1Au milieu du xviii^e siècle, les communaux attirent l’attention. La croissance démographique et les bons prix des céréales poussent à la recherche de nouvelles terres à cultiver. Les convoitises envers les terres vacantes engendrent une montée d’individualisme. Ce phénomène n’est pas propre à la France. Une réflexion analogue est engagée ailleurs, qui aboutit bientôt. En 1767, l’impératrice Marie- Thérèse accorde la liberté de partage des communaux en Basse-Autriche, Frédéric fait de même en Prusse en 17691. L’électeur de Bavière œuvre en ce sens, favorisant les défrichements dès 1762. En Italie, les vastes communaux sont attaqués par le gouverneur du Milanais Firinien ; le grand-duc de Toscane Léopold, despote éclairé, entouré de conseillers tel le physiocrate Neri, décide la vente des biens communaux et leur transformation en rentes2.

2Plus décisive encore est l’influence des modèles agricoles flamands et anglais. La qualité des bestiaux flamands est réputée, alors qu’il n’existe plus de jachère ni de pâture commune pour les nourrir, que les propriétés sont divisées et encloses. L’Angleterre connaît une grande vogue auprès des intellectuels français, aussi bien dans les domaines politique, philosophique qu’agronomique. Sa prospérité agricole frappe les voyageurs. Montesquieu, qui introduit des prairies artificielles à La Brède, et Voltaire, qui popularise l’image d’un paysan anglais aisé, contribuent largement au succès de cette image, pas forcément exacte. Or ces transformations à l’anglaise impliquent la disparition des communaux et celle des usages collectifs par les enclosures3.

3L’abondante littérature agronomique anglaise finit par atteindre la France, surtout quand Duhamel du Monceau s’inspire des œuvres de Tull et les adapte pour publier Le traité de la culture des terres, en 1750. Les agronomes français proposent alors, en vertu d’une analyse scientifique, le partage des communaux. À ce moment, les physiocrates viennent sur le devant de la scène, exposant une philosophie économique et sociale ; eux aussi préconisent la disparition des propriétés collectives. Si les deux mouvements s’influencent réciproquement, il est cependant impossible de les confondre car sur le sujet précis des communaux, leurs projets diffèrent sensiblement4.

4Les physiocrates considèrent tous les communaux comme nuisibles à l’agriculture. Toutefois, ce n’est qu’un élément laissé à l’arrière-plan de leur réflexion, aussi ne sont-ils pas unanimes sur les méthodes à leur appliquer5. Certains, fidèles à l’image qu’ils se font de l’agriculture anglaise, veulent leur disparition au profit des grandes exploitations : c’est le cas de l’abbé Roubaud, de Le Trosne en 1777, de l’abbé Malvaux en 17796. François Quesnay est nettement plus nuancé. S’il envisage l’affermage aux riches propriétaires, il souligne dans son Essai sur l’administration des terres, l’intérêt des petites exploitations pour obtenir plus d’impôts et plus de population : « une plus grande égalité dans les possessions fixerait chaque particulier chez lui ». Affligé par le mauvais état des pâturages communs, il pense que « s’ils étaient partagés, divisés par ménage, ils seraient entretenus »7. Ainsi, l’influence des physiocrates en ce domaine précis, est limitée. Turgot lui-même, qui reconnaît ce qu’il doit à Quesnay, parle peu des communaux.

5Au contraire, l’agronomie, c’est-à-dire « la théorie d’une régénération de l’agriculture par l’apphcation de procédés techniques nouveaux », prend à partir des années 50 un essor considérable et met les biens communaux au centre de ses préoccupations8.

Les agronomes préconisent le partage des communaux

Présentation de leurs écrits

6Tous les ouvrages voyaient dans les terres communales le point crucial des blocages du système agricole. Seul leur défrichement pouvait entraîner la modernisation globale. Tous abordent la question : Behal des Vertus dans l’Essai sur l’administration des terres (1759), le marquis de Turbilly dans son Mémoire sur les défrichements (1760), Duhamel du Monceau dans les Éléments d’agriculture (1762). Puis leurs critiques se focahsent encore plus sur ce problème, chez Fontette, Rouxelin et Varsavaux9. Un article de Marcandier en 1766, qui a beaucoup d’audience, réclame « qu’on fasse sortir du néant toutes les communes en les partageant entre les particuliers résidens (sic) dans le village sur le territoire desquels elles se trouvent »10. Un peu plus tard, Rozier résume en des formules percutantes : « Les communaux sont-ils utiles ? Ils l’ont été et ne le sont plus ». « Le partage des communaux peut seul ramener, non pas l’abondance mais le bien-être au sein de cette classe si nombreuse d’indigens (sic) »11

7Des années 1770 à 1790, plusieurs ouvrages traitant spécifiquement des communaux verront le jour : le Traité politique et économique des communes (1770) du comte d’Essuiles, l’Essai patriotique ou Mémoire pour servir à prouver l’inutilité des communaux (1775) du Baron Scott, Le produit et le droit des communes en 1782 par le vicomte de la Maillardière, jusqu’au Mémoire sur l’amélioration des biens communaux de Cretté de Palluel en 179012 Leurs titres évocateurs ne laissent aucun doute sur leur programme. Voici quelques extraits du sous-titre de la Maillardière qui, aussi copieux que la compilation elle-même, couvre en caractères serrés toute la première page : « Traité d’économie politique ou le patriotisme embrassant toutes ses branches, essaie principalement de rendre à la fois le souverain plus satisfait et puissant, les provinces [...] moins affligées d’épizooties, les habitants plus sains et plus fortunés, les armées mieux pourvues [...] pour parvenir à ces fins, spécialement convertir en champs, bois, prés artificiels, etc. nos landes inutiles et marais pestilentiels ». Le traité du comte d’Essuiles, plus sobre dans son titre13 et ses développements est le plus remarquable. Il mérite de retenir l’attention à double titre. Premier ouvrage consacré au sujet, il aura une grande audience : il est le plus clair et le plus lisible, il expose des opinions modérées, aussi sera-t-il repris et copié maintes fois durant des décennies. D’autre part, le rôle du comte d’Essuiles auprès des instances gouvernementales donne un poids considérable à ses vues : à partir de 1766, employé comme expert technique, il est chargé par le Contrôle général de mettre en application son plan de partage, d’abord dans le Soissonnais puis plus largement. Il prétendit même au titre d’inspecteur général des communaux14.

Leur description des communaux : les terres les plus négligées

8Les agronomes éprouvent bien sûr la nécessité de présenter la situation : étendue, nature et utilisation, ce qui correspond au souci du gouvernement au même moment15.

9Une question de vocabulaire tout d’abord. La Maillardière définit les termes.16 « communes ou communaux : terres en herbes ou bois, dont les habitants d’une même paroisse ou vassaux d’un même fief, ont propriétairement, par titres ou possession, la jouissance indivise, onéreuse ou gratuite. [...] Patrimoine inaliénable et perpétuel des habitants.

10terres vaines et vagues : terres qui d’ordinaire, ayant été concédées anciennement par nos rois, soit à des communautés, soit à des particuliers, en ont été depuis abandonnées.

11hernies et vacants : terres qui n’auraient pas récolté depuis 40 ans. »

12Il faut être bien conscient du fait que la distinction est souvent ardue, donne lieu à d’interminables procès, et que ces terres sont habituellement confondues dans l’appellation générale de communes. Ceci explique en partie les imprécisions sur les superficies.

13La Maillardière affirme à la première phrase de son ouvrage : « Un sixième des fonds du royaume est en terres vagues ou communes ». Pour d’Essuiles, « ces biens excèdent le dixième des fonds propres à la culture ». Il sait combien la fiabilité d’un recensement serait illusoire. Il donne l’exemple de celui réalisé dans la généralité de Soissons. « 705 communes ont déclaré des biens alors que 900 en possèdent. La superficie déclarée est 33231 arpents 72 perches alors que la quantité réelle des communaux est de plus de 120000 arpents ». « Un même intérêt les tient tous [les habitants] dans le silence sur les biens qui leur sont communs ; et par une recherche exacte de ces fonds, ... on alarmerait le peuple, et l’on répandrait une consternation générale. Quel avantage après tout, tirerait-on de ces recherches ? »17. Il songe bien sûr aux avantages pour l’Etat (impôts). Malgré quelques regrets, adoptons pour notre propos cette philosophie, et contentons-nous de cette approximation. 1/10^e des fonds cultivables ou 1/6^e des fonds du royaume, les deux assertions sont voisines et vraisemblables.

