1En mai 1970, le collectif de cinéma militant Slon¹, constitué en 1968 autour de Chris Marker, organise une séance d’avant-première au Studio 28, dans le 18^e arrondissement de Paris². Intitulé « Slon 70 », cet événement a pour but de présenter le travail du collectif dont la brève histoire et les ambitions sont déclinées dans plusieurs tracts ainsi qu’au moyen d’un court texte projeté en banc-titre :

Depuis deux ans, SLON, coopérative de production associe professionnels et non professionnels, techniciens et militants, ouvriers et cinéastes dans une recherche commune. […] Né de la grève Rhodiaceta à Besançon, le GROUPE MEDVEDKINE donne une forme audio-visuelle au travail des « correspondants d’usine ». […] « Donner la parole au plus grand nombre » ce pourrait être (idéalement) notre devise. Il n’est donc pas question de nous limiter au monde ouvrier. Il y a beaucoup de gens partout qui demandent la parole3.

2Comme le laisse entendre la présentation de cette séance qui se déroule, symboliquement, deux ans après le mouvement social de mai-juin 1968, l’événement est surtout prétexte à donner au public une vision globale du travail accompli par Slon. En outre, plus encore que le lieu choisi, la présence des cinéastes Édouard Luntz, Costa-Gavras et Bernard Paul ancre cette séance dans l’art et essai parisien. Ces réalisateurs sont effectivement les plus fervents défenseurs de l’expérience menée par Chris Marker face aux critiques de la salle, alors que la séance peine à convaincre de la nécessité d’une prise en main du cinéma politique par les militants eux-mêmes. L’interpellation d’un spectateur montre qu’en dépit de la présence d’ouvriers-cinéastes du groupe Medvedkine de Besançon⁴, l’articulation demeure difficile entre la revendication d’un cinéma fait par les ouvriers et l’attente d’un cinéma grand public aux thématiques politiques, porté notamment par Costa-Gavras : « Je crois que ce débat n’arrive pas vraiment à se former parce que les gens qui sont ici parlent cinéma-spectacle, alors qu’il s’agit de tout autre chose⁵. » Il semble que cette séance ne permette pas de valoriser l’expérimentation faite par les ouvriers, ni même de débattre des enjeux politiques au cœur des courts métrages. Au demeurant, les prises de parole laudatives des cinéastes font la démonstration d’une solidarité de corporation et fournissent le prétexte à une évocation du travail de Slon dans un relatif entre-soi culturel.

3Reconstituée dans le cadre de mes recherches de doctorat consacrées aux collectifs de production et de distribution Slon et Iskra⁶, la séance « Slon 70 » m’a conduit à envisager, au-delà des résultats de ma thèse, une étude portant sur les circulations, les usages et les réceptions du cinéma militant des années 1960-1970 en France. Le déroulement de cette séance n’est en effet pas anecdotique. D’une part, elle démontre l’intérêt porté à la fin des années 1960 à ce type de cinéma hors de la sphère militante. D’autre part, elle met au jour les approches et attentes différentes, voire divergentes, que ces œuvres soulèvent. Les années 1960-1970 sont effectivement le théâtre d’expériences de diffusion des films politiques hors du giron des organisations politiques et syndicales, entraînant une rupture tant des représentations que des pratiques spectatorielles. Par ailleurs, mes recherches sur les modalités nouvelles d’interventions collectives de la fin des années 1960 à la fin des années 1980 ont fait émerger l’importance de la circulation des films tournés au cours de cette période. Non seulement des projections ont été organisées sur l’ensemble du territoire hexagonal par des regroupements politiques de toutes sortes, mais la diffusion des œuvres prend une telle importance pour les collectifs étudiés qu’elle peut influencer les choix de production et de distribution. Dès lors que les films militants échappent à leurs réseaux historiques de fabrication et de diffusion, il est légitime de s’interroger sur leur place dans l’engagement des personnes qui les programment ou qui les visionnent. À qui ces films s’adressent-ils ? Comment et par qui sont-ils montrés ? Comment sont-ils perçus dès lors que les luttes dont ils traitent sont terminées ?

4Grâce à l’appui du Laboratoire d’excellence Création, Arts et Patrimoines (Labex CAP), j’ai pu tenter de cerner la construction du sens de ces films par l’étude de trois terrains : Grenoble, Nantes et Bruxelles. En m’éloignant du prisme parisien étudié dans ma thèse ainsi qu’en élargissant la chronologie jusqu’au cinquantenaire de mai-juin 1968, mon ambition initiale se déclinait en trois axes : articuler autour de ces programmations les enjeux à la fois nationaux et régionaux ; mettre en avant les transferts politiques dont les œuvres étrangères peuvent être vectrices ; interroger la postérité de ces films et l’usage qui peut en être fait aujourd’hui. Le présent article rend compte d’une recherche de terrain contrainte par le temps et s’attache à esquisser les pistes d’une recherche future.

Repères

5La production et la diffusion des films militants des années 1960-1970 marquent une rupture avec les pratiques antérieures. Si la propagande par l’image n’est pas tributaire de l’apparition du cinéma, celui-ci, après une période de défiance, tend à s’imposer en France dans les réunions politiques dès les années 1910. Son fort pouvoir d’attraction est alors mis en avant, qui permet de porter la parole politique dans les bourses du travail et les maisons du peuple, au-delà du seul public masculin habitué des réunions syndicales⁷. La visée universaliste que semble permettre le cinéma conduit bientôt à la production de films à des fins éducatives et de propagande, tournés pour et, idéalement, par le peuple. La coopérative de production cinématographique Cinéma du peuple, portée par la gauche libertaire et révolutionnaire, s’attelle en 1913 à « élever l’intellectualité du peuple en lui présentant des vues contre la guerre, contre l’alcool et contre toutes les iniquités sociales⁸ ». Des années 1920 aux années 1960, le cinéma demeure au cœur des préoccupations de démocratisation culturelle, notamment du Parti communiste français (PCF) et de la Confédération générale du travail (CGT). Considérée comme un âge d’or du cinéma militant, la période 1960-1970 voit celui-ci entrer dans une phase de forte expansion, mais aussi de grande diversification. D’une part, il n’est plus le monopole des centrales de production du mouvement ouvrier, mais il est investi par de nouveaux collectifs pour la plupart indépendants des organisations politiques traditionnelles. D’autre part, il ne s’agit plus seulement de développer une activité en marge de la production cinématographique industrielle, mais de s’attaquer à cette dernière.

Un phénomène « nouveau » : les collectifs de cinéma militant

6Au début des années 1960, la consolidation de la censure et la répression politique s’abattant sur les opposants à la guerre d’Algérie ont imposé des pratiques plus radicales et clandestines. Le cinéma qui doit porter la contestation est invité par certains militants et critiques à se mettre « hors-la-loi⁹ ». Ils en appellent aux cinéastes, mais aussi aux spectateurs qui doivent s’investir activement dans sa diffusion :

On nous dit […] : vous ne prêcherez que des convaincus. Et c’est vrai que ceux qui aideront à la diffusion de ces films seront à tout le moins partisans d’un cinéma parallèle. Mais leur public ? Nous sommes sûrs, au contraire, que les projections provoqueront de fructueuses confrontations et que, grâce à elles, un excellent travail de propagande et d’éducation politique sera rendu possible10.

