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Militaires en République, 1870-1962

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Olivier Forcade
, 
Éric Duhamel
, 
Philippe Vial

2. Les grandes crises nationales et l’appel de la politique

La République devant l’armée Les ministres de la Guerre pendant l’affaire Dreyfus (1894-1899)1

Vincent Duclert

Texte intégral

  • 1 Cette contribution repose sur une introduction historiographique et programmatique concernant la di (...)
  • 2 Cf. François Bédarida, « L’armée et la République. Les opinions politiques des officiers français e (...)
  • 3 Et notamment, dans ce colloque, la communication de Jean-Charles Jauffret.

1Si Waldeck-Rousseau, fondateur de la Défense républicaine, inspirateur du Bloc des gauches, choisit de réagir au bouleversement de l’affaire Dreyfus par une laïcisation accrue de la République, de l’État et de la société, il ne négligea pas pour autant la question de l’armée et engagea avec son ministre de la Guerre, le général de Galliffet, pièce maîtresse de son gouvernement, un début de réforme de l’armée. Autant le contenu des réalisations fut réduit, autant la forme de cette action traduisait une politique d’autorité, de compétence et de compromis qui entraîna une soumission rapide du monde militaire si tant est que celui-ci ait voulu défier le pouvoir civil. Waldeck-Rousseau restaura la primauté des pouvoirs républicains et put faire admettre sans difficulté à l’ancien ami de Gambetta2 la soumission de l’institution militaire à la République parlementaire. Le parcours ministériel du général de Galliffet et les réformes militaires de Waldeck-Rousseau ont été étudiés3 même s’il reste beaucoup à comprendre de la portée politique de la Défense républicaine et du sens de son action. Concernant la pratique du département de la Guerre, le gouvernement de Waldeck-Rousseau modifia profondément les habitudes d’autonomie politique et de pouvoir militaire qui s’étaient instaurées depuis plus d’une décennie : celles-ci correspondaient à une situation de faiblesse des gouvernements progressistes qui abdiquaient progressivement des principes républicains et de la montée en puissance de l’opposition nationaliste qui gagnait une opinion toujours plus large. L’affaire Dreyfus accrut brutalement la portée de ce pouvoir militaire et la puissance politique du ministre de la Guerre qui en devint le garant. La formation d’un tel pouvoir au sommet de l’État républicain et la menace qu’il représenta pour la démocratie républicaine répondaient autant à la perception des risques de l’affaire Dreyfus pour le monde militaire qu’à la démission politique de l’exécutif républicain et à l’aveuglement nationaliste des milieux parlementaires.

  • 4 C’est le 18 septembre que Lucie Dreyfus adresse à la Chambre une pétition pour la libération de son (...)

2L’affaire Dreyfus, de la condamnation du capitaine le 22 décembre 1894 à l’avènement du gouvernement de Waldeck-Rousseau le 22 juin 1899, confirme la relation entre une faillite politique au sommet de l’État et le développement d’un pouvoir militaire incarné par des ministres de la Guerre qui outrepassèrent leur rôle et leurs prérogatives, s’inscrivant dans le dispositif de forfaiture imaginé par le premier d’entre eux, le général Mercier, double responsable de la conspiration qui frappa le capitaine Dreyfus et de la soumission qui paralysa le pouvoir civil. De septembre 18964 à août 1898, la politique des gouvernements est ensuite largement décidée par les deux titulaires de la Guerre, le général Billot et Godefroy Cavaignac : la crise de la République s’étend. A partir de septembre 1898, le sursaut républicain conduit par le radical Henri Brisson, président du Conseil depuis juin 1898, lance une confrontation intense entre les ministres de la Guerre et le pouvoir civil qui est sanctionnée par les démissions successives de Cavaignac et des généraux Chanoine et Zurlinden : ces tentatives pour créer un vide politique propice à un raidissement du régime échouent et entraînent au contraire la constitution d’une majorité puis d’un gouvernement de Défense républicaine. Contrairement à une idée répandue, Waldeck-Rousseau et son ministre de la Guerre provoqueront d’importantes réformes dans le monde militaire qui n’iront cependant pas jusqu’à la remise en cause des conseils de guerre ou des pratiques clientélistes. Le Bloc des Gauches restaurera le fonctionnement traditionnel et clientéliste du monde militaire : l’affaire Dreyfus aura été, à cet égard, une occasion manquée majeure pour réformer l’armée et doter la France d’un outil militaire moderne et démocratique.

  • 5 Cf. Nicolas Roussellier, Le Parlement de l’éloquence : la souveraineté de la délibération au lendem (...)

3Entre novembre 1894 et juin 1899, la confrontation entre les ministres de la Guerre voulant incarner un pouvoir militaire menacé et les gouvernements de la République fragilisés par l’opposition nationaliste et leur propre impuissance se mesure principalement à la Chambre et au Sénat, lieu de la représentation nationale et centre du pouvoir politique. La « souveraineté de la délibération »5 se double ici de l’éloquence de la souveraineté : l’étude des débats parlementaires de l’affaire Dreyfus, qui domine le parlement en 1894-1895 et en 1898-1899, permet de dire les actes du pouvoir et la représentation que les ministres de la Guerre s’étaient faite de l’affaire Dreyfus et de leur rôle politique en la matière.

L’affaire Dreyfus ou le recul de la République : les pouvoirs du ministre de la Guerre en 1894-1895

  • 6 Madeleine Rebérioux, « L’affaire Dreyfus. Crise de la République et sursaut républicain », Jean Jau (...)
  • 7 Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, coll. « (...)

4Les spécialistes de la Troisième République s’accordent à considérer le début des « années 1890 » comme le moment d’un recul des libertés républicaines et même d’une « crise de la République » selon l’expression de Madeleine Rebérioux6. Toujours est-il qu’à l’arrêt des grandes réformes visant à construire la « République démocratique et sociale » se conjuguent des pratiques de pouvoir qui dégradent moralement et politiquement « l’idée républicaine »7. Celle-ci subit même, avec la remise en cause du positivisme qui fondait en partie l’idéologie des fondateurs, une errance qu’expriment les dérives du jeu parlementaire et les impasses de la politique gouvernementale. Les alliances à la Chambre et les combinaisons du gouvernement renforcent ainsi une évolution de plus en plus conservatrice, les progressistes héritiers des opportunistes se déportant vers les ralliés et rejetant dans l’opposition des radicaux déconsidérés par les scandales nationaux et le boulangisme. La crise d’identité du régime républicain ne trouve d’autre réponse que dans la répression dont des extrémités sont atteintes avec la menace, certes réelle, de la violence anarchiste.

5Dans ce contexte de crise de la République, de désordre des élites républicaines et de fermeture de la politique gouvernementale, le pouvoir militaire qui a bénéficié de l’œuvre de Freycinet, ministre de la Guerre sans interruption de mars 1888 à janvier 1893, peut prétendre à la conquête de positions fortes au sommet de l’État voire d’infléchir le régime vers une formule plus conservatrice ou autoritaire. Deux moyens s’offrent à lui, d’une part les importantes prérogatives d’un ministère qui lui est tout acquis et qui occupe une place clef dans le dispositif gouvernemental, d’autre part la montée en puissance de l’opinion nationaliste à l’heure où la « revanche » cesse d’être un objectif vital pour n’être plus qu’une propagande nationale.

  • 8 Gabriel Hanotaux, ministre des affaires étrangères à partir de mai 1894, interprète « de façon stri (...)
  • 9 Auguste Mercier appartient à la petite minorité des « généraux républicains ». Polytechnicien, arti (...)
  • 10 La France militaire est hostile au ministre de la Guerre, qui doit subir par ailleurs de violentes (...)

6La réalisation de l’alliance franco-russe, caractérisée par la signature, le 18 août 1892, d’une convention militaire secrète, illustre cette puissance politique nouvelle. Ce rapprochement diplomatique avec un grand empire autoritaire est l’œuvre principale du chef d’état-major, le général Mouton de Boisdeffre, dont les initiatives menacent les prérogatives du Quai d’Orsay8. Les visites respectives des flottes des deux pays nourrissent toutes les ambitions que Freycinet est capable de contrôler grâce à d’évidentes qualités politiques et personnelles : ministre civil, parlementaire progressiste, il est très bon connaisseur de la chose militaire. Le général Mercier qui accède à la rue Saint-Dominique en décembre 1893 ne dispose pas de ces qualités ni d’une indépendance personnelle et politique. Sa carrière militaire et sa carrière ministérielle sont loin d’être achevées ; la faiblesse de sa position dans l’armée – il n’est divisionnaire que depuis 1889, n’a pas commandé de corps d’armée et n’appartient pas au conseil supérieur de la Guerre à titre personnel – le rend vulnérable aussi bien face à l’état-major qu’au devant des Chambres et de la presse. Il a été choisi par le président du Conseil Casimir-Périer pour ses sentiments présumés républicains9 dans une armée perçue comme ne l’étant pas ; et c’est à ces sentiments plus qu’à son bilan qu’il doit d’être maintenu à son poste par Charles Dupuy en mai 189410.

Le général Mercier, « criminel en chef »

  • 11 Voir la déposition de Casimir-Périer au procès de Rennes (Le Procès de Rennes, compte rendu « in ex (...)

7Confronté, fin septembre 1894, à la découverte d’une trahison d’officier en faveur de l’Allemagne par le biais de son ambassade en France, le général Mercier décide de verrouiller personnellement tous les processus administratifs, judiciaires et politiques afin d’éviter qu’une telle affaire ne porte préjudice à son propre pouvoir et au pouvoir de l’armée dans la nation. Le 10 octobre, Mercier informe le Président de la République puis le président du Conseil, en minimisant absolument la portée de l’affaire11, et négocie directement avec le préfet de police, Louis Lépine, la mise à disposition d’un commissaire de police pour assister les enquêteurs militaires. Le « petit conseil » qui se tient le lendemain au ministère de l’Intérieur voit le ministre de la Guerre travestir la vérité à ses collègues du gouvernement et obtenir de fait une entière autonomie de décision. Le ministre transfère celle-ci sur les services de la Guerre, eux aussi désormais indépendants de la justice militaire et du gouverneur de Paris qui doivent pourtant instruire légalement ce cas d’espionnage.

  • 12 Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Fayard, 1961, 587 p. Alfred Dreyfus, Carnets (1899-19 (...)

8La justice a reconnu en 1899 et en 1906, par la voix de sa plus haute juridiction, la responsabilité criminelle du général Mercier dans la condamnation du capitaine Dreyfus et dans la machination visant à étouffer les preuves de son innocence. Des parlementaires ont même réclamé sa mise en accusation, en juin 1899 ainsi qu’en juillet 1906 à l’issue des deux instructions de la Cour de cassation mettant en relief son rôle criminel. Et Marcel Thomas a confirmé en historien l’ensemble des décisions et des manipulations qui ont transformé le ministre de la Guerre en responsable direct de l’affaire Dreyfus et en « criminel en chef » selon l’expression de sa principale victime12.

9Au début de l’affaire Dreyfus, « la première » Affaire qui s’étend de l’identification du capitaine Dreyfus par l’état-major le 6 octobre 1894 à sa dégradation publique le 5 janvier 1895, l’état-major n’est responsable de la logique de machination qui se met en place qu’en raison des erreurs répétées que réalise le principal service intéressé, les renseignements militaires ou Section de Statistique instaurée en 1872 comme service spécial sous l’autorité du premier sous-chef d’état-major. L’initiative appartient principalement au ministre de la Guerre qui utilise le blanc-seing accordé par le « petit conseil » pour agir au mieux de ses intérêts politiques personnels confondus avec une idéologie de la sauvegarde du pouvoir militaire : flattés, les militaires le suivent, aveuglés ses collègues laissent faire. Le rôle du général Mercier dans l’affaire Dreyfus n’aurait jamais été ce qu’il a été sans l’incompétence de l’état-major et sans la passivité des républicains contraints au silence par faiblesse politique.

10Le maître du jeu n’est pourtant pas le général Mercier mais, fondamentalement, la presse nationaliste et l’idée que le ministre de la Guerre se fait de son impact sur les carrières politiques. Après avoir tenu tête aux journaux qui appelaient à sa démission au cas où le capitaine Dreyfus serait acquitté, le général Mercier se soumet au chantage nationaliste et met en place les différentes procédures qui conduiront à la condamnation de Dreyfus le 22 décembre 1894, dans le cadre d’une machination reposant notamment sur l’élaboration et la production aux juges militaires d’un « dossier secret ». Les circonstances du procès à l’issue duquel Dreyfus est reconnu coupable à l’unanimité et condamné au maximum de la peine prévue pour les faits de trahison, sont connues grâce aux instructions de la Cour de cassation et au travail de Marcel Thomas ; le détail des manipulations mériterait cependant d’être encore davantage étudié, surtout depuis la parution d’ouvrages mettant en cause le fond judiciaire et militaire de l’Affaire au profit d’hypothèses infondées.

11Une première phase correspond aux manipulations opérées au sein de l’état-major jusqu’à l’intervention de la presse à partir du 29 octobre 1894 et le passage de l’affaire dans le domaine public. Lors de cette seconde phase, le général Mercier décide d’affronter les attaques nationalistes mais capitule par crainte de conséquences irrémédiables sur sa carrière. Le 17 novembre, il accorde au Journal une interview et annonce que les charges contre Dreyfus sont réelles mais minimes. Les interventions qui suivent ce premier entretien sont plus nettes. La culpabilité de Dreyfus, décrétée par le ministre après l’avoir été par la presse nationaliste, ne doit plus faire de doute.

  • 13 Archives nationales, BB19 109.
  • 14 Le Procès de Rennes, op. cit., t. II, p. 221.
  • 15 « Non content de ces précautions extraordinaires, Mercier exigea certainement de ses subordonnées, (...)

12Une troisième phase se réalise entre le verdict du 22 décembre 1894 et le départ du général Mercier qui ne retrouvera pas la rue Saint-Dominique après la chute du ministère Dupuy. La condamnation de Dreyfus encourage le ministre à proposer au parlement un projet de loi réprimant l’espionnage avec une sévérité particulière : le général Mercier tente de capitaliser les effets de sa victoire judiciaire. Mais le succès n’est pas au rendez-vous et Mercier doit se résigner à envisager son départ du ministère de la Guerre. Se pose le problème de la dissimulation du complot qui a permis la condamnation de Dreyfus. Mercier annonce d’abord au gouverneur militaire de Paris que, « par analogie avec ce qui s’était fait pour les procès de la même importance, notamment pour celui de l’ex-maréchal Bazaine », la totalité des pièces sera conservée au ministère13. Il demande ensuite au lieutenant-colonel Sandherr, chef de la section de Statistique, de détruire le commentaire rédigé pour accompagner le dossier secret et de disloquer ce dernier en ordonnant le retour des différentes pièces dans les cartons d’origine14. Il réunit enfin les principaux protagonistes pour leur intimer le silence. C’est du moins l’hypothèse de travail de Marcel Thomas, très vraisemblable pour autant15.

