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Les manifestations de rue en France

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Danielle Tartakowsky

Conclusion

Texte intégral

  • 1 Pierre Audiat, Le Monde, 6 mai 1950.

Les défilants Il est au fond assez étrange que pour manifester leur foi ou faire preuve de leur force morale, les hommes en dépit du progrès des techniques aient constamment recours, depuis les temps les plus reculés, aux défilés et aux cortèges c’est-à-dire à des revues d’effectifs. Car à moins de rassembler tout un peuple, ces démonstrations numériques tendraient plutôt à prouver la faiblesse que la force des défilants [...] . Si sur une population de 5 millions vous n’avez raccroché que cent mille, cinq cent mille voire un million de fantassins, pédestres ou motorisés, ce n’est pas une victoire, c’est une défaite1..

  • 2 Emmanuel Maffre-Beaugé, Vendanges amères, Ramsay, 1976.

Il faut en chaque génération insuffler le renouveau de la jeunesse 2.

  • 3 François Mitterrand après la profanation des sépultures juives de Carpentras.
  • 4 Nous empruntons cette réflexion à Pierre Favre, article "Manifestation" in Jean-François Sirinelli (...)

1Plus de 15 000 manifestations en France métropolitaine, cinquante années durant ; des périodes de basses eaux mais jamais de disparition prolongée, pas même sous l’Occupation. Dès avant 1914, une pluralité d’acteurs et de démonstrations : cortèges ouvriers coutumiers, "manifestations-insurrections" des viticulteurs de l’Aube, "manifestations-processions" des vignerons du Midi rouge, monômes étudiants prompts à dégénérer, démonstrations de crise des adversaires de la République ou d’une certaine République, catholiques, antidreyfusards, membres de l’Action française, et, à moindre titre, syndicalistes révolutionnaires. La pratique, pluriclassiste dès le tournant du siècle, s’étend, en 1925, aux commerçants, gagne à partir de 1933 d’autres catégories dont les paysans puis, à la Libération, les cadres et les médecins. Pratique des Français comme des immigrés, de la droite autant que de la gauche, d’opposition, mais aussi de gouvernement, exceptionnellement susceptible de devenir le fait de présidents du Conseil, de ministres en exercice voire du président de la République3, elle jouit d’une assise sociale et politique potentiellement sans limite. L’extension est aussi bien géographique. La manifestation est d’abord mieux implantée dans la région parisienne et dans le Nord qu’ailleurs mais le Front populaire, la nature des manifestations déployées sous l’Occupation comme à la Libération puis la croissance des démonstrations d’agriculteurs et de commerçants lui valent de pénétrer la France entière jusqu’aux tréfonds. Au point qu’aucune commune, si modeste en soit la taille ou la situation, ne peut aujourd’hui s’en prétendre hors d’atteinte. Ce bilan donne sa pleine mesure au paradoxe énoncé d’entrée de jeu : une pratique populaire quoique minoritaire, antinomique au système parlementaire, dépourvue de tout statut, a su s’imposer pour routinière autant que capable d’infléchir, à l’occasion, le cours de l’histoire nationale. Sans rien épargner ni personne. Un phénomène d’autant plus surprenant qu’il est, au total, exceptionnel qu’une manifestation produise des effets immédiatement tangibles et mesurables, celles des agriculteurs exceptées. Le succès ou l’échec tient à un rapport de force complexe, à des jeux mouvants de stratégies ne dépendant, que partiellement de l’ampleur de la mobilisation ou de ses caractères. Il n’est pas toujours nécessaire de rassembler des foules énormes pour se faire entendre. Il peut suffire d’avoir l’oreille des autorités4. L’inverse étant également vrai. C’est que la manifestation ne saurait se réduire à ses revendications explicites, la plupart du temps formulables en d’autres termes et susceptibles d’être satisfaites autrement. Sa fonction majeure est autre que ce qui s’avoue pour tel.

Un mode de sociabilité

  • 5 Sylvette Denèfle, "Une épreuve d’endurance : la Troménie de Gouesnou, actualisation de la tradition (...)

2S’agit-il d’expliquer ce paradoxe et une première réponse se présente. Nous l’introduirons par un récit emprunté à l’ethnologie des faits religieux. En Bretagne, la Troménie est une procession déployée sur un itinéraire précis autour d’une paroisse, en suivant strictement la voie empruntée par son saint fondateur lors de circonstances rapportée par l’hagiographie savante ou populaire. De longue date, celle de Gouesnou se déroule le jour de l’Ascension. Cette commune longtemps rurale, aujourd’hui intégrée à la communauté urbaine de Brest a vu son paysage remodelé par le remembrement et l’industrialisation. Elle abrite une partie de l’aéroport, des tronçons d’autoroute et des voies rapides. Rien n’y a pourtant fait. J, Jusque dans les années soixante-dix, les autorités de l’aéroport ont permis le passage de la procession sur la piste, pour revenir ensuite sur cette tolérance, mais les urbanistes de la zone industrielle ont, du moins, respecté le cheminement du pèlerinage. Il demeure, aujourd’hui, le seul espace vert au milieu de bâtiments commerciaux et industriels5. Ce récit nous remet en mémoire qu’un cortège est d’abord une pratique populaire, l’expression d’une France rurale et chrétienne signifiant son rapport identitaire à ses espaces patrimoniaux, un marquage gestuel, non monumental, de lieux maîtrisés. Cet ancrage, ce qu’il nous dit des origines de la manifestation, plaidait en faveur d’une approche anthropologique permettant

3spécifier la pratique des groupes manifestants et impliquant un plan thématique. La démarche aurait permis de dégager des permanences. Celles repérées chemin faisant seront ici résumées.

  • 6 Noëlle Gérome, Danielle Tartakowsky, Claude Willard (dir.), La Banlieue en fête, PUV, 1988, pp. 185 (...)