Carte 1. Évaluation de la superficie des biens communaux, à la fin de l’Ancien Régime

14Il n’existe de statistique fiable qu’à partir du moment où le cadastre couvre l’ensemble du territoire, au xix^e siècle. D’après la première enquête, en 1846, les communaux s’étendent alors sur 9 % du territoire, après une période de forte diminution. Ils sont à cette date composés de pâtures, terres vaines et vagues pour 59 %, de bois pour 35,8 % et de terres cultivées (prés 1,6 %, labours 3,2 % et vergers, vignes 0,4 %). La carte 1 propose une évaluation des superficies à la fin de l’Ancien Régime. Elle est élaborée à partir de la confrontation de toutes les sources consultées, aussi ses données semblent-elles assez fiables sans être très précises. En particulier, il est impossible de connaître la proportion des terres boisées, vaines et vagues ou marécageuses...

15La description de ces terres est lyrique et tragique. Le comte d’Essuiles donne le ton. « La surface des friches, desséchée, endurcie par les vents et le soleil, couverte à peine de quelques plantes épuisées... » Quant aux marais, « ces cloaques immenses, dont l’infection répand des maladies sans nombre... deviendraient entre les mains des particuliers, des prés fertiles, des jardinages précieux, »18.

La Maillardière conserve le même registre. « Les landes en commun qui sont aux trois quarts des forêts dégénérées, étant hérissées de joncs, de broussailles, arrête- bœufs, chardons, orties, ronces, fougères, épines, genêts, genièvres et bruyères ; encore amaigries par la mousse, & vingt petites plantes aussi voraces, offrent une expressive image de la stérilité de l’endroit, & tout à la fois de la misère de ses habitants. Leur sol racorni ne laisse aucun accès intérieur aux bénignes influences de l’air, à tout ce que la nature employeroit à le fertiliser. (...) Ce printems, au retour duquel tout a repris ailleurs sa verdure, & sa vie, laisse encore aux landes, dont son humidité ne peut pénétrer sa surface, & leur langueur habituelle, & cette teinte olivâtre, aspect fatiguant, même aux voyageurs, qui se croient dans des déserts ; emblème, encore plus lugubre alors, de leur infécondité. »19.

16Le but étant de démontrer la nécessité du défrichement, la nuance n’est pas de mise. L’audience de ces ouvrages est telle, surtout pour celui d’Essuiles, qu’ils seront repris, recopiés durant un siècle, tant par les écrivains que par les notables départementaux qui devaient répondre aux enquêtes. « L’inculture » des communaux devient une banalité, une évidence. « Le seul titre de communes suffit pour signifier la terre la plus négligée »20.

17Ce sont des « terres en non valeur pour lesquelles on se chamaille dans tous les coins du Royaume »21. Le paradoxe est que ces terres réputées si mauvaises excitent les convoitises, ce qui aboutit à des dissensions au sein des communautés et à une multitude de procès pour leur possession, car leur situation juridique est très complexe. Il faudra revenir en détail sur cet aspect, mais il est bon de rappeler dès maintenant les deux textes essentiels22.

18– l’édit de Saint Germain-en-Laye, d’avril 1667, permet aux communautés de reprendre leurs biens aliénés depuis 1620 et leur interdit à l’avenir d’aliéner leurs usages et communes (article XI),

19– l’édit d’août 1669 (créant les Eaux et Forêts) réglemente le droit de triage. Le seigneur peut prendre en toute propriété un tiers des communaux, en abandonnant toute prétention, même de jouissance, sur les deux tiers restants. Ceci à deux conditions : que la concession de terrain qu’il fît aux habitants ait été gratuite, donc qu’il ne perçoive aucune redevance, et que les deux tiers restants suffisent aux besoins des habitants. L’interprétation de ce droit est la source d’usurpations, de litiges sans fin qui spolient les communautés.

20Abandonnées sans soin, mal drainées, ces terres qui n’offrent qu’une maigre pâture, ne sont pas utiles aux pauvres. Le comte d’Essuiles démontre longuement que seuls les riches en jouissent, de facto quand ce n’est pas de jure, alors que les pauvres n’en tirent rien car ils ne peuvent nourrir leurs bêtes en hiver. Même sur le communal, on n’a pas le droit de prendre d’herbe autrement qu’à la faucille : il est donc impossible de se constituer des réserves de fourrage. Essuiles compare le nombre des habitants et des bêtes, les superficies de terres en culture et en communes, dans 40 villages de l’élection de Clermont-en-Beauvaisis, 20 pourvus de communaux et 20 sans. Il prouve qu’une paroisse sans communaux est plus peuplée, plus riche, paie plus de taille et, de surcroît, possède plus de bestiaux23.

La solution préconisée : le partage de jouissance

21Les agronomes sont unanimes sur la nécessité de cultiver. Essuiles propose l’emblavement. A partir des années 1780, les prairies artificielles seront plus en vogue, aussi des formules plus favorables à l’élevage seront-elles prônées à ce moment par La Maillardière et Cretté de Palluel.

22Les agronomes sont unanimes, ceci ne peut se faire efficacement que sur des parcelles individuelles : le partage est nécessaire. Au-delà, chacun propose sa version. La Maillardière le voudrait obligatoire, mais d’Essuiles préfère laisser toute liberté de décision à l’assemblée des habitants, car les conditions locales sont très diverses. Certains, tels Rouxelin et Fontette, se démarquent des physiocrates qui proposent une division entre les propriétaires, et prennent le contrepied en exigeant de donner la préférence aux pauvres24.

23Le plan de partage du comte d’Essuiles s’imposera car il est modéré. Bien que la publication date de 1770, ses idées ont mûri au cours des années 60 et ont été mises en œuvre lors de sa collaboration au ministère, à partir de 1766. Il envisage d’accorder le triage au seigneur. Il y voit « un avantage incontestable pour les habitants, d’être délivrés d’une co-jouissance toujours si peu profitable au pauvre lorsqu’il partage avec le riche ; d’être à couvert des prétentions perpétuelles des seigneurs... de jouir enfin tranquillement des 2/3 de leurs communaux tandis qu’ils ont à peine l’usage du quart de ces biens. »25 Ainsi s’arrêteraient « tant de contestations, toujours ruineuses en elles-mêmes pour de pauvres habitants »26. Il propose cette solution à une querelle juridique complexe, en s’appuyant sur des arguments de simple bon sens. Le triage est un droit féodal qui se justifie par la concession ancienne de terres par le seigneur. Or, d’Essuiles ne croit pas en cette théorie et adopte la thèse d’une propriété des communes remontant aux premières installations humaines. Sa proposition d’accorder le triage prouve son indépendance d’esprit, autant que son obéissance aux cadres traditionnels du régime, ceux de la féodalité : volonté d’apaiser, de trouver une solution acceptable afin d’aboutir au partage27.

24La propriété doit rester à la commune, il ne s’agit donc que d’un partage de jouissance, viager, auquel participe également chaque ménage résidant, afin de sortir les pauvres de la misère. Vœu de tous les agronomes, que La Maillardière exprime avec grandiloquence : « 0 vous qui gouvernez, n’oubliez jamais que la plus nombreuse partie des habitants... ceux qui n’ont rien, ont besoin de votre humanité, de votre compassion, des lois politiques enfin, qui tempèrent envers eux la force de la propriété »28. Le comte d’Essuiles a ainsi tenté de présenter une solution acceptable par tous : respect du système féodal, mise en œuvre des principes agronomiques, souci humain envers les pauvres.

Le gouvernement essaie de faire appliquer ces idées

L’intérêt de Bertin pour le progrès agricole (1759-1780)

25L’intérêt du gouvernement pour les questions agricoles est lancé lorsque Henri-Léonard Bertin devient Contrôleur général des Finances de 1759 à 176329. Il doit avant tout s’occuper des questions financières (crise aggravée par la guerre de Sept Ans). Mais, à partir de 1759, il a tout de même le temps de se consacrer à l’agriculture, aidé en cela par l’agronome angevin de Turbilly et par Daniel Trudaine30. Il jouit aussi du soutien de Louis XV et de l’intérêt nouveau des courtisans pour l’agriculture, c’est l’époque des expériences de Duhamel à Trianon. Bertin veut que se créent des sociétés d’agriculture, dont l’action sera coordonnée par le Comité d’agriculture (1760). Conçues comme des relais des idées agronomiques, elles doivent être distinctes des académies préexistantes afin de s’investir dans la recherche des perfectionnements agricoles, en suscitant réflexion et expériences pratiques. En même temps, elles sont sensibles au débat social, à la montée de l’errance et de la mendicité dans les campagnes. Les thèmes de recherche, insufflés par la plus dynamique, la société d’agriculture de Paris, associent étroitement les deux aspects, économiques et sociaux. « L’abus des pâturages en communes et l’utilité des défrichements » figure en bonne place. Dès 1763-64, les sociétés d’agriculture d’Orléans et Caen mettent au concours la question de la mendicité, mais celle-ci n’acquiert une grande audience qu’avec le concours de l’Académie de Châlons-sur-Marne en 1777 sur « les moyens de détruire la mendicité en France en rendant les mendiants utiles à l’Etat sans les rendre malheureux ». Dans la synthèse des 118 mémoires reçus que publie l’abbé Malvaux, comme dans les mémoires présentés aux sociétés d’agriculture de Lyon, Orléans, Soissons et Rouen de 1777 à 1779, progrès des techniques agricoles et amélioration sociale sont étroitement liés. Ceci explique que, très vite, ces sociétés n’accueillent guère que des théoriciens et la présence de paysans authentiques est rare31.

