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    Plan détaillé Texte intégral Le cadre de la rencontre et son utilitéLes acteurs de la rencontreLa confrontation des points de vue Notes de bas de page Auteur

    Militaires en République, 1870-1962

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    L’I.H.E.D.N. ou la rencontre des hauts fonctionnaires, des militaires et des personnalités du secteur économique et social

    Jean-Christophe Sauvage

    p. 561-574

    Texte intégral Le cadre de la rencontre et son utilitéLe C.H.E.D.N. : 1936-1939La recréation 1946-1948L’I.H.E.D.N. : 1948-1962Les acteurs de la rencontreLes conférenciersLes auditeurs militairesLes auditeurs civilsLa confrontation des points de vueL’état d’esprit des auditeurs face à la guerre froideLa perception de la guerre d’AlgérieLa perception d’un possible armement nucléaire français Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1La rencontre entre les civils (hauts fonctionnaires, personnalités du secteur économique et social) et les militaires est aujourd’hui un fait établi. Cette rencontre est synonyme de prise de contact entre diverses personnes afin de permettre un échange d’idées et d’informations, une confrontation d’opinion, et un enrichissement mutuel. Elle est le symbole vivant d’une conception globale de la Défense nationale. Pour tenter de mieux comprendre sa nécessité, il est important de remonter jusqu’à son origine, c’est-à-dire jusqu’à l’organisme qui l’institutionnalise et lui donne tout son sens : l’Institut des Hautes Études de Défense nationale (I.H.E.D.N.). Ainsi, plusieurs questions se posent : quel est le cadre exact de cette rencontre et son utilité ? Qui sont les acteurs de la rencontre ? Et enfin, quels sont les points de vue qui se confrontent pendant la rencontre ?

    Le cadre de la rencontre et son utilité

    2L’I.H.E.D.N. est le cadre de la rencontre entre les civils et les militaires lieu dans lequel elle démontre son utilité. Trois étapes décisives déterminent le cadre de cette rencontre. La première correspond à l’expérience du Collège des Hautes Études de Défense nationale (C.H.E.D.N.) entre 1936 et 1939. La seconde étape est celle de la réflexion sur la création de l’I.H.E.D.N. après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, la dernière étape est caractérisée par la création de l’I.H.E.D.N. en 1948, ainsi que par la définition de ses objectifs.

    Le C.H.E.D.N. : 1936-1939

    3La première expérience de rencontre entre les civils et les militaires se déroule entre 1936 et 1939 au Collège des Hautes Études de Défense nationale (C.H.E.D.N.). La création de cet organisme par un décret du 14 août 1936 est à replacer dans un contexte de réformes qui ont lieu pendant les mois de juin, juillet et août de la même année. En effet, au cours de cette période, le vice-président du Conseil Édouard Daladier, qui est également ministre de la Défense nationale et de la Guerre, prend des mesures pour réorganiser la Défense nationale. De cette façon, le secrétariat du Conseil Supérieur de la Défense nationale est rattaché au ministère de la Défense nationale et de la guerre1. D’autre part, un Comité Permanent de la Défense nationale est crée pour « s’occuper des mesures à mettre en œuvre pour permettre aux forces armées d’accomplir leurs missions2. Ce comité comprend des responsables civils et militaires de la Défense nationale3. Par conséquent, il y a une amélioration de la coordination entre les départements ministériels et les états-majors. Pourtant cette multiplication des contacts au plus haut niveau se révèle encore insuffisante, puisqu’aucune structure ne favorise le développement d’une rencontre, d’une culture commune de la Défense nationale entre les responsables civils et militaires d’un niveau autre que l’échelon ministériel. C’est là qu’intervient la création du C.H.E.D.N. Édouard Daladier joue un rôle important dans la préparation du décret du 14 août 1936 portant création du Collège. Il se déclare favorable à la création d’un organisme associant civils et militaires4. Les débats précédant la création du C.H.E.D.N. voient s’affronter deux conceptions de cet organisme5. L’armée de Terre, avec son représentant le plus éminent, le maréchal Philippe Pétain, conçoit le Collège comme un simple prolongement du Centre des Hautes Études Militaires (le C.H.E.M.), autrement dit un cours complémentaire dont le ministère de la Guerre serait bien sûr le premier intéressé. En revanche, la Marine et l’armée de F Air, réticentes envers l’armée de Terre qu’elles soupçonnaient de vouloir imposer par ce moyen un moyen de commandement unique, ont une vision différente : il s’agit de placer le Collège au-dessus des questions proprement militaires. Ce collège doit regrouper des officiers et des fonctionnaires civils afin d’étudier l’ensemble des problèmes soulevés par la préparation de la nation à la guerre ainsi que la conduite des opérations des forces armées6. Au cours de la séance du C.P.D.N. du 29 juillet 1936, les avis exprimés sont très clairs. Ainsi, l’amiral Durand-Viel (chef d’état-major de la Marine) précise : « ce qui manque, c’est un Collège étudiant les grands problèmes de conduite générale de la guerre en dehors du plan technique.7 » Edouard Daladier appuie ce projet et déclare que « les études faites par ce Collège seront faites au bénéfice du gouvernement qui, étant ainsi éclairé, pourra donner à ces problèmes, dans les meilleures conditions possibles, les solutions qu’ils comportent »8. Le C.H.E.D.N. est donc créé, l’armée de F Air fournit les locaux (Boulevard Victor), et la Marine le Directeur, l’amiral Raoul Castex. Le C.H.E.D.N. s’inspire du modèle de l’Imperial Defence College, créé en 19279, qui voit des militaires et des fonctionnaires civils participer à des études relatives à la Défense nationale. Le C.H.E.D.N. fonctionne sous la direction de l’amiral Raoul Castex jusqu’en 1939, ses méthodes sont novatrices car elles voient l’alternance de conférences comprenant tous les domaines de la Défense nationale (lutte politique, coloniale, militaire, économique, financière...) avec des visites. Par exemple, entre le 3 janvier 1939 et le 15 avril 1939, les visites se déroulent dans divers endroits : la Banque de France, l’aéroport du Bourget, une usine alimentaire de la région de Paris, un voyage à Brest, etc.10. D’autre part, dans ce contexte d’élargissement du concept de la Défense nationale, la Revue Militaire Générale devient la Revue des Questions de Défense nationale. Pendant ces trois années (1936-1939), on enregistre au C.H.E.D.N. une ouverture des militaires en direction des civils, un véritable apport mutuel de connaissances, grâce à des travaux réalisés en commun. Cette réussite voit le jour car le concept de Défense nationale s’est élargi. La guerre est globale et concerne tout le pays, si bien qu’à l’origine de cette rencontre se trouve le besoin des militaires de mieux connaître les aspects non militaires d’un conflit. Une mobilisation est aussi bien militaire, qu’industrielle ou financière. Cependant, le C.H.E.D.N. comporte également des limites, les auditeurs civils appartiennent tous à la fonction publique et le nombre réduit des auditeurs limite l’impact des idées développées par le Collège.