4Les cortèges catholiques des années vingt demeurent les plus proches du modèle originel. Ils privilégient rarement les centres civiques, leur préfèrent l’espace des pratiques cultuelles, s’organisent sur une base provinciale, non départementale et, sans prétendre épouser la centralisation du politique, rejettent les manifestations-pétitions et Paris. Ces choix demeurés ceux des catholiques après guerre quand il s’est agi de défendre l’école libre n’ont connu d’entorses que dans la dernière décennie avec le rassemblement à Versailles en 1984. On pouvait penser les démonstrations d’agriculteurs pareillement fidèles aux origines. Rien de tel. Dès avant 1914, le monde agricole conçoit la manifestation comme un mode d’accès à l’urbain compris comme le territoire d’autrui. Il se déploie dans les espaces de la circulation ou du pouvoir et prétend parfois à la capitale. La violence de ses démonstrations, atypique et mainte fois soulignée, ne doit cependant rien aux révoltes ancestrales. Elle répond à des codes au même titre que les cortèges pacifiés. Les cortèges ouvriers du tournant du siècle s’avèrent paradoxalement moins éloignés des sources. Les marches sur les usines ou les domiciles patronaux s’inscrivent dans le droit fil des révoltes primitives et les cortèges identitaires, sensiblement plus nombreux, sont une réponse au déracinement ressenti6. L’affirmation du rapport à l’espace, privé du degré d’évidence qu’il revêt dans le monde rural, se doit d’être mise en scène. D’où le primat des cortèges déployés dans le sein d’espaces socialement et politiquement maîtrisés durant les années vingt et, dans ce cadre, singulièrement, de possibles renversements carnavalesques ou la subversion des pratiques dominantes. Ce rapport à l’espace n’exclut pas d’occasionnelles incursions en terres adverses ou interdites et, dès lors, la possible violence. Du moins celle-ci se distingue-t-elle de celle des paysans. Elle est, le plus souvent, la conséquence des obstacles rencontrés, rarement un objectif explicite. Significatif, le fait que le mouvement ouvrier tente généralement d’éviter le face-à-face et les affrontements corollaires en construisant, dans la capitale, des espaces de substitution ; espaces symboliques tel le mur des Fédérés ou espaces de l’entre-deux, distincts des découpages administratifs, situés dans la périphérie de la capitale mais permettant du moins d’y poser le pied, d’y déployer un drapeau. Les étudiants et les anciens combattants investissent pareillement les espaces, universitaires ou symboliques, déjà marqués par leur présence ou leur histoire, s’en estimant les légitimes occupants.

5La répartition du rôle des sexes, perceptible dans certaines manifestations, paraît relever d’orientations politiques (ou syndicales) plus que de sociabilités pré-politiques (au sens institutionnel du terme). Il en va différemment s’agissant de la place des jeunes au sein des cortèges. Toute manifestation constitue une modalité d’agrégation au groupe et à son histoire. Pour le jeune en premier lieu, elle est une manière d’intronisation, un rite de passage, besoin d’autant plus fort que les traditionnels monômes, bachelleries ou cortèges de conscrits sont tombés en désuétude. Fonctionnant alors d’autant mieux comme telle qu’elle recèle, pour ses participants, un risque potentiel. Elle constitue aussi bien une voie d’accès au politique, compris comme une culture collective, non comme un acte individuel. Cela vaut en particulier pour les générations épargnées par le "feu". Les manifestations de 1934-1936 et de 1968, à moindre titre celles suscitées par les guerres d’Algérie et du Vietnam vont façonner leur génération, construire l’image de ces classes d’âge successives. Cela vaut aussi bien pour les manifestations d’étudiants et de lycéens des deux dernières décennies, à l’assise moins étroite que leur intitulé ne le laisse à penser si l’on songe à l’accroissement de la population scolarisée, élargissant d’autant son implantation sociale.

  • 7 Nous nous appuyons sur tel récit inédit du 14 juillet 1944 dont l’auteur souhaitait n’être pas cité (...)

6En phase de crise et pour un individu, la manifestation peut encore devenir le lieu d’une rupture ouvrant le champ de nouveaux possibles. Un espace de redéfinition des liens sociaux quotidiens et, sinon de licence, du moins de liberté. Lieu de possibles rencontres, politiques peut-être, mais aussi bien amicales ou sentimentales7. Un aspect qui n’a guère retenu notre attention mais susceptible de donner matière à études ultérieures. Dans quelle mesure la manifestation est-elle un lieu de socialisation et de quel type ? Quelle place les récits militants réservent-ils à la manifestation ? Quelles sont celles plus spécialement retenues ?

  • 8 Patrice Mann et Marc Pinol qui ne traitent pourtant que d’un type d’acteur parviennent à cette conc (...)

7S’agit-il de déterminer le degré d’ancrage de la manifestation dans la culture populaire et l’on pourrait, encore et enfin, s’interroger sur l’éventuelle permanence de rythmes saisonniers, hérités d’autres temps. Les déterminants des manifestations sont toutefois trop nombreux pour permettre des résultats probants8 et le calendrier des démonstrations s’avère avant tout politique. Du moins peut-on constater la coïncidence récurrente entre certaines manifestations de crise et les cycles traditionnels de ces fêtes profanes ou liées au calendrier religieux, le Carnaval et le mai : ainsi, février 1934 et la manifestation de Charonne ou le 1er mai 1919, la manifestation Ridgway et les événements de 1968.

8Il y a donc une anthropologie possible et nécessaire de la manifestation qu’il faut alors comprendre comme le substitut de modes de sociabilité en déclin.

Un objet politique

  • 9 Noëlle Gérome, "La Tradition politique des fêtes : interprétation et appropriation", in Alain Corbi (...)
  • 10 Par où la prétendue pauvreté des symboles se révèle une obligation. Il s’agit moins de spécifier sa (...)