13La quatrième phase correspond à une radicalisation du comportement de Mercier dont l’action politique paraît presque exclusivement dominée par cette obsession : interdire toute reconnaissance de la vérité, tout espoir de réhabilitation de Dreyfus. Ainsi édifie-t-il l’un de ses successeurs, le général Billot, sur les risques d’une politique libérale dans la gestion des suites du procès. Conseillant ses anciens subordonnées de l’état-major, le général de Boisdeffre et le général Gonse, il inspire en partie la seconde machination qui vise cette fois le lieutenant-colonel Picquart nommé à la tête de la section de Statistique le 1er juillet 1895 et qui a découvert la culpabilité d’Esterhazy. Les risques d’une mise en accusation après l’arrêt de révision de la Cour de cassation ne l’arrêtent pas : au procès de Rennes, le général Mercier est l’un des acteurs antidreyfusards les plus déterminés, les plus efficaces et les plus secrets. Il est aussi le plus démuni et le plus imposteur. Aux antidreyfusards sincères qui le supplient de révéler la vérité, il répond par le silence, n’ayant rien à dire sur le fond sinon des éléments renforçant sa culpabilité. Il ne peut que souscrire à un système idéologique fait d’arbitraire, de dogme et d’antisémitisme qui permet d’établir la culpabilité de Dreyfus parce que juif, laïque et républicain.

14En juillet 1906, la réhabilitation pleine et entière de Dreyfus et le débat parlementaire sur le projet de loi de sa réintégration dans l’armée (ainsi que celle de l’ex-colonel Picquart) marquent l’entrée dans la cinquième phase de l’histoire antidreyfusarde du général Mercier qui correspond, politiquement, à l’antidreyfusisme de l’Action française et au nationalisme intégral de Jules Soury : si la République est incapable de proclamer la culpabilité de Dreyfus, celle-ci doit céder la place à un régime capable de faire régner la tradition française présente notamment dans le corps des officiers. Le 13 juillet 1906, la déclaration liminaire du général Mercier, élu sénateur en janvier 1900 (pour « arracher le pays aux sans-patries »), instruit le procès de la Cour de cassation qui vient de prononcer la réhabilitation de Dreyfus : le général Mercier s’inscrit dans le système idéologique développé par l’Action française dont il devient un important faire-valoir au point d’être décoré de sa médaille d’honneur en 1907. Cette adhésion extrême lui permet de sortir de l’impasse qui était la sienne au début de l’affaire Dreyfus, face à des nationalistes qui l’implorent de parler pour dire la vérité et éviter à ainsi à la France de s’enfoncer dans le drame de l’Affaire : il ne parle pourtant pas, ne révélant aucun fait nouveau, même au lendemain de la réhabilitation. Avec l’Action française, il change de registre idéologique et intellectuel. Dreyfus est coupable par sa race et en vertu de ceux qui le soutiennent, les « états confédérés » de Charles Maurras.

  • 16 Delpech, déclare, en réponse aux attaques de Mercier : « Si nous voulions pousser plus loin notre b (...)

15L’engagement extrême de Mercier explique la violence des interventions qui répondent à sa déclaration du 13 juillet 1906 au Sénat16. Le mépris du droit a été une constante de l’action du général Mercier dans l’affaire Dreyfus, depuis son action à la rue Saint-Dominique jusqu’à ses déclarations au palais du Luxembourg. Mais le général Mercier représente-t-il plus qu’une aventure personnelle poussée aux limites de l’imposture politique et de la haine andreyfusarde ? Peut-il introduire une approche des ministres de la Guerre pendant l’affaire Dreyfus ? Est-il plus qu’une personnalité obsessionnelle dans une armée finalement indifférente à l’Affaire ?

L’exemplarité du général Mercier

  • 17 Souligné pendant le colloque par Jean-Charles Jauffret au cours de la discussion.

16La réponse est positive, et pour trois raisons. Le général Mercier est à l’origine d’un système de culpabilité qui a été construit par la section de Statistique avec la complicité des plus hautes autorités militaires et la complaisance des plus hautes autorités civiles. En tant que ministre de la Guerre, il est donc révélateur, à l’extrême, du fonctionnement de cette institution au sein du régime républicain et de l’étendue du pouvoir politique accordé à ce département. La machination qui s’est construite dans les bureaux conjoints de l’état-major et du ministère de la Guerre ne résulte pas seulement du caractère psychopathe qu’on a pu relever par ailleurs chez le général Mercier17. Elle illustre doublement la prétention des officiers généraux à incarner l’intérêt supérieur de la nation qui autoriserait dans des cas extrêmes le viol de la légalité républicaine, et la faiblesse des pratiques politiques qui acceptent voire encouragent cet abus de pouvoir. Il est en effet très clair que les membres du gouvernement, et Charles Dupuy en tête, n’ont pas éprouvé le besoin d’en savoir plus dans une affaire pourtant extrêmement obscure. Ce sera le remords de Poincaré et de Barthou déclaré publiquement à la Chambre le 28 novembre 1898, ce sera aussi la critique de l’historien et député catholique Denys Cochin le 13 juillet 1906, lors du débat sur le projet de loi de réintégration de Picquart dans l’armée. Pour certains d’entre ces républicains conservateurs, comme Gabriel Hanotaux, la soumission à l’ordre militaire est très forte, s’exerçant même contre les intérêts de leur département ministériel ; elle correspond aussi à un manque évident de pouvoir politique et d’autorité personnelle.

17Par ailleurs, les successeurs du général Mercier n’ont pas mis fin à ce système ; ils l’ont au contraire protégé et perfectionné, et ont fait de cette obsession de la sauvegarde un impératif de raison d’État auquel le gouvernement, le parlement et le pays devaient se soumettre. Enfin, l’obstination du général Mercier pendant et après le procès de Rennes a suscité parmi les républicains des mises au point qui témoignent de la primauté du droit sur l’ordre et de la nature civile du régime républicain. Le 13 juillet 1906, l’intervention de Louis Barthou, alors ministre des Travaux publics, en réponse au général Mercier, oblige ce dernier à battre en retraite devant une détermination sans faille, mais suffisamment rare pour être signalée.

18L’absence de volonté des républicains de gouvernement entre 1894 et 1898, révélée dans leur politique à l’égard des ministres de la Guerre, demeure l’un des abcès essentiels de l’affaire Dreyfus : le sursaut des gouvernements à partir de septembre 1898 puis la détermination de Waldeck-Rousseau et de quelques-uns de ses amis, dont Barthou, Poincaré, Bérenger, et Jaurès, parce qu’ils touchent à l’autonomie du pouvoir militaire, créent de vives tensions mais aussi des expériences et des précédents. Barthou en 1906 ne craint pas de revenir, au nom du gouvernement présidé par Sarrien, sur l’ensemble de l’Affaire. Et ses allusions sur les crimes de Mercier, d’indirectes finissent par être très explicites :

19« Le gouvernement manquerait à son devoir, et il méconnaîtrait à la fois le sentiment de la justice et de la conscience publique, s’il n’élevait une énergique protestation contre les paroles que vient de prononcer M. le général Mercier. (Très bien ! très bien !) M. le général Mercier pouvait user de son droit de sénateur en expliquant son vote. Je ne serais pas à cette tribune s’il s’était borné à une simple explication. Mais notre collègue a attaqué la juridiction de la Cour de cassation et il a élevé contre sa décision une suspicion inacceptable. Je proteste, parce que ces hommes de devoir ont consciencieusement rempli leur devoir (Vive approbation à gauche), parce qu’ils ont ouvert une procédure régulière et qu’ils l’ont poursuivie conformément à la loi, quoi qu’en ait dit M. le général Mercier.

20M. Le général Mercier. – Je n’ai pas dit le contraire !

21M. le Ministre. – [...] Et j’avoue ne pas comprendre qu’un membre de cette Assemblée puisse faire qu’un conseiller quelconque de la Cour de cassation n’a pas pris connaissance du dossier entier pour établir sa conviction et pour s’associer à l’arrêt de réparation et de justice qui a été rendu hier. (Applaudissements à gauche.)

22Loin de permettre que la Cour de cassation soit attaquée, le Gouvernement a le devoir de rendre devant le Sénat un public hommage à ces hommes de foi et de cœur qui, malgré les menaces, les diffamations et les injures, ont, dans la sérénité de leur mission et dans la tranquillité de leur conscience, poursuivi loyalement leur œuvre. Et si je voulais ajouter une simple observation, je dirais à M. le général Mercier que l’œuvre de cette justice a été loyale et régulière, qu’il n’y a eu ni collusion, ni mensonge, ni faux, ni crime et que, au contraire, elle a été poursuivie pour aboutir à la réparation d’une monstrueuse erreur judiciaire. (Très bien ! très bien ! et applaudissements vifs et prolongés sur les mêmes bancs.) […]

23M. le général Mercier, à la tribune. – Je désire répondre un simple mot à M. le ministre. Je n’ai pas attaqué les juges. (Exclamations à gauche.) Je n’ai pas attaqué le mode de procédure. Je ne dis pas qu’il ne soit pas légal...[...] Je dis que le mode de procédure, si légal qu’il puisse être, est défectueux. (Exclamations à gauche.) Je vous en ai donné la preuve.

24M. Ratier. – C’est la réhabilitation de votre mode de procédure que vous essayez.

25M. le général Mercier. –... Et je maintiens tout ce que j’ai dit. (Bruit.)

26M. le ministre des Travaux publics. – Je maintiens aussi ce que j’ai dit. C’est attaquer les juges...

27M. le général Mercier. – Non.

28M. le ministre. –... Et jeter sur eux une suspicion déshonorante que d’affirmer qu’ils ont prononcé leur jugement sans connaître les pièces du dossier.

29M. le général Mercier. – Ils ne pouvaient pas les connaître.

  • 18 J.O.R.F. – Sénat, séance du 13 juillet 1906, p. 537-538.

30M. le ministre. – Et je ne sais qu’une suspicion plus odieuse qui pourrait peser sur les juges d’une juridiction quelconque, c’est qu’en l’absence d’un accusé ils aient statué sur des pièces secrètes qui ne lui eussent pas été communiquées (Applaudissements prolongés à gauche)18 ».

31A l’issue du vote de la loi de réintégration, par 183 voix contre 30, Milliès-Lacroix s’écrit « Vive la justice ! » tandis que Duboys Fresney et Daniel proclament « Vive l’armée ! » auquel répond Milliès « Pas avec des généraux comme cela », le débat étant clôt par le président du Sénat avec ces mots : « C’est un grand honneur pour moi de proclamer ce vote qui libère la conscience française, en consacrant la réparation d’une grande erreur judiciaire, et qui honore une fois de plus cette assemblée d’où sont partis les premiers appels vers la vérité et vers la justice ». Au-delà de l’emphase caractéristique des échanges parlementaires, au-delà de la mémoire courte de nombreux sénateurs qui n’avaient pas hésité à éliminer leur collègue dreyfusard Auguste Scheurer-Kestner de la vice-présidence de la chambre haute le 13 janvier 1898 et qui maintenant s’associent au vote de réparation nationale, au-delà de la représentation à l’extrême du général Mercier, cette solennelle mise au point de Louis Barthou et les réactions qu’elle suscite permettent de comprendre l’un des fondements de la République au tournant du siècle, la notion de « justice » préférée, tout au moins dans les discours d’intention, à la notion d’« armée ».

De la nécessité d’une politique républicaine de l’armée

  • 19 « Tout à l’heure, déclare Delpech, je relisais cette séance mémorable du 2 juin 1900, où Waldeck-Ro (...)

32L’histoire politique de l’affaire Dreyfus, et partant la place du ministre de la Guerre au sein du dispositif gouvernemental et parlementaire, tiennent dans ce choix qu’il n’a plus été possible de différer avec la saisie de la Cour de cassation en septembre 1898. Sommés de choisir entre « la justice » et « l’armée », les gouvernements de la République ont opté désormais pour la première d’autant que la cour suprême n’a cessé alors d’être violemment attaquée. Les ministres de la Guerre ont été contraints, en conséquence, d’accepter cette ligne de défense, ou de se démettre, ce que trois titulaires décideront de faire. L’intrusion de l’institution judiciaire dans l’affaire Dreyfus, et la représentation qu’en ont eue les forces politiques à gauche et au centre en l’identifiant à tort ou à raison avec l’idée de justice nécessaire à la République, ont eu une conséquence immédiate pour les ministres de la Guerre, celle d’être contraints de « rentrer dans le rang » et de se soumettre à une discipline gouvernementale qu’ils commandaient jusque-là, inspirant la « politique légale » des ministères républicains c’est-à-dire la défense de « la chose jugée » depuis 1894 : très efficace dans l’immédiat, ce fut en l’occurrence une impasse politique, par absence de politique, et que les progressistes paieront sévèrement sur un plan gouvernemental puis électoral. Le refus des présidents du Conseil de définir une politique dans l’affaire Dreyfus et la délégation de pouvoir accordée aux successeurs du général Mercier signifièrent un échec politique pour les républicains de gouvernement et la fin du domaine réservé des ministres de la Guerre au sein des cabinets : l’apport de Waldeck-Rousseau, qui poursuivit l’invention d’une « politique républicaine de l’armée » imaginée, en vain, par Gambetta, est exceptionnel, et il utile de remarquer que son œuvre écrase l’arrière-plan du débat de 1906 : Barthou est l’un de ses proches, et le sénateur Delpech qui est le premier à répondre au général Mercier, cite des extraits du « discours mémorable » que l’ami de Gambetta avait prononcé pour défendre le projet de loi d’amnistie19 en juin 1900.

33L’affaire Dreyfus est le second acte d’une histoire, sur la longue durée, de l’invention d’une politique républicaine de l’armée dont les étapes suivantes seront la Première Guerre mondiale et 1917, la France Libre, enfin la Cinquième République et la fidélité réciproque des républicains et des militaires. A contrario, les échecs politiques de l’entre-deux-guerres et de la Quatrième République peuvent être expliquées par l’absence de cette « politique républicaine de l’armée »

Pouvoir militaire et crise de la République : la domination des ministres de la Guerre dans l’affaire Dreyfus (septembre 1896-août 1898)

La défense du général Billot : une logique ministérielle

  • 20 Notamment à la Chambre, à la suite de la condamnation d’Émile Zola par la cour d’assises du départe (...)
  • 21 Concernant le rôle essentiel du général Billot, nous suivons les conclusions de notre article : « L (...)

34« Méline était invulnérable parce qu’il se taisait ». Ce commentaire de Jaurès cité par Léon Blum dans ses Souvenirs sur l’Affaire souligne l’efficacité d’une politique qui consista pour Jules Méline, président du Conseil depuis avril 1896, à répéter qu’« il n’y a pas d’affaire Dreyfus »20 et à laisser au général Billot, son ministre de la Guerre, le soin d’opposer l’intérêt de l’armée, c’est-à-dire l’autorité de la « chose jugée », à toute offensive dreyfusarde21. Billot avait été nommé précisément rue Saint-Dominique afin de procéder à une modernisation de l’armée dont il connaissait les faiblesses techniques et les lacunes d’organisation. Il a pu persuader son ami Jules Méline de l’importance de cette tâche. Comme gambettiste, il dispose d’une expérience politique, parlementaire et ministérielle qu’il va mettre aussi au service de l’étouffement de l’Affaire. Celle-ci a repris au cours de l’été 1896.

  • 22 Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, op. cit., p. 301.