7La radicalisation des interventions cinématographiques touche également le secteur commercial. En 1967 sortent sur les écrans parisiens La Chinoise de Jean-Luc Godard et Loin du Vietnam, film collectif réalisé bénévolement sous la houlette de Chris Marker. L’année suivante, À bientôt j’espère, œuvre de Chris Marker et Mario Marret documentant la grande grève de la Rhodiaceta à Besançon au printemps 1967, est programmée dans l’émission « Caméra III ». Les milieux cinématographique et télévisuel sont alors le relais de tentatives pour repenser les modalités de fabrication des films. Ces trois titres sont en effet les expériences les plus médiatisées d’une réflexion naissante qui aboutit à la convocation des États généraux du cinéma français le 17 mai 1968¹¹. Ces derniers ambitionnent une remise en question globale de l’industrie cinématographique qui revêt deux aspects. D’une part, l’élaboration d’une nouvelle organisation de la profession et, d’autre part, la réaction immédiate, au cœur du mouvement de protestation, par l’enregistrement des événements en vue de contrer l’information gaulliste et par la diffusion des bandes tournées sur les lieux occupés par les grévistes. La dissolution, l’année suivante, de l’Association des États généraux, créée par une centaine de cinéastes afin de permettre la finalisation et la diffusion des films de mai, ne freine en rien cet élan. En effet, à partir de 1970, les collectifs de réalisation cinématographique se forment en nombre, à tel point qu’ils sont perçus comme un « phénomène nouveau¹² ».

8Si l’idée de l’organisation collective du travail n’est pas nouvelle dans l’histoire du cinéma politique, celle-ci prend néanmoins une dimension plus importante dans les années 1960-1970. De fait, la fin de la décennie 1960 est favorable aux regroupements cinématographiques ouvertement politisés, coïncidant avec l’apparition de multiples organisations d’extrême gauche. La diversification des terrains de lutte comme des producteurs de cinéma militant conduit à acter que leurs œuvres ne sont plus seulement consacrées, ni même destinées, au mouvement ouvrier. Cette situation rend nécessaire la constitution de nouveaux réseaux tant pour la fabrication que pour la circulation des films.

Mise en œuvre d’une distribution « parallèle »

9La dissolution des États généraux du cinéma et de leur sous-commission « diffusion » laisse un vide dans l’encadrement de la distribution des films. Si certaines copies circulent par l’entremise des organisations traditionnelles de la diffusion non commerciale et de l’éducation populaire telles que, par exemple, la Fédération française des ciné-clubs ou l’Union française des œuvres laïques pour l’éducation par l’image et le son, celles-ci sont loin d’être représentatives des titres disponibles et des intermédiaires existants. Tout, ou presque, est à inventer, et ce aussi bien en France qu’à l’étranger. De grandes similitudes sont effectivement perceptibles d’un pays à l’autre dans les termes choisis pour définir le travail des collectifs relativement à la diffusion. Les recherches que j’ai menées dans les fonds de la Cinematek à Bruxelles, contenant les catalogues de plusieurs collectifs de distribution, donnent à lire des argumentaires assez proches de ceux disponibles en France. Cinélibre, par exemple, explique :

À côté des tentatives de cinéma progressistes réalisées dans le cadre du système commercial, l’utilité d’un cinéma développé en dehors de lui a généralement été démontrée. Moins soumis aux servitudes dorées de la finance, il échappe mieux à sa manipulation subtile. […] Dans chaque pays, des cinéastes militants ont réalisé des films sur la plupart des thèmes de contestation ainsi que sur les luttes des travailleurs. D’autres se sont mis à la recherche de nouvelles formes de langage et d’expression cinématographique. Ces films, les maisons de distribution traditionnelles les refusent sous prétexte que leur forme ou leur technique ne correspondent pas aux normes commerciales ou encore que ceux-ci ne rempliront pas le portefeuille. Parfois même […] le motif politique est clairement avoué. C’est pourquoi, avec ou à côté d’autres, nous avons décidé de relever le défi d’assurer à ces films une diffusion alternative afin de promouvoir un cinéma de réflexion et d’action politique13.

10Les relations internationales sont nourries d’échanges institutionnels, professionnels ou personnels constants. D’ailleurs, dès les prémices de la mobilisation cinématographique en France, il est en effet question aussi bien de faire connaître les productions françaises à l’étranger que de découvrir et diffuser en France des œuvres issues des différents foyers de contestation. Ce qui conduit à la circulation d’un vaste corpus international : ainsi les productions de Slon ou Cinéluttes pour la France, celles de Fugitive Cinema pour la Belgique, circulent de part et d’autre de la frontière. Un certain nombre d’œuvres provenant d’Amérique latine ou des États-Unis sont également communes aux deux pays et circulent dans d’autres pays européens.

11Par ailleurs, si les catalogues publiés dans la presse ou imprimés par les collectifs décrivent à ce point leur fonctionnement, c’est que celui-ci témoigne de leur indépendance idéologique vis-à-vis des organisations traditionnelles. Un autre collectif belge, Bevrudings/Libération Films, qui distribue des titres en flamand et en français, présente ainsi son mode opératoire :

Nous sommes une quinzaine de personnes qui travaillons tous sans rétribution et indépendamment de toute organisation politique Belge ou étrangère. Nous […] collaborons avec plusieurs comités d’action, comme les comités Chili, Bolivie, Palestine, Portugal, Afrique Australe, Amérique Latine etc…, si ces comités sont indépendants des partis politiques14.

12Malgré cette distance revendiquée avec les partis et les syndicats, disposant parfois de leur propre appareil de propagande cinématographique, les collectifs se portent également garants, par le biais de leur catalogue, du caractère politique de la démarche : « Notre cinéma se situe en dehors du circuit commercial, où un producteur et un distributeur investissent dans un film qui rapporte. Notre cinéma se situe dans un circuit “parallèle” où chaque projection est un acte politique qui est parfois prévu plusieurs semaines à l’avance¹⁵. » En outre, les propos liminaires des catalogues sont également employés pour expliciter, voire justifier, les choix des titres distribués : « La guerre au Liban dure depuis 7 ans. Lorsque les combats deviennent plus meurtriers, les journaux en parlent pendant quelques semaines, puis on oublie… C’est pour lutter contre cette amnésie que nous avons regroupé sur cette page les films sur le Liban en diffusion à Iskra¹⁶. » Toutes ces préoccupations, dont on peut constater la permanence d’un collectif à l’autre, tendent à dessiner un cadre pour la projection des œuvres proposées, pouvant aller jusqu’à en préciser strictement le déroulement, comme le fait Bevrudings/Libération Films :

Un choix judicieux de films est d’abord établi, ce qui permet d’organiser des séances généralement commentées par au moins un de nos collaborateurs. Une introduction orale situe le film et les problèmes qu’il traite. Durant le débat généralement prévu, les spectateurs peuvent émettre leurs avis et soulever des questions concernant les thèmes abordés17.