9Que la Révolution française soit tenue pour l’acte fondateur de la manifestation a pour conséquence d’occulter ces préalables origines, n’était dans les périodes où la filiation avec 89 est à ce point affirmée qu’elle autorise la traversée du miroir. Du moins cette médiation évite-t-elle à cette pratique de disparaître au même titre que les cortèges traditionnels auxquels elle s’est substituée. En lui permettant d’être relayée par le politique. Tout cortège est bien sûr politique9. En ce qu’il est un facteur d’agrégation sociale, un rapport à l’espace prenant sens dans une relation à la cité ou en ce qu’il diffère de la foule et implique l’existence de groupes préalablement constitués. Il est toujours une forme d’expression, élémentaire ou complexe, dû corps social et, par là, du politique. Le système politique issu de la crise révolutionnaire lui vaut pourtant de devenir politique en un sens plus spécifié. Le régime constitue la maîtrise de l’espace public en enjeu et, le laïcisant, favorise l’émergence de pratiques concurrentielles et de marquages symboliques moins strictement dépendants qu’autrefois des origines religieuses. Le cortège qui exprimait le rapport univoque du groupe à son espace devient de son fait l’expression d’émulations, de compétitions ou de contradictions le plus souvent symboliques. Mais ce système politique unifie au moins autant qu’il divise. Les manifestations, tous organisateurs ou mobiles confondus, entretiennent un rapport obligé avec l’Etat-nation et le système parlementaire. Elles ne sauraient s’affranchir totalement de sa symbolique, de ses codes10, de son ordre. Celles de la Résistance, sous Vichy, ne constituent pas une exception puisqu’elles visent précisément à dénier au régime sa légitimité en "continuant la France". Celles des étrangers, pas davantage, dès lors qu’elles adhèrent, jusqu’à des dates récentes à tout le moins, aux modèles dominants et à leurs codes (c’est précisément un des objectifs majeurs de la manifestation algérienne d’octobre 1961 de se voir reconnue pour une démonstration pareille à toute autre et, à l’inverse, celui du gouvernement de l’en empêcher). Le régime constitué au tournant des années 1880 permet donc simultanément le passage du cortège aux manifestations comprises comme l’expression différenciée de forces concurrentielles et à la manifestation en tant qu’elle est le produit d’un système politique unifiant. Il détermine un champ manifestant où se nouent des rapports de causalité internes, serrés quand le système est en crise, plus ténus quand la stabilité prévaut. D’où l’existence d’une chronologie dont les inflexions majeures sont pertinentes pour la quasi-totalité des démonstrations. A de rares exceptions imputables, dans l’entre-deux-guerres, aux derniers sursauts du syndicalisme révolutionnaire et à certaines directives de l’internationale communiste.

Rappel chronologique

10La période allant de l’armistice à la crise de 1934 est riche en phénomènes d’une extrême diversité. L’immédiat après-guerre autorise des tentatives de redéfinition des usages politiques de la rue mais celles-ci sont sans lendemain. L’importance retrouvée des commémorations nationales et le "retour à la normale" réduit chacun à marquer ses positions et rend bientôt à la manifestation son caractère appendice. L’avènement du Cartel des gauches infléchit le cours des choses. Il induit l’émergence de cultures d’organisation qui perdurent au-delà de la conjoncture politique les ayant engendrées. Certains usages de la rue paraissent même implicitement se codifier à partir de juillet 1926 et, par là, se pacifier. Quand l’exécution de Sacco et de Vanzetti, les manifestations entraînées par elle puis la stratégie de l’internationale communiste remettent en question cette évolution. Que l’on quitte, pourtant, cette zone de turbulences et l’on semble renouer avec elle. N’étaient les mutations irréversibles dans le maintien de l’ordre, et le processus d’intégration tendanciel des divers cortèges qui se met en place sous l’effet de facteurs internes aux principales formations manifestantes et de la crise économique émergente. Cette période, pour être hachée, se distingue du moins nettement des suivantes. Les manifestations syndicales et catégorielles y sont les plus nombreuses mais ses points d’inflexion sont constitués par des démonstrations politiques et parisiennes (novembre 1924, août 1927). Toutes doivent à la stabilité du système politique d’être une perpétuelle citation des rapports à la rue initiés par la Révolution (cortèges pétitionnaires, insurrectionnels, identitaires ou appel aux armes). Elles se colorent, d’aventure, aux feux de modèles étrangers mais ceux-ci demeurent tenus en lisières par un système politique qui doit à sa stabilité de ne leur faire aucune place.

11La crise politique ouverte dans les années trente avec le concours actif de certaines de ces démonstrations renouvelle leur champ d’action. Les manifestations se "nationalisent" (insertion dans des stratégies unifiantes et dans des "journées" de mobilisation, extension géographique). Longtemps appendices de grèves ou meetings, elles acquièrent fonction majeure et accèdent à la centralité politique. La manifestation parisienne du 6 février 1934 tourne à l’émeute. Les contre-manifestations qui leur sont opposées dans la France entière se réclament de la défense du régime à la place de l’État et le gouvernement use tacitement d’elles comme d’un instrument de régulation de la crise. Elles investissent la symbolique nationale, nouent un rapport inédit avec la fête de souveraineté (14 juillet 1935) et deviennent des "manifestations partisanes de souveraineté" ; un lieu privilégié d’émergence de la culture de front populaire marquant bientôt tous les cortèges. Tandis que le décret-loi d’octobre 1935, conçu pour tenter d’en maîtriser l’usage, leur confère objectivement le statut dont elles étaient dépourvues. Les manifestations doivent à la victoire du Front populaire de s’imposer pour une des images types de "l’embellie" et d’acquérir une légitimité reconnue. Elles changent, pour partie, de caractère. Le nouveau rapport à l’État des organisations manifestantes vaut à certaines démonstrations politiques de se muer en "fête de souveraineté" (14 juillet 1936) ; les conventions collectives et le rôle de l’État aux manifestations revendicatives de s’inscrire, à part entière, dans l’arsenal de la culture syndicale. La manifestation passe, de ce fait, du registre de la culture d’opposition à celui de la culture nationale de souveraineté ; une culture intégrant d’autant plus facilement tous les types de cortèges que la droite extraparlementaire, frappée par les décrets-lois, quitte la rue pour n’y pas redescendre de sitôt. D’où un phénomène d’unification tendancielle permettant de passer DES manifestations, expressions de cultures d’organisation, à LA manifestation, expression de la nouvelle culture politique dominante en gestation. Dotée d’une centralité nouvelle et forte de transferts symboliques permettant aux gaullistes aussi bien qu’aux communistes d’y recourir dès l’occupation de la France et contre Vichy. Et jusqu’en 1946 au moins, un renforcement des manifestations politiques au détriment des catégorielles et le rôle charnière des seules manifestation d’assise nationale.

  • 11 Le 14 juillet 1953 est bien sûr national mais les incidents graves qui le constituent en charnière (...)