35C’est la seconde phase de F Affaire : le 5 août 1896, Picquart révèle au général de Boisdeffre la trahison du commandant Esterhazy. Les découvertes du chef de la section de Statistique commencent par intéresser le ministre ; il encourage même Picquart à poursuivre ses investigations. Les risques que celles-ci font courir à l’édifice de culpabilité élaboré par le général Mercier et l’état-major conduisent alors le général de Boisdeffre, vers le milieu du mois de septembre 1896, à édifier littéralement le ministre et à obtenir son plein engagement contre Picquart devenu l’ennemi désigné. La cause est entendue : lorsque Picquart revoit le ministre, il le trouve entièrement « retourné »22. L’élimination du chef de la section de Statistique sera effective le 27 octobre : Picquart est chargé d’une mission d’inspection sur les frontières de l’est et le 26 décembre il est définitivement écarté de la métropole. A la section de Statistique, de nombreuses pièces sont fabriquées au même moment contre lui ; elles doivent prouver son appartenance au « Syndicat ». Le général Billot laisse faire son entourage et n’informe pas la présidence du Conseil.

  • 23 J.O.R.F. – Chambre, séance du 18 novembre 1896, p. 1610.
  • 24 Même les députés socialistes s’engagent dans la rhétorique de trahison et les discours d’intidimida (...)
  • 25 « Le Gouvernement n’ajoute rien au discours de M. le ministre de la Guerre. Il se borne à dire à la (...)

36Entre temps, la question d’une relance de l’affaire Dreyfus a été posée et stigmatisée à la Chambre le 18 novembre 1896. Face au député nationaliste Castelin, le général Billot choisit une politique de la légalité doublée d’un appel au « patriotisme » des députés. Affirmant la régularité du jugement de 1894, il ajoute : « Les motifs d’ordre supérieur qui ont nécessité en 1894 le jugement de l’affaire à huis clos n’ont rien perdu de leur gravité. Le gouvernement fait donc appel au patriotisme de la Chambre pour qu’elle n’engage pas un débat qui peut présenter de très grands inconvénients, et pour que dans tous les cas la discussion soit close le plus tôt possible.23 » Cette légalité par ordre est adoptée par l’ensemble de la Chambre24 et par le gouvernement. Celui-ci, par la voix de Jules Méline, se retranche derrière le discours du ministre de la Guerre25.

  • 26 J.O.R.F. – Chambre, séance du 4 décembre 1897, p. 2736.

37Le répit est de courte durée puisqu’un ami personnel du général Billot, le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, se lance lui aussi dans une défense de Dreyfus. Transmise clandestinement au sénateur alsacien, la correspondance de Picquart avec l’état-major l’avait convaincu de l’existence d’une machination contre la vérité dans le procès de 1894. Il informe alors le général Billot de sa décision de se lancer dans une enquête personnelle. Sa campagne prend rapidement – et malgré lui – des formes publiques. Jouant sur la loyauté du sénateur alsacien, le ministre de la Guerre parvient à le manipuler. Prisonnier des promesses faites à Billot, Scheurer-Kestner devient vulnérable devant une presse et un parlement acquis aux nationalistes, tandis que la position du gouvernement sort renforcée de l’ouverture d’une enquête judiciaire contre le commandant Esterhazy. Les dreyfusards, pourtant victorieux pour la connaissance des faits, sont battus dans l’exploitation politique d’une situation de droit. Le 4 décembre 1897, le général Billot rassure la Chambre sur « l’action de la justice, surtout quand elle se poursuit sous la haute direction d’un homme comme le général Saussier, général en chef de vos armées, couvert d’ans et de gloire, je puis le dire, dont le caractère n’a jamais été méconnu ni contesté par personne, et dont l’autorité s’étend non seulement sur l’armée entière, mis au-delà de nos frontières ». Fort de son succès, Billot dénonce les « odieuses attaques d’accusation » dont les chefs d’état-major sont l’objet : persistant dans sa politique de légalité qui ne l’autorise pas à « poursuivre, comme elles auraient dû l’être, des insinuations aussi perfides et aussi coupables », il appelle « la Chambre, qui a bien voulu me donner sa confiance, d’arrêter cette campagne et de la clore le plus tôt possible »26.

  • 27 J.O.R.F. – Sénat, séance du 7 décembre 1897, p. 1374-1375.

38Une séance au Sénat, le 7 décembre, lui permet de repousser Scheurer-Kestner et les dreyfusards du côté de l’illégalité, de l’irresponsabilité et de l’antimilitarisme. Billot invoque « le droit et le devoir de parler au nom de l’armée », que lui seul détient, et qui l’autorise doublement à rappeler la culpabilité de Dreyfus et à défendre la justice militaire. Mais, parce que cette voie est fragile, il la double d’un appel à respecter l’armée qui est la France, qui est « issue des entrailles du pays ». Cette politique nationaliste reçoit l’entier soutien du chef du gouvernement ; Jules Méline s’en remet pleinement à la « doctrine de M. le ministre de la guerre »27. Par 203 voix contre 55, Scheurer-Kestner est battu. Pour le général Billot, la chute de son ami est un triomphe personnel et la preuve, non seulement de la justesse de sa politique antidreyfusarde, mais aussi de son poids personnel au sein du ministère Méline et du pouvoir politique du ministre de la Guerre dans le gouvernement.

  • 28 J.O.R.F. – Chambre, séance du 13 janvier 1898.
  • 29 J.O.R.F. – Chambre, séance du 24 février 1898.
  • 30 « Quand le patriotisme est en jeu, il n’y a plus chez nous de partis, tout le monde marche au drape (...)
  • 31 J.O.R.F. – Chambre, séance du 24 février 1898, p. 67 et suiv.

39Mais le succès de Billot est de courte durée puisque la pression nationaliste des Chambres empêche Billot de gagner contre la stratégie d’Émile Zola qui a fait publier le 13 janvier, dans l’Aurore, son « J’Accuse...! ». Les députés contraignent le gouvernement à porter plainte contre l’écrivain, malgré l’avis du ministre de la Guerre qui s’y oppose. Pour Billot, c’est s’aventurer hors de la politique de légalité puisque c’est rompre avec la dogme de la « chose jugée » en 1894. Devant l’insistance des parlementaires nationalistes, le ministre de la Guerre apparaît à son tour vulnérable, dépassé par le pouvoir militaire auquel il a contribué. Le radical Godefroy Cavaignac, futur successeur de Billot, souligne la « contradiction entre ses déclarations et ses actes »28. Mais la condamnation de Zola prononcée le 23 février 1898 permet au gouvernement de clore provisoirement cette aventure. Pour empêcher à l’avenir de nouvelles offensives dreyfusardes comme celle de Zola, Méline promet d’appliquer « toute la sévérité des lois » et même d’en demander d’autres à la Chambre29. Il en appelle aussi au patriotisme des représentants30. Le général Billot se place dès lors sur la défensive. Il laisse le président du Conseil développer la politique qu’il avait forgée en 1896 et qui se révèle de plus en plus fragile, de plus en plus contestée. Non seulement Jaurès assimile les déclarations de Méline à une volonté de proclamer « l’état de siège » mais de surcroît quelques républicains comme le radical Hubbart protestent contre l’emprise de l’armée dans la vie publique et politique31.

  • 32 J.O.R.F. – Chambre, séance du 2 avril 1898, p. 1560.

40Imposée par le ministre de la Guerre, la militarisation accrue des pratiques républicaines, si elle obtient des résultats tactiques évidents, anime néanmoins une certaine inquiétude dans les milieux libéraux et socialistes, et parmi les amis de Gambetta restés fidèles aux principes républicains. La décision de la Cour de cassation, le 2 avril d’annuler la condamnation d’Émile Zola pour cause d’irrégularité dans la plainte du ministre de la Guerre (celui-ci s’étant abusivement substitué au conseil de Guerre diffamé dans « J’Accuse...! ») fragilise la position du général Billot et partant celle du gouvernement qui est contraint, pour conserver son autorité, de désavouer implicitement les magistrats au profit des militaires32.

  • 33 « Il y a cinquante ans que je sers la France sur les champs de bataille et dans l’armée ; il y a vi (...)
  • 34 « L’armée toute entière, fidèle au drapeau, fidèle aux institutions républicaines qu’elle sert et q (...)
  • 35 J.O.R.F. – Chambre, séance du 14 juin 1898.

41Billot se tait désormais, se contentant d’instruire dans les règles la nouvelle plainte déposée contre Zola par les membres du conseil de Guerre. Sans déboucher sur un échec, sa politique de la « légalité patriotique » n’est pas parvenue à endiguer la vague dreyfusarde et à freiner la marche de la justice. Sa tentative d’identifier la sauvegarde de la République avec l’infaillibilité de l’armée, si elle satisfait les républicains nationalistes, troublent les républicains libéraux qui récusent, pour certains, l’analogie systématique entre République et armée. Même l’invocation de son exemple personnel33 ou la proclamation d’une fidélité sans faille34 ne sont pas suffisantes pour écarter les critiques d’Hubbart visant le pouvoir de l’armée dans la République. Avec le désaveu implicite infligé à la Cour de cassation, le prix à payer de la politique du général Billot apparaît clairement : le sacrifice de la décision judiciaire en faveur du pouvoir militaire et le renoncement à une politique républicaine de l’armée. Le gouvernement Méline manque précisément sa reconduction sur un ordre du jour de la nouvelle Chambre – guère différente pourtant de la précédente – dont la majorité demande, le 14 juin 1898, « désormais une politique appuyée sur une majorité exclusivement républicaine »35.

L’offensive de Cavaignac et l’échec d’une politique ministérielle

  • 36 Henri Brisson, Souvenirs. Affaire Dreyfus, avec documents. Sténographie de débats parlementaires, t (...)

42Quinze jours de crise parlementaire sont nécessaires alors pour aboutir à la formation du nouveau cabinet dirigé par un radical, Henri Brisson, président de la Chambre, qui choisit Godefroy Cavaignac comme ministre de la Guerre. Celui-ci usera d’une politique contraire à celle de son prédécesseur mais avec des objectifs très voisins : étouffer la campagne dreyfusarde et maintenir, au sein du gouvernement, la domination du ministère de la Guerre, en tout cas pour l’affaire Dreyfus mais aussi dans les relations de pouvoir avec les différents acteurs de l’exécutif. Brisson, dans ses Souvenirs, évoquera les séances du conseil des ministres où le titulaire de la Guerre refusait d’expliquer les raisons de tel décret de mutation d’officier proposé à la signature du Président de la République36.

  • 37 Le général Billot : « il faut laisser l’armée à son œuvre sainte et sacrée, la préparation de la dé (...)
  • 38 J.O.R.F. – Chambre, séance du 7 juillet 1898, p. 1956 et suiv.
  • 39 Ibid., p. 1958.

43Desservi par un cabinet divisé et peu cohérent, desservi aussi par son manque d’autorité personnelle et de fermeté politique, soumis à la pression de l’état-major et au dogme de la « chose jugée », Brisson ne peut s’opposer à Cavaignac qui choisit d’aller jusqu’au bout d’une politique antidreyfusarde faite d’intimidation et de répression, dominée par la notion d’une « exceptionnalité » de l’armée37 déjà défendue par ses prédécesseurs dans le cadre gouvernemental. En témoigne le discours de combat et de sacrifice qu’il délivre à la Chambre le 7 juillet 1898. « Ministre de l’armée », Cavaignac rappelle qu’il a « l’honneur d’être le seul homme qui puisse parler en son nom aujourd’hui »38 et affirme qu’elle est « respectueuse de la justice comme elle est respectueuse de la suprématie du pouvoir civil ». Évoquant le devoir « d’apporter à la Chambre et au pays tout ce que nous pouvons lui apporter de vérité », parlant des « raisons qui dépassent même les discussions de droit, si élevées qu’elles soient, et les nécessités contingentes politiques de l’heure actuelle », regrettant le « malentendu » qui sépare « une part notable de la pensée française et cette armée qui a pour mission sacrée de sauvegarder et défendre tout le patrimoine de la France », Cavaignac peut déclarer, grâce aux « faux Henry » (dont il ignore le caractère apocryphe), sa « certitude absolue de la culpabilité de Dreyfus ». A l’issue d’une longue présentation de ces preuves réputées nouvelles, Cavaignac fait « un vœu » qui traduit les rôles respectifs de l’armée et de la République au sein de la nation : « C’est que demain tous les Français puissent s’unir pour proclamer que cette armée, qui fait leur orgueil et qui fait leur espérance, n’est pas puissante seulement de sa force propre, n’est pas puissante seulement de la résolution avec laquelle elle a su prendre, pour sauvegarder la sécurité nationale, les résolutions nécessaires, n’est pas forte seulement de la confiance du pays, mais qu’elle est forte aussi de la justice des actes qu’elle a eu à accomplir39. »

  • 40 572 voix contre 2. L’affichage a été proposé par Mirman, député nationaliste.
  • 41 J.O.R.F. – Chambre, séance du 7 juillet 1898, p. 1958.

44Ce discours qui tente d’accorder les intérêts supérieurs incarnés par l’armée avec le respect de la justice et de la vérité fait un triomphe auprès des députés. L’affichage est voté à la quasi unanimité40. Le président du Conseil veut en engranger les bénéfices politiques et il demande, pour la proposition d’affichage, « d’y joindre dans une pareille question la preuve de la confiance que tous les partis de cette Chambre ont vis-à-vis les uns des autres, en attestant à l’avance qu’ils sont unanimes pour approuver le langage de M. le ministre de la Guerre »41. La victoire de Cavaignac paraît complète. Si l’idéologie générale de son discours, celle qui place l’armée du côté des intérêts supérieurs de la nation, est équivalente à celle de son prédécesseur, en revanche la stratégie est nouvelle puisque Cavaignac a décidé d’intervenir sur le fond de la culpabilité de Dreyfus. Les faits nouveaux qu’il invoque renforcent la position de l’armée, à la fois dans l’affaire Dreyfus et plus généralement dans la hiérarchie des pouvoirs républicains. Mais dès lors que les faits ne sont plus favorables, dès lors que la justice s’en empare pour démontrer leur imposture, et c’est cette position de pouvoir qui risque d’être brutalement, et doublement, affaiblie : non seulement l’armée peut être mise en accusation dans l’affaire Dreyfus mais de surcroît son destin se sépare de celui de la République. Cette fêlure a placé les titulaires de la Guerre dans une situation intenable : la discipline républicaine à laquelle ils doivent souscrire pour appartenir au gouvernement menace l’ordre militaire qu’ils veulent incarner. Les démissions qui vont alors se succéder rue Saint-Dominique traduisent cette impasse. En même temps, l’arme politique que représente la démission d’un ministre est utilisée à deux niveaux : elle veut signifier le risque de conflit majeur entre la République et une institution nationale clef, et elle doit provoquer la chute des cabinets qui ont séparé l’ordre militaire de la politique gouvernementale.

Pouvoir militaire et sursaut républicain : les ministres de la Guerre entre soumission et démission (septembre 1898-juin 1899)

La démission de Cavaignac

45Lorsque Cavaignac reçoit le 30 août 1898 les aveux du colonel Henry, auteur des documents dévoilés à la tribune de la Chambre, il ne cherche pas à les dissimuler et en avertit aussitôt Brisson. « Son siège est fait » de toute manière : Dreyfus a été reconnu coupable et il restera coupable. Le gouvernement est mis au courant le soir même après un dîner chez Delcassé. Brisson propose le renouvellement de l’état-major général et déclare que la question de la révision est désormais posée. Cavaignac annonce son opposition et refuse, le lendemain, la démission que lui présente le général de Boisdeffre, apparemment soutenu par le Président de la République. Mais Boisdeffre, et Brisson, persistent ; Cavaignac et le Président de la République finissent par céder, et Brisson est informé de la démission effective du chef de l’état-major le 31 août au soir. De son côté, le général de Pellieux, éclaboussé par les aveux d’Henry, écrit au ministre de la Guerre.