13Cette loquacité s’explique par les configurations extrêmement variées dans lesquelles les projections peuvent avoir lieu. En effet, tant la souplesse du fonctionnement que l’ouverture idéologique conduisent ces collectifs à assumer des interventions aussi bien au sein de cellules syndicales que de festivals de cinéma underground ou encore de salles art et essai. L’ambition est de toucher le public le plus large possible. Cette hétérogénéité des interlocuteurs entraîne une inégale maîtrise des appareils de projection cinématographique. Les raisons qui conduisent à l’organisation d’une séance sont fort diverses et peuvent s’avérer occasionnelles. Aussi les collectifs sont-ils sollicités à la fois en tant que conseillers techniques, auxiliaires dans le choix des titres en fonction de l’enjeu de la projection prévue, ou encore relais d’information. Cette adaptation aux besoins spécifiques des diffuseurs ainsi que les recommandations que les collectifs de production et de distribution militants peuvent prodiguer sont d’autant plus nécessaires que l’organisation d’une projection, surtout occasionnelle, n’est pas une affaire simple tant en termes financiers que de répartition des tâches et de mobilisation du public.

14Toutefois, les collectifs ne se perçoivent pas comme étant au service des organismes diffusant les films. La distribution est plutôt perçue comme un échange entre les parties impliquées. Si les collectifs sont attentifs aux besoins spécifiques de leurs interlocuteurs, ils demandent en contrepartie que le déroulement de la séance leur soit relaté :

D’un point de vue politique, le bilan que vous avez à nous envoyer est le minium de lien que nous essayons d’avoir avec les diffuseurs et qui sont également transmis au réalisateur ou à l’équipe de réalisation. Nous insistons sur la nécessité de bilans de projection indiquant :

— le nombre de spectateurs

— la composition de la salle

— le cadre de la projection, dans quel cadre d’activité le film est projeté

— les incidents techniques

— les débats qui ont suivi, les divergences apparues, les points d’accord, le jugement porté sur le film, son efficacité, etc.18.

15Cette demande est rarement satisfaite, et, à ma connaissance, jamais dans les termes exigés ci-dessus par Cinélibre. Certains diffuseurs consentent pourtant à rédiger un compte rendu. Dans ceux auxquels j’ai accédé au cours de mon doctorat, ce ne sont pas tant les films loués qui sont commentés, ni même l’affluence, que la composition du public et la teneur du débat, l’un des soucis exprimés de façon récurrente étant de « dépasse[r] le petit cadre habituel des initiés¹⁹ ». L’œuvre projetée est alors avant tout envisagée comme moyen de mettre en présence différents publics, et de leur permettre de se parler :

Le débat sur les deux autres documents a été plus mélangé : des jeunes ont pu y prendre la parole, des travailleurs sociaux également […]. Des « louloux » [sic] — quatre ou cinq — ont pu s’exprimer, et cela nous paraît le plus important dans un type de débat qui risque de prendre les problèmes trop par le haut, là où la politique n’est plus en prise avec les luttes à mener à la base […]. Nous souhaitons continuer notre recherche dans le sens d’un ciné-club militant qui essaye de poser les vraies questions et pas seulement entre spécialistes ou gens déjà conscientisés20.

16L’absence de débat est également l’objet de commentaires, examinant le film projeté — ici Le fond de l’air est rouge de Chris Marker —, l’organisation de la séance et la composition du public :

Affluence moyenne […].

Le public, c’était en gros le courant de l’extrême-gauche bisontine, avec surtout la sphère LCR-OCT, et la gauche syndicale. Pas beaucoup d’« anciens combattants ». On n’a pas vu un seul militant(e) connu(e) du PSU ni du PS, par contre il y a eu un adjoint du PCF, George Maurivard (seul du PCF) : un gars qui a beaucoup travaillé avec Marker et Slone [sic] en 67-68, militant Rhodiaceta.

Les réactions, là c’est difficile à dire très bien, car il n’y a jamais eu de débat, bien qu’on l’ait annoncé sur les affiches. Je pense que cela est dû au caractère très dense et rapide du film, on est un peu assommé quand ça se rallume…

Quelques réactions autour de moi : trop touffu, pas de ligne directrice. Trop centré sur Cuba, trop absent de l’Europe (Portugal, Italie). La critique qui revient le plus c’était le film est bien, mais uniquement pour des militants, et encore on a du mal à se repérer. Il faut avoir vécu ces années-là à une place bien précise21.

17Ainsi ces échanges révèlent-ils que l’efficacité escomptée d’un film tient avant tout à la manière dont les publics s’emparent de l’œuvre pour déboucher sur un dialogue, voire sur des actions.

Programmation militante : le prisme grenoblois

18Au cours des années 1960 à 1980, une projection militante peut être organisée assez facilement dans de nombreux lieux et par des acteurs variés. Mon choix s’est porté sur Grenoble en raison du fort ancrage du mouvement d’éducation populaire en Isère et des nombreuses projections recensées dès mon doctorat. Tenter de reconstituer la programmation militante, même à l’échelle d’une ville, nécessite une importante enquête de terrain. Face à la dispersion des sources, j’ai mobilisé les fonds d’institutions cinématographiques comme la Cinémathèque de Grenoble et le Centre culturel cinématographique (CCC), ainsi que ceux liés à la vie politique et culturelle de l’Isère aux archives départementales. J’ai également identifié des personnes ressources. Le caractère parfois aléatoire de la collecte ne confère aux résultats présentés ici aucune prétention d’exhaustivité, ni même de représentativité. Les exemples ci-dessous, issus d’un premier repérage, permettent d’amorcer la reconstitution de réseaux de diffusion et encouragent des recherches plus poussées afin de cerner de manière plus précise les rapports au cinéma de plusieurs organisations militantes.

Cadres de projection

19D’après les sources consultées, datant pour la plupart de la fin des années 1960 à la fin des années 1980, le cinéma présenté dans la perspective d’une animation politique semble omniprésent, aussi bien dans un contexte militant qu’institutionnel ou cinéphile. Les émetteurs sont effectivement variés. Ce peut être aussi bien des maisons de jeunes et de la culture (MJC) que des ciné-clubs, tel le CCC, des associations culturelles et politiques étudiantes, comme l’Alliance des étudiants révolutionnaires ou l’Alliance des jeunes socialistes, des associations, syndicats et partis politiques (Ligue communiste, Front autogestionnaire de Grenoble, Union des étudiants communistes, Union nationale des étudiants de France, Front communiste révolutionnaire, Parti socialiste unifié, etc.), mais également des collectifs variés et parfois moins formels (comités Amérique centrale, anti-impérialiste, Vietnam-Savoie, Collectif contre la répression en République fédérale d’Allemagne, Front de solidarité Indochine, etc.).

20La place du film au sein des événements recensés est variable. En effet, si l’œuvre cinématographique est souvent au cœur des séances programmées en salles de cinéma, elle peut également figurer comme une animation parmi d’autres au cours d’un événement politique. Il n’est pas rare que le film fasse office de complément d’information au même titre que la photographie, les documents écrits ou les journaux sonores, ou bien soit présenté comme un moyen de prise de parole tel que le laisse entendre un tract appelant à un meeting sur « La parole à la classe ouvrière » : « Films, Sketches, chants révolutionnaires, débats sur les luttes, stands »²². De nombreux tracts ne mentionnent d’ailleurs pas même le titre du film projeté mais seulement la thématique de la réunion qui peut être large ou plus spécifique comme par exemple : Afrique du Sud, Amérique latine, Antinucléaire, Avortement, Black Panthers, Chine, Luttes ouvrières, Vietnam, etc. Nous pouvons néanmoins en déduire l’existence d’un corpus important et accessible de films aussi bien français qu’étrangers, produits au cœur des mobilisations politiques ou plébiscités par les militants, ce que confirme également l’indexation des œuvres mentionnées révélant la circulation de plusieurs centaines de titres.

