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Propriété collective et identité communale

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Nadine Vivier

Préface

Alain Corbin

Texte intégral

1Les biens communaux préoccupent fort peu nos contemporains. Ce livre ne pourra que décevoir les tenants de l’histoire immédiate. Mais il satisfera les amateurs de bonne histoire : celle qui consiste à retracer les centres d’intérêt des hommes du passé. Il est, en effet, peu d’objets qui aient, à ce point, entretenu le désir, déchaîné les passions, déclenché des troubles, engendré des querelles, déchiré les communautés. Durant un siècle et demi, les biens communaux suscitèrent d’interminables luttes procédurières. Pour l’historien désireux de détecter les envies, d’analyser les tensions, de suivre les querelles qui partagent et soudent, tout à la fois, les communautés rurales, il n’est probablement pas de meilleur endroit sur lequel poser le regard. Sous la Seconde République encore, l’histoire des biens communaux témoigne de cet acharnement ; et l’on ne compte plus les fossés comblés, les clôtures arrachées par des paysans que hante l’usurpation. Les affaires de biens communaux sollicitent une mémoire longue. Au xixe siècle, on associe ce qui les concerne aux épisodes de la Terreur ; il importe alors d’exorciser le souvenir, de taire les procédures de partage ; d’où le repli sur l’affermage, baptisé amodiation.

2Nadine Vivier avait, d’emblée, compris l’importance de ces débats et de ces troubles. Avant même la rédaction de sa thèse consacrée au Briançonnais, elle avait décidé d’écrire un grand livre sur les biens communaux : le voici. Mais il lui a fallu, tout d’abord, déblayer le champ historiographique ; sa lucidité l’ayant très vite convaincue des insuffisances des historiens et des experts qui l’avaient précédée. Ceux-ci, au fil des décennies, n’ont cessé, quelle que fût leur valeur, d’épouser les débats de leur temps, de subir le carcan des idéologies ; ce qui les a conduits à s’en tenir à des clichés, aujourd’hui éculés.

3La plupart d’entre eux, assure Nadine Vivier, sont demeurés prisonniers d’une lecture du paysage héritée du xviiie siècle. Celle-ci conduisait à lire les espaces qui s’offraient au regard comme autant de terres à conquérir et à exploiter afin que s’y exposent au plus vite les fruits de l’activité des hommes. Du même coup, le bien communal se trouvait stigmatisé. Il était obstacle, symbole de passivité, domaine du vague, de l’extensif, de l’inculte, voire du chaotique. Ce conservatoire de l’archaïsme, défi à la modernité, rassemblait les éléments les plus néfastes de l’imaginaire de l’espace ; il semblait concentrer les méfaits de l’humide, de l’inondable, du marécageux ou, tout au contraire, du trop pentu, du desséché. Ces terres, perçues comme abandonnées, étaient implicitement associées au sauvage, d’autant qu’elles se situaient rarement au centre du finage et que l’humanisation semblait décroître sur les marges des terroirs. En bref, le bien communal a toujours été considéré comme catastrophique ; la saisie d’une menace sanitaire, longtemps justifiée par les croyances infectionnistes, ne faisait que conforter le regard porté par les techniciens. Au xixe siècle, ce conservatoire des archaïsmes est le plus souvent perçu et décrit comme une survivance.

4 Les mêmes historiens, montre Nadine Vivier, étaient parfois soumis à des schèmes suggérés par leur imaginaire social, et qui contrebalançaient l’influence des précédents. La nécessaire assistance au pauvre, l’idéologie de la bienfaisance, héritée elle aussi du xviiie siècle, incitaient à considérer les misérables paysans comme rétifs au partage ; d’autant que la société rurale était perçue comme associée à l’univers de la routine. Le bien communal, quel que soit son état, semblait de ce fait indispensable aux pauvres qui pouvaient, tout au moins, y pousser leurs chèvres ou leurs porcs. On oubliait que nombre d’entre eux possédaient une vache unique, et qu’il leur était difficile de la conduire sur des communaux dont l’éloignement rendait impossible la traite bi-quotidienne.

5De tout cela résultait, de la part des historiens, un imaginaire des désirs de l’autre dont la liste était décrétée et non véritablement démontrée : c’est le riche, répétait-on, qui désirait, seul, le partage et la jouissance individuelle, tandis que le pauvre s’accrochait à la propriété collective comme à sa seule planche de salut. Certes, les clichés évoluaient. Les historiens accompagnaient vaguement les idéologies successivement dominantes ; ce qui les dispensait de s’immerger trop longuement dans la masse des archives. L’opinion des physiocrates, le désir de promouvoir l’égalité qui tenaillait les Montagnards, le regain d’intérêt pour la propriété collective stimulé par la crainte de voir les miséreux affluer vers les villes, par la hantise de l’exode rural ou par le désir de percevoir le bien communal comme une forme de résistance au capitalisme et comme une ébauche de collectivisme ont, tour à tour, ordonné l’histoire de ces propriétés. Parfois, les auteurs confondaient les biens communaux et les servitudes qui pesaient sur les biens d’autrui : vaine pâture, droit de parcours, glanage, grappillage...