46A la suite de suicide d’Henry considéré comme l’aveu d’une trop lourde culpabilité, Brisson fait savoir à Mathieu Dreyfus, le 3 septembre, qu’il devient nécessaire d’adresser au garde des Sceaux une demande de révision. Averti de cette démarche, Cavaignac remet sa démission. Brisson veut la refuser pour ne pas menacer son gouvernement, mais la lettre de démission paraît dans la presse le lendemain, le jour même où la demande de révision formulée par Lucie Dreyfus est déposée place Vendôme : « J’ai l’honneur de vous adresser et je vous prie de transmettre à M. le Président de la République ma démission de ministre de la Guerre.

47Il existe entre nous un désaccord qui, en se prolongeant, paralyserait le gouvernement au moment où il a le plus besoin de toute sa décision.

48Je demeure convaincu de la culpabilité de Dreyfus et aussi résolu que précédemment à combattre la révision du procès.

  • 42 Le Temps, (lundi) 5 septembre 1898 (publiée en Une).

49Je n’entendais pas me dérober aux responsabilités de la situation actuelle, mais je saurais les assumer sans être d’accord avec le chef du gouvernement auquel j’ai l’honneur d’appartenir42 ».

La démission de Zurlinden

50Pour remplacer Cavaignac, Brisson choisit le général Zurlinden, gouverneur militaire de Paris, et semble-t-il partisan de la révision. Zurlinden demande à voir le dossier et à parler au Président de la République. Le 6 septembre, il déclare au conseil des ministres qu’il ne connaît rien au dossier. Il conserve le général Roget comme chef de cabinet, et le capitaine Cuignet, ancien officier d’ordonnance de Cavaignac, s’occupe de transmettre des documents au ministre. Le 10 septembre, Zurlinden communique à son collègue de la Justice un avis négatif sur la demande de révision. Le 12 septembre, Félix Faure, craignant la chute du cabinet par la mise en minorité du président du Conseil, fait ajourner la discussion en conseil des ministres jusqu’au 17. Zurlinden décide alors de faire traduire Picquart en conseil de Guerre pour « faux et usage de faux » et avertit le ministre de la Justice, Sarrien, de l’ordre donné au gouverneur militaire de Paris d’ouvrir une enquête judiciaire. Brisson intervient aussitôt, le 16 septembre, ordonnant « avant de donner suite à ses intentions, d’en parler au conseil des ministres qui devait se tenir le lendemain ». Le 17 septembre, Brisson refuse d’admettre la question du « petit bleu », qui pouvait charger Picquart, dans la discussion et déclare que seule la révision était à l’ordre du jour. Aussitôt, Zurlinden et Tillaye, ministre des Travaux publics, démissionnent.

La démission de Chanoine

  • 43 « Sarrien prétendit que ce partage était l’équivalent d’un avis négatif », écrit Jean-Denis Bredin (...)

51Léon Bourgeois, ministre de l’Instruction publique et acquis désormais aux révisionnistes, proposa le général Chanoine, tandis que Zurlinden redevenait gouverneur militaire de Paris et allait instruire contre Picquart une procédure que lui-même avait lancée. Chanoine, en effet, contre les attentes de Brisson, poursuivit la politique de rupture de ses deux prédécesseurs, considérant la révision comme une provocation envers l’armée. Le 20 septembre, il prescrivait à Zurlinden le soin de donner l’ordre d’informer et d’arrêter Picquart. Brisson demanda à Chanoine de faire suspendre cet ordre. Chanoine refusa et Picquart fut transféré le 22 septembre de la prison de la Santé à la prison militaire du Cherche-Midi, sur les réquisitions du procureur général de Paris appliquant la décision du tribunal correctionnel qui avait accordé le renvoi auprès du conseil de Guerre. L’attitude complaisante de la justice pénale parisienne peut se justifier par la position du garde des Sceaux dans l’affaire Dreyfus. Celui-ci est en effet hostile à la révision, et il le prouve à nouveau le 22 septembre en interprétant négativement l’avis divisé de la commission – consultative – de révision réunie la veille place Vendôme43.

  • 44 Sur la base de la demande de révision adressée au ministre par Lucie Dreyfus le 3 septembre 1898 (p (...)

52La défaillance du ministre de la Justice dans une question où le pouvoir de la justice ordinaire était en jeu face aux exigences de la justice militaire détermine Brisson, pourtant attaqué de toute part, par les dreyfusards comme par les antidreyfusards, à prendre l’offensive. Intervenant en « petit conseil » le 24 septembre, il déclare, avec le soutien de Delcassé et de Bourgeois, que l’initiative de la révision appartient au gouvernement et que l’avis de la commission n’est que consultative. Le surlendemain, il réussit en conseil des ministres à faire adopter, par six voix contre quatre dont celles de Sarrien, Chanoine s’étant abstenu, la décision de déférer auprès de la Cour de cassation l’arrêt de 1894 ayant condamné Dreyfus. Alors que la Cour de cassation s’achemine vers un arrêt de recevabilité de la demande de révision formulée officiellement par le garde des sceaux44, alors que des rumeurs de coup d’État militaire se propagent dans Paris – le « grand complot militaire » sur lequel ironisera le comte de Mun –, les Chambres se réunissent le 25 octobre pour la rentrée parlementaire. Dix-huit interpellations sont déposées ; elles visent la démarche juridique adoptée par le gouvernement et l’acte de soumission qu’elle implique de la part du pouvoir militaire habitué jusque-là à gérer l’affaire Dreyfus en pleine autorité. Le moment de vérité est venu pour le ministère de la Guerre dont la mission consiste d’abord à faire appliquer les décisions gouvernementales dans l’armée avant de défendre les intérêts du département ministériel qu’il représente et qu’il ne dirige que par délégation du gouvernement et du parlement. Hostile à la demande de révision, le général Chanoine est hostile également à l’épreuve de force directe entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil. L’affrontement ouvert et public n’appartient pas à la culture politique des officiers généraux, et risquerait de tourner à l’avantage de l’autorité civile. Mais la démission qu’il va offrir brutalement à la Chambre vise à jouer la majorité nationaliste qui domine encore la Chambre contre le gouvernement et sa politique révisionniste. Temporairement, cette offensive d’un ministre de la Guerre, qui brutalise tous les usages parlementaires, débouche sur un succès.

  • 45 J.O.R.F. – Chambre, séance du 25 octobre 1898, p. 2110.

53A l’ouverture de la séance du 25 octobre, Paul Déroulède est le premier à demander la parole pour attaquer le gouvernement et mettre en cause le ministre de la Guerre, coupable d’appartenir à ce « cabinet de malheur »45. Le général Chanoine demande alors la parole. Il affirme qu’il a sur l’affaire Dreyfus la même opinion que ses prédécesseurs et, puisque les représentants du pays sont réunis, il décide de remettre entre leurs mains l’honneur de l’armée. Et de leur présenter brutalement sa démission depuis la tribune :

  • 46 (Ibid., Brisson qualifie aussitôt la démission d’« irrégulière »).

« Il est temps que je parle.
Messieurs, quand j’ai accepté le porte-feuille de la guerre qu’on m’a offert, j’ai été approuvé par mes camarades, par les chefs de l’armée. Je n’ignorais pas, après le départ de M. Cavaignac et du général Zurlinden, que je m’exposais à des soupçons et, peut-être, à une impopularité imméritée.
Je m’y suis momentanément résigné par devoir et par dévouement à l’armée, à mon pays, à la République.
Et puisqu’on parlait tout à l’heure de cette affaire néfaste devant laquelle mes prédécesseurs se sont retirés, je déclare que, respectueux de la chose jugée et de la séparation des pouvoirs judiciaires et politique, j’ai cependant le droit d’avoir une opinion : elle est la même que celle de mes prédécesseurs.
Aujourd’hui que le Parlement est réuni, je puis m’adresser à vous, représentants de la nation, et vous dire : Je remets entre vos mains le dépôt, qui m’était confié, des intérêts et de l’honneur de l’armée. Je donne ici, à cette tribune, ma démission de ministre de la Guerre.46 »

  • 47 Le général Chanoine refuse un autre type d’épreuve de force. On apprendra ainsi qu’il a refusé l’af (...)
  • 48 « Lorsque j’ai offert à M. le général Chanoine le portefeuille de la guerre, la décision avait été (...)

54Ce moment de crise déguisé en acte légal47 révèle la conception qu’un officier général comme Chanoine se fait de la fonction ministérielle ; il la considère comme une émanation de l’autorité militaire et non pas comme le lieu de la soumission du militaire au civil. Son devoir est la défense de l’armée y compris contre le gouvernement auquel il ne réserve ni respect ni obéissance, négligeant de faire part au conseil des ministres de sa volonté d’offrir sa démission l’après-midi même à la Chambre, comme le rappelle Brisson qui prend aussitôt la parole pour dénoncer le manquement aux usages de son ancien ministre de la Guerre, pour souligner son double langage et en appeler à l’ajournement des débats48.

  • 49 Ibid., p. 2114.
  • 50 Ibid., p. 2112.

55En dépit de son hostilité à la révision, le ministre de la Justice confirme lui aussi le double jeu, ou l’incohérence, de Chanoine, en rappelant qu’« il n’est pas possible au ministre de la Justice de poursuivre les attaques générales dirigées contre l’armée [...] sans une plainte formelle du ministre de la Guerre ; ni de poursuivre les outrages et les diffamations contre des officiers déterminés sans une plainte de ces officiers. La loi est formelle et absolue. Cette plainte, je n’ai pas pu l’obtenir du ministre de la Guerre, malgré mes instances »49. Le scandale causé par la démission annule l’alliance objective qui s’était noué, contre la révision, entre le ministre de la Guerre et celui de la Justice. Après une suspension de séance qui permet à Brisson et à Sarrien d’en référer au Président de la République, un intense débat se déroule à la Chambre. La démission de Chanoine, jugée simplement « irrégulière » (Brisson) ou gravement « factieuse » (Charles Bos), a stimulé les nationalistes qui veulent exploiter la situation. Leur objectif n’est pas seulement la chute du cabinet Brisson, il est d’abord de faire admettre la supériorité de la question militaire sur toutes autres questions politiques ou juridiques, dont, bien sûr, la perspective de la révision : « il s’agit d’une question nationale », proclame Albert de Mun en parlant de l’obligation de défendre l’armée et en invoquant, contre le gouvernement et sa faiblesse présumée, « le pays [qui] ne s’est pas trompé quand il a vu pendant des mois l’outrage jeté à pleines mains sur les chefs de l’armée, les accusations les plus odieuses dirigées contre eux, l’armée elle-même attaquée dans son principe et dans son organisation »50.

56La défense de l’armée permet ainsi de disqualifier un gouvernement afin de briser sa politique favorable à la révision, sans s’avouer directement hostile à la justice ; elle permet également de rappeler le devoir de réserve à l’égard de l’institution militaire, toute critique s’apparentant à des injures. Dans cette double démonstration, les démissions à répétition des ministres de la guerre constituent des preuves à charge contre le gouvernement et les « insulteurs de l’armée ». Albert de Mun est le premier à intervenir en ce sens :

  • 51 Ibid., p. 2112.

« Je n’ai pas à juger dans sa forme l’acte de M. le général Chanoine, mais je dois constater que depuis que M. Brisson a pris le ministère, c’est le troisième ministre de la Guerre qui, pour le même motif, parce que sa conviction s’est faite contre la révision, lui refuse sa collaboration. (Applaudissements à droite.)
Eh bien ! je le répète, devant tous ces spectacles il est impossible que nous sortions d’ici sur une simple motion d’ajournement, sans avoir rendu à l’armée l’hommage éclatant qu’elle attend de ses représentants (Applaudissements), sans qu’elle ait été vengée des atteintes et des outrages qu’on déverse contre elle, à l’heure même où on fait appel à son respect de la légalité pour maintenir l’ordre public.51 »

  • 52 Ibid., p. 2113

57La charge du nationaliste de Baudry d’Asson est plus violente. Il demande « la mise en accusation d’un ministère dreyfusard, c’est-à-dire antipatriotique, anti-français », et annonce « le triomphe éclatant de l’armée qui va résulter de nos votes ». Cavaignac demande lui aussi la parole pour dénoncer tout ajournement du débat sur l’affaire Dreyfus et déconsidérer, malgré « le caractère anormal de la démission qui a été donnée à cette tribune » la question de la suprématie du pouvoir civil, allant même jusqu’à déclarer à ce sujet : « Je l’ai affirmée comme ministre de la Guerre52. » La démission du ministre de la Guerre et le procès du ministère font craindre alors, chez certains républicains, une menace directe sur les principes de la République parlementaire.

  • 53 Ibid., p. 2112.

58Alexandre Ribot prend la parole dans ce sens. Tout en assurant de sa confiance dans l’armée, « fidèle observatrice des lois de la République », et de la nécessité de « la défendre contre toutes les attaques abominables dont elle a été l’objet53 », il appelle au respect des pratiques républicaines. Pour ce représentant respecté du « parti républicain », l’heure n’est plus aux interpellations contre le gouvernement mais à l’union des républicains pour défendre les principes de la démocratie parlementaire – y compris en accordant un sursis à Brisson :

  • 54 Ibid., p. 2112.

« En présence d’un incident grave, et dont M. le général Chanoine – je veux le croire – n’a pas mesuré toute la portée (mouvements divers), nous avons le devoir, aujourd’hui, à cette heure, d’être tous d’accord non pour discuter ce qui nous divise – ce sera l’affaire de demain, et nous serons à cette tribune, soyez-en assurés...[interruptions] mais pour affirmer, au nom du parti républicain, qui saura toujours se trouver uni et oublier ses querelles quand il se trouvera en face d’un intérêt supérieur, pour affirmer le principe de la suprématie du pouvoir civil. (Applaudissements au centre et interruptions] Cela n’implique nullement de notre part l’approbation de la politique du cabinet ; nous lui demanderons compte de ses actes le jour où les interpellations pourront venir en discussion ; mais ce n’est pas l’heure, ce n’est pas le jour.54 »

  • 55 La Libre Parole félicite le général Chanoine.

59Les groupes républicains s’unissent alors pour déposer un ordre du jour « affirmant la suprématie du pouvoir civil et blâmant le gouvernement de n’avoir pas fait respecter l’armée », et demandent l’ajournement des débats. Mais Barthou refuse la confiance au gouvernement et entraîne avec lui les députés du centre. Brisson est battu, par 286 voix contre 254 : la démission du ministre de la Guerre a brisé un gouvernement certes contesté mais qui voulait affirmer la suprématie du pouvoir civil et la place du droit dans l’affaire Dreyfus. Le général Chanoine devient un temps le héros des nationalistes55. Le triomphe des anciens ministres de la Guerre, qui avaient choisi de défier le pouvoir civil en jouant de leur démission contre le gouvernement, est large. Il est aussi de courte durée.

