projets rarement imaginés auparavant, se forment des alliances ambiguës, dans des cadres institutionnels inédits – pensons par exemple au pouvoir décerné à Charles-Emmanuel par le parlement d’Aix. Parmi ces situations nouvelles, nous avons souvent relevé la confrontation, plus ou moins longue, de la société des diplomates et des princes à des acteurs parfois sans grade, moins expérimentés dans le domaine des relations internationales.

52Ce dernier élément, de même que les initiatives d’acteurs faibles qui profitent de l’occasion pour réaliser leurs aspirations – parfois républicaines – sont autant de processus de délégitimation, parfois voulus, parfois involontairement induits par les faits et les situations. Ils renversent d’abord l’ordre international habituel, en donnant une importance inédite à des princes secondaires ou à des pouvoirs locaux ; mais ils subvertissent aussi l’État, en l’occurrence l’État royal français, en distendant les liens d’obéissance, en laissant entrevoir des alternatives qui font que l’ordre habituel perd de sa normalité, devenant par là plus facilement contestable. En cumulant toutes ces dynamiques, les affaires de Provence furent une crise internationale hautement délégitimante.

La reconfiguration des pratiques politiques, façonnées par le désordre

53Cette ouverture du désordre, et le contexte de permissivité qu’elle instaure, sont les deux clés de lecture essentielles pour comprendre la manière dont les affaires de Provence affectent les pratiques politiques.

54D’abord, les observateurs et les acteurs extérieurs sont confrontés à un défi intellectuel. Ce qui permet de prendre la mesure de ce défi, c’est le vocabulaire que ces observateurs emploient pour qualifier les affaires de Provence : une instabilité et une incertitude structurelles, une impression générale de confusion. Pour faire face à ce défi, les observateurs doivent être bien informés sur ce qui se passe en Provence, mais surtout comprendre ce qui s’y joue : un effort collectif d’analyse se déploie, à l’échelle européenne, dont le but est d’avoir l’appréciation la plus exacte, afin de prendre les décisions les plus efficaces. Dans leur souci de comprendre, au-delà de la mobilisation du lieu commun sur l’inconstance des Provençaux, les observateurs mettent en place des pratiques empiriques : description des événements afin de discerner l’état d’esprit et les motivations des Provençaux, identification des acteurs clés, collecte de documents destinés à servir de support à la compréhension. Ces pratiques constituent une précieuse étude de cas sur la prudence politique à la fin du xvi^e siècle, comme méthode de connaissance empirique d’une situation déroutante car inédite.

55La situation de désordre européen façonne également les adaptations en matière de stratégies de communication. Les tenants de l’ordre déploient, avec une efficacité aléatoire, toutes les stratégies rhétoriques possibles pour enrayer la dynamique délégitimante : condamnation de l’ambition, menaces et rites de hiérarchisation.

56De leur côté, les acteurs en position de faiblesse, ou bien les outsiders qui défient l’ordre international, doivent trouver un langage qui leur permette de contourner leur manque de moyens. La valorisation de l’ambition, la désinformation dans le sens d’un optimisme excessif, sont autant de ces stratégies. Dans la logique de sollicitation, certains déploient une inventivité particulière pour complaire à ce qu’ils supposent être l’horizon d’attente de leurs interlocuteurs. Le rituel de la « caresse », au cœur des relations politiques et sociales de l’époque moderne, doit être adapté à ces situations inédites. Ainsi, les Provençaux doivent perfectionner les procédés liés à la rhétorique de cour et aux rites des entrées princières, afin d’offrir à leurs interlocuteurs le miroir de la générosité, de la puissance et de l’héroïsme dans la lutte contre l’hérésie. Le personnel savoyard, quant à lui, adopte des stratégies plus proches de la « pratique » nobiliaire, multipliant, à l’égard de la papauté et surtout de l’Espagne, les offres territoriales. Or, plus la crise avance, plus les acteurs provençaux apprennent à faire usage de ces offres, et ce de manière de plus en plus sophistiquée. Parallèlement, on observe un processus inverse qui brouille les cartes des relations entre puissants et faibles. Les solliciteurs, provençaux et savoyards, expérimentent aussi un usage de stratégies de communication moins complaisantes : mettre les papes face à leurs obligations de Père commun, et aller même jusqu’à menacer les princes qu’ils sollicitent.

57Cette complexification – jusqu’à l’inversion – des registres de communication ordinaires, nous l’observons également dans le domaine des flatteries : l’importance stratégique de la Provence amène de nombreux acteurs extérieurs à vouloir s’attirer la bienveillance des Provençaux. Dès lors, les faibles deviennent progressivement les courtisés, et les puissants doivent inventer un langage et des mises en scène aptes à séduire ces acteurs nouveaux des relations internationales. Dans ces échanges se diffuse aussi une forme de délégitimation, qui brouille les codes d’un langage politique dans lequel chacun devrait rester à sa place.