    La recréation 1946-1948

    4Le C.H.E.D.N. ayant disparu lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs questions se posent après 1945. Peut-on faire comme si cet organisme n’avait jamais existé ? Quels sont les enjeux ? Les moyens disponibles sont-ils suffisants ? Est-il nécessaire de créer un nouvel organisme à l’intérieur duquel civils et militaires pourront se rencontrer ? Examinons le processus de cette réflexion qui commence à partir de 1946. Suite à un projet établi le 2 juillet 1946 par l’état-major de la Défense nationale, le comité de Défense nationale décide, le 1er octobre 1946, d’organiser de la façon suivante l’enseignement militaire supérieur11 : au premier degré, trois cours techniques d’état-major distincts.

    5Au second degré, une école supérieure des forces armées avec des sections Guerre, Marine, Air, avec des cours communs et des cours distincts.

    6Et enfin au troisième degré, un Centre des Hautes Études de Défense nationale et d’économie de guerre. Cette organisation de l’enseignement militaire supérieur privilégie la spécialisation par armée, tout en favorisant une coopération entre chacune d’elles à partir du second degré. En effet, dans le cas du second degré, l’ouverture entre les différentes armées s’opère grâce à des cours communs. Le troisième degré est plus intéressant, l’appellation du nouveau centre rappelle celle du précédant (le C.H.E.D.N.). On remarque deux autres éléments, tout d’abord, ce centre appartient à l’enseignement militaire supérieur (il concerne les militaires des trois armées), ensuite il fait allusion explicitement à un domaine non militaire qui n’est autre que l’économie. Par conséquent, ce centre a vocation à être un lieu de rencontre entre les militaires et les civils. En tant que directeur de l’enseignement supérieur commun aux trois armées, le général Alphonse Juin s’intéresse à la réflexion sur la mise en place du centre et manifeste son intention de donner des directives en ce qui concerne la partie commune des cours du centre12. Le conseil des ministres du 21 février 1947 confie la direction du futur organisme au général Charles Mast. De son côté, le comité de Défense nationale décide d’assurer la période de démarrage et de choisir les conférenciers13. Le général Charles Mast fait des propositions plus précises dans une lettre datée du 4 mars 1947 adressée à Paul Ramadier, président du Conseil. Il s’inspire de l’expérience acquise par des pays comme les États-Unis et la Grande-Bretagne et décide de confier l’organisation à un organisme mixte composé de civils et de militaires14. Le général Alphonse Juin confirme cet état d’esprit dans une lettre au général Charles Mast, datée du 21 mars 1947 : « La mise sur pied du nouvel organisme ne saurait être que très progressive. L’adhésion des administrations civiles est essentielle mais demande pour être acquise que les vues et les conceptions concernant l’Institut aient encore gagné en netteté et soient l’aboutissement moins d’un travail à l’intérieur d’un état-major mixte que de nombreux contacts et échanges de vues avec les administrations civiles15. » Il ajoute : « Je me permets d’appeler votre attention sur la mission de l’Institut des Hautes Études. Cette mission ne vise pas tant à former les états-majors civils et militaires susceptibles d’agir en cas de conflit qu’à former dans toutes les grandes branches de l’activité de la nation des chefs parfaitement au courant des problèmes de Défense nationale et aptes en conséquence à rendre, dès le temps de paix, l’Union française capable de développer à tout moment un effort maximum de défense.16 » Le rôle de l’organisme en cours de création déborde largement du cadre militaire, le concours des civils est indispensable. Toute la réflexion des années 1946 et 1947 vise à mettre fin à une organisation trop cloisonnée entre les trois armées, et à multiplier les contacts entre l’armée et la nation. L’Institut des Hautes Études de Défense nationale est créé par un décret du 30 janvier 1949. Le retard dans la mise en route s’explique par les difficultés financières rencontrées. Face au refus du ministère des finances d’accepter la création d’un nouvel organisme (Institut des Hautes Études de Défense Nationale et d’Economie de Guerre), le général Charles Mast décide alors de faire fonctionner de nouveau un organisme ayant déjà un cadre légal : le C.H.E.D.N.17, créé par le décret du 14 août 1936.

    L’I.H.E.D.N. : 1948-1962

    7Le décret de création de l’I.H.E.D.N. est publié au Journal Officiel du 20 février 1949. Il comporte dix articles et précise clairement le but de la création : « préparer de hauts fonctionnaires, des officiers généraux ou supérieurs et des personnes particulièrement qualifiées au point de vue économique et social à tenir les emplois les plus élevés dans les organismes chargés de la préparation et de la conduite de la guerre ». Nous voyons immédiatement que les civils sont associés à part entière aux travaux du nouvel Institut. La mixité est le fondement de cet organisme. Les civils voient leur rôle renforcé puisque maintenant les fonctionnaires ne sont plus les seuls intéressés. On trouve à leur côté des « personnes particulièrement qualifiées au point de vue économique et social », c’est-à-dire essentiellement des chefs d’entreprises, des cadres supérieurs appartenant à l’industrie, ou des responsables d’organisations syndicales. Il s’agit d’une ouverture décisive. Les contacts et les échanges d’idées entre des personnes d’horizons professionnels différents (dont bien sûr le secteur privé) sont favorisés. L’I.H.E.D.N. est placé, par délégation du président du Conseil, sous la haute autorité du ministre de la Défense nationale. Le directeur de l’I.H.E.D.N. est un officier général ou un haut fonctionnaire, il est secondé par plusieurs adjoints dont l’un deux est un militaire (il appartient obligatoirement à une armée différente de celle du directeur18). La première promotion comprend 54 auditeurs dont seulement 16 militaires. Lors de l’ouverture de l’I.H.E.D.N. dans les locaux de l’École Militaire le 29 novembre 1948, le président du Conseil Paul Ramadier explique, en inaugurant la session, que la guerre n’est plus limitée à une technique particulière. La mise en valeur des aspects non militaires de la guerre est fondamentale, par exemple, la valeur économique d’un pays et la recherche scientifique19. Le fonctionnement de l’I.H.E.D.N. est simple, les auditeurs assistent à des conférences, effectuent des travaux sur des sujets précis pour le compte du gouvernement à l’occasion de travaux en comité. Ces travaux sont des études de spécialistes dont les synthèses sont envoyées au président du Conseil. Ainsi au cours de la session 1948-1949, le directeur de l’I.H.E.D.N., le général Charles Mast envoie au président du Conseil, Paul Ramadier, des études sur les sujets suivants : le rôle des préfets pour la préparation de la mobilisation civile, la justice militaire, le problème allemand, la Fédération européenne, le sort des anciennes colonies italiennes20. L’I.H.E.D.N. fonctionne avec succès, si bien que lorsque le général Eisenhower préconise la création du Collège de Défense de l’O.T.A.N. en décembre 1951, il prend pour modèle l’Imperial Defence College de Londres, le National War College de Washington et l’I.H.E.D.N. de Paris21. Le Collège de Défense de l’O.T.A.N. et l’I.H.E.D.N. partagent les mêmes locaux au sein de l’École Militaire jusqu’en octobre 1966. A l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, l’I.H.E.D.N. voit sa vocation de rencontre entre les militaires et les civils renforcée par l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant sur l’organisation générale de la Défense nationale : la défense est globale.