12La crise de l’État ouverte en 1934 a permis l’émergence de manifestations politiquement et culturellement structurées par elle occupant parfois position centrale dans le champ politique. Son issue (toute momentanée) pose, à partir de 1947, la question de leur devenir. Les pratiques manifestantes nées de la crise des années trente et partiellement redéfinies durant la résistance survivent à leurs conditions politiques d’émergence ; en coexistant avec une culture de guerre froide dont la manifestation contre Ridgway constitue le point d’orgue. Le politique persiste pareillement à l’emporter sur le catégoriel, sous l’effet des orientations d’un parti communiste alors en position de quasi-monopole. Jusqu’aux démonstrations charnières du 28 mai 1952 et du 14 juillet 1953, de nouveau limitées à Paris11 et exprimant, par là, le volontarisme renaissant. Une mutation radicale s’engage avec les barrages des viticulteurs du Midi dressés pour la première fois sur les routes en juillet 1953. La "nationalisation" des manifestations fait progressivement place à une "naturalisation". Les manifestations catégorielles l’emportent sur les démonstrations politiques et celles des paysans, des commerçants, des syndicats FO ou CFTC comme des régions en crise disputent le devant de la scène à celles des acteurs traditionnels. Avec l’invention de formes vouées à bel avenir et fonctionnant d’autant mieux comme modèle via les organisations d’obédience chrétienne que celles imposées par le parti communiste au sortir de la guerre connaissent un déclin après la manifestation Ridgway et ses durables conséquences sur son rapport à la rue. Les manifestations désertent désormais la capitale et investissent de nouveaux espaces/temps. Le centre de gravité de la France manifestante bascule du Nord vers l’Ouest et la manifestation, devenue bien commun, s’inscrit dans la chronologie des mutations sociales plus que dans celle du politique. La guerre d’Algérie et la crise de IVe République induisent un retour en force des manifestations politiques mais, à partir de 1962, leur reflux découvre un paysage similaire à bien des égards à celui qui se dessinait depuis 1953. Non sans une différence majeure due aux relations tissées avec le régime nouveau. Les manifestations politiques, au sens étroit du terme, sont toutes provoquées par la politique étrangère mais les manifestations syndicales constituent une modalité nouvelle du politique. Elles expriment et amplifient les contradictions opposant le monde du travail à l’État gaulliste et doivent à cet interlocuteur, à ses fonctions économiques nouvelles et à la nature de leurs exigences d’être éminemment politiques ; quand même leurs organisateurs ne le seraient-ils pas. Les manifestations ainsi comprises jouent un rôle majeur dans la crise de mai-juin 1968, de l’initiative de la quasi-totalité des acteurs sociaux et politiques. A la hauteur de celui qui fut le leur en 1934. Restent de sensibles nuances et une différence essentielle. La crise de 1934-1935 fut créatrice d’une nouvelle culture manifestante. Celle de 1968, s’agissant des manifestations, se révèle, à chaud, simple conservatoire des formes. En dépit de proclamations contraires. Les manifestations ne changent de rythme, de dimension et, jusqu’à un certain point, de fonction qu’au début des années soixante-dix et plus nettement en abordant la décennie suivante, sous l’effet d’autres déterminants.

La manifestation comme émotion populaire

13On a pu dire que les grèves de 1936 ou de 1968 étaient spontanées au sens où elles ne découlaient d’aucune directive confédérale préalable. La manifestation ne l’est jamais, fût-ce en ce sens qu’on sait discutable. On pourrait s’imaginer que pareille pratique forgée hors du système politique institutionnel est, du moins, la forme d’expression de ceux qui sont dépourvus de toute autre. C’est parfois le cas. Les suffragettes manifestent avant guerre pour l’obtention du droit de vote, les jeunes sont d’autant plus présents dans la rue, durant la guerre d’Algérie et en 1968 qu’ils sont tenus pour des mineurs politiques, les étrangers profitent des cortèges ouvriers traditionnels pour exprimer leurs revendications spécifiques. Le phénomène est pourtant loin d’être la règle. Les acteurs recourant le plus fréquemment à la rue sont, paradoxalement, les plus susceptibles d’user de ces pratiques institutionnalisées que sont la grève et le suffrage universel. Se réclamant souvent du droit qui régit ceux-ci pour revendiquer le libre usage de celle-là. Cette pratique organisationnelle répond le plus souvent à des mots d’ordre émanant de mouvements dominant traditionnellement le champ de la protestation populaire. Elle relève plus exceptionnellement d’organisations minoritaires qui jouent le rôle de détonateur par des actions spectaculaires en rupture des normes établies. Mais dans l’un et l’autre cas, le volontarisme trouve vite ses limites. Les directives ou les actions commandos, pour nécessaires qu’elles soient aux yeux de leurs initiateurs, n’enclenchent de manifestations d’importance et, parfois, susceptibles d’infléchir le cours de l’histoire qu’à la condition de se greffer sur une attente ou une indignation préalable. Par quoi ces manifestations relais structurant périodiquement la conscience collective s’inscrivent dans la filiation des émotions populaires d’ancien régime.

14La manifestation n’est pas un objet disponible à tout instant, selon le bon vouloir des organisations qui le décideraient. Le social et la mémoire collective en déterminent également la virtualité. Ils répondent de sa complexité. Certaines démonstrations volontaristes réunissent le cadre militant et parfois son élite. Mais pas de manifestation d’importance (s’agissant de son ampleur et de ses conséquences) sans une subtile alchimie ; entre l’actif, à tout instant mobilisable, et ceux pour qui elle constitue une voie d’accès au politique, un principe actif de politisation passant par le culturel plus que par l’organisation, parfois même, la forme exclusive du politique. Force indispensable aux organisations en charge mais dont elles n’ont qu’une maîtrise limitée. La manifestation ne peut être, dès lors, tenue pour l’instrument d’une pédagogie de masse qu’à la condition de la comprendre en terme de maïeutique, non d’inculcation. Car l’émotion nécessaire ne saurait être insufflée. Elle s’exprime d’autant plus intensément que sont mises en cause les valeurs constitutives du système politique, terreau et ferment de la manifestation. Les mobilisations les plus importantes, ces cinquante années durant, sont fréquemment protestation devant la mort infligée : mort de militants mais, aussi bien, mort d’entreprises ou de régions. Elles ont trait à l’éthique ou, plus encore, à cette donnée consubstantielle de la culture nationale qu’est le rapport à la République (et, par elle, à l’Église et l’Ecole). Les premières s’avèrent souvent le point d’orgue de la protestation. Exutoires nécessaires plus souvent que catalyseurs d’une action à venir, elles sonnent le glas et relèvent de l’hommage aux morts. N’était la possible capitalisation de cette modalité du politique sous d’autres formes dont certaines organisations se montrent plus capables que d’autres. L’étude, difficile à mener, reste à faire. Les secondes sont susceptibles d’engager un processus de mobilisation à l’ampleur et aux conséquences parfois supérieures aux espérances et aux objectifs initiaux des organisateurs. Ce qui amènerait à penser la manifestation comme une occasion privilégiée de la rencontre organisations-masses. A la condition d’y voir le lieu d’une politisation de celles-ci autant que d’une acculturation de celles-là. Dans des situations qui le requièrent et le permettent. Ce qui ramène aux déterminants de la chronologie mise en place.