26Durant cette brève période de 1759 à 1763, Bertin apparaît comme un homme qui n’avance que très prudemment, s’informe, médite les expériences, particulièrement celles de l’étranger. Le marquis de Turbilly connaît bien le cas allemand32. Et Bertin demande au duc de Nivernais, ambassadeur à Londres, des renseignements sur les transformations agricoles anglaises. Il obtient plusieurs rapports dont le plus intéressant, daté du 11 mars 1763, est signé du chevalier d’Eon, ministre plénipotentiaire à Londres33. Il porte sur le partage des common fields, les enclos de terres et leurs modalités. Surtout, le chevalier d’Eon décrit les défauts des enclosures et se fait l’écho des polémiques, peu connues en France. Le plus souvent, les terres encloses sont mises en pâtures pour des raisons économiques propres à la Grande-Bretagne, mais la multiplication des haies y conduit de toute façon (perte de terrain en cas de labour, ombre nuisible aux grains). La conséquence en est un moindre besoin de main-d’œuvre et une dépopulation. « La portion des pauvres ne peut jamais devenir équivalente à l’avantage qu’ils tirent de leurs droits sur la commune en entier. Ils vendent ces portions et c’est l’une des causes de l’accroissement des fermes de 3 000,4000 et 6000 acres ». « On peut conclure de cet exposé que les enclos ne se doivent faire qu’avec beaucoup de circonspection, mais qu’il ne faut permettre en aucune manière le monopole destructeur des grandes fermes quoique nos communes ne soient ni si vastes, ni si fréquentes qu’en Angleterre. Quoique nous les regardions sur un pied bien différent, il serait peut-être fort imprudent de les partager et de fournir ainsi aux pauvres la facilité d’aliéner leurs portions. Toute administration sage cherchera à attacher à la patrie les sujets les plus pauvres par un droit de propriété inaliénable. » Le duc de Nivernais ajoute, dans un autre rapport, qu’en Grande-Bretagne, il n’existe pas de loi générale. Afin de respecter les vœux de chacun, le Parlement se contente d’homologuer les décisions des habitants34.

27Ces rapports semblent avoir, selon nous, une grande importance car on note, dans l’entourage de Bertin, l’adoption de certaines idées inspirées de ces mises en garde (respect des volontés des habitants, lots inaliénables pour préserver les pauvres). On ne peut s’empêcher de les rapprocher de celles d’Essuiles qui a eu connaissance du rapport, et souhaite même voir ces terres consacrées aux céréales et non aux prairies, voulant ainsi éviter les écueils de la modernisation à l’anglaise.

28En septembre 1763, Bertin se démet de ses fonctions de Contrôleur général mais conserve, avec la faveur de Louis XV, le titre de ministre d’Etat et l’administration de l’agriculture qu’il gère jusqu’en 1780. Il organise son nouveau département qui mentionne dans ses composantes : « l’agriculture et les sociétés d’agriculture, les haras et les écoles vétérinaires, les canaux d’arrosement, etc. »35. Mais les communaux ne figurent pas explicitement dans ses attributions et pourtant il compte bien en être responsable. Son petit ministère est en rivalité constante avec le Contrôle général dirigé par L’Averdy36. Le budget de Bertin est modeste et les mesures d’amélioration qu’il souhaite ont souvent des répercussions financières, il lui faut donc en référer au Contrôle général dont les services n’ont pas été remodelés. Les deux bureaux des intendants des finances occupés d’agriculture subsistent : ceux de Trudaine et d’Ormesson37. Ce dernier se soucie des communaux, entouré de collaborateurs dynamiques, Anson, d’Ailly, puis en 1766 d’Essuiles, envoyé en mission dans le Soissonnais et employé comme expert technique. Entre les deux ministères, le partage des tâches mal défini entraîne des heurts malgré une courtoisie apparente, et des confusions pour les intendants qui ne savent pas toujours à qui s’adresser. Les dossiers essentiels échappent d’abord à Bertin, d’Ormesson agissant plus rapidement. Les plaintes de Bertin finissent par aboutir. En décembre 1773, il obtient de superviser « les défrichements, les dessèchements et l’abolition du droit de parcours ». Le partage des communaux, oublié à ce moment, lui est formellement attribué le 1^er février 177438.

29Bertin et d’Ormesson défendent les mêmes idées, encouragent la réflexion et les expériences. Jusqu’en 1780, c’est une période de grande activité envers les défrichements, la vaine pâture et les biens communaux, indissociablement liés dans la volonté de modernisation. Bertin prépare et d’Ormesson fait aboutir la déclaration du 13 août 1766 : ceux qui défrichent des terres restées incultes depuis 40 ans sont exemptés de toute imposition et de dîmes pendant 15 ans, à condition de ne pas abandonner leur ancienne terre. Malgré des objections, en pays de taille réelle et en pays d’Etat, la déclaration est enregistrée et son application toujours encouragée par le gouvernement et les sociétés d’agriculture39.

30Pendant que Bertin enquête sur le parcours et la vaine pâture (1766-68) et réfléchit avec le Comité d’agriculture à des mesures prudentes, d’Ormesson fait publier l’édit abolissant le parcours et autorisant les clôtures en Lorraine (mars 1767), puis en Béarn (décembre 1767) et dans les Trois-Évêchés (parcours seul, mai 1768). Après quoi il adresse un questionnaire aux intendants et fait promulguer d’autres édits des clos : Franche-Comté (juillet 1768), Bourgogne, Mâconnais, Auxerrois, Bar-sur-Seine, Bresse, Bugey, Gex (août et octobre 1770), Flandre, Hainaut (mai 1771).

L’attaque contre les communaux, 1767-1780 : les édits de partage

31L’attaque commence vraiment en 1767, lorsque les services des intendants des finances d’Ormesson et d’Ailly sollicitent des mémoires de la part des sociétés d’agriculture (3 réponses), des intendants et notables (7 réponses). Il est vraisemblable que les réponses ont été nettement plus nombreuses, mais les transferts de dossiers entre l’administration de Bertin et le Contrôle général, en 1774 et 1780, ont entraîné des pertes. Aussi, ces papiers n’ont-ils pas été exploités. Les dix mémoires conservés déplorent l’état d’inculture des communaux et souhaitent qu’une action soit entreprise. La société de La Rochelle est la seule à vouloir garder le pâturage indivis, les autres sont favorables au partage : six mémoires ne précisent pas le mode, les sociétés de Bourges et Angers le veulent au prorata des propriétés. Enfin, un autre écrit non signé énumère les multiples difficultés auxquelles se heurtera le partage et en conclut à l’aliénation40.

32L’attitude des intendants est déterminante, en général très favorable aux vues du gouvernement, tout en révélant un souci d’adaptation aux situations locales. Quelques-uns, fervents des théories agronomiques, incitent à prendre des mesures et sont très actifs dans leur généralité pour convaincre les communautés41. Calonne, intendant de Metz (1756-78), veut supprimer parcours et vaine pâture et partager les communaux, comme Caumartin en Artois et Méliand dans la généralité de Soissons. Le plus convaincu de tous est La Galaizière, intendant de Lorraine (1758-78), qui se livre lui-même à des expériences agronomiques. Préoccupé par l’élevage des chevaux, et donc par les pâtures, il a un rôle moteur pour l’édit des clos de mars 1767, puis il n’a de cesse de faire aboutir un édit de partage. Un autre groupe d’intendants, tout aussi ouverts aux principes de l’agriculture nouvelle, sont moins militants envers le partage des communes car ils se heurtent aux conditions défavorables de leur généralité. C’est ainsi que D’Aine, après avoir agi efficacement pour faire accepter l’édit de partage dans la généralité d’Auch et Pau, veut recommencer la même action lorsqu’il arrive à Limoges en 1774, puis il se rend compte des difficultés suscitées par la coutume. Il se modère alors, et se contente d’aider les villages qui le désirent. A son image, convaincus mais pragmatiques, sont Chazerat en Auvergne, D’Agay en Bretagne puis en Picardie, Pajot de Marcheval à Limoges puis en Dauphiné, ainsi que deux intendants disciples des physiocrates, Boucheporn en Guyenne puis en Corse, et Fontette à Caen.