    Les acteurs de la rencontre

    8La qualité de la rencontre qui se tient à l’I.H.E.D.N. dépend avant tout de ses acteurs. En effet, les hommes se situent au centre du fonctionnement de l’Institut. Les principaux acteurs sont les conférenciers et les auditeurs, aussi bien militaires que civils.

    Les conférenciers

    9L’étude des conférenciers de l’I.H.E.D.N. amène à se poser plusieurs questions. Qui sont les conférenciers ? Qui les choisit ? Enfin est-il juste d’affirmer que les conférenciers sont en quelque sorte les porte-paroles de leur administration, donc des positions officielles du gouvernement ? Les conférenciers sont des civils et des militaires et leurs origines sont très diverses. Ils se caractérisent tous par leur niveau élevé de compétence, et sont choisis par la direction des études de l’I.H.E.D.N. (le directeur des études, les chefs des sections d’études : section des conférences militaires, des conférences diplomatiques, des conférences économiques). Les conférenciers sont donc d’abord des spécialistes des questions qu’ils traitent. Ainsi, le 9 mars 1957, la conférence sur la « politique militaire de la France » est donnée par le général Paul Ély, chef d’état-major des armées. C’est le même conférencier qui s’exprime sur le « potentiel militaire de la France », le 5 mai 1958. Dans de nombreuses sessions, les conférences portant sur l’armée de Terre, la Marine ou l’armée de l’Air sont données par leur chef d’état-major. Par exemple, le général Louis le Puloch donne des conférences concernant l’armée de Terre en 1961 (« L’armée de Terre », 25 février 1961) et en 1962 (« L’armée de Terre », 15 janvier 1962). L’amiral Henri Nomy donne également des conférences en tant que chef d’état-major de la Marine (par exemple : « Les missions des forces armées et les problèmes actuels d’organisation et de mise sur pied : Marine », le 24 mai 1955, ou encore, « l’armée de Mer », le 26 juin 1956 – pour n’en citer que deux). Le principe est identique dans le domaine des questions touchant l’armée de l’Air, par exemple le général Edmond Jouhaud vient s’exprimer en tant que chef d’état-major de l’armée de l’Air en 1960 (« L’armée de l’Air », 29 février 1960). Les conférences portant sur l’armement sont, quant à elles, données par des spécialistes qui sont des ingénieurs de l’armement et le délégué ministériel (D.G.A. à partir de 1961). Les conférences diplomatiques sont d’un niveau équivalent puisque l’I.H.E.D.N. ne contacte que des spécialistes pour ses conférences : ministres, diplomates, juristes ou universitaires ou... militaires. En effet, c’est un des éléments caractéristiques de l’I.H.E.D.N., il n’y a pas séparation entre les conférenciers militaires et les conférenciers civils. Ils se côtoient. La mixité des conférenciers est une source de richesse pour la rencontre entre les civils et les militaires. De cette façon, entre 1948 et 1962, au cours des quatorze sessions de l’Institut, on peut recenser cent cingt-six conférences diplomatiques, dont quinze sont prononcées par des militaires, soit une environ une conférence par session. On observe cette tendance dès la première session avec une conférence du général de Monsabert (de retour d’un voyage d’études en Espagne) intitulée « Impressions d’Espagne », le 27 mai 1949. Dans ce cas précis, le général de Monsabert fait part de son analyse sur la situation en Espagne et de son éventuel rôle dans le contexte de guerre froide. Il est un observateur privilégié du fait des contacts étroits qu’il a su nouer avec les chefs militaires espagnols. Les conférenciers civils sont également sollicités dans la section de l’I.H.E.D.N., trente-deux conférences sur un total de deux cent quatre-vingt-quatre conférences militaires sont prononcées par un civil. C’est le cas notamment de Jules Moch22, de Guy Mollet23, du duc de Broglie24 et Bertrand Goldschmidt (dans le domaine de la science et de l’atome), directeur au Commissariat à l’Énergie Atomique25. L’absence de séparation entre les conférenciers civils et les conférenciers militaires au sein des sections des conférences (conférences militaires et conférences diplomatiques) signifie une réelle complémentarité des hommes. C’est une source de contacts permanents et enrichissants. Les conférenciers émettent peu de critiques au sujet de la politique de défense menée par les différents gouvernements qui se succèdent entre 1948 et 1962. Doit-on pour autant les considérer comme des porte-paroles du pouvoir politique ? La réalité invite à nuancer la réponse. Certes, les conférenciers sont choisis par la direction des études de l’I.H.E.D.N. et appartiennent, pour la plupart d’entre eux, à la fonction publique. Néanmoins, la règle en vigueur à l’I.H.E.D.N. est la liberté de ton, ce qui assure, du reste, la qualité des interventions (chaque conférence est aussi suivie d’un débat avec les auditeurs). Si l’on prend le cas des conférenciers militaires, ils s’expriment en tant que responsables militaires (par exemple, les chefs d’état major des trois armées). Ils peuvent également prendre des positions plus personnelles (comme par exemple le général de Monsabert lorsqu’il se montre favorable à un rapprochement avec l’Espagne le 27 mai 1949). L’I.H.E.D.N. offre aux conférenciers une tribune de qualité pour atteindre et convaincre un public composé de responsables de haut niveau. Les militaires, comme les civils, disposent donc d’un lieu pour faire partager leur point de vue sur différents sujets.