De la chronologie signifiante

  • 12 Edward Shorter et Charles Tilly, Strikes in France, 1830-1968, Cambridge University Press, 1974.
  • 13 Antoine Prost, "Les grèves de mai-juin 1968", L’Histoire, n° 110, avril 1988.

15Cette chronologie ne coïncide pas avec celle des "vagues de grèves" mise en évidence par Charles Tilly et Edward Shorter12 La manifestation est le fréquent appendice de grèves souvent destiné à entretenir des mouvements susceptibles de s’essouffler en assurant la cohésion du groupe ou l’expression de la solidarité environnante. Elle peut être la forme de visibilité des journées nationales de grève, politique ou non. Constituer, également, l’élément déclencheur d’un arrêt de travail ou d’une grève générale de longue durée (avril 1919, mai 1936, mai 1968). En revanche, elle devient d’autant moins nécessaire que la grève acquiert effectivement une dimension générale. "Aucun autre pays n’a jamais été paralysé par une grève générale aussi massive et aussi longue que 1936 ou, plus encore, que 1968", écrit Antoine Prost, pour remarquer que de tels mouvements sont "une spécialité française". Les sociologues, observe-t-il encore, invoquent la centralisation pour expliquer le phénomène mais il convient de ne pas oublier la culture et l’identité ouvrière que le syndicalisme révolutionnaire a contribué à forger. Pour conclure : "La conviction que la grève générale est susceptible de transformer radicalement l’ordre social, indépendamment de toute politique, est une idée qui couve [en France] et peut flamber quand l’action réformatrice quotidienne cesse de payer et quand la politique n’autorise aucun espoir"13. La visibilité de la grève générale ainsi comprise et la force du mythe qu’elle véhicule rend la manifestation superfétatoire et même inopportune pour peu que la grève s’accompagne d’occupations d’entreprises. Les grèves de mai 1920 ne sont assistées par aucune démonstration d’importance, la coïncidence des grèves et des manifestations en juin-juillet 1936 tient à la juxtaposition de phénomènes aux Finalités distinctes, les grèves de 1947-1948 doivent à la répression d’impliquer la rue mais ne s’accompagnent d’aucun mouvement globalisant à l’échelle des branches, des villes et moins encore du pays, l’étude des seules manifestations de rue permettrait de passer par-dessus les grèves d’août 1953 sans même les apercevoir et le rôle de la rue relève, en 1968 comme en 1936, de la juxtaposition de mouvements divers ; non de leur articulation. La manifestation n’est donc pas le corollaire obligé de la grève générale et, si d’aventure elle l’accompagne, du moins, ne s’inscrit-elle pas dans le schéma luxembourgiste de la grève politique de masse ; pour des raisons propres aux limites politiques des crises de 1934-1936 et de 1968 autant qu’au credo syndicaliste révolutionnaire selon lequel la grève fara da se.

16Les phases de poussée ou de recul des manifestations n’épousent pas davantage le calendrier des élections. La proximité d’une échéance électorale peut aussi bien stimuler la pratique manifestante que la ralentir et l’absence de corrélation est la règle la plus fréquente. Ce qui n’exclut pas des effets différés. Après quelques mois, la manifestation offre la possibilité de se donner pour une réponse à des résultats électoraux rejetés par d’aucuns, ainsi en 1924-1925, plus nettement en février 1934, après la victoire du Cartel ou du néo-Cartel, manière de troisième tour capable d’enclencher un processus de remises en cause. Elle est encore susceptible de peser sur des résultats à venir, en particulier quand elle a paru mettre en cause la légitimité républicaine, le 6 février 1934 ou en 1968 ; en jouant alors au détriment de ses initiateurs ou de leurs alliés réels ou supposés.

17Les inflexions majeures de l’histoire des manifestations n’épousent pas davantage la chronologie des crises du régime. La chute de la troisième République, celle de Vichy ou de la quatrième République ont pu être suivies de démonstrations mais, en aucune manière provoquées par elles. Reste alors à déterminer les chronologies signifiantes.

18Il existe une évidente relation entre les crises majeures de 1934-36, 1968 et les manifestations de rue. Celles-ci sont, chaque fois, l’élément déclencheur de la crise et l’un des moyens de sa résorption. Elles connaissent, chaque fois, une poussée quantitative qui peut leur valoir d’être qualifiées de vague. Elles ont, chaque fois, une extension nationale et sortent, enfin, sensiblement transformées de la crise dont elles sont une composante majeure. A des degrés divers et après quelques délais. Ces crises sont celles de systèmes politiques un temps dominants. 1934 doit ses caractères à la défection radicale qui déstructure le système politique établi au tournant des années 1880. Les forces qui se reconnaissaient dans le radicalisme compris comme l’expression des valeurs et de l’éthique républicaines sont soudain rendues disponibles pour d’autres choix. Les événements de mai 68 expriment une crise du rapport de l’État à la société civile, libérant, comme en pareil cas, des crises de diverses nature. Ils mettent plus spécifiquement en jeu les organisateurs traditionnels de l’hégémonie que sont les intellectuels (par quoi ils entretiennent peut-être une parenté avec l’affaire Dreyfus désignée de manière aussi peu conceptuelle que ne le sont les "événements" et du reste également productrice de manifestations). Ils mettent, par là même, en question les partis qui matérialisent un certain rapport entre État et société civile, plus spécialement ces formes les plus achevées du rapport à l’Etat-nation né de la résistance et de la Libération : le gaullisme et le parti communiste. Les années précédant ces crises se caractérisent par un déclin des commémorations nationales et une faible mobilisation symbolique ; remisées par des gouvernements engagés peu ou prou dans un tournant moderniste et accordant, en conséquence, aux experts le primat longtemps détenu par les idéologues. (Que "la France s’ennuie" pourrait bien en avoir été la conséquence). Et ce sont les forces capables de mobiliser au nom de l’éthique et des valeurs ainsi marginalisées qui l’emportent au terme du compte et déterminent la nature politique de l’issue. Quitte, chaque fois, à investir la rue pour y parvenir. La chronologie qui détermine les inflexions majeures de l’histoire des manifestations a donc à voir avec ce que l’on peut indifféremment nommer les crises hégémoniques ou les crises de la culture politique dominante ; elles en sont toujours un élément constitutif.