La démission de Freycinet

  • 56 Ainsi Eugène Fournière déclare-t-il à la Chambre, le 14 novembre 1898 : « Croit-on servir vraiment (...)
  • 57 La Chambre criminelle rejette cependant la demande du procureur général près la Cour de cassation d (...)

60La démission de Chanoine a provoqué en effet un choc dans les milieux politiques, y compris chez les socialistes qui se découvrent maintenant intéressés par la légalité républicaine56. Le mépris du ministre de la Guerre pour la solidarité gouvernementale et les pratiques parlementaires, sa soumission à l’état-major et au dogme de la culpabilité, sa volonté de s’opposer à la marche de la justice et à la politique d’un gouvernement rendent inacceptable la nomination d’un nouveau militaire rue Saint-Dominique. Succédant à Brisson, Charles Dupuy, qui était déjà à la tête du gouvernement en 1894, confia le ministère à Freycinet, protestant, réputé favorable aux dreyfusards, et qui avait acquis de ses longs passages à la Guerre une bonne connaissance des milieux militaires. Par ailleurs, la Cour de cassation paraît donner raison, rétrospectivement, à Brisson, puisque le 29 octobre, elle déclare la demande de révision recevable en la forme et dit qu’il sera procédé par elle à une instruction supplémentaire57. La chambre criminelle commence son enquête en faisant déposer Mercier et les quatre derniers ministres de la Guerre, Billot, Cavaignac, Zurlinden et Chanoine. Cet acte d’autorité envers les tenants de la culpabilité de Dreyfus est l’une des raisons qui amènent l’opinion nationaliste à se dresser de plus en plus violemment contre la chambre criminelle. Zurlinden poursuit de son côté la mise en accusation de Picquart. Le 24 novembre, le général Zurlinden, gouverneur de Paris, rend un ordre de mise en jugement renvoyant Picquart devant le 2e conseil de Guerre de Paris, convoqué pour le 12 décembre.

61L’opposition républicaine grandit au parlement et dans le pays. Pour Picquart, elle demande au gouvernement d’utiliser son pouvoir de faire surseoir au procès en attendant l’arrêt de la Cour de cassation dans une affaire strictement connexe. C’est la démonstration juridique que mène avec une grande efficacité Alexandre Millerand à la tribune de la Chambre, le 28 novembre. Le socialiste indépendant est soutenu par les modérés Poincaré et Barthou qui demandent eux aussi l’ajournement du procès Picquart. Freycinet et Dupuy répondent que la Cour de cassation seule peut le décider, conformément au principe de séparation des pouvoirs. Un ordre du jour de confiance, voté par 413 contre 70, rapproche artificiellement les députés qui feignent le respect de la justice de ceux, beaucoup plus nombreux, qui voient dans cette indépendance le moyen de briser Picquart et de contrer les dreyfusards.

  • 58 J.O.R.F. – Chambre, séance du 28 novembre 1898, p. 2305-2306.

62L’intervention de Raymond Poincaré ne se réduit pas à la défense de Picquart. Elle est beaucoup plus importante, sur la forme parce que c’est la fin d’un long silence et le moment de « libérer [sa] conscience », et sur le fond car le leader du centre revendique les principes nécessaire – suprématie du pouvoir civil, indépendance de la justice, respect du droit – qui sont menacés par la politique actuelle, et oppose au gouvernement actuel une vérité différente sur l’affaire Dreyfus – lui qui était ministre du gouvernement qui avait accepté l’arrestation de Dreyfus sur la base des dissimulations de son collègue de la Guerre58. Pour lui, le sort judiciaire fait à Picquart – déjà victime des rigueurs administratives et des manœuvres de la section de Statistique – traduit la permanence d’un système oppressif révoltant :

  • 59 Ibid.

« Je dis, messieurs, qu’il y a dans ces procédés suspects et dans ces contradictions inexplicables de quoi révolter à la fin les esprits les plus calmes et les plus impartiaux. Et peut-être cette révolte, laissez-moi vous le dire, messieurs, doit-elle être plus vive encore chez ceux d’entre nous qui ont été aux affaires en 1894 et qui auraient, s’il était vrai qu’une erreur judiciaire eût été commise, l’impérieuse obligation de ne rien faire et de ne rien laisser faire qui puisse en empêcher la découverte.59 »

  • 60 Le lendemain de cette séance a lieu au Mans un punch d’adieu pour le passage du général Mercier dan (...)

63Alors que Poincaré reçoit le soutien de Barthou et les applaudissements de la gauche et du centre, alors que Cavaignac intervient pour rappeler que le général Mercier avait recueilli « les aveux de Dreyfus »60, Freycinet refuse de s’exprimer sur le fond et récuse la démonstration de Millerand souscrivant la révélation de « la lumière » dans l’affaire Dreyfus à « l’indépendance » de la justice. Il affirme au contraire l’identité complète de vues entre lui-même et le gouvernement :

  • 61 J.O.R.F. – Chambre, séance du 28 novembre 1898, p. 2307.

« Messieurs, le développement de ces interpellations contient une partie rétrospective sur laquelle je n’ai pas à me prononcer. (Très bien ! très bien !) Je n’ai pas à m’occuper devant vous ni du procès de 1894, ni des incidents de la campagne de révision, ni même des poursuites intentées contre le lieutenant-colonel Picquart. (Applaudissements au centre et à gauche. – Bruit à l’extrême gauche.)
Ministre de la Guerre depuis moins d’un mois, j’ai trouvé ces poursuites régulièrement engagées, et, à partir de ce moment, je n’ai eu qu’une préoccupation, – car mes collègues du gouvernement et moi nous avons marché de concert du commencement à la fin (Très bien ! très bien !), – nous n’avons eu qu’une préoccupation : faire la lumière et respecter l’indépendance judiciaire. (Très bien ! très bien !)
Nous avons fait et nous faisons la lumière, nous la faisons tous les jours, en fournissant à la Cour de cassation tous les documents propres à éclairer ce ténébreux sujet ; nous ne lui avons refusé, et nous ne lui refuserons rien, sous la garantie des intérêts de la Défense nationale. (Applaudissements.)61 »

64Ce formalisme permet à Freycinet d’éviter un affrontement ouvert avec les partisans de l’infaillibilité militaire, satisfaits de l’ouverture du procès Picquart, satisfaits aussi des limites inscrites dans l’instruction de la chambre criminelle qui devra se soumettre aux « intérêts de la Défense nationale ». Cet argument, à nouveau utilisé lors du débat du 19 décembre sur la communication du « dossier secret » à la Cour de cassation, permet d’éloigner le monde militaire de l’affaire Dreyfus et de créer un efficace rempart qui autorise alors toutes les proclamations d’intention sur l’indépendance de la justice.

  • 62 J.O.R.F. – Chambre, séance du 19 décembre 1898, p. 2488.

« A l’heure actuelle, déclare Freycinet, la révision est engagée ; il ne s’agit plus d’une question de conduite, on est en présence d’une instruction judiciaire qui se poursuit. Chef de l’armée, je ne me crois pas le droit de formuler une opinion ». Volontairement, il s’écarte de la voie suivie par son prédécesseur civil, Godefroy Cavaignac. Mais dans la même temps il la retrouve lorsqu’il affirme qu’il ne communiquera pas à la Cour de cassation « un document dont la publication pourrait intéresser la sécurité de l’État », renvoyant les députés à leurs responsabilités et avouant sa propre lassitude devant la difficulté de la tâche dès lors que le ministre de la Guerre devenait respectueux aussi du droit et du gouvernement : « s’il y a dans cette Chambre une majorité qui pense que le ministre de la guerre peut avoir une autre conduite, elle n’a qu’à le dire ; je céderai la place au ministre de la guerre qui se croira, lui, en état d’agir ainsi.62 »

  • 63 Constatant le nombre des officiers qui signent les listes antidreyfusards du « Monument Henry », Fo (...)
  • 64 Ibid.

65Ainsi la définition, par le ministre de la Guerre, d’une sphère de souveraineté protégeant l’armée de l’autorité judiciaire permet-elle de renforcer la position du gouvernement sur la scène parlementaire et de noyer le sursaut républicain esquissé au niveau gouvernemental par Brisson. Le lendemain, une proposition de loi du député socialiste Fournière visant à rétablir l’équité entre officiers dans le domaine de l’expression politique63 conduit le président du Conseil à rappeler les principes qui dominent sa politique en matière militaire : « c’est de nous grouper autour de l’armée nationale toujours digne de ce nom (applaudissements), toujours capable de remplir cette tâche que lui traçait un Président de la République lorsqu’il lui disait en lui remettant, il y a quelque vingt ans, ses drapeaux : “Nous vous remettons ces drapeaux comme le symbole de votre devoir qui est la défense du territoire et la protection des lois” (applaudissements répétés au centre, à gauche et à droite).64 »

  • 65 A la Chambre, par 324 voix contre 207 ; au Sénat le 1er mars par 155 voix contre 123. La loi est pr (...)

66La « liberté surveillée » accordée à la chambre criminelle prend fin avec son dessaisissement au profit des chambres réunies. Ce projet de loi déposé par le gouvernement à la demande des nationalistes de la Chambre doit permettre d’empêcher un arrêt de révision qui sanctionnerait la justice militaire et risquerait de heurter l’ensemble de l’institution militaire. Charles Dupuy, par calcul ou par conviction, choisit donc l’armée contre la justice. Le résultat escompté vise à écarter tout risque d’affrontement entre le gouvernement et le parti militaire à la Chambre et dans le pays. Le 30 janvier, le ministre de la Guerre ne participe pas à la présentation du projet de loi dans lequel s’investit personnellement le président du Conseil. Les débats qui se déroulent à la Chambre et au Sénat traduisent l’engagement de plusieurs leaders républicains en faveur de l’intégrité de la justice et du respect des lois ; mais la loi est votée à une forte majorité65, assurant le succès du gouvernement et le viol de ses engagements en faveur de l’intégrité de la justice. Le gouvernement a fait sienne la politique antidreyfusarde que Brisson tentait de contenir, n’hésitant pas à sacrifier la chambre criminelle par une loi que beaucoup jugent anti-républicaine et rétroactive. Et, contrairement au ministère précédent, le ministre de la Guerre n’a pas eu à brutaliser le gouvernement et le Parlement qui adopte une politique favorable à la raison militaire.

  • 66 J.O.R.F. – Chambre, séance du 11 mars 1899.
  • 67 Éditions du 12 mars 1899.
  • 68 « Sénat, 21 mars, en réponse à une question de Joseph Fabre sur la circulaire de la Patrie français (...)
  • 69 Cf. J.O.R.F. – Chambre, séance du 7 avril 1903, intervention de Camille Krantz.
  • 70 Le texte de cette dépêche avait été modifié en 1894, par la Section de statistique, dans un sens dé (...)
  • 71 Joseph Reinach considérait que Freycinet, dans cette affaire, était « abêti par la peur des nationa (...)

67Les débats révèlent même l’impuissance de Freycinet qui est tenu à l’écart par un président du Conseil déterminé à durer quels qu’en soient les moyens. Il tente bien d’imposer son autorité. Le 11 mars, lors de la discussion du budget de la Guerre, il critique les pratiques d’espionnage sauvage66 ; La Libre Parole et L’Intransigeant l’attaquent aussitôt67. Joseph Reinach relève que Freycinet se fit alors « tout petit pour communiquer au Sénat qu’il avait interdit toute affiliation de militaires à la Ligue de la Patrie française »68. La surenchère de Dupuy qui, après avoir fait voter la loi de dessaisissement décidait en conseil des ministres d’engager des poursuites contre les auteurs des fautes que la Cour de cassation ne manquerait pas de relever69, augmentait le désarroi de son ministre. Une autre déconvenue ajoutait au trouble de Freycinet qui croyait encore pouvoir défendre la seule logique de son ministère. Son collègue des Affaires étrangères, Théophile Delcassé, décidait en effet de révéler le texte exact de la dépêche Panizzardi qui établissait l’innocence de Dreyfus70 ; la pièce fut produite devant la Cour de cassation et un échange de lettres se solda, le 20 avril, par la défaite de Freycinet qui s’obstinait à défendre, contre l’évidence, les thèses de Cavaignac poursuivies à l’État-major par le commandant Cuignet, l’inspirateur de Charles Maurras, chef de cabinet de l’ancien ministre maintenu en fonction par ses successeurs71. Le manque de pouvoir de Freycinet, sa mise à l’écart effective, sa profonde lassitude pour une fonction qui lui échappait, et aussi une incompétence surprenante pour un homme d’expérience comme lui, se vérifièrent au cours d’une interpellation à la Chambre portant sur la suspension, le 30 avril, du cours à l’École polytechnique de l’historien Georges Duruy, fils du ministre libéral de Napoléon III : elle déboucha sur une nouvelle démission du titulaire de la Guerre .

  • 72 Vincent Duclert, « Jaurès, le droit et les dreyfusards », Jean Jaurès cahiers trimestriels n° 138, (...)
  • 73 Cf. Georges Duruy, Pour la Justice et pour l’Armée, Paris, Paul Ollendorff, Société d’éditions litt (...)
  • 74 « Applaudissements à gauche », relève le Journal officiel (J.O.R.F. – Chambre, séance du 5 mai 1899 (...)
  • 75 Freycinet rappelle à la tribune qu’il avait, lors de son précédent ministère, chargé Duruy de son c (...)
  • 76 Cf. notre typologie dans L’affaire Dreyfus, Paris, La découverte coll. « Repères », 1994, p. 82 et (...)
  • 77 Ainsi se trompe-t-il sur la date de parution de l’article du Figaro qu’il croit « postérieur » à la (...)

68En effet, comme pour le « coup » de Chanoine, les conséquences politiques de la loi de dessaisissement allaient se révéler tardivement, à partir d’un vote qui, pour avoir été positif, n’en avait provoqué pas moins, chez les députés et chez les sénateurs, un profond malaise. Le sursaut républicain va venir cette fois du parlement. Nous avons développé les raisons qui amènent les parlementaires républicains à se mobiliser sur la défense de la justice, à la fois une institution, une pratique et une valeur72. Georges Duruy, qui avait été proche dans sa jeunesse de Paul Déroulède, avait délivré ses sentiments sur l’Affaire dans un article du Figaro73 Il y déclarait que l’attitude patriotique devait être celle d’une défense du droit et de la légalité. Une quarantaine d’élèves polytechniciens avaient provoqué alors un chahut au début de son cours suivant, amenant la suspension de l’enseignement décidée par le général commandant l’École et par le ministre de la Guerre. Le 5 mai, le député Paul Gouzy interpelle Freycinet et le gouvernement, s’étonnant que le premier soit intervenu dans un événement qui aurait dû être réglé « en famille entre les élèves et le général commandant l’École, par quelques jours de consigne ou même simplement une réprimande », et constatant que le second « prend souvent des conseils du dehors et [...] les suit, surtout quand ils sont mauvais »74. Le soutien immédiat du député nationaliste Baudry d’Asson, qui parle d’une « insulte au gouvernement » contribue davantage à brouiller les cartes et à rendre particulièrement intenable la position de Freycinet. Celui tente en effet de démontrer que Duruy n’a ni été frappé ni été désavoué et qu’au contraire ce sont les élèves chahuteurs qui ont été punis. Cette esquisse de choix en faveur d’un professeur dreyfusard correspond probablement aux convictions intimes de Freycinet75. En même temps, il est dominé par la peur des nationalistes et la crainte de paraître dépassé par la situation. Ses déclarations ne parviennent donc ni à convaincre la faction dreyfusienne76 de la Chambre ni à rassurer la majorité antidreyfusarde. Interrompu à de nombreuses reprises, accumulant maladresses et hésitations, révélant sa méconnaissance du dossier Duruy77, provoquant railleries et hilarité, Freycinet montre son découragement. Les parlementaires n’auront aucune clémence pour le vieux républicain, ministre en perdition. Le soir même de l’interpellation, il offre sa démission à Charles Dupuy qui la refuse mais qui doit s’incliner devant l’insistance de son ministre. Il est remplacé par Camille Krantz, déjà ministre (radical) des Travaux publics. Sa première décision est d’ordonner la réouverture du cours de Georges Duruy qui sera effective le 15 mai.