    Les auditeurs militaires

    10Entre 1948 et 1962, l’I.H.E.D.N. reçoit mille vingt-neuf auditeurs (auxquels on peut ajouter deux auditeurs libres) dont trois cent soixante-seize auditeurs militaires. Ces auditeurs appartiennent aux trois armées, Terre, Marine et Air, ainsi qu’à la gendarmerie, à l’armement (les ingénieurs militaires) et au service de santé. Le nombre des auditeurs militaires est élevé, il correspond à plus du tiers de tous les auditeurs. De plus, les auditeurs représentent l’armée dans toute sa diversité. La lecture de ces informations nous incite à saisir comment les militaires deviennent auditeurs puis quelle est l’évolution de la composante militaire à l’intérieur de chaque session. Le décret du 30 janvier 194926 précise les catégories de militaires concernées par l’I.H.E.D.N. Ce sont les officiers généraux ou supérieurs ayant au moins le grade de lieutenant-colonel ou de capitaine de frégate. De cette façon, les auditeurs militaires doivent avoir un rang élevé et être appelés à voir leur carrière professionnelle connaître un développement favorable à l’issue de leur passage à l’I.H.E.D.N. Le processus de recrutement dure plusieurs mois. Les candidats sont soigneusement choisis par le ministère de la Défense, par le biais des directions (direction du contrôle général des armées, direction de la gendarmerie, direction du service de santé, direction des essences des Armées, D.G.A.) et des services des trois armées. Par ailleurs, la plupart des candidats militaires sont en même temps candidats au Centre des Hautes Études Militaires (le C.H.E.M.), ce qui représente un gage quant à la qualité des candidatures. Aucune modification n’intervient dans le processus de recrutement des auditeurs militaires entre 1948 et 1962.

    11En étudiant la composition des sessions, quelle évolution observe-t-on ? Qui sont les auditeurs militaires ? Lors de la première session (1948-1949), les auditeurs militaires sont au nombre de seize, sur un total de cinquante quatre auditeurs, soit un peu moins du tiers de l’effectif total. La répartition des auditeurs militaires est la suivante :

    • armée de Terre : 9 auditeurs ;

    • Marine : 1 auditeur ;

    • armée de l’ Air : 2 auditeurs ;

    • armement : 4 auditeurs.

    12L’armée de Terre est la mieux représentée de toutes les armées. La Marine et l’armée de l’Air ont envoyé des auditeurs, mais en très faible quantité. En revanche, le secteur de l’armement possède une bonne représentation avec quatre ingénieurs militaires.

    13Regardons à présent la répartition des auditeurs militaires dans la quinzième session (1962-1963), c’est-à-dire à la fin de la période qui nous intéresse. Les auditeurs militaires sont vingt-huit, sur un effectif total de soixante-treize auditeurs (soit environ le tiers de l’effectif de la session) :

    • armée de Terre : 17 auditeurs ;

    • Marine : 3 auditeurs ;

    • armée de l’Air : 4 auditeurs ;

    • armement : 2 auditeurs ;

    • santé : 1 auditeur ;

    • gendarmerie : 1 auditeur27.

    14La représentation de l’armée de Terre est plus importante, néanmoins, on constate des changements. La Marine et l’armée de l’Air ont davantage d’auditeurs. Ce nombre est quasiment équivalent pour chacune des deux armées. Les ingénieurs militaires sont nombreux. Deux catégories d’auditeurs sont présentes, les officiers du service de santé, ainsi que ceux de la gendarmerie. L’évolution de la représentation des militaires amène à faire plusieurs remarques. Tout au long de la période observée, le nombre des auditeurs de l’I.H.E.D.N. a augmenté. Il en est de même pour les auditeurs militaires qui gardent environ le tiers des effectifs à chaque session. L’armée de Terre prédomine par rapport à toutes les autres catégories. En effet, le nombre des auditeurs militaires est toujours supérieur à celui des autres armées. Cette situation s’explique par le fait que l’armée de Terre est la composante majeure de l’armée française entre 1948 et 1962. L’évolution de la composition des sessions montre également une tendance allant dans le sens d’une représentation équilibrée entre la Marine et l’armée de l’Air. Les ingénieurs militaires sont présents à chaque session, ce qui ne peut que favoriser les contacts entre ceux qui conçoivent les matériels et ceux qui les utilisent. On assiste aussi à une diversification des auditeurs militaires avec la présence d’auditeurs de la gendarmerie et du service de santé. L’I.H.E.D.N. est synonyme d’une rencontre qui se tient d’abord entre les militaires. Il favorise la lutte contre le cloisonnement entre les composantes de l’armée. L’évolution de la carrière des auditeurs subit une influence favorable, mais il est vrai que la plupart d’entre eux sont en même temps auditeurs du C.H.E.M. Certains auditeurs se distinguent particulièrement après leur passage à l’I.H.E.D.N. comme le général Jacques Massu, le général Henri Navarre, et l’amiral Pierre Lancelot (deuxième session 1949-1950) ou le général Charles Ailleret (cinquième session 1952-1953). Quelques auditeurs deviennent même directeurs de l’I.H.E.D.N. à la fin de leur carrière comme le général Henri Grout de Beaufort (quatrième session 1951-1952), le général Fernand Gambiez (cinquième session 1952-1953), le général Raoul Marias (huitième session 1955-1956) et le général Georges Buis (quatorzième session 1961-1962).

    Les auditeurs civils

    15La présence des auditeurs civils à l’I.H.E.D.N. est importante puisque la mixité est un des éléments clé de cet organisme. Le processus mis en œuvre par la direction de l’I.H.E.D.N. pour les recruter est naturellement différent de celui s’adressant aux auditeurs militaires. L’article 5 du décret de création de l’I.H.E.D.N., daté du 30 janvier 1949, fixe les conditions requises concernant la catégorie et la situation socio-professionnelle des auditeurs civils.

    16« Les fonctionnaires des administrations centrales, de la préfecture de la Seine et de la préfecture de Police ayant au moins le grade d’administrateur de 2e classe et les personnes particulièrement qualifiées au point de vue économique et social ».

    17Les conditions requises par le décret sont précises pour les auditeurs appartenant à la haute fonction publique, mais assez vagues pour les autres auditeurs civils. Les conditions restent identiques en 1962. Comme pour les auditeurs militaires, le recrutement se déroule pendant une durée de plusieurs mois précédant l’ouverture de la session. Il débute à partir du mois de janvier lorsque le directeur de l’I.H.E.D.N. envoie une lettre au S.G.D.N. pour l’informer de l’ouverture des candidatures. Le S.G.D.N. transmet cette information aux ministères afin qu’ils présentent des candidats. Le recrutement des auditeurs n’appartenant pas à la fonction publique est l’objet d’une autre pratique. Dans ce cas, la direction de l’I.H.E.D.N. informe les organisations professionnelles et syndicales de la possibilité de présenter des candidats. Ceux-ci sont ensuite admis à suivre la session après un entretien avec la direction de l’I.H.E.D.N. Observons maintenant la composition de plusieurs sessions situées à des intervalles réguliers afin de mieux analyser l’origine des auditeurs civils. Peut-on remarquer une évolution entre 1948 et 1962 ? Dans la première session (1948-1949), il y a trente-huit auditeurs civils répartis de la façon suivante :

    • conseil d’État : 2 auditeurs ;

    • représentants des ministères : 15 auditeurs (provenant du ministère des Finances, de la présidence du Conseil, de l’Intérieur, du Travail, des Travaux publics et de la France d’outre-mer) ;

    • université : 2 auditeurs ;

    • entreprises nationalisées : 6 auditeurs (dont le C.E.A., la S.N.E.C.A. et la S.N.C.A.S.O.) ;

    • entreprises privées : 9 auditeurs (dont 4 provenant des banques, les autres travaillant par exemple dans le secteur du pétrole, des mines, de l’agriculture ou de l’industrie lourde) ;

    • organisations syndicales : 4 auditeurs (Chambre syndicale de la sidérurgie, fédération des industries mécaniques, groupement d’exploitation des navires et des engins de mer en acier, et l’association internationale des constructeurs de matériel roulant)28.

