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Militaires en République, 1870-1962

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Olivier Forcade
, 
Éric Duhamel
, 
Philippe Vial

2. Les grandes crises nationales et l’appel de la politique

Les chefs militaires face à la défaite (16 juin-10 juillet 1940)

Christine Levisse-Touzé

Texte intégral

  • 1 Ce travail repose essentiellement sur notre thèse de doctorat d’État, L’Afrique du Nord, recours ou (...)
  • 2 Historique succinct des Grandes Unités, publications du Service historique de l’armée de Terre au c (...)

1La période concernée se situe entre la démission du gouvernement de Paul Reynaud le 16 juin au soir au Président de la République Albert Lebrun qui fait appel au maréchal Pétain, précédemment vice-président du Conseil et le 10 juillet, date à laquelle les deux assemblées réunies lui votent les pleins pouvoirs1. La situation militaire est désastreuse. Après l’échec de la bataille de la Somme, les troupes françaises en repli sont au sud d’un axe délimité par la Loire allant jusqu’à Besançon avec quelques poches de résistance dans les Alpes. Au 16 juin, il n’y a plus de divisions en réserve. L’armée est décapitée et privée d’un nombre impressionnant de généraux : des grandes unités ont dû être confiées à des colonels. Le bilan est très lourd : 1 850 000 prisonniers dont 50 % des effectifs des officiers engagés ; notons que 1 100 000 hommes ont été faits prisonniers après le 16 juin. Sur cent-quinze divisions d’infanterie, 56 % des généraux sont prisonniers et 44 % pour les corps d’armée. C’est l’hécatombe, la plupart des chefs militaires sont absents2.

2La France connaît un désastre sans précédent et la défaite entraîne une grande crise nationale. Toute bascule : la distinction entre le domaine politique et le domaine militaire disparaît ; la crise politico-militaire est doublée d’une crise psychologique grave. Un régime fort s’annonce autour de la personnalité du maréchal Pétain, héros de la Grande Guerre et qui apparaît pour certains comme le sauveur. Il y a basculement idéologique parce qu’il y a changement de régime.

3Trois axes de réflexion commandent cet exposé : les partisans de l’armistice autour de Pétain ; une ambition éphémère, Noguès et une décision irrationnelle, de Gaulle.

Les partisans de l’armistice : Pétain

4Lorsque Albert Lebrun fait appel à Pétain, ce dernier sort de sa poche une liste toute prête ce qui amène deux constats : Pétain s’attendait à ce qu’il soit fait appel à lui et s’y est préparé. Le nouveau gouvernement est recentré autour des partisans de l’armistice : Laval à la Justice, Baudouin aux Affaires étrangères, Darlan à la Marine, Weygand à la Défense nationale, Boutillier aux Finances et Pomaret à l’Intérieur.

  • 3 Marc Ferro, Pétain, Paris, Fayard, 789 pages, p. 78-79.

5Le débat sur l’armistice a commencé au sein du précédent gouvernement. Reynaud propose un cessez-le-feu sans négociation avec l’ennemi et accompli par le généralissime ; Weygand s’y oppose, le cessez-le-feu est devenu pour lui la capitulation, estimant que c’est un acte déshonorant pour l’armée française. Weygand n’en démord pas, il veut imposer une demande d’armistice3. Il est soutenu par Pétain. Les deux officiers généraux ont respectivement 73 et 84 ans. L’un et l’autre ont indiqué très fermement qu’ils ne quitteraient jamais le sol de la France quand a été évoquée l’éventualité d’un repli en Afrique du Nord au conseil des ministres du 14 juin.

La décision de la négociation avec l’Allemagne

6La position de Darlan est importante dans ce débat. Il n’est pas opposé à l’armistice pour peu que la flotte soit préservée. Jusqu’au 10 juin, il semble avoir cru à un possible redressement de la situation militaire. Quand la défaite lui paraît évidente, l’armistice devient pour lui inéluctable.

  • 4 Ibidem, p. 87 s.