21Certains tracts ou brochures permettent de connaître les questionnements que les programmateurs entendent soulever au prisme des films présentés. Les événements politiques peuvent parfois s’imposer dans les salles de cinéma, comme le coup d’État militaire au Chili en 1973 :

À la suite des événements qui se sont déroulés au Chili en septembre, le cinéma « LE CLUB » organise, à la demande de nombreux spectateurs, au mois d’avril, un cycle de trois films sur ce pays. […] Nous souhaitons inviter des représentants des différents partis, syndicats et organisations diverses afin de participer à ces débats. Il ne s’agira pas bien sûr de discussions type ciné-club, sur la forme, les cadrages… (bien qu’à cet égard le cinéma chilien, comme un certain nombre de cinémas nationaux Vietnamiens, Algériens… aient su se libérer formellement des contraintes que connaît notre cinéma) ; il s’agit de voir des témoignages, de faire un bilan de la situation actuelle23.

22Malgré l’intérêt accordé aux cinématographies asiatiques, africaines ou latino-américaines, découvertes en Europe notamment grâce au festival de Leipzig à partir de la fin des années 1960, les films peuvent n’être qu’un prétexte à la discussion politique au sein même de la salle de cinéma art et essai. À l’inverse, la projection peut être l’occasion d’une analyse des événements représentés aussi bien que de leur représentation, voire de leur réception, comme le laisse entendre un tract rédigé par des lycéens grenoblois :

Comment expliquer le succès du film de Costa-Gavras/Jorge Semprun d’après le livre d’Arthur [sic] London [récit du procès de Prague en 1952 dont London est l’un des inculpés] ?

S’agit-il d’une démonstration d’anti-communisme ?

L’intervention militaire contre le peuple tchécoslovaque en août 68 est-elle la suite des procès staliniens ?

Comme cela est montré à la fin du film, les jeunes tchécoslovaques ont-ils eu raison d’écrire sur les murs de Prague occupée :

« Lénine réveille-toi, ils sont devenus fous » ?

Tous les lycéens sont invités à débattre sur ce sujet.

Ce cercle d’études est organisé par les lycéens et sera présidé par l’un d’entre eux. Un enseignant introduira le débat. Tous les mouvements de jeunesse sont invités à venir participer à ce débat ouvert à tous. L’AJS (Alliance des jeunes pour le socialisme) a d’ores et déjà donné son accord pour y participer et pour aider les lycéens à tirer ce tract. La Ligue Communiste viendra à cette réunion24.

23De surcroît, la manière dont les films sont faits semble garantir leur justesse politique, ce dont témoigne l’argumentaire de plusieurs tracts détaillant les modalités de fabrication des films projetés :

En 1967 plusieurs réalisateurs se réunissent pour créer un cinéma militant. Travaillant toujours en 16 mm noir et blanc, chaque réalisateur produit par ses propres moyens, dans des conditions financières et techniques difficiles, malgré la censure et la répression gouvernementale. Dans ce groupe, il n’y a pas de « maître », chacun travaillant au même niveau25.

24Ces pratiques ne diffèrent pas de celles observées en région parisienne, tant du point de vue des thématiques que du corpus. Le caractère éparpillé de ces séances, qui mériterait une recherche complémentaire, ne permet pas de monter en généralité à partir de ces exemples. J’ai cependant découvert plusieurs initiatives locales.

25Le cinéma peut être employé de façon militante dans le cadre de projections régulières. C’est le cas de Ciné anti-impérialiste entre 1977 et 1987. Ce « ciné-club », affilié à aucune fédération mais déclaré sous forme d’association loi 1901, est initié par une demi-douzaine de personnes sensibles à différents courants du maoïsme. Elles proposent à partir de novembre 1977 une programmation mensuelle dans la Salle des concerts (aujourd’hui cinéma Juliet Berto) au centre-ville de Grenoble, reprise ensuite dans un lieu moins central de l’agglomération. Leurs projections visent à « diffuser […] un film portant sur les luttes anti-impérialistes, sur la résistance à l’avancée [des États-Unis et de l’Union soviétique] ou sur la situation d’un pays du tiers-monde²⁶ ». Il ne m’a pas encore été possible de reconstituer la programmation des soixante à soixante-dix séances proposées au public car les membres de l’association n’en ont gardé aucune archive selon Bernard Miège, l’un de ses fondateurs²⁷. J’ai cependant pu découvrir l’existence de Ciné anti-impérialiste et exhumer quelques traces de ses activités dans la presse politique locale conservée aux archives départementales ainsi qu’à la Cinémathèque de Grenoble. Plus qu’aux œuvres diffusées²⁸, je me suis intéressée à leur présentation par l’association. Selon Bernard Miège :

Les séances étaient toutes simples, on faisait une présentation, le visionnement, et un débat. Débat qui était le plus souvent politique, c’est-à-dire qu’on avait parfois du mal à ce que les gens qui venaient s’intéressent à autre chose qu’au débat politique. La politique recouvrait le film, alors qu’on a passé des films qui étaient très intéressants du point de vue filmique. C’était à notre regret mais on essayait… on animait toujours dans ce sens-là29.

26Les tracts conservés à la Cinémathèque de Grenoble, qui datent tous du début des années 1980, alors que l’association a pris le nom de Ciné anti-impérialiste des peuples du monde, montrent le soin particulier apporté à la documentation écrite du contexte traité par le film et au choix des intervenants, systématiquement présents pour animer le débat. Il peut s’agir du Comité anti-Apartheid, de l’Union révolutionnaire nationale du Guatemala, mais également d’associations comme la Cimade ou d’organisations non gouvernementales tel le Comité catholique contre la faim et pour le développement. Occasionnellement, les séances ont vocation à évoquer la situation locale, comme ce ciné-débat sur la guerre d’Algérie dont la discussion doit porter « essentiellement sur les événements qui ont eu lieu à Grenoble à cette époque³⁰ ». Le travail conséquent fourni par les membres de Ciné anti-impérialiste pour l’élaboration et la diffusion du programme — Bernard Miège évoque des affiches sérigraphiées — assure à leurs projections un succès immédiat : Grenoble Combat dénombre près de cent cinquante personnes dès la première séance³¹, cette affluence permettant l’amortissement des frais de l’équipe bénévole. La perte d’une subvention municipale en 1984 pourrait expliquer le ralentissement, puis l’arrêt des projections³².

27Enfin, il arrive que des associations, partis, groupements prennent en charge eux-mêmes la réalisation d’un film pour mieux répondre aux besoins des militants. À Grenoble, une telle pratique est notamment rendue possible par l’arrivée en 1972 du Festival du court métrage et du documentaire, auparavant basé à Tours. Son organisation prolonge la réflexion engagée depuis plusieurs années sur la décentralisation et débouche sur une concertation institutionnelle régionale visant à encourager la création. Comme une dizaine d’autres, l’Association dauphinoise de coopération franco-algérienne (ADCFA) reçoit ainsi une subvention permettant d’entamer le tournage d’une enquête sur la situation des travailleurs immigrés. Les étapes en sont documentées dans la brochure Nedjma élaborée par l’association. Le film, intitulé Notre santé n’est pas à vendre, est aujourd’hui consultable au musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère.

28S’il n’est pas évident pour une équipe franco-maghrébine de non-professionnels, le tournage est pourtant mené à bien et bénéficie de soutiens institutionnels tels l’animation cinéma de la Maison de la culture ou le centre vidéo de La Villeneuve.