6Face à ces histoires brossées à grands traits, Nadine Vivier nous propose les fruits d’une patiente et minutieuse étude. Elle emporte la conviction. Sa totale honnêteté la conduit à renoncer à toute généralisation. L’espace français est une mosaïque ; la fragmentation des structures agraires, la diversité anthropologique, la multiplicité des imaginaires imposent une cartographie des attitudes. Le lecteur pourra aisément s’en convaincre.

7L’apport majeur de ce livre n’en reste pas moins le renoncement à la fixité des données. L’histoire des biens communaux est faite de glissements incessants ; qu’il s’agisse de l’imaginaire du temps et de l’espace, de la position des divers acteurs, de leurs désirs, du mode de calcul de leurs propres intérêts, des modalités de leur rancœur. Cette histoire résulte d’un perpétuel relais des enjeux. Nadine Vivier, attentive à ces variations, se trouvait dans l’impossibilité d’écrire une histoire à l’emporte pièce ; ce qui, du même coup, la conduit à dédramatiser son objet.

8La lecture de son beau livre met en évidence la manière dont s’entremêlent, ici, les facteurs déterminants. On ne peut écrire l’histoire des biens communaux sans tenir compte de la conscience d’identité des communautés rurales, sans analyser leur structure sociale, leurs hiérarchies internes, leurs formes de sociabilité et, plus encore, les modes de leur attachement aux coutumes et aux usages locaux. Sous la monarchie de Juillet, notamment, tandis que s’affirme le sentiment du patrimonial, que s’accentue la prégnance de l’immémorial dans l’imaginaire paysan, la défense du communal paraît s’inscrire en regard de l’attention portée à la maîtrise sacrale de l’espace. Cependant se développe la méfiance, voire la rancœur à l’égard de l’emprise de l’Etat, c’est-à-dire des membres de l’administration. En 1827, la question des biens communaux retentit de la colère suscitée par l’application du Code forestier.

9En ce qui concerne le xixe siècle, Nadine Vivier met en évidence le poids de deux processus majeurs : l’ascension de la conscience municipale et celle des pouvoirs des édiles locaux. La loi du 17 juillet 1837, votée peu après celle du 18 mars 1831 qui rendait électifs les conseils municipaux, confère à la commune la qualité de personne civile. Dès lors grandit l’expérience de la gestion municipale. L’histoire des biens communaux devient indissociable des difficultés rencontrées par les municipalités. Comme l’avait prévu le premier consul, les terres collectives concourent à l’équilibre financier des communes ; leur vente permet, ici ou là, les réparations de l’église et du presbytère, l’acquisition de cloches, la construction d’une école, l’ouverture d’un chemin.

10L’histoire retracée par Nadine Vivier, consacrée à un objet qui pouvait paraître désuet, conduit à nous interroger sur le rythme des progrès de l’individualisme et à nous garder de tout excès en ce domaine, quand il s’agit de la société rurale. L’histoire des terres collectives reflète aussi les anxiétés des classes dominantes. Le refus des enclosures et du modèle anglais, l’emprise du spectre rouge, le désir de fixer la misère, la hantise de la terre qui meurt ont, tour à tour, contribué à modeler les attitudes.

11Sans doute y aurait-il à prendre en compte le fort travail de l’imaginaire de l’espace qui s’accomplit au xixe siècle. La construction de légendaires accolés à certains lieux – landes, marais, forêts – a contribué à l’attachement à des espaces perçus comme sauvages. Nadine Vivier cite l’introduction de L’Ensorcelée. Effectivement, Barbey d’Aurevilly se pose alors en nostalgique de la beauté ancienne des grèves et des landes incultes.

12A l’issue de la lecture de cette histoire qui en convoque tant d’autres, s’impose donc la nécessité d’abandonner nombre de clichés. Ainsi, assure Nadine Vivier, la volonté de partage, le désir de jouissance individuelle étaient beaucoup plus largement répandus qu’on ne le pensait naguère. Les attitudes à l’égard du communal se sont révélées fort diverses selon l’intensité de la pression démographique, le rythme du progrès agricole, la localisation des terres, le gradient des fortunes au sein de la communauté, le nombre des individus venus de l’extérieur. Le grand enseignement du livre de Nadine Vivier reste qu’il n’est plus d’objet d’histoire économique qui puisse demeurer cantonné, qui puisse être étudié sans une multiplicité de recours, sans, notamment, référence aux imaginaires du temps, de l’espace et de la société.

© Éditions de la Sorbonne, 2000

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