La protection, ligne de crête du désordre européen

58Parmi les éléments de synthèse qu’il semble nécessaire de mettre en avant, nous voulons souligner l’importance de la pratique de la protection, comme clé heuristique des enjeux des crises que nous avons étudiées. Dans la culture politique de la première modernité, la protection apparaît comme une structure spécifiquement engendrée par la dynamique de crise35, et destinée à faire face aux situations d’incertitude.

59D’abord, la demande de protection est induite par le processus de la crise et de l’internationalisation : elle est l’expression directe des solidarités politico-religieuses qui transcendent, dans la culture de l’époque, les frontières étatiques, dans le cadre de la « république chrétienne ». Par ailleurs, nous avons pu interpréter nombre de ces demandes comme un rite de déférence destiné à poser les cadres d’une coopération avec un allié plus puissant, et dont les intérêts peuvent être divergents. À cet égard, elle construit un compromis symbolique et politique avec un partenaire inhabituel.

60Venons-en à l’intérêt que le lien de protection peut représenter pour les objectifs des différents acteurs. D’abord, il s’agit d’une structure mal définie, en conformité totale avec le vocabulaire politique de l’époque, souvent flou et polysémique36. Si bien que chaque situation de protection est particulière, comme le montre le catalogue jadis établi par Albert Cremer37. Une telle malléabilité permet de répondre à des situations très variées.

61Un autre avantage consiste dans le fait que la protection, comme nous l’avons souvent vu, permet de concilier des logiques politiques conservatrices et des logiques politiques d’accroissement. Parce qu’elle est neutralisante à l’égard d’ambitions extérieures, parce qu’elle permet de canaliser l’instabilité politique du protégé, tout en lui garantissant un soutien logistique, la protection peut être un garde-fou contre les « nouveautés », les « mouvements ». Mais elle laisse aussi espérer au protecteur une acquisition territoriale ou l’augmentation de son influence, et lui donne l’occasion de mettre en scène son charisme ; elle laisse espérer aux protégés un lien de domination plus souple que la sujétion, un lien davantage fondé sur l’obéissance conditionnelle. Pour ces raisons, la protection porte également en elle des virtualités d’accroissement du pouvoir, à quelque échelle que ce soit, et ce pour chacun des contractants. Or la plupart des acteurs jouant sur ces deux logiques – conservation et accroissement –, la protection leur donne la possibilité de concilier les tendances parfois contradictoires de leur politique. En cela, c’est une structure parfaitement adaptée à l’exploration des possibles à l’échelle internationale ; et elle s’inscrit dans une culture politique marquée, comme nous l’avons vu, par l’ambivalence entre conservatisme et opportunisme.

62Au-delà des objectifs politiques, la protection donne également un cadre formel et rhétorique à une alliance dont les membres n’ont pas la même puissance. Dans ce cadre, il s’agit pour les uns et pour les autres de flatter l’horizon d’attente de l’interlocuteur. Pour les acteurs faibles, la demande de protection est un rite de sollicitation destiné à présenter au « grand » l’image valorisante de la puissance et de la charité ; le même rite laisse aussi espérer au protecteur la possibilité de réaliser ses ambitions. Par ce procédé rhétorique, qui relève souvent de la tentative de manipulation, la protection se révèle parfois être un jeu de dupes, conscient et accepté par les contractants : elle exprime au plus haut point l’ambiguïté et la dimension manipulatrice des stratégies de communication déployées à l’occasion de la crise.

63Vue de l’extérieur, la pratique de la protection est sans doute ce qui inquiète le plus les observateurs. Perçue comme le prélude à une annexion territoriale, elle amène souvent à des contre-mobilisations. Mais la protection ne fait pas qu’inquiéter : elle interroge. Car il est nécessaire de percer à jour les intentions des contractants, de déterminer si les protégés ont l’intention de se donner, et si les protecteurs sont des prédateurs en puissance. Ces interrogations nécessitent de dépasser les a priori et de se documenter sur les relations qu’entretiennent les acteurs. La protection est donc aussi l’objet du défi intellectuel que constitue la crise.

Propositions pour la définition d’un certain modèle de crises internationales

64L’appel à un prince extérieur, et a fortiori la demande et la pratique de la protection, semblent donc être les éléments les plus saillants de la série de crises que nous avons étudiées. Ils en révèlent toute la complexité, qu’il s’agisse des motivations des acteurs ou de la reconfiguration des pratiques politiques.