  • 78 « Je me refuse à croire, monsieur le ministre de la Guerre, que vous ayez suspendu ce cours pour ce (...)

69La nouvelle démission du ministre de la Guerre éclaire une situation politique complexe. Elle révèle d’abord l’impasse à laquelle mène désormais une politique de défense permanente de l’ordre militaire et l’évolution qui dessine à la Chambre en faveur d’un choix dreyfusien. Elle montre ensuite le discrédit de Charles Dupuy. Ainsi Paul Gouzy prend-il soin de distinguer les convictions du ministre de la Guerre des options du gouvernement78. Elle indique enfin une évolution majeure dans la politique du gouvernement confronté à cette vague de démissions sans précédent.

L’affirmation du pouvoir civil

  • 79 J.O.R.F. – Chambre, séance du 8 mai 1899, p. 1315.

70Les circonstances de la démission du ministre de la Guerre font l’objet, dès le 8 mai 1899, d’une intervention de Georges Berry qui tente de répéter le « coup » de Chanoine en exploitant, contre le gouvernement, la démission du ministre de la Guerre. Il demande à la tribune « si la démission de M. de Freycinet, comme ministre de la Guerre, n’est pas dues aux mêmes causes que celles qui ont inspiré leurs déterminations à M. Cavaignac, à M. le général Zurlinden et à M. le général Chanoine (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.) »79. Le député nationaliste revient sur les tensions observées dans le cabinet depuis plusieurs semaines, tensions qui opposaient Freycinet au ministre des Affaires étrangères favorable à une politique dreyfusienne et hostile à la suspension du cours de Duruy. Contrairement aux démissions de Cavaignac, Zurlinden et Chanoine qui attestaient de la toute puissance des ministres de la Guerre, celle de Freycinet traduit surtout sa perte d’influence au sein du gouvernement, la force grandissante de la solution dreyfusienne défendue par Delcassé et un changement progressif de majorité à la Chambre. Le désaveu infligé à Freycinet touche à la fois sa politique jugée trop défavorable à la révision et le chef du gouvernement lui-même qui doit faire face à des critiques de plus en plus nombreuses sur son absence de détermination devant la pression nationaliste.

  • 80 « Tout en regrettant le départ de M. de Freycinet que l’armée aimait et en qui elle avait confianc, (...)
  • 81 Dupuy ne s’explique pas sur les tensions qui existent au sein du cabinet et qui se sont révélées de (...)
  • 82 J.O.R.F. – Chambre, séance du 8 mai 1899, p. 1318.
  • 83 Ibid., p. 1318.
  • 84 « Peut-on admettre, en effet, qu’un ministre de la guerre, un homme chargé de représenter l’armée, (...)

71Mais, le 8 mai, Georges Berry et l’opposition nationaliste échouent dans leur tentative d’abattre un cabinet qui leur était plutôt favorable80, Dupuy se défendant avec habileté et faisant jouer le soutien des républicains, ce que Brisson n’était pas parvenu à faire après la démission de Chanoine. Fin stratège, il a compris que le Parlement était décidé au sursaut républicain et il veut en profiter pour sauver son gouvernement : il prend soin alors de déclarer que la loi de dessaisissement « ne peut pas être le pivot de la politique républicaine » et de soutenir Delcassé qui est violemment attaqué par Lasies, un autre député nationaliste. Une volte-face de Dupuy81 conduit un troisième député antidreyfusard, André Castelin, un radical nationaliste et anti-collectiviste82 spécialiste des interpellations sur l’affaire Dreyfus, à exploiter lui aussi la démission de Freycinet – qu’il interprète en ces termes : « Il s’agissait nettement et carrément de la lutte entre deux tournures d’esprit (exclamations ironiques sur divers bancs) qui se sont heurtés dans cette séance : l’esprit civil et l’esprit militaire83. » Enonçant le principe « comme devant être placé au-dessus de toutes nos luttes, de toutes nos discussions : l’amour de la patrie et le respect du drapeau qui la représente et l’incarne », il reproche à la Chambre d’avoir empêché Freycinet de défendre l’armée84 et il met en garde les républicains contre la tentation de l’alliance avec « les anarchistes, les collectivistes ».

  • 85 Ibid. (Lasies.)

72La démission de Freycinet est la dernière occasion offerte aux nationalistes pour entraîner le parlement vers une solution autoritaire et ses représentations idéologiques. Le drapeau est le lieu d’une souveraineté supérieure, celle de la patrie et de son « idée », et le ministre de la Guerre, placé au-delà du gouvernement, apparaît pour Castelin comme le défenseur de cette souveraineté, à l’inverse, de Delcassé, le ministre détesté des nationalistes, « dont la politique ministérielle consiste à dire oui le matin pour dire non le soir, et dont la politique extérieure consiste à avoir des joues qui ne rougissent pas sous les soufflets »85 :

  • 86 Ibid., p. 1318-1319. (Castelin.)

« Peut-on admettre, en effet, qu’un ministre de la Guerre, un homme chargé de représenter l’armée, soit obligé d’interrompre son discours, de cesser de parler aux représentants du pays et d’abandonner son mandat pour avoir défendu un acte de l’administration militaire. (Applaudissements sur divers bancs).
J’estime qu’il est grand temps que tous ceux qui ont la même foi dans l’avenir de notre pays, qui considèrent que nous ne pouvons rien sans l’idée de patrie, se ressaisissent et luttent contre des doctrines dissolvantes qui nous ruinent, sous le vain prétexte de l’amour universel, alors que tout le monde autour de nous s’arme et se prépare à envahir notre vieux pays. (Bruit à l’extrême gauche.)
Nous ne voulons pas qu’on puisse dire demain, dans ce pays, qu’un ministre de la Guerre étant venu défendre un acte de son administration, un acte sympathique de son administration [interruptions] un acte sympathique pour un grand nombre de citoyens français, acte qui avait pour but de faire observer et sentir à un professeur, chargé d’incarner l’esprit militaire dans un milieu militaire, de l’enseigner à de jeunes officiers, qu’on ne pouvait être, tout à la fois, partisan de l’organisme militaire et le combattre avec violence et injustice dans les journaux. Voilà simplement ce que l’École polytechnique a voulu faire comprendre à un professeur [interruptions à gauche].
Je dis que ce n’est pas seulement la vérité, la clarté même qui vous aveugle en ce moment. Il ne s’agit pas seulement de l’École polytechnique, il s’agit de tout, vous entendez, de tout ce qui se discutera à l’avenir devant nous [interruptions]. C’est la question qui domine non seulement nos débats présents, mais encore le fonctionnement de la République actuelle. [...] Il faut qu’on sache si, oui ou non, un ministre de la Guerre a le droit de faire son devoir en défendant l’armée, pour la patrie, pour la République. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs. – Mouvements divers.)86 »

  • 87 « Je lirai tout, car demain on dirait que j’ai encore caché quelque chose. (Applaudissements à gauc (...)
  • 88 « Il y a des injures qui m’honorent : on ne m’en accablera jamais assez » (J.O.R.F. – ibid., p. 134 (...)
  • 89 « Vous allez voir que les raisons mises en avant ce matin par certains journaux ne peuvent pas exis (...)
  • 90 « M. le ministre de la Guerre, je le reconnais très nettement, ne pouvait pas obliger M. le capitai (...)
  • 91 Le décret présidentiel est daté du 12 mai 1899. Le juge Grosjean n’est pas inquiété.

73Le 12 mai, deux nouvelles interpellations sont déposées le jour de la publication, dans la presse, de la correspondance échangée entre Freycinet et Delcassé au sujet des agissements du capitaine Cuignet, chef de cabinet de l’ancien ministre de la Guerre qui a tenté d’abuser le département des Affaires étrangères. Les deux ministères continuent d’être les enjeux d’un affrontement entre deux conceptions, militaires et civiles, du pouvoir républicain. Viviani s’intéresse ainsi aux complicités qui ont pu permettre, au sein du ministère de la Guerre, de transmettre ces documents à la presse et de nuire à Delcassé qui représente le camp de la révision au gouvernement, tandis que Lasies veut prendre ce dernier en flagrant délit de mensonge. Le débat tourne nettement à l’avantage de Delcassé qui procède méthodiquement, démontant les accusations dont on l’accable, lisant de nombreuses pièces de correspondances à la tribune87 et n’hésitant pas, sûr de sa force, à se féliciter même des accusations d’appartenance au « Syndicat » lancées des rangs nationalistes88. La lecture de la correspondance complète échangée entre les deux départements ministériels89 et le décalage avec les extraits qui avaient été sciemment publiés dans la presse montrent les impuissances de Freycinet et le rôle actif du capitaine Cuignet, informateur de Charles Maurras et responsable des fuites90. Delcassé est assisté du nouveau ministre de la Guerre qui annonce, à l’issue du succès de son collègue, la mise en non-activité de Cuignet, coupable, avec le juge Gosjean, magistrat à Versailles, d’avoir livré la correspondance à Ernest Judet, directeur politique du Petit Journal91. La victoire de Delcassé est celle d’une politique dreyfusienne clairement assumée au sein d’un cabinet instable ; elle est aussi celle d’une autorité politique et d’une politique de l’autorité qui visent à placer l’affaire Dreyfus dans le champ politique :

  • 92 J.O.R.F., Chambre, séance du 12 mai 1899. p. 1349.

« Messieurs, tels sont les faits. Chef du département qui représente la France devant l’étranger, je lui devais de défendre sa loyauté, sa bonne foi qu’à aucun moment personne, absolument personne, n’a eu le droit de suspecter. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs). En remplissant ce devoir, je me suis attiré des injures et des outrages dont le parti républicain et, je me hâte de le dire, avec bonheur, de loyaux adversaires ont bien voulu faire justice. Ces outrages et ces injures, je les repousse du pied ; c’est à peine ce qu’ils méritent (applaudissements vifs et répétés à l’extrême gauche, à gauche et sur divers bancs au centre. – L’orateur, en retournant à son banc, reçoit de vives félicitations).92 »

Les compromis de Camille Krantz ou la recherche d’une politique de l’armée

74Entraîné par Delcassé dans son offensive contre les nationalistes, Camille Krantz, le nouveau ministre de la Guerre doit imaginer une position d’équilibre. Il opère alors une série de compromis qui préfigurent la politique de Waldeck-Rousseau, et qu’il inaugure sur l’insistance de Lasies, revenu à la charge.

  • 93 Les articles d’Émile Mayer portaient sur le nécessaire modernisation de l’armée. Cf. Henri Lerner e (...)
  • 94 J.O.R.F. – Chambre, séance du 12 mai 1899, p. 1351.
  • 95 Effectives le 16 mai 1897.

75A la suite de la longue mise au point de Delcassé, et pour répondre à la nouvelle de la mise en non-activité de Cuignet, Lasies se lance en effet dans une série d’attaques violentes contre les républicains et la République, les premiers allant « assouvir leur haine de l’armée » en défendant l’innocence de Dreyfus, la seconde ne faisant pas « respecter son armée ». Le ténor nationaliste est rappelé à l’ordre par le président de la Chambre. Du haut de la tribune, Lasies finit par dénoncer un officier dreyfusard, en l’occurrence le commandant Mayer (qu’il ne nomme pas mais que tous reconnaissent en tant qu’auteur d’articles critiques parus dans des revues étrangères93), « ce chef d’escadron d’artillerie pseudo-français qui, paraît-il, écrivait dans une revue allemande qui s’imprime à Lausanne, des articles infâmes contre l’armée française »94. Krantz choisit alors cette occasion pour annoncer des sanctions contre Mayer95 mais pour s’affirmer aussi comme chef civil de l’armée :

  • 96 J.O.R.F. – Chambre, séance du 12 mai 1899, p. 1351.

« Je ne puis pas admettre que M. Lasies ait seul dans cette enceinte le devoir de faire respecter l’armée. (Applaudissements à gauche et au centre.) C’est à moi surtout que ce devoir incombe, et c’est précisément parce que je suis pénétré de son importance et de sa grandeur, que je me suis attaché, dès mes premiers actes, à maintenir avant tout la discipline dans l’armée (Applaudissements sur les mêmes bancs) et à réprimer, quelle qu’ait été la douleur que cette répression m’a causée, avec la sévérité qu’elle comportait, une faute éminemment grave et compromettante pour l’armée et l’esprit militaire. (Vifs applaudissements.)96 »

  • 97 Lasies est interrompu par des protestations venues de la gauche, et le président de la Chambre est (...)
  • 98 « Le Gouvernement a fait un acte qui mérite ou d’être approuvé ou d’être blâmé. (Très bien ! très b (...)
  • 99 « J’ai assisté depuis que l’affaire Dreyfus est née à tous les débats qui se sont déroulés dans cet (...)
  • 100 « On disait tout à l’heure que certaines gens abritaient derrière l’affaire Dreyfus leur haine de l (...)

76Le ministre de la Guerre reçoit même les félicitations de Lasies qui insiste pour donner des détails supplémentaires sur l’officier et sur la faute « que vous aurez à réprimer, monsieur le ministre »97. Pour le président du Conseil, cet engagement de frapper n’équivaut pas cependant à la mise en non-activité de Cuignet qui se veut un acte politique clairement identifié. Dupuy y revient au terme d’un débat parlementaire essentiel pour la définition des militaires en République : si l’armée doit être toujours respectée – à travers la défense d’une image et d’une intégrité –, elle doit pouvoir faire aussi l’objet d’une politique et s’intégrer à la politique générale du gouvernement. Telle est en substance la déclaration de Charles Dupuy qui interprète politiquement la décision prise contre Cuignet98. Le gouvernement refuse que l’armée soit antidreyfusarde : cette attitude relève de l’indiscipline et menace l’obéissance qu’elle doit à la République. La fermeté de Dupuy n’a pas qu’une raison institutionnelle. Cette prise de position lui permet de sauver une nouvelle fois son ministère en mobilisant du côté des républicains. La déclaration de Jourde, un député qui s’est tu jusque-là99 et qui a décidé d’expliquer son vote en faveur de la confiance, est révélatrice de l’importance de la question militaire et de la volonté politique de l’assumer pleinement, après deux années où l’affaire Dreyfus s’est imposée aux gouvernements, au parlement et au pays100.

  • 101 J.O.R.F. – Chambre, séance du 5 juin 1899, p. 1571.
  • 102 Ibid., p. 1570.