19Les dysfonctionnements du système politique et les tentatives de recomposition déterminent des inflexions secondaires aux implications plus limitées. La chronologie des manifestations de l’entre-deux-guerre épouse l’alternance gauche-droite, non sans une relative autonomie souvent due à l’intrusion de l’international dans le national. La disparition des manifestations de droite et l’influence prédominante du parti communiste et de ses alliés prive, après guerre, cette corrélation de sa pertinence. La manifestation devient, en revanche, au tournant des années 60 un instrument privilégié des recompositions politiques en cours. Le lieu où la nouvelle gauche puis l’extrême gauche tentent de disputer aux communistes leur hégémonie conservée sur la mobilisation populaire. Il s’ensuit une disparition des manifestations duelles ou doubles au profit de manifestations souvent unitaires dont la prise de contrôle constitue désormais l’enjeu majeur. S’ensuit, aussi bien, la disparition des contradictions externes au profit de contradictions internes à certaines démonstrations devenues terrain d’affrontements symboliques ou parfois physiques. Par quoi la manifestation, synonyme d’exclusion, peut aussi bien signifier l’aspiration et parfois même l’accession à l’hégémonie.

20Toutes les manifestations, bien sûr, n’ont pas une telle portée et, raisonnerait-on au cas par cas qu’une majorité paraîtrait aussitôt dépourvue d’une quelconque nécessité. Mais la manifestation se distingue précisément d’autres formes de lutte ou d’expression ; en ce qu’elle s’inscrit dans une chaîne signifiante intégrant chaque événement singulier dans l’histoire de toutes les manifestations antérieures avec leur geste, leurs martyrs, leurs espoirs. Leurs succès, parfois. Cette histoire doit à sa charge émotionnelle de permettre à chacune des composantes de la chaîne de se penser pour une incarnation du peuple en marche, en véhiculant parfois des rêves de grand soir. D’où, peut-être, après 1981, la multiplication des manifestations nationales de grande ampleur à comprendre comme autant de substituts symboliques à la révolution dont la perspective évanouie ne peut plus fonctionner comme mythe social mobilisateur. Par quoi la manifestation (non chacune d’elles, isolément) tient du mythe nécessaire à chaque société, de l’âge d’or et du devenir. Elle est la possibilité du mouvement d’un même pas. Elle en a la force évocatrice et mobilisatrice, les vertus messianiques.

De l’expression du consensus

  • 14 Avec une évidente référence aux "barbares" qu’évoque Saint-Marc de Girardin dans le célèbre article (...)

21L’année 1968 s’était imposée à nous pour une évidente limite à cette étude. Les événements étaient tout à la fois l’expression et l’accélération de la crise du système et de la culture politique par et dans laquelle la manifestation s’était structurée, le moment d’une rupture interne à son histoire (comme à celle des autres formes politiques). Les successives flambées de violence qui ont secoué depuis 1990 les banlieues et la désignation des jeunes qui les peuplent en termes de "nouveaux barbares"14 conduisent à relativiser la valeur de la coupure initialement choisie. La renaissance de la révolte ne signifie certes pas la mort de la manifestation ; de récentes démonstrations l’ont montré. Du moins permet-elle d’en mieux cerner les caractères et, par là, les conditions d’existence. Que les mouvements protestataires s’expriment dans des formes extérieures au cadre de la manifestation en substituant le temps de l’urgence à celui du détour stratégique témoigne, en effet, de l’émergence d’une population étrangère à la culture politique et à ses codes. Cela fait apparaître, a contrario, qu’il n’est, en France, de "manifestation" sans relation avec cette culture qui prend sens (et le donne) dans son rapport à l’Etat-nation. La manifestation exprime, donc, à sa manière, l’intégration des forces qu’elle organise à la culture nationale. D’autant plus fortement exprimée qu’un adversaire, physique ou non, la menace. Par où la présence du chef de l’État à la tête de l’une d’elle cesse alors d’être paradoxale.

22Nous avancerons plusieurs hypothèses. La manifestation est une des modalités consensuelles dont la nation s’est dotée pour gérer une histoire marquée par l’indépassable fracture de 1793. Les régimes ne tombent pas sous le coup de manifestations mais les crises majeures dont des manifestations nationales ont été constitutives se résolvent toutes dans le cadre du régime existant. La régulation d’une crise par le biais de manifestations est, ainsi, le symptôme des limites dans lesquelles chacune des parties en présence entend se borner. Elle signifie que la partie se joue sur le terrain de la maîtrise hégémonique, non sur celui de la violence ; en impliquant l’adhésion aux codes constitutifs d’une société et, par là, l’absence de crise du régime. Au total, les gouvernements se sont au moins autant appuyés sur la rue qu’ils n’en ont été victimes. Dans un des plateaux de la balance, Daladier contraint à la démission mais, dans l’autre, le 12 février 1934 dont Doumergue sait user comme d’un contre feu, les contre-manifestations de 1934-1935 qui servent d’arguments pour interdire des réunions en droit licites, les manifestations patriotiques comme expression de la légitimité populaire et nationale de la résistance, à usage interne autant qu’externe, les manifestations de 1961-1962 contre l’OAS et celles de 1966-1967 contre la guerre au Vietnam, exprimant la permanence des solidarités nationales objectives entre communistes et gaullistes nées en 1942 et constituant, en dernière analyse, un soutien à la politique gouvernementale ; quand même le chef de l’État affiche-t-il n’en avoir cure et les fait-il souvent interdire. Sans oublier, bien sûr, le 30 mai 1968. Avec, à cet égard, un primat des gouvernements nationaux ou de droite et une timidité plus forte des gouvernements de gauche craignant de ternir leur légitimité, toujours plus discutée, en recourant, fût-ce sous des formes pareillement détournées, au soutien de la rue.