7A la demande de Pétain, Baudouin transmet à l’ambassadeur espagnol Lequerica une note priant le gouvernement de Franco d’intervenir auprès du gouvernement allemand pour lui demander la cessation des combats et les conditions de paix. Une démarche identique est faite auprès du nonce apostolique, Monseigneur Valerio Valeri pour l’Italie. Il faut noter ici le lapsus. L’évocation « des conditions de paix » trahissait sans doute les arrières pensées de Baudouin et plus encore celles de Pétain. Vu l’ampleur du désastre, l’armistice ne devait être que le prélude à une paix4.

8Pétain rédige son message du 17 juin, le fameux appel aux Français en commettant un lapsus révélateur « il faut cesser le combat », la demande des conditions n’impliquait pas l’arrêt des combats. La version écrite fut rectifiée. Le 19 à 0 h 25, l’Allemagne accepte. Les plénipotentiaires sont désignés pour recevoir les conditions d’armistice : le général Huntziger, le contre-amiral Le Luc, chef d’État-major de la Marine, le général Bergeret de l’armée de l’Air, le général Parisot de l’armée de Terre et l’ambassadeur Léon Noël. Symboliquement, la réunion a lieu dans le wagon de 1918 à Rethondes. Le 21 juin, les négociations commencent.

L’Afrique du nord, un ultime recours ?

9Pour mieux souligner la manière peu approfondie avec laquelle est étudiée cette hypothèse, rappelons d’abord que Weygand et Pétain sont hostiles à un départ en Afrique du Nord et ils l’ont affirmé véhémentement aux divers conseils des ministres lorsque Paul Reynaud était encore président du Conseil.

10Ils ne l’envisagent et encore, le terme est trop fort, que durant la période très courte du 17 au 21 juin jusqu’à ce qu’ils aient connaissance des conditions d’armistice. Ils se penchent sur la question devant l’insistance du général Noguès, commandant en chef du théâtre d’opérations d’A.F.N. et résident général au Maroc, à poursuivre la lutte. Mais ils n’y croient pas : Pétain n’a-t-il pas dit au conseil des ministres du 13 juin : « L’Afrique, il n’y a rien ! ».

  • 5 S.H.A.T., T.O.A.F.N., 27N194, T. 34, du 22 juin. Tous les télégrammes échangés entre le gouvernemen (...)

11Il faut aussi souligner que la réponse de Weygand à Noguès est tardive ; ce n’est que le 19 juin qu’il l’informe de la négociation en cours avec l’Allemagne. Le 21, il lui demande de venir à Bordeaux. Mais le refus de Noguès l’amène à lui envoyer un émissaire, le général Koeltz pour examiner les possibilités tout en lui fixant a priori des conditions très restrictives : « Quelles sont à votre avis, étant donné l’impossibilité absolue pour la métropole de vous renforcer et de vous ravitailler en munitions : A) Les possibilités de durée d’une résistance en Algérie, en Tunisie et au Maroc en tenant compte d’une intervention possible des puissances de l’Axe par le rif espagnol. B) Les possibilités et l’efficacité d’actions offensives terrestres et aériennes partant de la Tunisie »5. Il ne veut pas lui envoyer de renforts car il craint des réactions allemandes ; ce n’est pas à cause de la désorganisation des transports.

  • 6 Paul Baudouin, Neuf mois au Gouvernement, Paris, La Table Ronde, 1948, 429 pages, p. 200.

12Les possibilités de résister en A.F.N. sont à nouveau examinées en conseil des ministres le 22. Weygand conclut « L’A.F.N. a été vidée de 4 divisions équipées et instruites qui ont été envoyées sur la frontière des Alpes. Les approvisionnements en munitions sont nuls : pas même un plein jour de combat. Pas de D.C.A. »6. La question tourne court, l’armistice franco-allemand préservant la flotte et l’Empire. Le gouvernement de Bordeaux se résigne.

  • 7 Christiane Rimbaud, L’Affaire du Massilia, été 1940, Paris, Seuil, 1984, 254 pages. Cf. aussi A.N., (...)

13L’épisode du Massilia est tout aussi significatif. Les ministres devaient partir puisque les Allemands approchant de Bordeaux, le président Lebrun craignait que le gouvernement n’ait plus sa liberté pour négocier. Il avait donc été convenu qu’une partie du gouvernement partirait. Des instructions sont données par Pétain à Darlan pour le départ du bateau à quai Au Verdon, le ministre de l’Intérieur a donné son visa, copie a été remise à Herriot, président de la Chambre des députés. Vingt-sept députés et un sénateur dont certains étaient les plus bellicistes du gouvernement précédent, Campinchi, Mandel, partent avec le blanc-seing des autorités de Bordeaux7.