Nous avons commencé par emprunter un magnétoscope et nous sommes partis recueillir des témoignages de frères immigrés sur les lieux de leur travail et de leur logement. […]

Et puis, nous nous mettions progressivement à faire des prises de vues, au moyen d’une caméra empruntée au service départemental Jeunesse et Sport […]. Mais il nous fallait aussi filmer en usine [malgré le refus de nombreuses directions…]. En décembre 1974, grâce à la pression du syndicat, le directeur de l’établissement grenoblois des Tanneries de l’Isère nous autorisait à y pénétrer — Nous y avons pris d’excellentes images —.

Plus tard, le patron des fonderies Dupont à Voiron, considérant que son usine est modèle nous invita à y faire des prises de vues (qui montrent les travailleurs manipuler du métal fondu à la louche sans aucune protection). […] Nous voulions montrer que la santé des gens, c’est leurs conditions de vie qui la commandent, mais aussi que des travailleurs avaient su réagir efficacement, et aller parfois très loin dans la remise en accuse de leur condition. D’où la présence dans le film de deux parties : la première est un constat, la seconde un appel au militantisme33.

29L’expérience de tournage est en soi importante. Elle permet à l’équipe impliquée une meilleure prise de conscience des questions de santé touchant les immigrés, que cela concerne leur logement ou leurs conditions de travail. Elle occasionne également des prises de contact et des rencontres hors de l’agglomération, jusqu’aux travailleurs de Penarroya à Lyon qui ont mené en 1972 une grève pour la revalorisation de leurs salaires et l’amélioration de leurs conditions de travail. Enfin, l’expérience fournit à l’association un matériau d’information sur plusieurs supports. Les entretiens menés avec les travailleurs sont publiés par extraits avant l’achèvement du film³⁴ et, surtout, l’équipe envisage des montages correspondant aux situations locales : « Un montage sur les conditions de travail aux Tanneries peut être réalisé si les travailleurs des Tanneries en ressentent l’utilité dans leur action³⁵. »

Cinéma militant dans les institutions : la Maison de la culture

30Le mouvement social de mai-juin 1968 n’est pas sans impact sur les activités d’institutions telles les maisons de la culture, les maisons de jeunes et de la culture ou encore les ciné-clubs. Là encore, Grenoble est un prisme intéressant. La ville fait en effet figure de laboratoire d’expérimentation politique et sociale depuis le début des années 1960³⁶. Dès 1945, la fondation de Peuple et culture³⁷ ainsi que la création d’une première Maison de la culture — disparue en 1948 — montrent l’entente des organisations ouvrières et du mouvement d’éducation populaire pour revendiquer, face à la bourgeoisie locale, l’accès à la culture³⁸. Celle-ci prend à partir de 1965, enfin, une place prépondérante au sein du groupe d’action municipale mené par Hubert Dubedout, indépendant des partis politiques mais ayant conclu un accord électoral avec la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) et le Parti socialiste unifié (PSU), qui remporte la mairie cette année-là. La liste est en effet constituée par de nombreuses personnalités issues du tissu associatif et des unions de quartier, fortement mobilisées pour l’amélioration des équipements de la ville assez mal dotée jusqu’aux Jeux olympiques d’hiver en 1968³⁹. Pour la première fois en France, la revendication culturelle est clairement présentée comme un enjeu électoral ; et l’ouverture de la Maison de la culture y joue un rôle important⁴⁰.

31Avant même son inauguration par André Malraux en février 1968, l’action cinématographique était déjà très développée à Grenoble. De nombreux équipements existent dont le premier ciné-club fondé dès la Libération sous l’impulsion d’étudiants. En 1964 coexistent deux ciné-clubs affiliés à la Fédération française des ciné-clubs (le Ciné-club de Grenoble et le Ciné-club universitaire), l’Association des amis de la Cinémathèque française fondée en 1962, le Ciné-club de l’Association des étudiants grenoblois, Action cinéma, les Cercles de culture cinématographique, un Ciné-club interentreprises, la Fédération Jean Vigo, auxquels il faut ajouter plusieurs lieux de spectacles qui organisent régulièrement des projections comme le théâtre municipal et l’amphithéâtre Marcel-Reymond où sont également dispensés des cours publics sur le 7^e art⁴¹. L’ouverture de la section cinéma de la Maison de la culture profite de ce contexte extrêmement favorable ainsi que de la réputation du Ciné-club de Grenoble, qui disparaît à la fin des années 1960⁴². Le travail mené par les animateurs successifs, Jean-Jacques Henry— un ancien de ce ciné-club —, Alain Thomas et Jean-Pierre Bailly, depuis 1968 jusqu’à la disparition de l’activité en 1981, a été étudié à partir des programmes de la Maison de la culture, de l’organe d’information de l’institution, Rouge et Noir, ainsi que des coupures de presse, documents conservés intégralement au département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France.

32Si elle n’est pas le champ principal de l’action des maisons de la culture, la projection cinématographique fait l’objet d’un protocole d’accord définissant leur place afin de ne pas empiéter sur le domaine du cinéma commercial :

[Leur rôle] doit être de contribuer à l’amélioration de la qualité des spectacles cinématographiques d’une ville. Promouvoir des films réputés « difficiles » qui, sans elles, ne seraient sans doute jamais programmés en province, telle paraît être une de leurs missions essentielles. Faciliter au public l’approche de ces œuvres, tel est aussi leur rôle, rejoignant en cela tous les problèmes de l’Action Culturelle.

Partant de ces idées, animateurs de Maisons de la Culture et directeurs de salles d’art et d’essai doivent pouvoir mener dans une même ville une action complémentaire dont le premier bénéficiaire sera le public43.

33Cependant, la place accordée au cinéma dans Rouge et Noir interpelle d’emblée. Ce journal, organe d’information culturelle et institutionnelle mais aussi outil pédagogique auprès des adhérents de la Maison de la Culture, permet en effet de mettre en valeur l’activité cinéma bien au-delà de son poids réel dans le fonctionnement de l’institution. Plus que les programmes, généralement limités à la fiche technique des films, la ou les pages mensuelles consacrées au 7^e art servent à expliciter les choix de programmation à un lectorat probablement cinéphile. Plus encore et à rebours des autres rubriques du journal, les animateurs cinéma — assumant ainsi également un rôle de formateurs — proposent un contenu exigeant, leur demandant un important travail de lecture, de recherche et de rédaction et encourageant les spectateurs à approfondir leurs connaissances en rédigeant des propositions bibliographiques dont nombre d’ouvrages sont de surcroît consultables à la bibliothèque de la Maison de la culture⁴⁴. Le dépouillement du journal permet d’isoler trois problématiques récurrentes : la question du choix de la programmation — au sein de laquelle je me suis particulièrement intéressée aux projections de films militants —, le problème de la diffusion de cinématographies en marge des structures de production et de diffusion commerciales et non commerciales traditionnelles, et enfin l’attention et le soutien apportés aux pratiques des amateurs et à la création régionale.