33En voulant faire aboutir ces projets de réforme, certains émettent des critiques constructives, soumettent des plans qui permettraient de s’adapter aux coutumes locales. Mazirot en Haute-Marche propose un mode de partage complexe à la fois par chef de famille et au prorata des propriétés. Caze de la Bove tente, avec les Etats de Bretagne, d’élaborer un règlement de partage entre le seigneur et ses vassaux. Hostile au triage, Sénac de Meilhan, en Hainaut propose des baux à long terme, par portions égales entre les chefs de famille, afin d’améliorer réellement la terre. Enfin, quelques intendants s’opposent au partage pour des raisons de conservation des sols, tel Raymond de Saint Sauveur en Roussillon42. Y eut-il des intendants hostiles au principe même ? En tous cas, les dossiers d’archives n’en gardent pas trace. Mais Amelot, en Bourgogne, bien que « persuadé que le partage des terres communales est un bien général pour l’agriculture », se montre très réticent, comme son successeur, Feydeau de Brou43. Et il y a tous ceux dont le silence total peut être aussi éloquent.

34En même temps, dès 1766, d’Ormesson essaie d’encourager l’idée de partage par des actions sur le terrain. Il envoie d’Essuiles en mission dans plusieurs paroisses du Soissonnais. Convaincues, certaines demandent et obtiennent le partage : les arrêts concernant 17 communautés sont conservés44. Le mouvement s’étend dans l’est de la France où l’agriculture, restée traditionnelle avec une forte emprise communautaire, vient d’être ébranlée par les édits des clos et l’action d’intendants déterminés, La Galaizière, Calonne et Rouillé d’Orfeuil45. Soutenue par les vœux émis dans les Trois-Évêchés puis par la proposition du Parlement de Metz au début de 1769, l’administration sent la nécessité d’élaborer une loi. Pour les Trois-Evêchés, l’édit du 19 juin 1769, enregistré le 6 juillet, permet le partage égal entre les ménages domiciliés (article 1), décidé par l’assemblée des habitants à la majorité des 2/3 (art 2). Ces parts sont indivisibles et inaliénables (art. 3), héréditaires en ligne directe seulement (art 5). L’article 7 accorde le triage de façon plus large que l’édit de 1669 qui exigeait que la concession ait été gratuite et que les 2/3 restants suffisent à la communauté. Sous l’influence du premier président du Parlement de Metz, d’Ormesson admet tous les seigneurs au triage car ils jouissaient ici du droit de troupeau à part, c’est-à-dire de la faculté d’envoyer sur le communal un troupeau à part, non limité, non contrôlé par la communauté. La perte de ce droit valait bien la propriété d’un tiers du communal ! Ce triage suscita bien des discussions46. La Galaizière demanda pour la Lorraine un droit plus, restrictif47.

35Après l’édit de partage destiné aux Trois-Évêchés, d’autres furent rendus.

La pause des dernières années de l’Ancien Régime, 1780-1789

36Après 1774, l’activité législative s’est réduite. Cette année 1774 correspond à trois événements : Bertin obtient le monopole de ces dossiers, le marquis d’Ormesson meurt, et arrive au Contrôle général Turgot qui ne fait pas du partage des communaux sa principale préoccupation. Bertin fait encore aboutir quelques édits, mais sa prudence naturelle est renforcée par les obstacles opposés à l’application des premiers textes. Le comte d’Essuile donne une autre version de cette moindre activité. « M. Bertin, lorsque j’avais le plus grand succès, prétendit que le partage des communes devait être de son département ; il l’obtint. Lui et ses commis attendirent que j’allasse leur offrir mes services ; j’attendis moi-même d’être invité à les continuer ; le partage des communes tomba vers la quatrième année de mon travail »48.

37En 1780, Bertin démissionne car il est mal secondé par Parent fils et attaqué par ses rivaux du Contrôle général où Necker ne l’aime guère. Tous les objets relatifs à l’agriculture reviennent au département des finances, et d’Ailly, par une circulaire, demande aux intendants la situation de l’agriculture dans leur généralité. Il relève que « l’abolition du droit de parcours dans quelques généralités, le partage des communes dans d’autres, ont procuré des améliorations sensibles dans plusieurs provinces », mais « le partage des communaux ne réunit pas tous les suffrages et cela n’est pas étonnant d’après la diversité de la culture »49. Necker secondé par les intendants des finances d’Ailly et d’Ormesson d’Amboile, puis Galonne avec Desbonnaires de Forges et Gravier de Vergennes, continuent à encourager le partage des communaux, mais les mesures législatives deviennent rares50. Necker propose à Chazerat, intendant d’Auvergne, de se borner « à faciliter et encourager le partage dans les endroits où il sera demandé et où vous verrez qu’il y a des avantages réels et prouvés à en recueillir »51. Manifestement, l’ardeur des années 1760-80 est retombée, et une grande prudence est de mise.

38Ce tableau de l’offensive des agronomes et du personnel gouvernemental laisse une impression de demi-échec, parce qu’elle cesse après 1780, date après laquelle même les demandes spontanées de partage semblent avoir du mal à aboutir. Mais le volume des archives conservées à Paris est modeste. Henri Sée, qui fonde sur ces seules données son étude : « Le partage des communaux en France à la fin l’Ancien Régime », conclut à la faiblesse des résultats obtenus, à l’importance des oppositions et au découragement des administrateurs52. Il serait bon pourtant de se poser deux questions.

39Que représentent les dossiers conservés aux Archives Nationales ? Manifestement, une partie seulement de l’activité en ce domaine53. D’autre part, et c’est la limite majeure qui renvoie à une analyse régionale, les intendants de quelques généralités avaient pouvoir de décider seuls en matière de communaux, sans en référer au conseil du roi qui ne statuait que sur les cas litigieux (Béarn, Champagne, Flandre, Franche-Comté, Trois-Évêchés). On sait par un court billet de Calonne qu’il a autorisé 99 partages entre 1771 et 1774 dans les Trois- Evêchés. Et combien de cas ont été réglés ailleurs ?

40Il faut encore se demander pourquoi cette question quitte le devant de la scène après 1780. Est-ce par découragement et abandon sur un sentiment d’échec, comme on le laisse entendre généralement ? Ne doit-on pas penser plutôt que l’offensive est devenue inopportune à cause des difficultés multiples qui marquent les années 80 : difficultés économiques (marasme industriel, intempéries qui affectent les récoltes), fortes préoccupations financières, recrudescence de la misère sociale (chômage, mendicité). Les difficultés agricoles dues aux aléas météorologiques rendent les partages inopportuns. Si les mauvaises récoltes céréalières de 1773-74 pouvaient stimuler les mises en culture, les années 1781-82 connaissent des récoltes exceptionnelles qui provoquent l’effondrement des prix, puis la sécheresse de 1785 et de 1788 déclenche une crise fourragère et des épizooties. Ce n’est donc pas le moment d’emblaver des pâturages ommuns54. Cette crise fait tomber le marché foncier en léthargie. Raison supplémentaire pour que les communaux, tant convoités durant la prospérité des années 70, attirent moins l’attention55.

41La crise financière accapare toutes les énergies, or les mesures envisagées se heurtent au refus des privilégiés, à l’hostilité des parlements, rappelés en novembre 1774 après avoir été congédiés par Maupeou en janvier 1771. Dans ce contexte, les communaux constituent un sujet de tensions supplémentaires avec les parlements, pour un gouvernement central affaibli et prêt aux concessions. Calonne qui a été l’initiateur des partages à Metz, puis a fait appliquer l’édit dans les Flandres, n’agit plus en ce sens lorsqu’il est à la tête des Finances (1783-86). Ses idées économiques n’ont pourtant pas changé, il aurait la pugnacité de vaincre les oppositions s’il ne jugeait le moment inopportun. Ainsi en 1785, l’intendant de Bretagne lui propose un texte d’édit, mais aucune suite n’est donnée, car le parlement et les Etats de Bretagne risquent d’être réticents, alors que Calonne veut à tout prix éviter le conflit et faire accepter avant tout une réforme financière56. Cet exemple montre bien l’immobilisme auquel est contraint le pouvoir, anxieux de n’aviver ni le mécontentement des seigneurs ni la montée en puissance du mouvement antiseigneurial.