L’amorce du changement de régime

  • 8 Marc Ferro, op. cit., p. 76.
  • 9 Ibidem, p. 125.

14Elle est apparue avec la déclaration de Pétain au conseil des ministres du 14 juin : « L’armistice est à mes yeux, la condition nécessaire de la pérennité de la France étemelle »8. Ces propos ne comportent-ils pas en germe quelques-uns des principes de la Révolution nationale ? Weygand fait aussi figure de précurseur lorsqu’il écrit le 28 juin à Pétain : « L’ancien ordre des choses, c’est-à-dire un régime de compromissions maçonniques, capitalistes et internationales, nous a conduits où nous sommes, la France n’en veut plus [...] à programme nouveau, hommes nouveaux »9.

  • 10 Christine Levisse-Touzé, op. cit., p. 106-107.

15L’arrestation de Georges Mandel, ancien ministre de l’Intérieur de Paul Reynaud soupçonné à tort de préparer un coup d’État, et du général Buhrer pour atteinte à la sûreté nationale, est tout aussi significative. Ils seront relâchés sur ordre de Lebrun. Le départ du Massilia peut aussi laisser supposer que le nouveau gouvernement n’est pas fâché de se débarrasser des parlementaires avec l’intention non avouée « d’abattre la gueuse », selon la formule de Weygand parlant de la République. Là encore, le retour des passagers est rendu impossible. Il faut demander l’accord à la Commission allemande de Wiesbaden ; du moins c’est l’argument invoqué par Laval mais qui n’est pas appliqué en revanche aux députés d’Algérie qui veulent voter (ces derniers arriveront néanmoins trop tard)10.

16L’atmosphère délétère qui précède le vote des pleins pouvoirs, souligne encore davantage le drame. Le 10 juillet 1940, les deux assemblées réunies abandonnent leurs pouvoirs en les confiant au vieux Maréchal par 569 voix contre 80 non et 17 abstentions (plus les absents).

Une ambition éphémère : Noguès

Noguès, rassembleur de l’Empire

  • 11 S.H.A.T., 27 N 194, T. 645 du 17 juin.

17Tous les chefs militaires des théâtres d’opérations extérieurs n’imaginent pas l’ampleur du désastre et refusent d’admettre la défaite. Noguès fait part immédiatement de sa stupeur à Weygand « L’Afrique du Nord, toute entière, est consternée. Les troupes de Terre, Air, Mer, demandent à continuer la lutte pour sauver l’honneur et conserver l’Afrique du Nord à la France. En admettant qu’elle nous soit laissée, nous perdrions la confiance des indigènes à jamais si nous ne faisions un geste de ce genre.11 »

  • 12 S.H.M., TT001, dossier n° 23, Haute cour de Justice, audience du 26 octobre 1956, plaidoirie de maî (...)

18Pour lui, il faut continuer le combat pour sauver l’image de la France auprès des populations nord-africaines et le 18 juin, il invite Pétain lui-même à examiner plus sérieusement la situation : « les troupes ainsi que les populations françaises et musulmanes de l’Afrique du Nord me prient dans des démarches émouvantes de demander respectueusement au gouvernement de continuer la lutte et de défendre le sol nord-africain. Les indigènes en particulier, qui, comme ils le déclarent, sont prêts à marcher avec nous jusqu’au dernier homme, ne comprendraient pas que l’on puisse disposer éventuellement de leur territoire, sans tenter avec eux de le conserver alors qu’en 1939 comme en 1914, ils ont répondu en masse à notre appel pour venir se battre en France à nos côtés. Les deux protectorats peuvent faire valoir, en plus, le fait que nous sommes solennellement engagés à les protéger, ayant pris la responsabilité de leur sécurité intérieure et extérieure. Envisager leur cession à l’étranger sans leur consentement et sans avoir combattu serait considéré comme une trahison.12 »

  • 13 S.H.A.T., 27N194, T. 4119 du 19 juin.
  • 14 T. 98, Mittelhauser à Noguès, 20 juin.