34Les premiers numéros du journal servent à Jean-Jacques Henry, puis à ses successeurs, à justifier la programmation, qui oscille entre des séances classiques de ciné-club avec les « grands chefs-d’œuvre qui depuis soixante-dix ans ont marqué l’histoire du cinéma » — dans ce registre, la Maison de la culture accueille également des séances programmées par l’Association des amis de la Cinémathèque française — et :

Des films généralement récents qui, pour toutes sortes de bonnes et souvent de mauvaises raisons, n’ont pas trouvé dans les circuits habituels de distribution l’audience qu’ils méritaient. […] Ces séances sont consacrées au cinéma tel qu’il se fait aujourd’hui, un peu partout dans le monde […] plus ou moins en marge des circuits traditionnels et se veulent témoins du pays ou du milieu dans lequel ils vivent. Il s’agit toujours d’un cinéma « en prise directe avec la réalité »45.

35Parmi ceux-ci, se trouvent d’abord mises en valeur des cinématographies émergentes ou non hégémoniques, qu’il s’agisse de films issus des pays d’Europe — du bloc socialiste mais aussi de Belgique, de Suisse, des Pays-Bas ou encore du nouveau cinéma allemand avec les premiers films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet —, du continent américain avec un focus sur le cinéma québécois, l’œuvre de Glauber Rocha ou les nouveaux cinémas de l’ensemble de l’aire latino-américaine. Des programmations entières sont ensuite consacrées à des genres cinématographiques, comme le cinéma direct ou le cinéma d’animation, ou à des thématiques, tel le racisme par exemple.

36À première vue, les réalisateurs convoqués tout comme les thématiques favorisées ne diffèrent pas d’autres programmations cinématographiques à Grenoble, telles celle du Centre culturel cinématographique, fondé en 1967, ou celle de la Maison des jeunes et de la culture Allobroges⁴⁶ où l’on retrouve un intérêt pour le cinéma direct, les fictions politiques italiennes, les nouvelles vagues d’Europe de l’Est ou les sujets tiers-mondistes. La grève de mai-juin 1968 est également fondatrice pour ces trois structures qui ont entamé leur activité peu avant le mouvement social. La Maison de la culture ferme alors ses portes⁴⁷ tandis que la MJC Allobroges se transforme en hall d’information sur le mouvement⁴⁸ et que le CCC s’emploie à proposer chaque semaine des « cinéastes de la contestation » projetés en salle à Grenoble ou diffusés dans les usines occupées des alentours⁴⁹.

37Pour autant, passé le temps de la contestation, le principe de fonctionnement de ces trois institutions n’est pas remis en cause. Par ailleurs, malgré l’importance en termes de formation civique que revêtent les films projetés à la MJC Allobroges pour ses animateurs⁵⁰, la construction du débat par le cinéma s’effectue plutôt en dehors de son ciné-club et par l’intermédiaire du magazine Certifié exact, produit par la coopérative Scopcolor⁵¹, issue de la mouvance de l’éducation populaire et du mouvement syndical. Au contraire, ces productions pédagogiques sont totalement absentes des écrans de la Maison de la culture qui place au cœur de la séance la question de l’attitude critique du spectateur face au film⁵². Les pages du journal Rouge et Noir permettent en outre à l’animateur cinéma de mettre ses propositions en perspective. Une rétrospective consacrée au cinéma cubain donne lieu à une présentation de l’Institut cubain d’art et d’industrie cinématographique⁵³, fondé en 1959 pour créer et diffuser des œuvres capables d’accompagner le processus politique en cours. L’organisme n’est pas sans influence sur une partie du cinéma français qui voit en lui la possibilité de mettre en place un art authentiquement révolutionnaire. Ces programmations témoignent aussi de prises de position exprimées ou relayées par l’animateur. Ainsi, un cycle consacré aux cinémas africains développe sur plusieurs numéros de Rouge et Noir un questionnement sur l’histoire et les perspectives des cinématographies nationales en construction aussi bien dans la perspective panafricaine du développement des infrastructures nécessaires sur le continent que dans la dénonciation des clichés, de la méconnaissance et du mépris exprimés à l’encontre de ces œuvres⁵⁴.

38Enfin, la projection régulière et pérenne du travail de certains collectifs militants post-soixante-huitards montre que l’animation cinéma s’inscrit également dans la réflexion et les débats menés par ces structures, particulièrement à partir de l’année 1970. À la Maison de la culture, sont évoqués les groupes Medvedkine (en juin 1970, puis en octobre 1975), le travail critique de Cinéthique ainsi que les films du groupe Dziga Vertov (en décembre 1970, puis en janvier et décembre 1972), ou celui de collectifs plus tardifs comme les Films grain de sable (octobre 1976 et avril 1980). Les luttes nationales ont également leur place comme celle du Larzac (octobre 1974), des ouvriers de Lip (avril 1977), des travailleurs immigrés (mai 1972 et mai 1976), des femmes (février et avril 1975), ainsi que la mobilisation contre le nucléaire (décembre 1976). Mai 68 est bien sûr commémoré en 1978 par plusieurs séances de courts métrages appartenant au programme « Mai 68 par lui-même » (voir infra). Par ailleurs, plusieurs projections manquées de La bataille d’Alger entraînent une interrogation sur l’autocensure des distributeurs (février 1971 et février 1972) tandis que des programmations consacrées à la lutte du peuple vietnamien (novembre 1972 et décembre 1973) sont l’occasion de présenter le cinéma tourné au cœur de la résistance vietnamienne et de faire le point sur l’actualité d’un conflit encore très mobilisateur au sein des gauches françaises. Enfin, des films monuments du cinéma militant de cette période sont discutés comme L’heure des brasiers d’Octavio Getino et Fernando Solanas (juin 1970), également auteurs du manifeste « Vers un troisième cinéma ». Le texte comme le film sont abondamment commentés depuis 1968 en Europe où ils participent de la définition d’un nouveau cinéma. Cette permanence du politique ne cesse qu’avec la fin de l’animation cinéma en janvier 1981.

39Outre ces programmations régulières, des événements font la part belle aux films politiques. Indépendamment du Festival du court métrage et du documentaire de Grenoble⁵⁵, où il n’est pas rare que des productions militantes soient primées, la Maison de la culture soutient plusieurs manifestations d’importance. Du 14 au 30 janvier 1974, elle est l’un des lieux qui accueillent la Quinzaine de la censure cinématographique. Cette programmation mêle des œuvres interdites pour des raisons politiques ou de mœurs avec des productions marginales tournées et diffusées sans autorisation du Centre national de la cinématographie tel Quand on aime la vie on va au cinéma de Cinéthique. Cet événement est porté par Jean-Pierre Bailly, alors étudiant à Polytechnique et futur animateur cinéma de la Maison de la culture⁵⁶. Du 6 octobre au 10 décembre 1977 se déroulent les Premières rencontres de la décentralisation cinématographique, en remplacement du Festival du court métrage. Elles sont portées par Alain Thomas, animateur cinéma et fondateur de l’Atelier cinéma du Dauphiné⁵⁷. Outre une rétrospective intitulée « La vie est à nous »⁵⁸ placée sous le signe du politique (du Front populaire aux États généraux du cinéma de 1968), des tables rondes réunissent des cinéastes, des animateurs ou des journalistes sur les questions de décentralisation cinématographique. La correspondance d’Alain Thomas avec Chris Marker, Guy Hennebelle ou des collectifs comme Cinéthique et Iskra montre l’importance, pour la réflexion sur la création régionale, des expériences cinématographiques nées de la rupture de 1968.