42Il semble donc légitime de penser que la pause observée après 1780 ne prouve absolument pas l’échec de mesures qui ne pouvaient prendre effet que lentement. Elle s’explique bien plutôt par la crise finale de l’Ancien Régime, marquée par une paralysie croissante des pouvoirs publics : l’hostilité des parlements se conjugue à l’échec des réformes territoriales qui n’ont pas obtenu le soutien des pouvoirs intermédiaires57.

43Soyons conscients, de toute façon, comme les administrateurs de l’époque, que l’action envers les communaux ne pouvait pas porter ses fruits à court terme. Avant de procéder à un partage, il fallait assainir les finances communales, éclaircir la situation juridique (droits des seigneurs, usurpations diverses). Or ceci était très long car d’une grande complexité. Pour bien en prendre conscience, il faut maintenant mesurer à quels obstacles se heurtait cette volonté de mise en valeur.

Quelle conception les protagonistes ont-ils des communaux ?

44Pour savoir comment les mesures gouvernementales furent reçues, ce qu’elles signifiaient aux yeux de la population, il faut d ’abord s ’interroger sur ce que sont exactement les communaux : quelle perception en a-t-on ? ou plutôt quelles perceptions car elles varient selon les lieux, ce qui multiplie les obstacles à une compréhension globale.

45Çomment sont conçus le droit de propriété, le droit de jouissance ? Quelle vision l’Etat, par ses édits, veut-il imposer ? Ce sont les trois aspects qui seront abordés successivement, en prenant pour source les écrits juridiques et agronomiques, les témoignages des élites (intendants, notables des sociétés d’agriculture...) et ceux émanant des communautés villageoises.

L’imbroglio du droit de propriété sur les communaux

Propriété originelle des communautés ou concession des seigneurs ?

46Les communautés d’habitants ne possèdent que très rarement des titres, et elles affirment que ces terres sont leur propriété « immémoriale ». Aussi a-t-on été amené à remonter à l’origine des communaux, question très controversée qui a engendré les polémiques des juristes, durant au moins trois siècles. Deux thèses s’affrontent. Les jurisconsultes anciens qui ont étudié le droit romain et expliqué les coutumes, admettent une propriété naturelle et originelle des habitants. « De toute ancienneté et avant la création des rois, les forêts étaient publiques et communes au peuple »58. Ensuite, au Moyen Age, les seigneurs s’en sont emparé, et alors, selon Salvaing, ils auraient accordé des droits d’usage sur ces terres pour attirer les habitants, les inciter à s’installer59.

47Face à eux, les feudistes qui analysent le droit féodal, privilégient les concessions seigneuriales de façon exclusive. Fréminville s’appuie sur Salvaing pour systématiser. « Pour trouver l’origine de ces pâturages communs, il faut remonter à l’établissement des Francs dans les Gaules… Les Francs se partagèrent les terres, les seigneurs concédèrent des droits aux habitants »60. A la fin du xviii^e siècle, les hommes de loi les plus éminents défendent cette thèse qui impose la vision historique des vainqueurs Francs arrivant dans un pays très peu peuplé, réduit en esclavage. Henrion de Pansey l’érige en doctrine et, pour lui, « la petite fraction de souveraineté incluse dans toute l’idée de seigneurie s’était muée en une présomption de propriété foncière universelle, remontant à l’origine des droits féodaux »61.

48Ces deux thèses ne sont pas innocentes. Elles s’opposent à partir du xvi^e siècle, durant les guerres de religion, lorsque seigneurs, bourgeois et riches paysans convoitent les terres avec un regain de dynamisme62. La première théorie défend la communauté : les terres lui ont toujours appartenu, les seigneurs l’en ont spoliée, elle ne peut donc posséder aucun titre. La deuxième conforte le système féodal et les prétentions seigneuriales. C’est elle qui prévaut au xviii^e siècle, justifiant l’existence du droit de triage, c’est-à-dire le droit pour le seigneur d’obtenir un tiers des communaux en toute propriété.

49Aboli par l’édit de 1667, même pour le roi, le triage fut rétabli par l’ordonnance de 1669 tant les réclamations des seigneurs se faisaient pressantes. Ce texte part de la certitude d’une concession seigneuriale originelle et envisage deux cas possibles selon qu’elle fut gratuite ou onéreuse. Lorsque le seigneur a concédé gratis « sans charge d’aucuns cens, redevance, prestation ou servitude », on estime qu’il a gardé la propriété éminente sur les communaux et a droit par le triage de récupérer le tiers en toute propriété, à condition que « les deux autres tiers suffisent pour l’usage de la paroisse »63. Après le triage, il n’aura plus aucun droit sur les communaux restants. Dans le deuxième cas, la concession a été onéreuse, la communauté paie alors une redevance, cens récognitif de la directe seigneuriale. En ce cas, le seigneur n’a plus la propriété mais un simple droit d’usage sur les communaux. Il peut demander le cantonnement des usages dont il jouit, ce qui signifie qu’il peut les convertir en la pleine propriété d’une portion du territoire, fixée en fonction des conditions locales, environ un tiers64. Il l’obtient aisément sur tous les communaux assujettis à un cens. Ainsi, triage et cantonnement sont très différents dans leurs fondements juridiques, puisque le seigneur ne peut obtenir le triage que sur des terres dont il est reconnu propriétaire éminent, alors qu’il demande le cantonnement sur des terres possédées par la communauté des habitants. Mais pour celle-ci, le résultat est le même. Dans les deux cas, le seigneur reçoit le tiers en pleine propriété, ce qui explique la même acrimonie à l’encontre des deux procédures.

50Le plus souvent, les communaux sont libres de redevance et les habitants les considèrent comme propriété immémoriale. Or avec la théorie des feudistes, l’habitude s’installe de demander à une commune qui s’oppose au triage de prouver sa possession par un titre. Cette jurisprudence tend à s’imposer car elle correspond à la situation de Paris, « Nulle terre sans seigneur ». Mais toutes les, coutumes ne suivent pas cette règle, et c’est faire fi de l’existence des alleux. Etant donné l’enjeu, nous devons nous attarder sur la complexité des coutumes. Le but ici n’est pas de recenser tous les usages, tâche impossible, mais de dégager approximativement les grandes tendances régionales afin de comprendre les comportements de chaque province, ce que la carte 2 résume65.

Carte 2. Propriété des terres vaines et vagues et des communaux, au XVIII^e siècle

51« On compte en France environ 450 coutumes, tant générales que particulières, et l’on en trouve à peine un cent décidant de la possession et de l’administration de ces communes »66. Un bon nombre de coutumes sont donc muettes, celles de Troyes, Nivernais, Lorraine, Châlons, Normandie. En ce cas, ce sont les usages locaux qui répondent aux questions sur le droit de propriété et celui de jouissance, or ceux-ci varient d’une paroisse à l’autre et expliquent la multitude de procès interminables où les juges jouissent d’une grande liberté d’appréciation67.

52– Des régions sont régies par la maxime « Nulle terre sans seigneur » : Meaux, Melun, Brie, Beauce, Senlis, Péronne, Poitou, Angoumois, Saintonge, Berry. Cas le plus fréquent dans l’ancien domaine royal. C’est de ce modèle que s’inspire la théorie feudiste. Ici, on présume le droit éminent du seigneur, la communauté doit apporter la preuve de sa propriété. Dans quelques cas, la coutume est précise et attribue la propriété au seigneur haut justicier ou au roi. C’est le cas du nord de la France (Lille, Douai, Amiens et le Boulonnais) où une communauté ne peut se prétendre propriétaire qu’en vertu de titres. En Bretagne, le Parlement a décidé en 1630 que le seigneur a la propriété de la totalité des landes.

53– La maxime « Nul seigneur sans titre » prévaut dans les régions de tradition de droit romain et germanique, l’est de la France et le Midi. Là, la liberté des fonds est de droit commun et il appartient au seigneur de prouver la servitude. En réalité, seules quelques régions ont su défendre les droits des communautés et bénéficient d’un statut précis qui ne laisse aucune ambiguïté et exclut le droit de triage : le Briançonnais et le Béarn depuis le Moyen Âge, le Roussillon, la Provence où le Parlement a reconnu en 1561 que le seigneur n’avait aucun droit particulier sur les communes, enfin le Labourd depuis 164168. Ailleurs, les choses sont moins simples, par exemple en Auvergne où s’entremêlent les terres allodiales redevables seulement de la taille et les terres concédées par le seigneur gratuitement ou contre un cens récognitif69. En Bourbonnais, les terres vacantes appartiennent aux seigneurs hauts justiciers, qui les confondent avec les communaux non cultivés70. En Bourgogne, les seigneurs ont été exclus de la propriété des communaux par un arrêt de 1764, mais ils obtiennent aisément le triage. Autre difficulté, les alleux subsistent, mais se heurtent aux assauts des juristes et à l’édit de Louis XIV d’août 1692 par lequel il s’affirmait souverain de tous les alleux. Que ce soit le Dauphiné de franc-alleu71, ou bien la Bourgogne où les seigneurs ont été exclus de la propriété des communaux par un arrêt de juin 1774, cela n’empêche pas l’exercice du droit de triage.