23Cette pratique populaire et non institutionnelle du politique a progressivement été prise en compte et, pourrait-on dire, digérée par le régime ; elle agit à terme sur sa nature. Plusieurs manifestations ne prétendant à rien de moins qu’à la remise en cause de cette expression de la souveraineté populaire qu’est, en droit, toute décision de l’Assemblée nationale se sont déroulées ces derniers mois de l’année 1994. Toutes sont parvenues à leurs fins en constituant des exemples types, poussés à leur terme, de "manifestations-insurrections". On a pu entendre, alors, Charles Pasqua, ministre de l’intérieur, et François Mitterrand, président de la République, déclarer, l’un après l’autre, que la manifestation était un droit constitutionnel, Edouard Balladur, Premier ministre, l’ériger pour une donnée à part entière du jeu politique, une manière de quatrième pouvoir avec lequel il fallait légitimement compter ; avant que de voir les guignols de l’info l’ériger, en 1995, avec leur "Juppéthon", au rang d’un référendum d’initiative populaire. Les sondages d’opinion ou le questionnaire Balladur en direction des jeunes, pareillement étrangers au système parlementaire et pour le moins redondants avec le suffrage universel, s’inscrivent dans cette même évolution-transformation du système. Sans que cela débouche sur une institutionnalisation de la manifestation (au contraire simultanément bornée par un projet aux dispositions répressives accrues). Mais peut-être cette absence est-elle la condition de son efficacité conservée. Napoléon Ier ne disait-il pas d’une constitution qu’elle avait besoin d’être courte et obscure pour durer. Il en va d’une certaine manière de même pour la manifestation. Cet objet protéiforme aux contours mal définis a nécessité, depuis le début du siècle, une adaptation des forces de l’ordre et du droit, il a su se doter d’un nom et conquérir des espaces légitimés par l’histoire (et susceptibles de devenir des enjeux). Il est devenu un élément possible de régulation du système politique et de certaines crises majeures, allant même jusqu’à affecter certains traits constitutifs du régime. L’absence de statut juridique et politique a, sans doute aucun, contribué à lui conférer la souplesse nécessaire pour agir efficacement dans les phases de dysfonctionnement.

La manifestation comme rapport

  • 15 Sidney Tarrow, Democracy and Disorder, Protest and Politics in Italy, 1965-1975, Oxford, Clarendon (...)
  • 16 Cette thèse prévaut également chez André Burguière et Jacques Revel (dir), L’Etat et ses conflits, (...)

24"La vague protestataire, passé le bruit et la fureur, conforte la démocratie", écrit Sidney Tarrow. Et de montrer, à propos de l’Italie des années soixante, que là où existe le consensus, la démocratie et le désordre ne sont pas opposés mais s’épaulent au contraire pour le meilleur bénéfice de celle-ci. Ce qui se constitue contre le politique se termine dans le politique grâce aux facultés de la démocratie à s’adapter aux cycles de la protestation15. Cela vaut aussi bien pour la France, avec sans doute une politisation plus forte des "cycles de la protestation", pour les raisons évoquées chemin faisant et au prix, nous l’avons dit, d’une évolution non négligeable de certains principes et rouages fondamentaux du système parlementaire. Ce constat conforte, après d’autres, les thèses de Norbert Elias relatives à la pacification des rapports sociaux et au progrès de la civilisation dans un cadre démocratique. La manifestation constituerait une mise en drame de l’histoire et de la politique, une transposition symbolique de la violence, un symbolisme conflictuel permettant d’éviter l’affrontement sanglant16. L’adaptation progressive des méthodes de maintien de l’ordre et l’introduction de savoir-faire et de technologies autorisant le maintien de l’ordre au moindre coût humain irait dans le même sens. Cette évolution relève de l’évidence si on s’inscrit dans la longue durée. Elle ne doit pas conduire à une conception linéaire et déterministe de la manifestation. Elle ne préjuge en rien du futur. Il existe des techniques manifestantes et des techniques de maintien de l’ordre mais la manifestation n’est pas une technique, pas même un objet. D’où l’indécision des termes et la tardive émergence d’un mode de désignation non polysémique ; à l’image de ce qu’elle est : un rapport. Rapport à l’espace en tant qu’il cristallise une histoire, rapport aux manifestations antérieures tissant tout un réseau de significations possibles, rapport entre ces acteurs inégalement impliqués que sont les manifestants, les forces de l’ordre, l’Etat, l’opinion publique.

25La manifestation ne se décrète pas. Elle n’est pas un corps homogène constitué d’hommes marchant au même pas. Son ampleur et ses caractères ne sont jamais pleinement prévisibles. Les vagues de manifestation nées à la faveur d’un contexte politique favorisant l’embrasement (1968) ou la durée du phénomène (1934-1936) ne répondent à aucun automatisme ; la puissance de telle ou telle manifestation, souvent provoquée par l’inattendu, l’exaspéré ou l’irrémédiable pas davantage. 1986 ne reproduit pas 1968 quand tous les ingrédients constitutifs paraissent pourtant réunis et les réactions suscitées par l’exécution des Rosenberg sont sans commune mesure avec celles provoquées, en 1927, par la mort de Sacco et de Vanzetti.

  • 17 Significative cette description, par Le Monde de manifestations réitératives à Saint-Nazaire : elle (...)
  • 18 Ainsi des jeunes de Vaulx-en-Velin se sont-ils réclamé de l’intifada lors d’incidents advenus dans (...)