19Les gouverneur et résidents généraux, Georges Le Beau et Marcel Peyrouton, les députés d’Algérie font pression sur Noguès pour qu’il poursuive la lutte. La plupart des officiers généraux des théâtres d’opérations extérieurs sont stupéfaits de l’ampleur de la défaite et ne veulent pas y croire. De Djibouti, le général Legentilhomme, commandant les troupes franco-anglaises des Somalis télégraphie le 19 juin à Noguès : « Je refuserai de cesser les hostilités avec l’ennemi en toutes circonstances. Je combattrai avec les Britanniques pour l’honneur du drapeau jusqu’à la victoire finale.13 » Du Levant, le 20 juin, le général Mittelhauser, commandant en chef du théâtre d’opérations de Méditerranée orientale, rapporte à Noguès, le contenu de son télégramme envoyé à Weygand : « Une paix sans honneur est exclue (..) Quoiqu’il arrive, l’armée du Levant en liaison avec la flotte anglaise, la flotte française et aux côtés de l’armée anglaise, poursuivra sa mission sans arrière-pensée et avec la dernière énergie.14 » Gabriel Puaux, haut-commissaire en Syrie et au Liban, soutient Mittelhauser. Tous sont unanimes à vouloir défendre l’Empire et se rassembler derrière Noguès même si une analyse minutieuse incite à nuancer largement la détermination de chacun.

  • 15 T. non numéroté, 21 juin, Dakar à Noguès.
  • 16 Message n° 289, signé Brunot du 23 juin.

20Les liaisons avec l’Afrique Occidentale française sont tout aussi étroites. Le commandant Herkel, est envoyé auprès de Noguès par Cayla, le gouverneur général qui fonde tous ses espoirs sur Noguès et lui témoigne sa confiance le 21 juin : « Nous lions notre sort au vôtre. Tenez-moi au courant de vos décisions. Je vous envoie un officier de liaison.15 » Brunot, haut-commissaire du Cameroun, insiste le 23 juin, auprès de Noguès : « Espérons, vous avez pris décision de continuer la lutte quoiqu’il advienne16. »

21Noguès indique à tous, qu’il a demandé à Weygand de venir en A.F.N. conduire, dans le cadre national la défense de l’Empire.

Ses limites

  • 17 T. 645 du 17 juin.

22Le maintien de la souveraineté française, la crédibilité de la France, l’attitude des populations sont au cœur de ses préoccupations ; il craint des émeutes. Le poids de la menace espagnole lui fait peur. Il redoute la perte de la souveraineté française en Afrique du Nord ce qui explique ses premières réactions : « Je suis prêt si le gouvernement n’y voit pas d’inconvénient à prendre directement en dehors de lui la responsabilité de cette attitude avec tous les risques qu’elle comporte. Elle pourrait d’ailleurs constituer un élément de poids dans les négociations.17 » Il n’envisage la poursuite de la lutte qu’avec un blanc-seing du gouvernement et que si l’armistice est inacceptable. Au fond, sa position n’est pas très différente de celle du gouvernement de Bordeaux. Il se situe dans un cadre strictement légaliste.

  • 18 T. 54, 55, 56 du 18 juin.

23Mais il est indéniable qu’il veut peser sur le cours des négociations d’armistice pour maintenir l’intégrité de l’A.F.N. Il craint aussi que la défaite et l’armistice n’entraînent le soulèvement des indigènes et supplie Pétain : « Au nom des intérêts les plus vitaux de notre pays, de venir poursuivre ou de laisser poursuivre la lutte dans l’Afrique du Nord s’il n’est plus possible de le faire sur le continent. C’est le seul moyen de garder à la France notre Empire musulman.18 » Il insiste sur la défense de l’A.F.N. et sur les obligations morales de la France. L’insurrection kabyle de 1871 en Algérie a laissé des traces profondes. Noguès n’aurait pas accepté un armistice qui aurait livré l’A.F.N. à l’Allemagne et à l’Italie.

  • 19 T. 681 du 23 juin.
  • 20 T. 680 du 22 juin.