54De 1669 à 1789, exceptées les quelques régions où les seigneurs ne peuvent prétendre à la propriété, ils tentent partout ailleurs d’obtenir le triage, profitant de la moindre ambiguïté. Peut-on savoir quelle fut l’ampleur des triages et cantonnements ? Les triages ont laissé le souvenir le plus cuisant car les habitants n’acceptent pas ce droit féodal qui les oblige à donner un tiers de ce qui est reconnu comme leur propriété. Il semble avoir été largement pratiqué en Bretagne, Bourgogne et dans les provinces du nord de la France, mais seules des recherches locales pourraient donner des réponses précises. Les demandes de triage des seigneurs bénéficient en général de l’appui des cours de justice, composées de nobles72. Le cantonnement est lui aussi pratique courante. Guy Antonetti formule l’hypothèse selon laquelle le cantonnement serait utilisé, pour les forêts, plus que le triage73. Il est aussi très fréquent sur les landes de Bretagne, sous le nom d’afféagement74. Il est plus facile à obtenir, moins réglementé et plus discret. Ainsi, la duchesse de Mazarin réclame le triage sur 4 000 ha de forêts du comté de Ferrette ; le Conseil d’Etat refuse mais lui accorde le cantonnement, soit le tiers !75

55A toutes ces pertes de communaux pour les usagers, il faut ajouter les usurpations seigneuriales, qui sont si nombreuses que Fréminville, en 1763, leur consacre tout un chapitre de son ouvrage pour rappeler les attaques perpétuelles contre les communaux. Les ordonnances et les édits de 1560, 1567, 1579, 1600, 1629, 1659, 1667, « établissent d’un côté la bonté et la justice de nos rois, manifestent d’un autre l’avidité démesurée des seigneurs de vouloir s’emparer et usurper le propre bien de ces pauvres habitants »76. Après les acteurs de la Révolution, les historiens ont beaucoup insisté sur ce mouvement d’accaparement, en l’insérant dans le contexte de la réaction seigneuriale. Ceci mériterait une étude approfondie. Si les convoitises seigneuriales sont indéniables, on peut se demander si elles s’accentuent réellement à la fin de l’Ancien Régime, si elles se sont calmées après l’édit de 1669. Ou bien s’agit-il d’une attitude constante à laquelle on est plus attentif au xviii^e siècle parce que les communautés, dont le droit s’affirme, sont plus nombreuses à entamer une action judiciaire contre le seigneur, avec l’autorisation de l’intendant ? En tous cas, les revendications de la période révolutionnaire donneront à ce mouvement tout son relief, comme l’ont fait, en 1576, les Etats Généraux de Blois pour les accaparements du début du xvi^e siècle.

56Le statut de la propriété communale à la fin du xviii^e siècle est d’une inextricable complexité, que cet exposé simplificateur ne doit pas gommer. La description donnée par les administrateurs du département du Var en 1792 rétablit bien la perception de la situation par les contemporains.

« Les biens communaux n’ont pas tous la même origine et ne sont pas tous possédés au même titre. Les uns ne sont composés que de terres vaines et vagues, abandonnées par les anciens propriétaires, que les ci-devant seigneurs avaient le droit de réunir à leur fief pour déshérence et en roture, à la charge d’en passer, dans le mois, nouvelle investiture à des personnes contribuables, et qui, à défaut, appartenaient aux communautés. qui pouvaient les vendre à leur profit ou en disposer autrement comme de choses à elles propre. Les autres procèdent de la concession du ci-devant seigneur qui y a conservé des droits que les titres ou l’usage déterminent. Ainsi plusieurs communautés possèdent les communaux en toute propriété ; mais les autres ne les tiennent qu’à la charge des usages du ci-devant seigneur ; d’autres n’y ont que de simples facultés de dépaître, de bûcherer et de défricher, soumises la plupart à des redevances ou à des services, et la propriété en appartient au ci-devant seigneur ; d’autres enfin les possèdent en copropriété et par indivis avec celui-ci »77.

57Comme il est difficile en pratique de justifier des prétentions trop anciennes, seigneurs et habitants tentent tous de s’approprier les terres, encouragés par les hommes de loi qui voient dans ces procès une inépuisable source de revenus.

La propriété au sein de la commune

58Si la commune parvient à prouver son droit de propriété, se posent encore des questions, nouvelles sources de chicanes en cas de partage. Le cas le plus simple du communal appartenant aux habitants d’une paroisse n’est pas forcément majoritaire. Il existe d’abord les indivis entre plusieurs communautés, vastes terres de parcours aux confins de plusieurs paroisses : landes de l’ouest, marais du nord, alpages, et forêts, cas fréquents en toutes régions. Dans le Languedoc, Emile Appolis en attribue l’origine à l’appartenance à un même ensemble féodal78. Dans les Pyrénées, les communaux sont indivis entre les villages d’une vallée qui se sont fédérés pour les gérer et mieux résister au seigneur. Quelques vallées ont constitué de puissantes seigneuries collectives et roturières (vallée d’Ossau, de Campan), d’autres n’ont eu qu’une existence épisodique (Comminges), mais il en a subsisté partout l’indivision des pâturages79. En ce cas, lorsque s’affirme une volonté de partage entre les communautés, pour des raisons juridiques ou financières, selon quel critère sera déterminée la part de chacune ? en parts égales ? selon le nombre des habitants ou bien la part des impôts, mais à quelle date ?

59Il existe aussi les communaux de hameaux, essentiellement dans le Massif Central. Selon Nicole Lemaître, au moment où la propriété individuelle a remplacé la propriété tribale, on a divisé le territoire en lots, une portion est restée indivise, dépendante du hameau, dans ce pays d’habitat dispersé, et les structures féodales très morcelées ont pérennisé cette organisation ancienne80. On peut rapprocher de ce cas celui de la Bretagne où chaque paroisse est le plus souvent subdivisée en plusieurs fiefs, au sein de chacun desquels les habitants ont droit d’utiliser (mais seulement au prorata de leurs possessions) les communs concédés par le seigneur à ses vassaux.

60Enfin se pose une question applicable aux trois types de communaux, ceux des paroisses, des hameaux ou ceux indivis entre plusieurs villages : qui sont exactement les propriétaires ? Tous les habitants ? Les seuls propriétaires, ou encore la communauté ? Le comte d’Essuiles conçoit que ce sont tous les habitants, La Maillardière penche pour les seuls propriétaires de la paroisse car les autres – fermiers ou journaliers – ne sont pas stables81. La jurisprudence établie après l’ordonnance de 1667 donne la propriété à la communauté des habitants : « on appelle communes ou communaux, les immeubles dont les habitants d’une ville, d’un bourg ou d’un village sont propriétaires, non comme individus, mais comme corporation »82. Question de droit fondamentale étroitement liée à celle du droit de jouissance.

Le droit de jouissance privilégie les propriétaires

61Il est encore plus difficile à définir que le droit de propriété, car il est réglé par les coutumes, quand elles ne sont pas muettes. Sinon, l’assemblée de paroisse décide, d’où les variations locales. Aussi, la carte 3 ne peut être qu’approximative, n’ayant pour but que de dégager les grandes tendances régionales.

Carte 3. Droit à la jouissance des communaux, à la fin de l’Ancien Régime

Selon les provinces, les conceptions du droit de jouissance diffèrent.

62Cas le plus fréquent, le droit de la terre s’impose, c’est-à-dire que les biens communaux sont considérés comme un appendice de la propriété privée : terres consacrées au pâturage, boisées ou non, dévolues à la jouissance des seuls propriétaires ou de leurs fermiers. Dans cette conception, des variantes apparaissent.

63– Le droit de dépaissance peut être strictement attaché à la terre. En Bretagne, il est proportionnel aux terres possédées. En Anjou, « les pauvres n’étant point propriétaires de terrains dans la paroisse, ne peuvent avoir aucun droit sur les communes... Peut-on les gratifier au préjudice des biens-tenants auxquels seuls appartiennent les communs ?83 ». Même vision en Basse-Normandie où J.-B. Aveline, qui s’intéresse à la question et écrira beaucoup après 1792, explique : « Les communaux sont attachés à un territoire dont ils sont une dépendance foncière. Les droits sont attachés au fond. Le communal appartient donc aux propriétaires domiciliés ou non. Ils peuvent transmettre la jouissance à leur fermier84 ».