26Elle est toujours sujette à basculement. Ce produit fragile de règles et de codes tacitement admis par toutes les forces en présence17 est un précipité toujours instable, tendu entre cette double origine : l’émeute et la fête. Qu’un des acteurs s’avise à modifier unilatéralement les règles du jeu et la manifestation peut basculer du côté de l’émeute, ce pôle non symbolique. Ainsi quand l’État décrète, le 17 octobre 1961, qu’une manifestation dans des formes communément admises est une "opération de guerre de la fédération de France du FLN" ou, inversement, quand les manifestants cessent, en tout ou partie, de s’auto-contraindre (lors de la manifestation Ridgway, par exemple, ou, à partir des années soixante-dix, quand surgissent les "casseurs"). Cela vaut encore quand des manifestants se réclament de codes extérieurs au système consensuel cessant, ipso facto, de fonctionner comme tels18. Le compromis vole alors en éclats. En établissant de nouveau la rue comme le possible lieu de tous les dangers. Les révoltes d’exclus qui mobilisent d’autres codes ou qui, parfois, cessent d’être geste et langage pour redevenir actes perdent par là même leur statut de manifestations. La démonstration parisienne des Algériens du 17 octobre 1961 et "Charonne", quelques mois plus tard, relativisent la portée des techniques permettant un maintien de l’ordre pacifié. En rappelant que celles-ci n’impliquent rien quant à l’usage politique qu’on peut décider d’en faire. D’où l’efficacité toute relative du droit et de la répression. L’interdiction n’est qu’une donnée politique sans incidence directe sur les capacités effectives à empêcher un cortège. Le décret-loi de 1935 vaut sous réserve d’un certains nombre de règles, le plus souvent tacites, admises et acceptées par tous. Il constitue un cadre de négociations commode quand règne un consensus entre les manifestants et l’État mais s’avère inefficace quand celui-ci s’estompe ou disparaît.

  • 19 Emmanuel Maffre-Beaugé, op. cit.

27Que la manifestation ne soit jamais qu’un rapport entre une multiplicité d’éléments répond de sa richesse en tant qu’objet d’étude. Elle s’incarne dans toute une série de formes d’expression mais paraît significative d’une culture plus qu’une simple pratique. Elle peut, à ce titre, constituer une voie d’accès privilégiée pour l’étude de ce qu’il est convenu de nommer la culture politique ; en tant qu’elle est interaction nécessaire entre les cultures populaires, l’histoire nationale, celle des organisations et les pratiques institutionnelles. Un précipité qui ne prend sens que dans sa relation à ces diverses composantes. Par quoi la question du nombre, dans les termes évoqués par l’un des textes en exergue, n’apparaît pas décisive. "Il faut en chaque génération insuffler le renouveau de la jeunesse"19.

Notes

1 Pierre Audiat, Le Monde, 6 mai 1950.

2 Emmanuel Maffre-Beaugé, Vendanges amères, Ramsay, 1976.

3 François Mitterrand après la profanation des sépultures juives de Carpentras.

4 Nous empruntons cette réflexion à Pierre Favre, article "Manifestation" in Jean-François Sirinelli (dir), Dictionnaire de la vie politique française, PUF, 1995.

5 Sylvette Denèfle, "Une épreuve d’endurance : la Troménie de Gouesnou, actualisation de la tradition", Ethnologie des faits religieux en Europe, Editions du CTHS, 1993.

6 Noëlle Gérome, Danielle Tartakowsky, Claude Willard (dir.), La Banlieue en fête, PUV, 1988, pp. 185-196. Michel Hastings, Halluin la rouge, PUL, 1991.

7 Nous nous appuyons sur tel récit inédit du 14 juillet 1944 dont l’auteur souhaitait n’être pas cité. Des récits informels de 1968 l’attestent pareillement.

8 Patrice Mann et Marc Pinol qui ne traitent pourtant que d’un type d’acteur parviennent à cette conclusion après démonstration. Patrice Mann, L’Activite tactique des manifestants et des forces mobiles lors des crises viticoles du Midi (1950-1990), IHESI, 1991, rapport dactylographié. Marc Pinol, "Dix ans de manifestations paysannes sous la cinquième République, 1962-1971", Revue de geographie de Lyon, 50 (2), 1975, p. 111-126.

9 Noëlle Gérome, "La Tradition politique des fêtes : interprétation et appropriation", in Alain Corbin et alii, Les Usages politiques des fêtes au XIXe-XXe siècle, Publications de la Sorbonne, 1994, pp. 17-23.

10 Par où la prétendue pauvreté des symboles se révèle une obligation. Il s’agit moins de spécifier sa présence que de se situer par référence à une histoire unifiante : à partir de trois couleurs et de deux chants, exceptionnellement accompagnés de cantiques.

11 Le 14 juillet 1953 est bien sûr national mais les incidents graves qui le constituent en charnière sont parisiens.

12 Edward Shorter et Charles Tilly, Strikes in France, 1830-1968, Cambridge University Press, 1974.

13 Antoine Prost, "Les grèves de mai-juin 1968", L’Histoire, n° 110, avril 1988.

14 Avec une évidente référence aux "barbares" qu’évoque Saint-Marc de Girardin dans le célèbre article qu’il consacre, en 1831, à la révolte des canuts lyonnais.

15 Sidney Tarrow, Democracy and Disorder, Protest and Politics in Italy, 1965-1975, Oxford, Clarendon Press, 1989.

16 Cette thèse prévaut également chez André Burguière et Jacques Revel (dir), L’Etat et ses conflits, Le Seuil, 1990, en particulier la contribution de Jacques Julliard.

17 Significative cette description, par Le Monde de manifestations réitératives à Saint-Nazaire : elles s’organisent "selon un schéma désormais classique où chacun connaît parfaitement le rôle qu’il répète maintenant depuis six semaines ; manifestants, RG, huissier, commissaire de police, adjudant de gendarmerie, CRS. Au point d’évoquer un ballet si l’on pouvait oublier l’enjeu et les dangers" (5 et 20 avril 1967).

18 Ainsi des jeunes de Vaulx-en-Velin se sont-ils réclamé de l’intifada lors d’incidents advenus dans les années 90 dans la banlieue lyonnaise (selon Vincent Robert que nous remercions pour cette information).

19 Emmanuel Maffre-Beaugé, op. cit.

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