40L’année suivante, le relais est pris par le Festival du cinéma français à Grenoble et dans l’Isère. L’édition de 1979, par un tiré à part de Cinémaction, met une fois de plus l’accent sur le développement de nouveaux canaux de production cinématographique, s’appuyant à la fois sur les expériences antérieures de « cinéma d’intervention sociale » dans la foulée de mai 68 et sur les nouveaux médias telle la vidéo légère. L’exemple des productions audiovisuelles de la Maison de la culture du Havre, très présentes dans la programmation de sa consœur grenobloise (en avril 1970, mai et octobre 1972, mars 1979), sert également de base à la réflexion. Le cinéma est d’ailleurs très vite présenté comme « un moyen d’expression à la portée de tous⁵⁹ », les animateurs de la Maison de la culture proposant du prêt de matériel et l’encadrement de réalisations.

41Par cette présence institutionnelle, le cinéma marginal, s’opposant radicalement à l’industrie cinématographique, se voit légitimé. Sa place dans la programmation témoigne également de la marge de manœuvre dont dispose à cette époque la Maison de la culture qui voit ses expérimentations présentes également dans la rubrique « science sociale » de Rouge et Noir. Les projections institutionnelles n’auront pas la même portée politique par la suite.

Patrimonialisations

42Dès 1973, les bandes tournées dans les années 1960-1970 sont observées sous l’angle de la réflexion historique qu’elles permettent de mener sur la décennie écoulée. C’est en effet à ce moment que Chris Marker entame la rédaction du projet qui va devenir Le fond de l’air est rouge mais qui s’intitule alors « Les poubelles de l’histoire ». Par ce projet de montage des bandes conservées par Slon, dont un certain nombre sont qualifiées d’inédites, le cinéaste entend changer la perspective de lecture des images tournées en 1968 et engager une réflexion sur leur statut dans la postérité de l’événement filmé. C’est principalement autour des images de 1968 que s’est cristallisée cette interrogation.

« Mai 68 par lui-même »

43Mai 68 (1974), de la journaliste britannique Gudie Lawaetz, fait basculer la perception que les cinéastes de 1968 peuvent avoir de leurs bandes. Le long métrage révèle que celles-ci sont moins des sources historiques que des marchandises pouvant être détournées de leurs intentions premières et se fondre dans la demande médiatique. De fait, la journaliste a acheté les images de son film auprès des cinéastes de 1968 qui, acculés par les dettes qu’ils ont contractées vis-à-vis des laboratoires, y voient un moyen de récupérer le contrôle sur leurs bandes. Le résultat est pourtant un choc pour celles et ceux qui ont participé aux États généraux du cinéma : le long métrage, de plus de trois heures, mêle images militantes, émissions de variétés, discours politiques officiels et entretiens rétrospectifs avec des personnalités médiatiques sans contextualisation ni des événements représentés, ni de leur prise de vue. Cette mosaïque folklorique, qui popularise un « esprit de mai » bon enfant et sans idéologie, est particulièrement mal perçue pour l’usage dépolitisé et à contre-emploi d’images tournées dans une perspective révolutionnaire.

44Cette expérience malheureuse conduit les cinéastes de 1968 à réfléchir à la conservation et au contrôle de leurs bandes. L’occasion leur en est offerte par la première commémoration décennale de mai 68 où ils vont s’affirmer comme les auteurs et les diffuseurs des films tournés pendant le mouvement social. Coordonné par cinq cinéastes se réclamant des États généraux du cinéma (Michel Andrieu, Jean-Denis Bonan, Pierre David, Jean Lefaux et Jean-Pierre Thorn), l’événement « Mai 68 par lui-même », est constitué d’une dizaine de titres répartis en trois programmes⁶⁰ diffusés pour la première fois en salles art et essai à Paris et dans plusieurs villes de France⁶¹. Par cette filmographie et le choix de la projection classique, sans prise de parole ni débat, les organisateurs actent un changement de statut de leurs images. Il ne s’agit pas de pérenniser une pratique cinématographique militante mais de commémorer un activisme passé. Les critiques de la presse spécialisée, souvent d’anciens camarades de lutte, pointent pourtant un manque de recul critique et de mise en perspective historique⁶². Indépendamment du cas particulier des organisateurs du cycle « Mai 68 par lui-même », l’année 1978 clôt en réalité une période du cinéma militant.

Une progressive dépolitisation

45Les collectifs impliqués depuis 1968 dans la production de films de lutte ont connu dès le milieu des années 1970 de profonds bouleversements. De fait, ceux qui apparaissent dans la seconde moitié de la décennie se détachent du modèle post-soixante-huitard fonctionnant grâce aux prêts, aux dons ou au détournement de matériel. Certains cherchent à combler par un rapprochement du milieu professionnel la chute de l’enthousiasme politique qui les a portés. La dissociation entre les collectifs militants et le mouvement social qu’ils ont accompagné depuis la fin des années 1960, à l’exception notable des conflits de Lip et du Larzac qui mobilisent de nombreux cinéastes, entraîne un net ralentissement de la production. Dans cette période de profondes transformations émerge la question de la place accordée aux traces de leur passé politique. Celle-ci semble problématique, comme le montre le projet de créer une vidéothèque du mouvement ouvrier initiée par des cinéastes rassemblés au sein de l’association Audiovisuel et mouvement ouvrier⁶³.

46La réflexion est engagée en février 1982 par Jean-Pierre Thorn, cinéaste de 1968, dans un article intitulé « Transmettre la mémoire ouvrière par le film »⁶⁴. En faisant l’analyse des causes de la faible diffusion de son récent long métrage, Le dos au mur, tourné au cours de la grève à l’usine Alsthom de Saint-Ouen en 1979, le réalisateur conclut à la nécessité de l’appropriation de l’audiovisuel par le mouvement ouvrier. Selon lui, celle-ci passe par la création d’un centre spécialisé permettant aussi bien d’assurer la pérennité de l’accès aux images du monde du travail qu’à en développer l’approche à de nouveaux publics. Pour ce faire, l’association Audiovisuel et mouvement ouvrier approche le Centre de documentation du mouvement ouvrier et du travail (CDMOT), fondé en 1982 à Nantes⁶⁵. La structure a pour particularité de n’être pas d’inspiration exclusivement universitaire mais de s’ancrer directement dans les luttes sociales avec un pilotage comprenant, outre des professeurs d’histoire et de droit de l’université de Nantes, des municipalités de gauche, les quatre principaux syndicats (CGT, CFDT, FO et FEN) et des organisations paysannes. Un tel positionnement ne peut que rencontrer l’adhésion des initiateurs⁶⁶ pour qui c’est dans et par le mouvement ouvrier que doit s’effectuer la conservation et la diffusion de l’audiovisuel du monde du travail. Le centre se veut un « instrument de promotion de la culture ouvrière auprès de la population en général, des travailleurs en particulier, notamment à travers les comités d’entreprise⁶⁷ », et ce sont précisément ces derniers que les cinéastes à l’initiative des rencontres, présentées comme un colloque, perçoivent comme les mieux placés pour assurer la formation à l’audiovisuel des travailleurs tout comme la production, la diffusion et la conservation des œuvres produites.