64– La coutume d’Auvergne restreint ce droit de la terre en y ajoutant la nécessité de résidence, règle dénommée ici des « Pailles et foins ». Seul a droit de jouir celui qui réside dans la commune et y récolte, en tant que propriétaire ou fermier, des pailles et foins pour entretenir des bêtes en hiver. Chacun ne peut envoyer au pâturage que les bêtes qu’il a hivernées. « L’habitant qui ne possède rien n’a aucun droit dans les communaux. Il ne peut y envoyer aucuns bestiaux »85. Cette coutume est largement répandue : Marche, Poitou, nord du Languedoc.

65– Une formule voisine attribue aux résidents une jouissance proportionnelle à l’allivrement ou compoix, c’est-à-dire à l’impôt payé sur la propriété cadastrée. Mais en ce cas, la règle est moins stricte, elle n’exclut pas totalement les pauvres. La Provence, le Languedoc, la Haute-Normandie accordent « le secours au pauvre », ou dépaissance gratuite pour une ou deux bêtes.

66– Plus restrictives sont les règles du Béarn et de l’Alsace. En Béarn, seuls les « voisins » ont droit de jouissance. Il ne suffit pas d’être propriétaire et résident, encore faut-il être l’héritier de la maison, « chef d’oustau », ou avoir acquis, moyennant finance, le droit de voisinage qui permet de voter dans les assemblées villageoises. Les autres paysans, même propriétaires depuis plusieurs années, n’ont aucun droit. Les bourgeois de la plaine d’Alsace, moins rigoureux, écartent les étrangers mais accordent un droit limité aux « manants » qui ont acquitté une taxe de réception et ont payé pendant au moins trois ans une taxe de jouissance des communaux avant de pouvoir prétendre au droit de bourgeoisie86.

67L’autre conception est celle du droit de la personne : le communal est propriété de tous les habitants, et la jouissance liée uniquement à la résidence. C’est le cas du nord de la France en général : Flandre, Hainaut, Artois, Cambrésis, Picardie. La dépaissance est gratuite ou bien exige une redevance par tête de bétail. En ce cas, les revenus tirés des communaux peuvent constituer un fonds spécial qui sert à acquitter les charges communales87.

68Il existe une troisième conception, très peu répandue, celle des communaux attributs des membres de la communauté originelle. Ici, n’existe plus ni condition de résidence, ni de propriété, le droit est transmis héréditairement. On la retrouve en Corse et dans quelques communautés de Savoie88.

69Reste le cas fréquent où les coutumes sont muettes, et la jouissance est généralement accordée à « tous », notion floue qui peut comprendre ou non les pauvres et les propriétaires forains. Le plus souvent, les pauvres sont exclus, comme en Bourgogne89. Là où les communautés sont fortes, bien organisées, et les communaux importants, elles ont établi des règlements précis. Par exemple, dans les Alpes, en Savoie et Dauphiné, chaque village en décide. Lorsque la communauté est faible ou s’intéresse peu au communal, aucune règle n’est fixée, toutes les interprétations sont possibles, et chacun envoie gratis le nombre de bêtes qu’il veut, ce qui avantage les riches. Les pauvres se heurtent à leur mauvais vouloir. Dans la généralité de Lyon, Jean-Pierre Gutton relève que les habitants de Genay se plaignent « des particuliers qui possèdent chèvres et moutons, sans avoir dans la paroisse aucune terre ni autre fonds, et d’autres en très petite contenue ». Aussi, le manouvrier qui possède quelques chèvres les fait pâturer sur les fonds d’autrui ou le long des haies90.

70Au total, qu’il soit consigné explicitement dans la coutume ou non, le droit de jouissance réservé aux habitants possédant des biens-fonds dans le village prévaut largement et les pauvres doivent souvent se contenter de l’herbe des chemins.

L’exercice des droits d’usage sur le communal

71En général, le communal est conçu comme devant servir aux besoins vitaux de la communauté, l’exploitation commerciale est interdite tant qu’ils ne sont pas satisfaits. La première de ces nécessités est le pâturage, qui s’exerce sur les prairies sèches ou humides et dans les bois. Dans les régions où les fourrages artificiels ne sont pas introduits, le communal est indispensable à la nourriture des chevaux et bovins, pour le labour et l’engrais. Cette importance est révélée par un arrêt du Conseil d’Etat de 1735 : « Les communaux en pâturage n’ont été établis que pour le seul usage de la nourriture des bestiaux. Il ne doit pas être permis à qui que ce soit d’en altérer et changer la destination, en convertissant le sol en culture, les défrichant, mettant les prés, pâturages et bois même en labourage. »91. Plus ce droit de pâturage est important, plus strictement il est réglementé par la communauté, soit au profit exclusif des habitants-propriétaires, soit pour tous. En Normandie où le communal sert aux villageois propriétaires, il est accordé un mouton par arpent possédé, afin que les gros tenanciers n’accaparent pas92. En Briançonnais où les alpages sont vastes, chaque famille a droit à la dépaissance gratuite pour quelques bêtes : 2 pour les non propriétaires, une vache et huit moutons par livre payée sur les propriétés cadastrées. Au-delà, chaque bête est taxée car les habitants peuvent tirer profit des alpages, de juin à octobre, pour l’embouche des animaux achetés ou loués (baux à cheptel)93. Partout on remarque la vigilance des habitants à écarter de leur pâturage tout animal étranger. Fréquemment, les bêtes des propriétaires forains ne sont pas admises. Il s’agit de la défense des intérêts économiques tout autant que celle de l’identité de la communauté par son territoire et ses ayants droit. Les habitants de Grièges ont droit de saisir tous les bestiaux étrangers, chevaux et moutons, qui viendraient paître dans leur prairie94. Les Béarnais l’exercent aussi sous le nom de « droit de carnal ». Enfin, pour préserver la nourriture des bêtes admises sur le communal, il est interdit d’y couper l’herbe, évitant ainsi que certains puissent la vendre à l’extérieur, ou que les sans terre puissent dérober ce à quoi ils n’ont pas droit. Lorsque la communauté veut rendre la surveillance effective, il est constitué un troupeau commun, mené par un vacher ou berger rétribué par les habitants.

72Ce n’est qu’une fois les besoins de pâturage satisfaits que la communauté peut envisager de tirer d’autres revenus. L’affermage apporte alors des ressources à la caisse communale comme la location aux transhumants en Embrunais, Gapençais, Pyrénées ariégeoises, Gévaudan95. Il existe une exception notable à cette règle, lorsque les seigneurs exercent un privilège. Ceux de Lorraine et Trois- Evêchés jouissent du troupeau à part, ils peuvent constituer un troupeau, non limité en nombre, qui se nourrit sur le communal. Souvent, ils afferment ce droit à des marchands de bestiaux, ce que les habitants qualifient de « droit de dévaster les finages96. En Béarn, les seigneurs ont le droit d’herbes mortes, sorte de monopole sur la vaine pâture. Ils afferment ce droit à des bergers étrangers à la commune, qui confondent les droits de vaine pâture et de vive pâture et utilisent les communaux tout autant que les biens particuliers97.

73L’autre utilité essentielle du communal est de fournir le bois : bois de chauffage (par l’affouage) et bois d’œuvre (maronage). L’exploitation des coupes est très surveillée par la communauté et par les Eaux et Forêts qui se sont progressivement implantées. La distribution se fait selon les mêmes règles que pour le pâturage, en écartant généralement les pauvres. Le communal, boisé ou non fournit encore de nombreuses ressources annexes : cueillette (champignons, baies, glands et faines...), engrais nécessaire aux terres cultivées par la coupe de la végétation (fougères et ajoncs du Béarn) ou l’enlèvement de terreau (« étrépage » de Bretagne et du Bas-Maine98). Les marais du nord sont exploités pour leur tourbe, et leurs eaux servent pour rouir le lin.

74Ces usages donnent l’image d’une économie de subsistance précaire et de terres non rentables, exceptés les bois. Mais il existe des communaux cultivés. S’il a fallu un arrêt du Conseil en 1735, s’il a fallu répéter que l’édit encourageant les défrichements ne concernait pas les communaux, c’est bien qu’il y avait une volonté spontanée de mettre en culture. En bien des régions, les mises en culture temporaires sont acceptées, soit tacitement (Auvergne, Haute-Marche), soit selon des règlements. En Bourgogne et en Bresse, « ces communes appartiennent au premier qui s’en empare et les cultive et c’est toujours celui qui a du bétail, du fourrage et des moyens, de sorte qu’ils sont bien cultivés. S’il les laisse une année sans culture, il est libre à tout autre particulier de la communauté de s’en rendre maître, et personne ne s’en avise s’il n’a les forces suffisantes ». En Alsace et dans la montagne vosgienne, « il est d’usage de mettre successivement en culture des portions de communaux ». En Basse-Navarre, il est permis à chaque habitant qui s’établit de défricher une portion des landes. Ces quelques exemples ne sont pas exhaustifs, ils prouvent que la mise en culture temporaire de portions a été couramment pratiquée jusqu’à maintenant, ce qui ne posait pas de problème tant que la pression démographique était modérée99.