    18La 15e session (1962-1963) compte 45 auditeurs civils répartis de la façon suivante :

    • conseil d’État et Conseil Supérieur de la Magistrature : 2 auditeurs ;

    • représentants des ministères : 23 auditeurs (provenant des ministères des Finances, de la Justice, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de la Défense, du Travail, des Transports, de la Santé publique, des Travaux publics et de l’Éducation nationale) ;

    • entreprise nationalisée : 1 auditeur (S.N.C.F.) ;

    • médias : 2 auditeurs (Le Monde, Télévision) ;

    • profession libérale : 1 auditeur (avocat) ;

    • entreprises privées : 14 auditeurs (dont ESSO, Somuat, Berliet, Compagnie Industrielle des Téléphones, Crédit Agricole, Hauts Fourneaux de la Chiers) ;

    • organisation syndicale : 2 auditeurs (Union des Industries Métallurgiques et Minières (C.F.T.C.)29.

    19La comparaison entre les sessions évoquées ci-dessus est riche d’enseignements. Les auditeurs civils sont largement majoritaires dans la composition des sessions (les deux tiers de chaque session). On remarque aussi la diversité de leurs origines socio-professionnelles. Tous les secteurs sont représentés : fonction publique, monde de l’entreprise et organisations syndicales. Plusieurs ministères fournissent également des auditeurs à l’I.H.E.D.N. Toutes les activités professionnelles de la nation sont concernées. Le conseil d’État est lui aussi toujours représenté par un auditeur à chaque session. Les entreprises nationalisées sont peu présentes, contrairement aux entreprises privées dont les auditeurs sont essentiellement issus d’entreprises des secteurs de l’armement, des matières premières (mines, pétrole) de l’industrie lourde (sidérurgie), des transports et de la banque. Il s’agit de domaines considérés comme stratégiques en cas de conflit. A cet élément s’en ajoute un autre. On voit apparaître un auditeur membre d’un syndicat de salariés (la C.F.T.C.). Un changement important intervient dans la représentation des organisations syndicales. Au début ce sont exclusivement des membres d’organisations issues de groupements d’employeurs ou d’industries. Tandis que dans la quinzième session (1962-1963), on observe une évolution avec la présence d’auditeurs provenant des médias et d’une profession libérale. L’évolution se fait dans le sens d’une plus grande ouverture vers la société. La diversité des auditeurs civils procède de la même logique que pour les auditeurs militaires : apprendre à tous les auditeurs présents à travailler ensemble dans le cadre d’une défense qui soit vraiment nationale.

    La confrontation des points de vue

    20L’I.H.E.D.N. est un lieu privilégié pour confronter des points de vue. En effet, c’est dans la libre discussion et l’échange des idées que la rencontre entre les civils et les militaires prend toute sa dimension. Il est donc particulièrement intéressant d’observer les fruits de cette rencontre sur trois sujets importants pour la défense de la France entre 1948 et 1962 : l’état d’esprit des auditeurs face à la guerre froide, les débuts de la guerre d’Algérie, et l’attitude des auditeurs et des conférenciers face à un éventuel armement militaire français.

    L’état d’esprit des auditeurs face à la guerre froide

    21Dès la première session (1948-1949), le thème de la guerre froide, ô combien d’actualité, est abordé30. Pendant cette période, l’état de tension entre l’Est et l’Ouest est grand. Il en résulte un climat d’inquiétude, parmi les responsables présents à l’I.H.E.D.N., quant à la possibilité de l’invasion de l’Europe de l’ouest par les troupes soviétiques. Ce sujet est abordé le 21 mars 1949, dans le cadre d’une discussion précédant l’élaboration d’une synthèse d’un travail en comité, entre le général Charles Mast (le directeur de l’I.H.E.D.N.) et un groupe d’auditeurs. La discussion a pour sujet le combat sans esprit de recul. Un auditeur, l’ingénieur général de l’air Henri Desbruères, critique l’orientation du combat sans esprit de recul et la mission de sacrifice. Il explique : « Nous aimerions savoir en vertu de quoi et pour quel but nous sommes appelés à accomplir ce sacrifice et à accomplir cette mission sans esprit de recul ? Lorsqu’un système politique [...] a négligé sciemment, pendant quatre ans, toute préparation militaire, quand par ailleurs il sera conduit fatalement, qu’il le veuille ou non à être parmi les premiers évacués, ne serait-ce que pour des nécessités de maintenir la légitimité de l’Union Française ; si à ces trahisons successives s’ajoutait la suprême trahison consistant à faire tuer pour un but que je ne vois pas très bien deux cent ou trois cent mille Français, la mesure serait comble. Je souhaite que nous nous penchions quelques instants sur cette question, d’une gravité exceptionnelle.