77Moins d’un mois plus tard, l’arrêt de révision du procès Dreyfus et du renvoi devant le conseil de Guerre de Rennes, rendus le 3 juin 1899 par les Chambres réunies de la Cour de cassation, affaiblit davantage un ministère incapable de mettre en œuvre une politique cohérente. Charles Dupuy doit faire face, de surcroît, aux conséquences de l’affaire d’Auteuil où le Président de la République a été agressé par le baron de Cristiani, et aux dérives du procès de Paul Déroulède qui se transforme en tribune contre la République parlementaire. L’habileté politique du président du Conseil est cette fois insuffisante pour réussir à naviguer à vue entre les républicains et les nationalistes. Ceux-ci veulent prendre l’initiative pour bousculer le ministère. Et la question militaire demeure le premier angle d’attaque. Au sujet d’Auteuil, le comte de Mun demande : « nous avons besoin de savoir si le cri de Vive l’armée ! même lorsqu’il est poussé devant le chef de l’État, est oui ou non un cri séditieux101 » ; il est précédé par le bonapartiste de Cassagnac qui s’écrit : « Puisque l’armée est en cause, parlons-en ! [interruptions] Hier, à Auteuil, dans Paris, on ne pouvait pas crier : Vive l’armée ! sans être assommé et arrêté. Il paraît qu’ici, devant vous, on ne peut plus parler de l’armée sans être interrompu.102 » Ainsi la cause de l’armée sert-elle à justifier les violences anti-républicaines.

  • 103 Cette proposition repose sur une lettre du garde des Sceaux, Georges Lebret, adressée au président (...)

78Mais c’est la proposition de mise en accusation du général Mercier, une mesure destinée à satisfaire les dreyfusiens de la Chambre103, qui provoque les plus vives réactions. L’historien et député catholique Denys Cochin intervient sur la méthode, exaltant l’infaillibilité des ministres de la Guerre de l’affaire Dreyfus :

  • 104 Ibid., p. 1576. Lasies intervient quant à lui sur le fond.

79« Eh quoi ! Monsieur le président du Conseil, vous voulez nous obliger à croire qu’un ministre de la Guerre, un général, a voulu faire condamner un innocent ; cela, nous ne le croirons jamais ! [applaudissements à droite et interruptions] ni au mensonge des cinq ministres de la guerre qui se sont succédé depuis le commencement de cette affaire104. »

  • 105 Ibid., p. 1578.
  • 106 Ibid., p. 1579.

80A la charge des nationalistes répond René Viviani, au nom du « parti socialiste ». Il développe une lecture critique de l’arrêt de la Cour de cassation pour démontrer la nécessité, et la légalité, de la mise en accusation de Mercier. « Je dis que le devoir de la Chambre, conclut-il, est tracé et que ce devoir elle saura l’accomplir. Vous devez, Messieurs, la répression pour les faits qui se sont produits dans le passé, et vous le devez parce que, en poursuivant le coupable, vous empêcherez, dans l’avenir, le retour de ces crimes contre lesquels proteste la conscience humaine105. » Marcel Sembat intervient à son tour pour défendre un projet de résolution visant à « faire afficher dans toutes les communes l’arrêt relatif à l’affaire Dreyfus » ; il rappelle que la Chambre a « un devoir particulier à remplir » après le vote en faveur du discours de Cavaignac qui « a fait afficher des faux »106. Brisson, « comme président du Conseil dans le cabinet où siégeait M. Cavaignac, et qui a eu le malheur de faire afficher des faux par ordre de la Chambre », s’associe à la proposition qui est votée par les députés par 307 voix contre 212.

  • 107 Ibid., p. 1576.
  • 108 Une pétition de la Ligue de la patrie française, massivement diffusée en Lorraine, dénonce le risqu (...)

81Pendant tout le débat du 5 juin, Camille Krantz est resté silencieux, n’intervenant qu’au sujet de l’éventuelle arrestation de son ancien collègue : « Le Gouvernement n’en a pas le droit [...] et, si jamais le général Mercier devait être arrêté, c’est la Chambre, ou pour mieux dire le Sénat qui le ferait arrêter »107. La Chambre rejette une demande ferme de Viviani, par 277 contre 228. Mercier menace : « je ne suis pas un accusé ; je reste un accusateur ». Le 17 juin, au cours d’une réunion de la Ligue de la Patrie française, il déclare à nouveau : « ayant fait tout son devoir en 1894, il saurait l’accomplir tout entier à l’avenir, quoi qu’il arrivât ». Mais le fait même que l’éventualité de sa mise en accusation soit avancée montre que ce qui est en jeu, c’est bien une pratique autoritaire du ministère de la Guerre108. Outre la facilité avec laquelle cette demande permet de décharger la conscience de républicains restés silencieux sur les atteintes au droit lorsque les risques politiques étaient importants, celle-ci démontre que la question militaire de l’affaire Dreyfus réside dans la forme du commandement républicain de l’armée – que l’ancien titulaire de la Guerre a ignorée et combattue.

  • 109 J.O.R.F. – Chambre, séance du 8 juin 1899, p. 1593.

82Le 8 juin 1899, la question militaire revient devant la Chambre avec, cette fois, une énergique déclaration du ministre de la Guerre qui se justifie d’avoir, en sa qualité de « chef de l’armée [...] le devoir de prescrire contre un officier de cavalerie territoriale qui avait, dans un écrit public, insulté ou injurié son chef militaire, le ministre de la Guerre ». Camille Krantz est aussitôt interrompu par des députés monarchistes qui affirment que c’était « le droit » de Lasies de s’exprimer ainsi, et que le ministre de la Guerre n’est que le « chef civil » de l’armée109. Mais la Chambre vote à une forte majorité (401 contre 66) la demande d’ajournement à un mois de l’interpellation de Firmin Faure relative à la prescription contre Lasies : ce scrutin peut être interprété comme un soutien du ministre de la Guerre et des prérogatives civiles qu’il revendique, contre les partisans d’un pouvoir militaire distinct du gouvernement.

  • 110 Maurice Agulhon, La République 1880-1932, I, Hachette « Pluriel », 1990, p. 159.

83Ce succès du gouvernement ne lui apporte qu’un sursis supplémentaire. Son absence d’autorité dans l’affaire Dreyfus et les hésitations de sa politique de l’armée le condamne à brève échéance. Dupuy est renversé le 12 juin pour sa responsabilité dans la violente répression policière de la manifestation républicaine de la veille qui répondait à « l’attentat d’Auteuil ». Une partie de sa majorité lui fait défaut : elle n’accepte plus « la partialité du gouvernement de Charles Dupuy en faveur des nationalistes qui ressemblaient de plus en plus à des factieux »110 et le renverse sur un ordre du jour déclarant que la Chambre est résolue à ne soutenir qu’un gouvernement décidé à défendre avec énergie les institutions républicaines, de la justice à l’armée. Les nationalistes échouent en effet sur le terrain qui était le leur. En votant l’ordre du jour, la Chambre affirme sa confiance dans les dreyfusiens pour défendre l’armée, la justice et la République. Seule une autorité constante et des actes forts permettront de ne pas dissocier ces différentes sauvegardes. Ce sera l’œuvre de Waldeck-Rousseau et du ministre de la Guerre qu’il nomme au gouvernement de la Défense républicaine : le général de Galliffet est à l’image de la politique nécessaire, faite d’autorité et de compromis. Elle réussira, en raison de son efficacité et de la faiblesse des « factieux », exceptés ceux qui se retrouvent autour du général Mercier, au procès de Rennes puis à l’Action française. Les figures du ministre de la Guerre continuent d’informer puissamment les représentations idéologiques et les décisions politiques.

Notes

1 Cette contribution repose sur une introduction historiographique et programmatique concernant la dimension politique du fait militaire dans l’affaire Dreyfus (« L’affaire Dreyfus, la justice et l’armée. De l’historiographie à l’histoire », Jean Jaurès, 142 [1996], p. 47-54). Mes remerciements s’adressent à Olivier Forcade et à Christophe Prochasson. Étudiant les ministres de la Guerre de 1894 à 1899, nous réduirons nécessairement notre réflexion à l’armée de Terre qui représente, à l’époque de l’affaire Dreyfus et pour l’affaire Dreyfus, la plus grande partie du monde militaire.

2 Cf. François Bédarida, « L’armée et la République. Les opinions politiques des officiers français en 1876-1878 », Revue historique, juillet-septembre 1964, p. 119-164.

3 Et notamment, dans ce colloque, la communication de Jean-Charles Jauffret.

4 C’est le 18 septembre que Lucie Dreyfus adresse à la Chambre une pétition pour la libération de son mari (la commission rejetera la demande, sur un rapport de M. Loriot du 4 décembre).

5 Cf. Nicolas Roussellier, Le Parlement de l’éloquence : la souveraineté de la délibération au lendemain de la Grande Guerre, Paris, Presses de Science-Po, 1997, 298 p.

6 Madeleine Rebérioux, « L’affaire Dreyfus. Crise de la République et sursaut républicain », Jean Jaurès cahiers trimestriels, n° 137, juillet-septembre 1995, p. 42-52.

7 Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1982, 512 p.

8 Gabriel Hanotaux, ministre des affaires étrangères à partir de mai 1894, interprète « de façon stricte l’alliance franco-russe » (Jean-Marie Mayeur, Les débuts de la Troisième République 1871-1898, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 1973, p. 225).

9 Auguste Mercier appartient à la petite minorité des « généraux républicains ». Polytechnicien, artilleur, ami du général gambettiste de Galliffet, marié à une jeune Anglaise, il est également réputé pour refuser de se rendre à la messe. Il a été soutenu dans sa rapide carrière par son prédécesseur à la rue Saint-Dominique, Freycinet.

10 La France militaire est hostile au ministre de la Guerre, qui doit subir par ailleurs de violentes attaques des milieux parlementaires pour sa position dans la question de l’explosif de l’ingénieur Turpin ou dans la décision du renvoi anticipé d’une partie du contingent à l’automne 1894, à l’insu du gouvernement et du président de la République, chef des armées selon les lois constitutionnelles de 1875 (le 6 novembre, la commission de l’armée votait à l’unanimité une motion déclarant illégale la décision de Mercier et le député nationaliste Le Hérissé interpella le gouvernement). Enfin, Mercier devait faire face au scandale provoqué par l’affaire du député Mirman, convoqué à une période de réserve pendant la session parlementaire.

11 Voir la déposition de Casimir-Périer au procès de Rennes (Le Procès de Rennes, compte rendu « in extenso », Paris, P. V., Stock, 1900, t. I, p. 150 et suivantes).

12 Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Fayard, 1961, 587 p. Alfred Dreyfus, Carnets (1899-1907), édition établie par Philippe Griol. préface de Jean-Denis Bredin, Paris, Calmann. Lévy, 1998, p. 181.

13 Archives nationales, BB19 109.

14 Le Procès de Rennes, op. cit., t. II, p. 221.

15 « Non content de ces précautions extraordinaires, Mercier exigea certainement de ses subordonnées, Boisdeffre, Gonse, Sandherr, du Paty, et Henry, l’engagement d’honneur de ne jamais révéler ce qui s’était passé avant et pendant le procès. » (Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, op. cit., p. 183).

16 Delpech, déclare, en réponse aux attaques de Mercier : « Si nous voulions pousser plus loin notre besoin de justice et notre légitime sévérité, il est de ces hommes qui devrait, pour notre entière satisfaction, remplacer au bagne l’honorable victime dont l’innocence, après de si longues et terribles souffrances, a été proclamée hier : cet homme, c’est vous, Monsieur ! (L’orateur désigne M. le général Mercier. – Applaudissements vifs et répétés sur un grand nombre de bancs à gauche. – Protestations à droite : à l’ordre ! à l’ordre !) », (Journal officiel de la République française, Débats parlementaires du Sénat, 13 juillet 1913, p. 536) [Désormais : J.O.R.F. – Sénat...]. Une partie importante des débats parlementaires de l’affaire Dreyfus a été publiée en 1998, pour le « second » centenaire de l’affaire : Le Parlement et l’Affaire Dreyfus. Douze années pour la vérité, Paris, Assemblée Nationale et cahiers Jean Jaurès, 306 p.

17 Souligné pendant le colloque par Jean-Charles Jauffret au cours de la discussion.

18 J.O.R.F. – Sénat, séance du 13 juillet 1906, p. 537-538.

19 « Tout à l’heure, déclare Delpech, je relisais cette séance mémorable du 2 juin 1900, où Waldeck-Rousseau, dont le souvenir plane si vivant dans cette Assemblée, apportant le projet de loi d’amnistie, en donnait les raisons politiques dans un discours mémorable dont je vais vous lire un court extrait. « A ceux -disait-il – qui pensent que c’est trop d’indulgence et que nous risquons d’affaiblir dans l’âme de la nation le sentiment des responsabilités, je me borne à répondre qu’il y a des châtiments plus sévères que certaines des peines que prononce la loi (Très bien ! très bien !) et que la justice qui siège dans les prétoires n’est pas toute la justice. Il en est une autre formée par la conscience publique, qui traverse les âges, qui est l’enseignement de peuples et qui, déjà, entre dans l’histoire ». (Très bien ! Très bien ! et vifs applaudissements à gauche.) Elle y est entrée, messieurs » (ibid., p. 535).

20 Notamment à la Chambre, à la suite de la condamnation d’Émile Zola par la cour d’assises du département de la Seine, le 23 février 1898.

21 Concernant le rôle essentiel du général Billot, nous suivons les conclusions de notre article : « Le général Billot et l’affaire Dreyfus. Les antidreyfusards, la loi et l’état », Bulletin de la Société des Lettres, Sciences et Arts de la Corrèze, t. 98, 1995, p. 181-245.

22 Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, op. cit., p. 301.

23 J.O.R.F. – Chambre, séance du 18 novembre 1896, p. 1610.

24 Même les députés socialistes s’engagent dans la rhétorique de trahison et les discours d’intidimidation. Jaurès demeure encore silencieux.

25 « Le Gouvernement n’ajoute rien au discours de M. le ministre de la Guerre. Il se borne à dire à la Chambre que, si l’autorité militaire ou civile avait découvert ou découvrait des complices, il saurait faire son devoir » (J.O.R.F. – Chambre, séance du 18 novembre 1896, p. 1614).

26 J.O.R.F. – Chambre, séance du 4 décembre 1897, p. 2736.

27 J.O.R.F. – Sénat, séance du 7 décembre 1897, p. 1374-1375.

28 J.O.R.F. – Chambre, séance du 13 janvier 1898.

29 J.O.R.F. – Chambre, séance du 24 février 1898.

30 « Quand le patriotisme est en jeu, il n’y a plus chez nous de partis, tout le monde marche au drapeau ! ».

31 J.O.R.F. – Chambre, séance du 24 février 1898, p. 67 et suiv.

32 J.O.R.F. – Chambre, séance du 2 avril 1898, p. 1560.

33 « Il y a cinquante ans que je sers la France sur les champs de bataille et dans l’armée ; il y a vingt-sept ans que je sers la République dans les Assemblées » (J.O.R.F. – Chambre, séance du 13 janvier 1898, p. 9).