24Mais, il n’a pas l’âme d’un dissident, il veut continuer la lutte avec le soutien et l’approbation du gouvernement qu’il supplie de venir prendre les rênes en A.F.N. Ainsi, le 23 juin, s’adressant à Weygand : « Il y a un intérêt majeur à ce que vous veniez prendre contact avec la partie essentielle à l’heure actuelle des forces placées sous votre haut commandement. La présence d’un membre du gouvernement donnerait la certitude que la France ne se désintéresse pas de son Empire nord-africain : avec le président du Conseil, vous êtes celui qui a le plus grand prestige et une autorité incontestée. C’est avec mon cœur de soldat que j’adresse cet appel à mon chef.19 » Cette insistance repose sur une illusion : ni Pétain, ni Weygand n’auraient quitté le sol de la mère patrie pour poursuivre les combats. Ils appartiennent à une autre génération, leur âge, leur formation, leur mentalité s’y opposent. Weygand envoie Koeltz le 22 juin à Alger ; à cette date, les conditions allemandes sont connues, en revanche, celles de l’Italie ne le sont pas. Rendant compte de son entrevue avec ce dernier, Noguès menace : « Si la signature de l’armistice avec l’Allemagne et l’Italie n’est pas accompagnée par une déclaration formelle du gouvernement précisant que nos adversaires acceptent le maintien de l’intégrité du sol de l’A.F.N., les populations nord-africaines unanimes n’accepteraient pas la décision et suivies de la presque totalité des forces armées, continueraient, avec ou contre leurs chefs, la lutte jusqu’au bout20. » Il n’aurait songé à se rebeller que si le résultat des négociations n’avait pas été satisfaisant pour l’A.F.N.A contrario, il s’inclinerait devant des conditions d’armistice qui la préserveraient.

  • 21 T. 650 du 23 juin.

25A aucun moment, il ne donne l’impression d’une quelconque velléité de désobéissance et de rébellion. Il ne suit pas de Gaulle. Non seulement, il fait censurer dans toute la presse nord-africaine l’Appel du 18 juin, mais il attire l’attention du général Dillon, le chef de la mission britannique, sur l’inconvenance de « cette manifestation inadmissible alors que l’armée française continue à lutter »21. Il ne daigne pas davantage répondre aux télégrammes des 19 et 24 juin que lui adresse le général de Gaulle.

  • 22 T. 61 du 26 juin.

26Il observe la même attitude de réserve et de méfiance lors de l’arrivée des parlementaires embarqués sur le Massilia en accord avec le gouvernement, et dont le but initial est le transfert du siège des pouvoirs publics à Alger. Alléguant l’effervescence qui règne au Maroc, il estime « indispensable le départ de ce bateau » et prie le gouvernement de « donner d’extrême urgence des ordres dans ce sens »22. A cette date, l’armistice est signé. Il applique aussi à la lettre les ordres de Weygand exigeant le départ dans le plus bref délai de la mission de liaison britannique dans les territoires africains français désapprouvant les ingérences de la Grande-Bretagne dans les affaires françaises.

27Noguès ne reçoit pas Duff Cooper et Lord Gort envoyés de Londres pour rencontrer Mandel et prend les dispositions pour que l’entrevue n’ait pas lieu. Il en conclut même, à tort, que Mandel est à l’origine de l’envoi de la mission britannique ; il le fera mettre en résidence surveillée.

28Il n’envisage pas non plus la constitution d’un gouvernement de la France impériale en A.F.N., bien qu’il y soit encouragé par tout l’Empire. En revanche, il s’efforce de convaincre le gouvernement de venir en A.F.N., mais il ne songe pas réellement à entrer en dissidence ; il craint seulement la réaction des populations s’il ne fait rien : « Nous perdrions la confiance des indigènes à jamais si nous ne faisions un geste de ce genre ». Il accepte avec beaucoup de difficulté l’armistice et veut éviter la présence de contrôleurs allemands ou italiens.

29En définitive, Noguès s’est résigné parce que les conditions d’armistice sont acceptables et ne prévoient pas d’occupation militaire de l’Afrique du Nord. Il n’opère pas de « rupture mentale » avec le gouvernement de Bordeaux. C’est là, la différence essentielle avec l’attitude de De Gaulle. Il ne veut rien tenter sans l’accord du gouvernement et l’absence de volonté politique du gouvernement de poursuivre les combats en A.F.N. l’incite à adopter cette attitude.