    22On ne peut manquer de penser que dans le moment où le gouvernement français sacrifierait deux cent ou trois cent mille Français pour des buts que je ne vois pas, dans le même temps les Américains mettraient l’équivalent de quatre à cinq mille combattants. Il n’y auraient engagé pratiquement que la force aérienne stratégique.31 » Un autre auditeur, Henri Péquignot (professeur de médecine) confirme que d’autres auditeurs se posent la même question. Ces propos, exprimés ouvertement par un ingénieur militaire, reflètent un sentiment où se mêlent l’inquiétude, l’indignation et une certaine défiance vis-à-vis de la politique de défense menée par les gouvernements successifs de la Quatrième République (jusqu’en mars 1949). D’autre part, l’auditeur qui s’exprime ainsi, avec une grande liberté de ton, n’est pas isolé. Comment interpréter ces paroles ? L’auditeur met en contradiction l’impréparation, selon lui, du système militaire français, et la notion de combat sans esprit de recul. Celle-ci ne pouvant conduire qu’à un massacre inutile. Il cite un chiffre compris entre deux cent et trois cent mille Français qui seraient sacrifiés. La critique devient plus virulente lorsqu’il ajoute deux éléments. Il accuse le « système politique » (on peut penser aussi bien aux gouvernements qui se succèdent depuis le début de la Quatrième République, qu’aux parlementaires) de ne pas avoir rempli son rôle, d’avoir « négligé » la défense du pays. Il utilise le dur mot de « trahison », tout en rappelant que les responsables politiques seraient évacués. Le second élément est la contribution de l’armée américaine, dont les effectifs engagés (quatre à cinq mille hommes) seraient infiniment plus faibles que ceux de l’armée française. L’auditeur reproche au système politique français de ne pas accorder à la politique de défense la place qu’elle mérite. Il accuse également les Américains de manquer de détermination. Les arguments avancés par l’auditeur ne soulèvent aucun tollé, aucune réaction négative immédiate. Au contraire, elle ouvre une discussion de fond. Le général André Demetz et François de Montbrial (inspecteur de la Banque de France), tous deux auditeurs, répondent que la défaite puis l’évacuation forment l’hypothèse la plus pessimiste. D’après eux, pour combattre efficacement sur le Rhin, encore ne faut-il pas être prêt à décrocher. Il est important de ne pas se laisser emporter par une vague de découragement32. La plupart des auditeurs qui prennent la parole saisissent l’occasion pour fustiger la politique gouvernementale en matière de défense, source d’impréparation (le souvenir de la défaite de 1940 est certainement encore dans les esprits), le mot « trahison » étant repris plusieurs fois33. Sur ce thème, la confrontation des points de vue entre les responsables civils et les responsables militaires débouche sur une mise en cause de la politique de défense, conduite par les gouvernements de la Quatrième République. On a l’impression qu’un fossé se creuse entre de nombreux auditeurs et les responsables politiques. L’I.H.E.D.N. permet de mettre en relief la nature de cette relation, et l’état de l’opinion des auditeurs.

    La perception de la guerre d’Algérie

    23Les événements qui secouent l’Algérie ne sont pas absents des sujets d’études de l’I.H.E.D.N. Au cours de la 8e session (1955-1956), les auditeurs effectuent un voyage d’études en Afrique du Nord. Un compte rendu est ensuite rédigé et adressé au S.G.D.N. le 26 novembre 1955. A l’issue du voyage d’études, les auditeurs doivent exposer ce qu’ils ont pu observer, et proposer des solutions aux problèmes rencontrés. Les auditeurs se sont rendus à Alger, Oran, Oujda et à Colomb-Béchar. Les informations recueillies sont essentiellement d’ordre militaire et économique. Ils assistent à plusieurs exposés et visitent quelques sites. La partie militaire du voyage comporte plusieurs visites et exposés34.

    24Par conséquent, le programme est ambitieux dans les domaines militaire et économique. Les auditeurs commencent d’abord par évoquer le « rétablissement de l’ordre »35. Le nombre des rebelles est estimé à environ cinq mille (mille cinq cent dans les Aurès, deux mille dans le Nord Constantinois, cinq cent en Kabylie et cinq cent dans l’Ouest Oranais). Les moyens mis à la disposition du commandement militaire sont jugés insuffisants. L’Algérie est décrite comme étant à la limite de l’effort, les renforts nécessaires (cinquante à soixante mille hommes) doivent venir de métropole. Les auditeurs indiquent que la « pacification » est « grosse consommatrice d’effectifs », et regrettent que la surveillance des côtes n’ait donné aucun résultat positif quant au trafic d’armes36. Il n’y a pas de divergence entre les auditeurs et la politique gouvernementale sur la méthode. Les auditeurs se contentent de prôner un renforcement des moyens militaires. Ils perçoivent les événements d’Algérie comme une lutte contre les rebelles, reprenant la terminologie officielle. Pour eux, la solution est économique, alors ils font des propositions, misant sur le développement de l’industrie et de l’agriculture en Algérie. Selon eux, il est nécessaire d’utiliser le maximum de main d’œuvre. Le compte rendu avance le chiffre d’un million de musulmans sous-employés37. Plusieurs projets à caractère industriel et agricole sont évoqués, par exemple, un barrage sur le Guir à Djorf-Torba pour irriguer trente mille hectares de terre, la construction d’une centrale électrique à Colomb-Béchar ou encore le prolongement du chemin de fer Méditerranée-Niger. Le rapport insiste aussi sur la nécessité d’entretenir de bonnes relations avec le Maroc afin d’assurer le développement économique de l’Ouest de l’Algérie38. Les projets proposés sont tous chiffrés et font l’objet d’études sérieuses. Les auditeurs ont le mérite de proposer des solutions, cependant le caractère politique des événements n’est jamais abordé. Les solutions se résument à des mesures d’ordre militaire et économique. Peut-être s’agit-il délibérément d’un refus d’affronter la situation telle qu’elle existe, ou bien tout simplement de l’absence d’une réelle prise de conscience de cet aspect du conflit.

    La perception d’un possible armement nucléaire français

    25Les questions nucléaires sont présentes dans les études de l’I.H.E.D.N., ne serait-ce qu’en raison de la tension liée à la guerre froide. Jusqu’au milieu des années 1950, le fait nucléaire est perçu comme un instrument réservé aux États-Unis et à l’URSS. La France se bornant à un rôle passif de spectateur, excluant toute fabrication de l’arme nucléaire. Deux conférenciers annoncent qu’il ne saurait être question, pour la France, de vouloir construire une telle arme. Il s’agit du colonel de Sainte-Opportune, le 21 décembre 194839, et du colonel Grimai le 5 mars 194940. Les raisons de ce refus sont simples. L’arme nucléaire est hors de portée, de plus, l’alliance américaine garantit la sécurité de la France. Cependant, dans une conférence prononcée le 19 mars 1949, le général Bergeron révèle aux auditeurs que le Commissariat à l’Énergie Atomique s’intéresse aux aspects militaires de l’énergie atomique, dans la mesure où les renseignements lui parviennent. Or, les Américains ne facilitent pas la circulation des informations41. Les propos du général Bergeron ne sont pas commentés par les auditeurs. La confiance en la protection des États-Unis demeure très forte. Pendant l’année 1953, les auditeurs effectuent une visite au Centre de recherche nucléaire de Saclay. Cette visite est renouvelée à l’occasion des sessions suivantes. A partir de la sixième session (1953-1954), les auditeurs s’attachent avec plus d’attention à l’étude du nucléaire. Ils réalisent avec l’assistance de conseillers techniques, un rapport sur la création d’une industrie nucléaire en France, dans le cadre d’un travail en comité, le 31 mai 1954. Ce rapport présente la situation de la recherche nucléaire en France et les programmes en cours. Treize auditeurs ont participé à sa rédaction :

    • 4 ingénieurs militaires,

    • 1 colonel d’artillerie,

    • 1 haut-fonctionnaire du ministère de l’industrie,

    • 1 haut-fonctionnaire du secrétariat d’État aux affaires économiques,

    • 1 inspecteur des finances,

    • 5 dirigeants de grandes entreprises (Acieries et forges, Saint-Gobain, Charbonnages de France, B.N.C.I., Compagnie française de Raffinage)42.