65L’observation de la première modernité européenne nous donne à voir nombre de ces expériences, dont la dynamique est comparable à celle des affaires de Provence. Nous les avions évoquées en introduction ; revenons-y brièvement pour mieux y voir la similitude avec le sujet de ce livre. En 1551, en appelant à leur secours le roi de France, les princes luthériens du Saint-Empire suscitent l’appétit du Valois et la colère de Charles Quint ; mais cette alliance, fondée sur un jeu de dupes, tourne court et se termine sur une déception de part et d’autre38. Au même moment, la république de Sienne, dans une logique anti-impériale, réclame aussi la protection d’Henri II, et suscite une nouvelle intervention française en Italie39. La longue guerre menée par les Pays-Bas contre la monarchie espagnole nous donne plusieurs exemples. En 1581, les États généraux font appel au duc d’Anjou, auquel ils promettent une couronne, mais la divergence d’intérêts conduit cette coopération à un échec ; puis en 1585, les États réclament la protection du comte de Leicester, favori de la reine d’Angleterre40. Dix ans plus tard, ce sont les Irlandais révoltés contre Elisabeth qui réclament le secours de Philippe II et offrent une couronne royale à l’archiduc Albert d’Autriche41. Lorsque le roi de Suède Gustave Adolphe II intervient dans le Saint-Empire en 1630, c’est avec le soutien de nombreux protestants allemands, dont certains n’hésitent pas à lui promettre la couronne impériale42. Au début des années 1640, le roi de France Louis XIII répond favorablement aux appels des Catalans et devient momentanément le souverain d’un comté en rupture avec Madrid43. Et lorsque Naples s’insurge contre la monarchie espagnole en 1647, les révoltés en appellent au soutien des puissances étrangères, avant de se placer sous la protection de la France, par l’intermédiaire du duc de Guise. Une fois de plus, une coopération ambiguë s’instaure, avant d’aboutir à une rupture44. Ces dynamiques s’inscrivent donc, soit dans une logique de solidarité religieuse transcendant les frontières, soit dans une logique de défense de la liberté politique de voisins prétendument tyrannisés par leur prince naturel. Dans tous les cas, de telles dynamiques bénéficient incontestablement de la fragilité structurelle des constructions étatiques et nationales dans l’Europe de la première modernité45. Dans ces mouvements, comme dans les scandales qu’ils suscitent, se révèle la tension entre l’affirmation des souverainetés nationales et la prégnance du cadre de pensée universaliste porté par l’idée de « république chrétienne ».

66Ainsi, le moment révolutionnaire européen des années 1640-1650, étudié par Francesco Benigno46, doit être replacé, par de nombreux aspects, dans un contexte chronologique bien plus large, comme appartenant à un type beaucoup plus ancien de crises politiques au retentissement international, marquées par l’appel à l’étranger et par la mise en place de coopérations à intérêts mixtes. À l’appui de cette exigence, on constate que les grandes caractéristiques révolutionnaires mises au jour par Francesco Benigno peuvent correspondre à ce que nous avons observé pour les affaires de Provence : l’impact de l’événement sur les pratiques politiques ordinaires47, la réflexivité des observateurs de l’époque sur la nature de la crise48, des processus de délégitimation induits par l’autogouvernement et l’extension du débat public à de nouveaux acteurs, dont l’irruption change « les règles du jeu49 ». Les années 1640-1650 ne paraissent même pas avoir la primeur du concept de révolution dans son acception « moderne50 », qui semble utilisée dès la fin du xvi^e siècle, puisque nous l’avons lue sous la plume d’observateurs vénitiens au sujet des affaires de Provence.

67Ainsi, contre l’idée d’une quelconque exceptionnalité de notre objet d’étude, nous pensons que le modèle défini à partir des affaires de Provence a une pertinence bien plus large. Il permet de mesurer le fonctionnement et l’impact de toutes ces crises internationales mettant en jeu les initiatives d’acteurs en position de faiblesse, qui, pour résoudre un conflit interne, recourent à un « puissant » extérieur ; leur échange se fait alors sous le regard inquiet et réprobateur de leur prince « légitime », et d’observateurs qui s’efforcent de comprendre ce qui se joue dans ces interactions inhabituelles. Les affaires de Provence nous permettent de comprendre une Europe politique dans laquelle les « faibles » n’avaient pas seulement leurs ressources dans les pratiques de sauvegarde et d’accommodement51. Ils avaient aussi une force redoutable, que seule la diplomatie pouvait leur conférer ; la force d’ouvrir les possibles, en appelant leurs voisins puissants à leur secours, en jouant sur les rivalités entre les grands, sur la malléabilité des frontières et les virtualités de changements dynastiques, et enfin, en exploitant l’importance stratégique de l’espace qu’ils contrôlaient.