Une décision irrationnelle : de Gaulle

Le refus de l’armistice : l’Appel

30Le général de Gaulle est à contre-courant de tout.

  • 23 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, t. 1. L’Appel, Paris, Plon, p. 267.

31Il a compris très vite que la constitution même du nouveau gouvernement reposait sur les partisans de l’armistice. Il estime que rien ne peut plus être tenté à Bordeaux et gagne Londres d’où il lance son fameux Appel « La France n’est pas seule, elle a un vaste empire […]. Quoi qu’il arrive la flamme de la Résistance ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas »23.

32Lorsque Paul Reynaud l’introduit comme sous-secrétaire d’État dans le gouvernement remanié le 5 juin, il lui demande d’étudier un plan de transport des troupes en A.F.N. Paul de Villelume, chef du cabinet militaire du président du Conseil l’examine sans grande conviction, il est favorable à l’armistice. De Gaulle y travaille avec Colson, en espérant les concours nécessaires. Après le Conseil suprême interallié du 13 juin, Reynaud l’envoie à Londres pour obtenir des bateaux. Arrivé le 16 à Londres, de Gaulle évoque un sincère empressement à renforcer les moyens. Ni Churchill, ni de Gaulle ne nourrissent grande illusion sur la réussite de telles conditions. Darlan estime le projet irréalisable ; à une réponse de Weygand pour transporter quatre-vingt mille recrues en A.F.N., Darlan estime qu’il faudrait deux mois à raison de dix mille hommes tous les jours.

33De Gaulle ne choisit pas Londres par hasard. Il a mesuré les difficultés de poursuivre la lutte en A.F.N. faute de volonté politique apparue lors des discussions au sein du conseil des ministres. Il a pu voir les abandons successifs.

34Il est à contre-courant de tout lorsqu’il mise aussi sur l’Angleterre, alors que le gouvernement de Bordeaux estime qu’elle va être battue et qu’il vaut mieux traiter avec l’Allemagne avant l’Angleterre de peur qu’elle n’obtienne un traitement de faveur. Il est aussi à contre-courant lorsqu’il affirme que « cette guerre est une guerre mondiale ». Il est aussi le seul à vouloir véritablement poursuivre les combats. Et pourtant, il ne désespère pas de convaincre Noguès.

De Gaulle et l’Afrique du Nord

  • 24 Ibidem, p. 268.

35Fait peu connu, le général de Gaulle se met à deux reprises au service de Noguès. Le 19 juin, « me tiens à votre disposition pour combattre sous vos ordres, soit pour toute démarche qui pourrait vous être utile »24. Il est du reste respectueux de la hiérarchie militaire ; Noguès est général de corps d’armée, de Gaulle est général de brigade à titre temporaire.

36Dans le second Appel qu’il prononce à la B.B.C. le 19 juin, il consacre une large part à l’Afrique du Nord soulignant toute l’importance qu’il y attache : « Dans l’Afrique de Clauzel, de Bugeaud, de Lyautey, de Noguès, tout ce qui a de l’honneur, a le strict devoir de refuser l’exécution des conditions ennemies ».

  • 25 Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, juin à juillet 1941, Paris, Plon, 1981, 496 p., p. 15 (...)

37Le 24 juin, sans réponse, il réitère sa proposition à Noguès en l’informant de la constitution d’un Comité national français pour « relier tous éléments français de résistance entre eux et alliés » et lui demande d’entrer dans ce comité « tous vous considèrent ici comme devant être le grand chef de la résistance française ». Un projet non envoyé proposait à Noguès de prendre la tête de ce comité25.

Un espoir pour les territoires lointains

38L’Appel est une bouffée d’espoir pour les territoires lointains de l’empire français coincés au milieu des colonies britanniques. Les colonies du Pacifique, « lac » anglo-américain, se rallient dès le mois de septembre à de Gaulle. Fin août, le Cameroun, le Tchad, le Congo se rallient sous l’égide de Leclerc, Eboué et de Larminat, au chef de la France Libre. Il y a dorénavant deux France : celle du gouvernement de Vichy et celle de la France Libre et cette dichotomie se retrouve dans l’Empire. Il y a aussi dans les engagements une grande part d’irrationalité encore puisque Catroux, général cinq étoiles, se met aux ordres d’un général de Brigade. Mais il fait là un choix politique plus que militaire.