    26Il s’agit d’une étude réalisée aussi bien par des civils que par des militaires. La rencontre entre ces deux catégories se révèle fructueuse. Le rapport est adressé au ministre de la Défense nationale et des forces armées, René Pleven, au haut-commissaire à l’Énergie Atomique, Francis Perrin et au chef d’état-major des forces armées, le général Paul Ély. Il explique qu’il faut fabriquer des bombes pour apprendre à s’en protéger et pose clairement deux questions : « Faut-il aussi des bombes pour riposter si l’adversaire prend l’initiative de les utiliser ? »« Faut-il avoir des bombes comme argument de force sur le plan diplomatique ? »

    27Les auditeurs répondent en concluant que la France doit être capable de fabriquer des bombes nucléaires et d’en posséder un certain nombre43. Selon eux, des équipes de spécialistes doivent être constituées et mises au travail rapidement pour constituer des bombes expérimentales44. Par conséquent, les auditeurs portent un intérêt croissant au nucléaire et à ses applications dans le domaine militaire. Civils et militaires profitent du cadre que leur offre l’I.H.E.D.N. pour réfléchir et travailler ensemble, même sur les questions les plus sensibles.

    28L’I.H.E.D.N. organise la rencontre entre des responsables civils et militaires de haut niveau. C’est le seul organisme où ils apprennent à mieux se connaître, à acquérir et à partager la même vision de la Défense nationale, grâce à un travail et à une réflexion menée en commun. Une telle tâche ne peut s’effectuer que dans la durée, atout dont dispose l’I.H.E.D.N., pour être remplie. Il s’agit, en effet, de mettre fin au cloisonnement existant entre les civils et les militaires (même à l’intérieur de ces catégories). L’I.H.E.D.N. est un instrument au service de l’amélioration des rapports Armée-Nation. Grâce à lui, les auditeurs militaires (comme les auditeurs civils) prennent part à l’élaboration de la politique de Défense, à travers les études qu’ils effectuent. Ils trouvent ainsi, lorsqu’ils le souhaitent un moyen pour se faire entendre du pouvoir politique, et éventuellement lui faire part de leur désaccord sur certains points (surtout sur la Quatrième République). L’image de la « Grande Muette » en est alors affectée.

    Notes de bas de page

    1 Élisabeth du Réau, Édouard Daladier (1884-1870), Paris, Fayard, 1993, p. 178.

    2 Idem.

    3 Idem.

    4 Ibid., p. 179.

    5 S.H.A.T., carton 2N20, procès-verbal de la séance du C.P.D.N. tenu le 29 juillet 1936 au ministère de la Guerre sous la présidence d’Édouard Daladier.

    6 Idem.

    7 Idem.

    8 Idem.

    9 S.H.A.T., carton 2N20, note de renseignement sur l’Impérial Defence College, 9 juillet 1936.

    10 S.H.A.T., carton 2N285, liste des visites au programme du 3 janvier 1939 au quinze avril 1939.

    11 S.H.A.T., I.H.E.D.N., carton 1, dossier : création et organisation, études préliminaires – projets.

    12 Ibid., lettre du général d’armée Juin, chef d’E.M.G.D.N., au ministre des armées. Cette lettre n’est pas datée, mais figure en annexe II du précédant document et fait suite à la réunion du 1er octobre 1946.

    13 S.H.A.T., I.H.E.D.N., carton 1, dossier : enseignement militaire supérieur, I.H.E.D.N.

    14 Ibid., lettre du général Mast, à M. Paul Ramadier, président du Conseil, 4 mars 1947.

    15 Ibid., lettre du général Juin, Chef d’E.M.G.D.N., au général Mast, 21 mars 1947.

    16 Idem.

    17 Ibid., lettre du général Mast à M. Paul Ramadier, président du Conseil, 30 septembre 1947.

    18 Par exemple, si le directeur appartient à l’armée de Terre, son adjoint militaire appartient à la Marine ou à l’armée de l’ Air.

    19 Revue de Défense nationale, « Chroniques », janvier 1949, p. 108.

    20 Ibid., lettre du général Mast au président du Conseil M. Ramadier, 31 mars 1949.

    21 Elisabeth de Monts de Savasse, Le Collège de Défense de l’Otan, un Institut des Hautes Études Atlantiques 1951-1981, Paris, 1982, p. 29.

    22 Jules Moch, Le Désarmement, 10 janvier 1956.

    23 Guy Mollet, La Nation et l’Armée, 8 mars 1960.

    24 Duc de Broglie, La Science et la Défense nationale, 10 décembre 1949.

    25 Bertrand Goldschmidt, La Science et la Défense nationale : l’arme atomique, 12 mars 1951.

    26 Il s’agit du décret de création de 1949.

    27 J.O.R.F. du 9 octobre 1962, p. 9 763.

    28 Annuaire des cadres et auditeurs de l’I.H.E.D.N., année 1955-1956.

    29 J.O.R.F. du 9 octobre 1962, p. 9 763.

    30 S.H.A. T, problème stratégique, discussion, 21 mars 1949, direction des études de l’I.H.E.D.N.

    31 Idem.

    32 Idem.

    33 Idem.

    34 Compte rendu du voyage en A.F.N., note pour le S.G.D.N., 26 novembre 1955, carton 6, I.H.E.D.N., S.H.A.T. :
    – une visite de la base aéronavale de Martigues,
    – une visite de la base navale de Mers-el-Kébir,
    – une visite du champ de tir d’engins spéciaux d’Hammanguir,
    – un exposé fait par le général commandant la Xe région militaire,
    – un exposé fait par le général commandant la 5e région aérienne,
    – un exposé fait par le préfet maritime,
    – un exposé fait par l’amiral Méditerranée,
    – un exposé fait par le commandant militaire du territoire d’Aïn Sefra.
    La partie économique du voyage comporte :
    – une visite des mines de charbon de Ojarda et Kenadsa, de la vallée du Guir à Abadia,
    – un exposé du doyen de la faculté de droit à Alger,
    – un exposé du directeur des Houillères du Sud Oranais,
    – un exposé du directeur des charbonnages Nord africains,
    – un exposé du directeur de l’hydraulique en Oranie.

    35 Idem.

    36 Idem.

    37 Idem.

    38 Idem.

    39 Colonel de Sainte-Opportune, Mission des Forces armées françaises – Répartition de l’effort national entre les trois armées – Aide à demander aux alliés, 21 décembre 1948.