47L’organisation des rencontres Audiovisuel et mouvement ouvrier, qui se tiennent en janvier 1984 à Nantes, doit consacrer la prise en charge des archives audiovisuelles du monde du travail par le centre nantais. La question de la conservation des films y est alors largement perçue au prisme des nouveaux médias, supposés transformer le rapport des travailleurs à l’image. Au sein de la commission dédiée aux archives elles-mêmes, les interrogations mises en avant par les organisateurs ont certes trait à la dispersion des lieux, mais ils s’inquiètent surtout de l’accès aux sources ainsi que des données techniques de conservation et de consultation. L’ambition étant que les comités d’entreprise puissent constituer des vidéothèques du monde ouvrier, l’accent est mis sur les modalités de duplication et d’archivage des images. S’il est avant tout question « que la mémoire ouvrière reste vivante et puisse être utilisée en priorité par ceux qui ont permis de la construire⁶⁸ », l’accès doit en être donné à « toutes les composantes du mouvement » ainsi qu’aux chercheurs, historiens et formateurs⁶⁹. Cette réflexion doit être menée conjointement avec des institutions patrimoniales : Institut national de l’audiovisuel (INA), Archives françaises du film, organisations ouvrières, producteurs de documentaires et syndicalistes.

48Le patrimoine dont il est question interroge néanmoins. En effet, les documents préparatoires du colloque de Nantes ainsi que le programme définitif témoignent d’un recul considérable pris avec les pratiques cinématographiques militantes de la décennie précédente, dont le seul représentant au sein du comité d’initiative est Jean-Pierre Thorn. Dans un « Manifeste pour une appropriation de l’Audiovisuel par le mouvement ouvrier » rédigé par les membres de l’association Audiovisuel et mouvement ouvrier, le cinéma militant est vu d’emblée sous un jour négatif :

Lorsque l’audiovisuel est utilisé par le mouvement ouvrier, il est encore trop souvent considéré sous l’angle réducteur de la propagande. L’image sert d’illustration à un message pré-établi, le film devient la voix d’une organisation, vantant la justesse d’une politique, excluant toute dialectique. Cette conception explique la méfiance du grand public à l’égard d’un cinéma dit « militant »70.

49De la même façon, les films projetés au cours des rencontres, parmi lesquels Le dos au mur, Lorraine cœur d’acier (Alban Poirrier et Jean Serres, 1981), Un voyage de Rose (Patrick Barberis, 1983) ou Vive la sociale (Gérard Mordillat, 1983), sont présentés en opposition avec les expériences cinématographiques qui les ont précédés : « il n’y a ni école, ni modèle mais un pluralisme de contenus et de formes aux antipodes du cinéma dit “militant” des années 70⁷¹. » La liste des « créateurs et techniciens travaillant actuellement sur des projets dans le monde du travail⁷² » à approcher pour l’organisation du colloque témoigne de la même réticence. En effet, celle-ci comprend les membres du comité d’initiative ainsi que quelques noms liés à des documentaires ou organismes de production récents. Une écriture manuscrite a ajouté au bas de cette liste les noms de René Vautier, Bruno Muel, Chris Marker, Dominique Dubosc, Joris Ivens, Paul Seban, soit des personnalités importantes représentant le cinéma militant non seulement dans les années 1970 mais également dans les décennies précédentes. Or, ces personnalités n’ont manifestement pas été contactées.

50Dès lors, on peut s’interroger sur les archives audiovisuelles dont il est question dans un programme qui semble faire table rase du passé. Quels sont les titres envisagés pour la « trentaine de films⁷³ » qui doivent constituer le fonds initial de la vidéothèque avant son enrichissement ? S’agit-il des œuvres projetées lors des rencontres, datant toutes du début des années 1980, et devant être rejointes par des productions futures, ou bien un véritable travail de recherche et de collecte est-il envisagé pour assurer la sauvegarde de toutes les formes audiovisuelles traitant du monde ouvrier, cinéma militant compris ? Le projet de vidéothèque n’ayant pas été mené à son terme, il est difficile de répondre à ces questions. Le financement envisagé, à savoir l’achat de programmes par les chaînes de télévision, ne plaide cependant pas pour l’hypothèse militante.

*

51La prudence manifestée par les membres d’Audiovisuel et mouvement ouvrier vis-à-vis des productions militantes des années 1960-1970 est l’une des manifestations de l’éclipse que connaît ce cinéma au cours des années 1980. Il faut attendre le milieu des années 2000 pour qu’une partie de ce corpus soit éditée en DVD et le quarantième anniversaire de mai-juin 1968, en 2008, pour que le cinéma intègre pleinement l’historiographie du mouvement social⁷⁴. Si un certain nombre de productions sont pourtant présentes dans des programmations documentaires comme « Regards sur le travail » à Bruxelles⁷⁵, démontrant l’importance du 7^e art dans la transmission de l’expérience des luttes, le corpus est aujourd’hui restreint. L’édition de deux coffrets DVD⁷⁶ consacrés au « Cinéma de mai 68 » reprend une large partie des films diffusés en 1978 dans le programme « Mai 68 par lui-même ». Des recherches en cours sur des rushes français stockés en Italie montrent cependant l’importance des prises de vues demeurant à découvrir⁷⁷, sans parler des nombreux titres circulant dans les années 1960-1970 aujourd’hui inaccessibles.

52Ce cinéma reste pourtant ancré dans les imaginaires. Outre des cycles de projections des films de 1968, désormais bien identifiés, organisés en 2018 par des institutions telles la Bibliothèque publique d’information ou la Cinémathèque de Toulouse, de nombreuses initiatives plus politisées font appel aux productions de cette période. Les conditions de circulation et de projection ont cependant changé, du fait notamment des nouveaux usages numériques. Saisir les rapports entretenus aujourd’hui par les militants avec ces films permettrait d’en prendre en compte l’évolution. Un entretien avec Pierre Saccoman, militant trotskyste grenoblois très actif au sein de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) et du Ciné-club de Grenoble dans les années 1960, et aujourd’hui actif au sein des Lanceurs de tuiles, rattachés à La France insoumise, montre à quel point les choses ont changé, en particulier concernant les réseaux de diffusion :

Pierre Saccoman : [On projette ici] quand on a le temps, quand il y a une demande. J’ai essayé il y a quelque temps de faire un programme, personne ne suit. T’as personne. Tandis que là, t’as des mecs dans une réunion qui disent « tiens, au fait, t’as rien sur l’Espagne ? » « Si ! », « T’as rien sur la Tchécoslovaquie ? » On a passé un film extraordinaire qui donne une émotion terrible c’est le film de Depardon sur l’enterrement de Jan Palach en 1968. On l’a passé ici, y’avait un copain Tchèque aussi. Tu le vois en collectif t’as une tension… Voilà. Donc tu vois, je n’ai quand même pas tout à fait rompu avec le cinéma.

Catherine Roudé : Et les demandes ça vient dans des réunions politiques ?

PS : Oui, quand on a des réunions, là [quelqu’un] a dit, « il y a le 50^e anniversaire de la mort de Jan Palach », j’ai téléphoné à un copain qui m’a débrouillé le film, parce que le film, sur internet, on n’arrive pas à l’avoir. Le film sur Rosa Luxembourg on l’a trouvé sur internet, sauf qu’il était à la fois sous-titré en français et en italien.

CR : Qui vient ?

PS : Ça dépend des séances. On peut être dix, quinze, trente. Rosa Luxembourg on était assez nombreux. Jan Palach aussi. Sur l’Espagne on était quinze ou vingt, par contre on a fait un bon débat. J’ai une collection de films pas possible et ils sortent quand il y a de la demande78.