39Comme le désastre de Sedan le 2 septembre 1870 avait entraîné la chute du Second Empire, la défaite de juin 1940 emporte la Troisième République. De la défaite naît un gouvernement fort, dirigé par Pétain qui choisit la rénovation de la France dans le cadre du nouvel ordre européen dominé par l’Allemagne. Abandon et résignation caractérisent les décisions du gouvernement de Bordeaux. Les chefs militaires Pétain et Weygand, comme Noguès et tous ceux formés avant 1914, analysent les facteurs c’est-à-dire les moyens, la puissance de l’ennemi, le poids des menaces. Ils ne se projettent pas dans l’avenir. Le général de Gaulle a choisi une autre voie et c’est de ce troisième choix que viendra la solution.

Notes

1 Ce travail repose essentiellement sur notre thèse de doctorat d’État, L’Afrique du Nord, recours ou secours, septembre 1939 – juin 1943, 1052 pages, sous la direction de Guy Pedroncini, Paris-I-Panthéon-Sorbonne, janvier 1991, Albin Michel. L’Afrique du Nord pendant la Seconde Guerre mondiale, 1998.

2 Historique succinct des Grandes Unités, publications du Service historique de l’armée de Terre au château de Vincennes.

3 Marc Ferro, Pétain, Paris, Fayard, 789 pages, p. 78-79.

4 Ibidem, p. 87 s.

5 S.H.A.T., T.O.A.F.N., 27N194, T. 34, du 22 juin. Tous les télégrammes échangés entre le gouvernement de Bordeaux et Alger sont conservés dans cette série.

6 Paul Baudouin, Neuf mois au Gouvernement, Paris, La Table Ronde, 1948, 429 pages, p. 200.

7 Christiane Rimbaud, L’Affaire du Massilia, été 1940, Paris, Seuil, 1984, 254 pages. Cf. aussi A.N., fonds privé Paul Reynaud, 74 AP 22, dossier Le Massilia. La décision de Darlan date du 20 juin 1940. Tous les documents relatifs à cette affaire se trouvent également aux archives de la Fondation nationale des sciences politiques dans le fonds privé Daladier. Le 20 juin, une affiche est apposée dans les couloirs des locaux réservés à la questure à Bordeaux, invitant les députés qui veulent embarquer à obtenir un visa auprès du ministre de l’Intérieur.

8 Marc Ferro, op. cit., p. 76.

9 Ibidem, p. 125.

10 Christine Levisse-Touzé, op. cit., p. 106-107.

11 S.H.A.T., 27 N 194, T. 645 du 17 juin.

12 S.H.M., TT001, dossier n° 23, Haute cour de Justice, audience du 26 octobre 1956, plaidoirie de maître Vienot au procès du général Noguès.

13 S.H.A.T., 27N194, T. 4119 du 19 juin.

14 T. 98, Mittelhauser à Noguès, 20 juin.

15 T. non numéroté, 21 juin, Dakar à Noguès.

16 Message n° 289, signé Brunot du 23 juin.

17 T. 645 du 17 juin.

18 T. 54, 55, 56 du 18 juin.

19 T. 681 du 23 juin.

20 T. 680 du 22 juin.

21 T. 650 du 23 juin.

22 T. 61 du 26 juin.

23 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, t. 1. L’Appel, Paris, Plon, p. 267.

24 Ibidem, p. 268.

25 Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, juin à juillet 1941, Paris, Plon, 1981, 496 p., p. 15-16.

Auteur

Est docteur ès lettres et directeur de recherche associé à l’université Paul-Valéry-Montpellier-III. Elle est directeur du Mémorial du Maréchal Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris et du musée Jean Moulin (Ville de Paris). Elle a notamment publié Paris libéré, Paris retrouvé, Gallimard, Découvertes, 1994 ; L’Afrique du Nord dans la guerre (1939-1945), Albin Michel, 1998. Elle a assuré la publication des actes du colloque sur la libération de Paris, Paris 1944, les enjeux de la libération, Albin Michel, 1994, et avec Stefan Martens, Des Allemands contre le nazisme, Albin Michel, 1997.

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