    40 Colonel Grimal, Possibilités techniques en matière d’armements aériens, 5 mars 1949.

    41 Général Bergeron, La recherche scientifique, 11 avril 1949, p. 22.

    42 Travail en Comité, Création d’une industrie nucléaire en France, rapport du 31 mai 1954, 6e session.

    43 Idem.

    44 Idem.

    Auteur

    • Jean-Christophe Sauvage

      Docteur en histoire, a soutenu sa thèse sur l’I.H.E.D.N. Il a publié « La vision de l’Allemagne à l’I.H.E.D.N. sous la IVe République : de la méfiance à la confiance ? », in Revue d’Histoire Diplomatique, 2 (1993) – « La perception des questions nucléaires à l’I.H.E.D.N. 1948-1955 », in La France et l’Atome, études d’histoire nucléaire, sous la direction de Maurice Vaïsse, Bruylant, 1994.

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    Table des matières

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    1 Élisabeth du Réau, Édouard Daladier (1884-1870), Paris, Fayard, 1993, p. 178.

    2 Idem.

    3 Idem.

    4 Ibid., p. 179.

    5 S.H.A.T., carton 2N20, procès-verbal de la séance du C.P.D.N. tenu le 29 juillet 1936 au ministère de la Guerre sous la présidence d’Édouard Daladier.

    6 Idem.

    7 Idem.

    8 Idem.

    9 S.H.A.T., carton 2N20, note de renseignement sur l’Impérial Defence College, 9 juillet 1936.

    10 S.H.A.T., carton 2N285, liste des visites au programme du 3 janvier 1939 au quinze avril 1939.

    11 S.H.A.T., I.H.E.D.N., carton 1, dossier : création et organisation, études préliminaires – projets.

    12 Ibid., lettre du général d’armée Juin, chef d’E.M.G.D.N., au ministre des armées. Cette lettre n’est pas datée, mais figure en annexe II du précédant document et fait suite à la réunion du 1er octobre 1946.

    13 S.H.A.T., I.H.E.D.N., carton 1, dossier : enseignement militaire supérieur, I.H.E.D.N.

    14 Ibid., lettre du général Mast, à M. Paul Ramadier, président du Conseil, 4 mars 1947.

    15 Ibid., lettre du général Juin, Chef d’E.M.G.D.N., au général Mast, 21 mars 1947.

    16 Idem.

    17 Ibid., lettre du général Mast à M. Paul Ramadier, président du Conseil, 30 septembre 1947.

    18 Par exemple, si le directeur appartient à l’armée de Terre, son adjoint militaire appartient à la Marine ou à l’armée de l’ Air.

    19 Revue de Défense nationale, « Chroniques », janvier 1949, p. 108.

    20 Ibid., lettre du général Mast au président du Conseil M. Ramadier, 31 mars 1949.

    21 Elisabeth de Monts de Savasse, Le Collège de Défense de l’Otan, un Institut des Hautes Études Atlantiques 1951-1981, Paris, 1982, p. 29.

    22 Jules Moch, Le Désarmement, 10 janvier 1956.

    23 Guy Mollet, La Nation et l’Armée, 8 mars 1960.

    24 Duc de Broglie, La Science et la Défense nationale, 10 décembre 1949.

    25 Bertrand Goldschmidt, La Science et la Défense nationale : l’arme atomique, 12 mars 1951.

    26 Il s’agit du décret de création de 1949.

    27 J.O.R.F. du 9 octobre 1962, p. 9 763.

    28 Annuaire des cadres et auditeurs de l’I.H.E.D.N., année 1955-1956.

    29 J.O.R.F. du 9 octobre 1962, p. 9 763.

    30 S.H.A. T, problème stratégique, discussion, 21 mars 1949, direction des études de l’I.H.E.D.N.

    31 Idem.

    32 Idem.

    33 Idem.

    34 Compte rendu du voyage en A.F.N., note pour le S.G.D.N., 26 novembre 1955, carton 6, I.H.E.D.N., S.H.A.T. :
    – une visite de la base aéronavale de Martigues,
    – une visite de la base navale de Mers-el-Kébir,
    – une visite du champ de tir d’engins spéciaux d’Hammanguir,
    – un exposé fait par le général commandant la Xe région militaire,
    – un exposé fait par le général commandant la 5e région aérienne,
    – un exposé fait par le préfet maritime,
    – un exposé fait par l’amiral Méditerranée,
    – un exposé fait par le commandant militaire du territoire d’Aïn Sefra.
    La partie économique du voyage comporte :
    – une visite des mines de charbon de Ojarda et Kenadsa, de la vallée du Guir à Abadia,
    – un exposé du doyen de la faculté de droit à Alger,
    – un exposé du directeur des Houillères du Sud Oranais,
    – un exposé du directeur des charbonnages Nord africains,
    – un exposé du directeur de l’hydraulique en Oranie.

    35 Idem.

    36 Idem.

    37 Idem.

    38 Idem.

    39 Colonel de Sainte-Opportune, Mission des Forces armées françaises – Répartition de l’effort national entre les trois armées – Aide à demander aux alliés, 21 décembre 1948.

    40 Colonel Grimal, Possibilités techniques en matière d’armements aériens, 5 mars 1949.

    41 Général Bergeron, La recherche scientifique, 11 avril 1949, p. 22.

    42 Travail en Comité, Création d’une industrie nucléaire en France, rapport du 31 mai 1954, 6e session.

    43 Idem.

    44 Idem.

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    Sauvage, J.-C. (1999). L’I.H.E.D.N. ou la rencontre des hauts fonctionnaires, des militaires et des personnalités du secteur économique et social. In O. Forcade, Éric Duhamel, & P. Vial (éds.), Militaires en République, 1870-1962. Paris: Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.62017
    Sauvage, Jean-Christophe. « L’I.H.E.D.N. ou la rencontre des hauts fonctionnaires, des militaires et des personnalités du secteur économique et social ». In Militaires en République, 1870-1962, édité par Olivier Forcade, Éric Duhamel, et Philippe Vial. Paris: Éditions de la Sorbonne, 1999. doi:10.4000/books.psorbonne.62017.
    Sauvage, Jean-Christophe. « L’I.H.E.D.N. ou la rencontre des hauts fonctionnaires, des militaires et des personnalités du secteur économique et social ». Militaires en République, 1870-1962, édité par Olivier Forcade et al., Éditions de la Sorbonne, 1999, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.62017.

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    Forcade, O., Duhamel, Éric, & Vial, P. (éds.). (1999). Militaires en République, 1870-1962. Paris: Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.61562
    Forcade, Olivier, Éric Duhamel, et Philippe Vial, éd. Militaires en République, 1870-1962. Paris: Éditions de la Sorbonne, 1999. doi:10.4000/books.psorbonne.61562.
    Forcade, Olivier, et al., éditeurs. Militaires en République, 1870-1962. Éditions de la Sorbonne, 1999, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.61562.
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