34 « L’armée toute entière, fidèle au drapeau, fidèle aux institutions républicaines qu’elle sert et qu’elle défend, a le droit d’être défendue, et elle méritait de ne pas être attaquée avec une odieuse persévérance » (ibid., p. 9).

35 J.O.R.F. – Chambre, séance du 14 juin 1898.

36 Henri Brisson, Souvenirs. Affaire Dreyfus, avec documents. Sténographie de débats parlementaires, texte des arrêts de la Cour de Cassation, Projets de lois, Lettres, Discours, etc., Paris, Cornély et cie, 1908, XI-336 p.

37 Le général Billot : « il faut laisser l’armée à son œuvre sainte et sacrée, la préparation de la défense du drapeau dans toutes les éventualités qui peuvent se produire » (J.O.R.F. – Chambre, séance du 13 janvier 1898, p. 9).

38 J.O.R.F. – Chambre, séance du 7 juillet 1898, p. 1956 et suiv.

39 Ibid., p. 1958.

40 572 voix contre 2. L’affichage a été proposé par Mirman, député nationaliste.

41 J.O.R.F. – Chambre, séance du 7 juillet 1898, p. 1958.

42 Le Temps, (lundi) 5 septembre 1898 (publiée en Une).

43 « Sarrien prétendit que ce partage était l’équivalent d’un avis négatif », écrit Jean-Denis Bredin dans L’Affaire (Paris, Julliard, 1983, p. 461).

44 Sur la base de la demande de révision adressée au ministre par Lucie Dreyfus le 3 septembre 1898 (publiée par le Temps le 5 septembre).

45 J.O.R.F. – Chambre, séance du 25 octobre 1898, p. 2110.

46 (Ibid., Brisson qualifie aussitôt la démission d’« irrégulière »).

47 Le général Chanoine refuse un autre type d’épreuve de force. On apprendra ainsi qu’il a refusé l’affrontement avec la presse dreyfusarde puisqu’il a répondu par une fin de non-recevoir à une lettre du garde des Sceaux lui suggérant de porter plainte contre les journaux qui ont diffamé l’armée (ibid., p. 2114-2116).

48 « Lorsque j’ai offert à M. le général Chanoine le portefeuille de la guerre, la décision avait été prise en conseil de transmettre la demande de révision à la commission consultative instituée près du ministère de la justice. M. le général Chanoine en a été avisé. Mais, depuis, c’est en présence de M. le général Chanoine, assistant au conseil, qu’a été prise la décision de transmettre la demande de révision à la chambre criminelle […]. […] rien, vous entendez bien ? rien jusqu’ici n’avait pu faire prévoir au Gouvernement la démission que, contrairement à tous les usages, M. le général Chanoine vient de donner... (Applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre. Bruits à droite.) A l’extrême gauche. – Vive la République ! Ibid., p. 2110-2111.

49 Ibid., p. 2114.

50 Ibid., p. 2112.

51 Ibid., p. 2112.

52 Ibid., p. 2113

53 Ibid., p. 2112.

54 Ibid., p. 2112.

55 La Libre Parole félicite le général Chanoine.

56 Ainsi Eugène Fournière déclare-t-il à la Chambre, le 14 novembre 1898 : « Croit-on servir vraiment l’armée nationale en faisant des manifestations comme celle dont vous avez été témoins à la tribune ? Croyez-vous que ce soit à l’honneur de l’armée de voir un général accepter d’être pendant deux mois l’associé des membres d’un cabinet, apposer sa signature à côté de la leur sur toutes les décisions prises par ce cabinet, et lorsque ce cabinet se présente devant les Chambres, sortir du ministère comme Ulysse sortit du cheval de Troie ? » (J.O.R.F. – Chambre, séance du 14 novembre 1898, p. 2192).

57 La Chambre criminelle rejette cependant la demande du procureur général près la Cour de cassation de statuer immédiatement « au fond » (La Révision du procès Dreyfus à la Cour de cassation, compte rendu sténographique « in extenso » (27, 28 et 29 octobre 1898), Paris, P.-V. Stock, 1898, p. 266-268).

58 J.O.R.F. – Chambre, séance du 28 novembre 1898, p. 2305-2306.

59 Ibid.

60 Le lendemain de cette séance a lieu au Mans un punch d’adieu pour le passage du général Mercier dans le cadre de réserve. Le général André, commandant l’artillerie du corps d’armée, et futur ministre de la Guerre, lui rend un hommage appuyé.

61 J.O.R.F. – Chambre, séance du 28 novembre 1898, p. 2307.

62 J.O.R.F. – Chambre, séance du 19 décembre 1898, p. 2488.

63 Constatant le nombre des officiers qui signent les listes antidreyfusards du « Monument Henry », Fournière propose de relever les militaires en activité de l’interdiction d’exercer leurs droits politiques (J.O.R.F. – Chambre, 20 décembre 1898, p. 2524).

64 Ibid.

65 A la Chambre, par 324 voix contre 207 ; au Sénat le 1er mars par 155 voix contre 123. La loi est promulguée le 1er mars.

66 J.O.R.F. – Chambre, séance du 11 mars 1899.

67 Éditions du 12 mars 1899.

68 « Sénat, 21 mars, en réponse à une question de Joseph Fabre sur la circulaire de la Patrie française que j’avais révélée » (Joseph Reinach, Histoire de l’Affaire Dreyfus, t. 5, p. 36).

69 Cf. J.O.R.F. – Chambre, séance du 7 avril 1903, intervention de Camille Krantz.

70 Le texte de cette dépêche avait été modifié en 1894, par la Section de statistique, dans un sens défavorable à Dreyfus.

71 Joseph Reinach considérait que Freycinet, dans cette affaire, était « abêti par la peur des nationalistes » (op. cit.).

72 Vincent Duclert, « Jaurès, le droit et les dreyfusards », Jean Jaurès cahiers trimestriels n° 138, octobre-décembre 1995, p. 65-90 – « Les juges devant l’affaire Dreyfus. Un modèle d’engagement républicain ? », Jean Jaurès cahiers trimestriels, n° 141, juillet-septembre 1996, p. 7-28.

73 Cf. Georges Duruy, Pour la Justice et pour l’Armée, Paris, Paul Ollendorff, Société d’éditions littéraires et artistiques, 1901, V, 314 p.

74 « Applaudissements à gauche », relève le Journal officiel (J.O.R.F. – Chambre, séance du 5 mai 1899, p. 1301).

75 Freycinet rappelle à la tribune qu’il avait, lors de son précédent ministère, chargé Duruy de son cours à l’École polytechnique (ibid., p. 1302). Rappelons aussi que Mlle de Freycinet, la fille du ministre, renseignait les dreyfusards et participait à l’entreprise de publication, dans le Figaro, de l’instruction des chambres réunies de la Cour de cassation (Cf. Joseph Reinach, Histoire de l’ Affaire Dreyfus, op. cit., t. 5, p. 43).

76 Cf. notre typologie dans L’affaire Dreyfus, Paris, La découverte coll. « Repères », 1994, p. 82 et suiv.

77 Ainsi se trompe-t-il sur la date de parution de l’article du Figaro qu’il croit « postérieur » à la suspension de son cours (ibid., p. 1301-1302).

78 « Je me refuse à croire, monsieur le ministre de la Guerre, que vous ayez suspendu ce cours pour cette affirmation, parce qu’un professeur a dit qu’un cœur de Français pouvait battre dans la poitrine d’un juif. (Applaudissements sur divers bancs à gauche.) Je suis sûr que, comme moi, vous trouveriez cette pensée odieuse ; je suis même sûr que vous viendrez à cette tribune affirmer que M. le professeur Duruy est irréprochable. (Très bien ! très bien !) Mais quoi ! vous appartenez à un cabinet qui ne se pique pas d’une extrême logique. (Mouvements divers.) Nous avons entendu ici même, à cette tribune, le chef de ce cabinet, M. le président du Conseil – qui, pourtant l’a enseigné, lui, la logique (On rit) – nous dire que les magistrats de la chambre criminelle étaient irréprochables et faire sortir de ces prémisses cette conclusion : la loi de dessaisissement. (Applaudissements à l’extrême gauche.) » (Ibid., p. 1302.)

79 J.O.R.F. – Chambre, séance du 8 mai 1899, p. 1315.

80 « Tout en regrettant le départ de M. de Freycinet que l’armée aimait et en qui elle avait confianc, je m’explique sa conduite, quand il a constaté que malgré tout son désir, toute sa bonne volonté, il ne pouvait plus rester à la tête du département de la guerre où il lui était devenu impossible de protéger l’armée nationale. (Réclamantions à gauche. – Très bien ! très bien ! sur divers bancs.) » (Ibid., p. 1316).

81 Dupuy ne s’explique pas sur les tensions qui existent au sein du cabinet et qui se sont révélées devant la Cour de cassation. « Respectueux » dit-il, de la justice, il quitte la tribune (ibid., p. 1318).

82 J.O.R.F. – Chambre, séance du 8 mai 1899, p. 1318.

83 Ibid., p. 1318.

84 « Peut-on admettre, en effet, qu’un ministre de la guerre, un homme chargé de représenter l’armée, soit obligé d’interrompre son discours, de cesser de parler aux représentants du pays et d’abandonner son mandat pour avoir défendu un acte de l’administration militaire. (Applaudissements sur divers bancs.) » (Ibid. (Castelin.)

85 Ibid. (Lasies.)

86 Ibid., p. 1318-1319. (Castelin.)

87 « Je lirai tout, car demain on dirait que j’ai encore caché quelque chose. (Applaudissements à gauche.) » (J.O.R.F., séance du 12 mai 1899, p. 1348.)

88 « Il y a des injures qui m’honorent : on ne m’en accablera jamais assez » (J.O.R.F. – ibid., p. 1346).

89 « Vous allez voir que les raisons mises en avant ce matin par certains journaux ne peuvent pas exister, et la Chambre saura en même temps quel a été le rôle du ministre des Affaires étrangères dans toute cette lamentable affaire » (ibid.).

90 « M. le ministre de la Guerre, je le reconnais très nettement, ne pouvait pas obliger M. le capitaine Cuignet à parler contre sa pensée... (exclamations et applaudissements ironiques à droite et sur divers bancs au centre). […] Mais j’avais, moi, le devoir de montrer publiquement, que l’accusation portée contre le département que je dirige n’était pas fondée. (Très bien ! très bien ! à gauche.) » (Ibid., p. 1348.)

91 Le décret présidentiel est daté du 12 mai 1899. Le juge Grosjean n’est pas inquiété.

92 J.O.R.F., Chambre, séance du 12 mai 1899. p. 1349.

93 Les articles d’Émile Mayer portaient sur le nécessaire modernisation de l’armée. Cf. Henri Lerner et Jacques Schapira, Émile Mayer. Un prophère baillonné, Paris, Éditions Michalon, 1995, 307 p., et « Le dossier Émile Mayer », Jean Jaurès cahiers trimestriels, n° 136, avril-juin 1995, p. 61-68.

94 J.O.R.F. – Chambre, séance du 12 mai 1899, p. 1351.

95 Effectives le 16 mai 1897.

96 J.O.R.F. – Chambre, séance du 12 mai 1899, p. 1351.

97 Lasies est interrompu par des protestations venues de la gauche, et le président de la Chambre est contraint de lui demander de « ne pas s’écarter de la question qu’il a lui-même posée » (ibid.).

98 « Le Gouvernement a fait un acte qui mérite ou d’être approuvé ou d’être blâmé. (Très bien ! très bien ! à gauche et au centre. – Rumeurs à droite.) Le Gouvernement estime que cet acte est honorable pour ceux qui l’ont fait et qu’il montrera à l’armée, mieux que tous les discours, le respect qu’on a pour elle (Applaudissements à gauche. – Réclamations à droite) lorsqu’on dépit des tristesses et des douleurs que peut coûter un acte pareil, on fait malgré tout régner et respecter la discipline, fondements de l’armée. (Nouveaux applaudissements à gauche. – Bruit à droite.) » (Ibid., p. 1352.)

99 « J’ai assisté depuis que l’affaire Dreyfus est née à tous les débats qui se sont déroulés dans cette Chambre ; je n’ai pas voulu y prendre part. J’éprouve aujourd’hui le désir d’expliquer le vote que je vais émettre. » (Ibid.).

100 « On disait tout à l’heure que certaines gens abritaient derrière l’affaire Dreyfus leur haine de l’armée. Ce qui frappe les yeux, au contraire, c’est que certains partis abritent derrière le prétexte de l’affaire Dreyfus leur haine de la République. Ces partis n’attaquent plus aujourd’hui les institutions républicaines de la même manière qu’autrefois. Aujourd’hui, c’est l’affaire Dreyfus, comme à une autre époque ça été une autre affaire ; demain, c’en sera encore une autre. (Très bien ! très bien ! à gauche.) [interruptions] Ils exercent leurs droits, comme j’exerce le mien en les combattant ; le pays jugera. Ils espèrent, par ces agissements, qu’ils auront bientôt suffisamment déconsidéré la République dans ce pays (Applaudissements à gauche. – Interruptions à droite) pour voir se lever le prétendu sauveur qui ne sauverait rien. Eh bien ! ils font fausse route. […] Eh bien ! messieurs, comme je ne veux pas faire le jeu des adversaires de la République et que je ne veux pas contribuer à la reconstitution de la majorité de l’honorable M. Méline, je voterai l’ordre du jour de confiance en faveur du ministère Dupuy » (ibid., p. 1353).

101 J.O.R.F. – Chambre, séance du 5 juin 1899, p. 1571.

102 Ibid., p. 1570.

103 Cette proposition repose sur une lettre du garde des Sceaux, Georges Lebret, adressée au président du Conseil le 5 juin 1899, et qui propose la mise en accusation du général Mercier par la Chambre [et jugé par le Sénat] pour crime commis dans l’exercice de ses fonctions (art. 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875), sur la base de l’arrêt de la Cour de cassation qui reconnaît que « la pièce secrète : “Ce canaille de D...” aurait été communiquée au conseil de guerre ». (Lettre lue par Charles Dupuy pendant la séance, ibid., p. 1574.)

104 Ibid., p. 1576. Lasies intervient quant à lui sur le fond.

105 Ibid., p. 1578.

106 Ibid., p. 1579.

107 Ibid., p. 1576.

108 Une pétition de la Ligue de la patrie française, massivement diffusée en Lorraine, dénonce le risque de mise en accusation de Mercier et exalte la notion ambivalente de « souveraineté populaire » opposée à la souveraineté parlementaire : « Les Français et les Lorrains, soussignés, au nom de la Patrie, mutilée en leurs personnes et en leur sol, au nom de la frontière saignante, dont ils sont les gardiens depuis trente ans, demandent impérieusement que le Gouvernement, se souvenant qu’il est seulement l’émanation du peuple, ne livre pas le Général Mercier, Français et Lorrain, aux ennemis de F Armée et de la Patrie françaises. » (Archives nationales, BB19 72.)

109 J.O.R.F. – Chambre, séance du 8 juin 1899, p. 1593.

110 Maurice Agulhon, La République 1880-1932, I, Hachette « Pluriel », 1990, p. 159.

Auteur

Agrégé d’histoire, est chargé de cours à l’université Paris-X-Nanterre. Auteur de L’affaire Dreyfus (La Découverte), il a publié différentes contributions sur l’histoire politique et intellectuelle de la France contemporaine.

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