75Des communaux sont affermés, soit comme prairies à des éleveurs ou bouchers, soit pour être mis en culture. Dans quelle proportion ? Seuls les baux conservés dans les archives communales et celles de l’intendance peuvent en laisser trace, les archives ministérielles n’ayant que des cas exceptionnels. Comme on mettait l’accent sur l’improductivité de ces terres, on a volontairement gommé cet aspect qui mériterait des recherches. Il semble bien que l’affermage ait été très répandu dans l’est de la France100.

La conception de l’État, d’après ses édits

76Les perceptions des habitants sur leurs communaux et les droits afférents, diffèrent donc notablement selon les régions, aussi la version qu’en donne l’État est-elle fondamentale. Soulignons-en seulement trois aspects qui vont à l’encontre des représentations paysannes.

Des communaux concédés par les seigneurs

77Les habitants proclament leur propriété « immémoriale », mais l’État accrédite la thèse d’une concession seigneuriale et accorde le triage. L’ordonnance de 1669 prévoyait un triage assez restrictif. D’Ailly projette d’abord d’accorder au seigneur une part égale à celle des autres chefs de famille, mais le premier édit, celui des Trois-Èvêchés, introduit une pratique plus large. Afin de compenser la perte du droit de troupeau à part dont jouissent certains seigneurs de cette province, tous obtiennent, sans condition, le droit de triage. Ce système est ensuite adopté pour la Bourgogne, la Flandre, le Cambrésis et l’Artois. « Voulons que pour obvier à toutes les contestations que la variété des droits des seigneurs pourrait occasionner, que tous lesdits seigneurs, ou ceux qui justifieraient avoir la concession des droits utiles de la haute justice, soient admis par proportion à prélever par la voye du sort, ou amiablement convenu, le tiers dans les communes dont le partage sera demandé... »101.

78D’Essuiles, pourtant convaincu que les communaux sont antérieurs au système féodal, préconise ce triage afin de supprimer les procès et les oppositions seigneuriales qui feraient échouer son projet de partage. La monarchie elle-même, bien qu’elle ait officiellement abandonné ce droit par l’ordonnance de 1667 hésite encore à l’exercer à son profit102. C’est pour les communautés un problème très sensible, douloureux et souvent révoltant.

Une propriété de la communauté des habitants

79Les usagers se représentent leurs terres comme appartenant aux habitants. Les propriétaires veulent parfois en faire leur propre apanage. Mais l’Etat a imposé depuis l’édit de 1667 l’idée d’une propriété de la commune. « On tenait pour maxime que les biens communaux n’appartenaient pas en propre à chacun des habitants pour sa part, mais à la communauté des habitants considérée dans son ensemble... La communauté n’était propriétaire qu’à la charge de les conserver en nature pour en transmettre la jouissance aux habitants à venir »103. La volonté de Louis XIV en 1667 était de libérer la commune de la sujétion au seigneur tout en sauvegardant sa solvabilité, car son patrimoine représente une garantie pour la perception des impôts, la capacité à assumer les dépenses locales autant qu’une ressource pour les pauvres. C’est pourquoi l’État a mis sous sa tutelle les communes dès lors « réputées mineures »104. Les édits de partage respectent ce principe, la commune garde la propriété éminente, les parts sont inaliénables et insaisissables. Ici, il existe deux variantes. Soit elles sont viagères (en Flandre), soit elles se transmettent héréditairement (Artois), mais dans les deux cas, si la famille s’éteint ou quitte le village, sa part revient à la communauté qui en donne l’usage au plus ancien habitant non pourvu105.

80Toutefois, on note quelques entorses à ce principe, lorsqu’elles sont nécessaires à l’aboutissement d’un partage. L’édit destiné à la généralité d’Auch et Pau accorde au concessionnaire la propriété réelle, incommutable, moyennant paiement d’une redevance à la commune. L’arrêt du Conseil d’Etat de juillet 1785 pour Bourg d’Oisans (Dauphiné) adopte les mêmes clauses106.

Le communal, patrimoine du pauvre

81La plupart du temps, les pauvres retirent peu du communal, ils en sont exclus. Les édits de partage imposent une nouvelle image du communal qui doit servir aux pauvres. « Ces partages fondés sur l’humanité et l’utilité publique ne pouvaient produire que les meilleurs effets ; d’un côté ils assureront aux pauvres une subsistance, et de l’autre ils parviendront à procurer un dessèchement général des marais... »107. La conception du communal dépendance de la propriété est toujours réfutée, il est imposé un partage entre tous les habitants qui résident, en parts égales entre les ménages. « Aucun particulier, non domicilié dans le heu ne pourra jouir d’une part et aucun habitant ne pourra en posséder plus d’une »108. L’administration centrale refuse tout partage au prorata des propriétés, ce qui fait avorter des projets. Mais, elle accepte tout de même, faute de mieux, pour la Bourgogne et le Pays de Gex, que les lots égaux entre eux soient réservés aux ménages contribuant aux impositions.

82Pourquoi Bertin, d’Ormesson, d’Essuiles, et l’ensemble du personnel gouvernemental ont-ils choisi de préserver les droits des pauvres, allant ainsi à l’encontre de la plupart des coutumes ? Parce qu’à cette époque, la philosophie des Lumières impose comme valeur fondamentale, l’amour de l’humanité, la philanthropie, volonté de faire le bien pour remédier aux maux de la société. Catherine Duprat brosse les figures de quelques pionniers. Parmi les philanthropes militants, les grands propriétaires fonciers promoteurs d’expériences agronomiques et parfois industrielles, tiennent une grande place. Le duc de Liancourt est membre de la Société royale d’agriculture et de la Société Philanthropique créée en 1780. Il gère sa seigneurie du Clermontois en agronome inspiré par le modèle anglais, et à partir de 1770, il y ajoute aussi une école et des filatures. Le duc de Béthune-Charost, président de la Société Philanthropique en 1782, fait sur ses terres œuvre d’agronome (il introduit des cultures nouvelles) aussi bien que de philanthrope (atelier de charité, école). Beaucoup plus modestement, le pasteur Oberlin mène une action similaire dans sa paroisse des Hautes Vosges109. Cette étroite imbrication de la volonté de progrès agronomique et de bienfaisance sociale, nous avons vu qu’elle était inscrite dans les programmes de réflexion des sociétés d’agriculture. Elle transparaît de la même façon dans le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances de Dupont de Nemours (1780-83).

83Le philanthrope veut prévenir la misère, il préfère fournir en travail plutôt qu’en aumône. La bienfaisance s’adresse au pauvre vertueux. Celui qui le mérite par sa conduite, par son travail, peut avec une aide, sortir de la misère où le moindre accident a pu le plonger. Et justement, depuis la fin du xvii^e siècle, on est persuadé que les campagnes se dépeuplent et on voudrait affecter le plus de mendiants possible aux travaux de la terre110 On pense donc à établir des pauvres sur les terres en friche. Le communal peut alors constituer un apport décisif. Partagé pour sa jouissance seule, il accorde au pauvre un travail et un revenu stable.

84Ce développement sur les pratiques juridiques et coutumières montre la diversité des usages locaux et le fossé entre celles-ci et la conception que veut imposer la monarchie. Or ces usages sont ancrés dans les esprits depuis des siècles, ils ne peuvent s’effacer à court terme. En essayant d’imposer une vision nouvelle du communal-patrimoine-du-pauvre, en suivant les propositions des agronomes plutôt que celles de certains physiocrates, l’Etat heurte les propriétaires, bouleverse la représentation que la plupart des communautés se faisaient.

85L’administration a misé sur le développement agricole et les progrès liés à la propriété individuelle, mais elle a en même temps évité toute rupture avec la conception juridique ancienne : pour respecter les ordonnances de Colbert, la propriété de la commune a été confirmée ; pour respecter la société féodale, les privilèges seigneuriaux ont été conservés. Les ambitions réformatrices sont atténuées par le respect des coutumes de chaque province. Administrateurs et agronomes ont adopté une attitude pragmatique, ont rejeté la coercition – à l’exception de la Flandre – au profit de la persuasion (la communauté des habitants décide toujours en dernier ressort, à la majorité des deux tiers). C’est pourquoi bien des projets échouent, seuls quelques édits sont rendus, et l’idée d’une loi générale s’évanouit vite111.