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Militaires en République, 1870-1962

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Olivier Forcade
, 
Éric Duhamel
, 
Philippe Vial

1. Cultures et sociabilités politiques des officiers

Le lieutenent-colonel, Émile Mayer et son salon (1851-1938)

Henri Lerner

Texte intégral

  • 1 Henri Lerner, « Le colonel Émile Mayer et son cercle d’amis », Revue historique, 1981. Henri Lerner (...)
  • 2 Eugène Carrias, La Pensée militaire française, Paris, PUF, 1948.

1Bien qu’il n’ait pas connu la notoriété, le salon d’Émile Mayer1, dont Eugène Carrias ne fait même pas mention dans l’étude qu’il a consacrée à la pensée militaire française de l’entre-deux-guerres2, tient une place exceptionnelle qu’il dut à son inspiration non conformiste, à l’opposé de la stagnation intellectuelle qui avait envahi l’armée française au lendemain de sa victoire.

2Le salon s’organisait autour de la personnalité de son animateur, le vieux colonel Émile Mayer, qui avait coutume de réunir ses amis à partir de 1921 chez son gendre Paul Grunebaum-Ballin qui faisait partie de la noblesse républicaine et avait présidé, en qualité de chef de cabinet de Briand, à l’élaboration de la loi de séparation de l’Église et de l’État avant de figurer parmi les intimes de Léon Blum. Les réunions, qui se tenaient tous les dimanches matins au 21, boulevard Beauséjour, pouvaient se prolonger le samedi à la brasserie Daumesnil en face de la gare Montparnasse de ce temps et devaient se poursuivre jusqu’à la mort du vieux colonel à quatre-vingt-huit ans en 1938.

  • 3 William Serman, Les Officiers français dans la Nation, Paris, Aubier, 1982.
  • 4 « Jaurès et la Défense nationale », actes du colloque de Paris, 22 et 23 octobre 1991, in Jean Jaur (...)

3Étonnante et séduisante personnalité que celle de ce militaire hérétique et marginalisé dont la carrière professionnelle3 avait été brisée deux fois, d’abord au moment de l’Affaire Dreyfus, puis en 1915 parce que, ne tenant aucun compte des autorisations nécessaires pour s’exprimer en toute liberté, il avait préféré dire en toute franchise ce qu’il pensait. Tout en faisant figure de « brebis galeuse », il avait connu et fréquenté tout ce qui comptait dans l’armée française de ce temps-là, comme pour mieux asseoir la connaissance approfondie qu’il avait acquise des problèmes militaires. Il avait pu s’en entretenir à loisir avec les maréchaux Joffre et Foch avec qui il entretenait des relations d’amitié confiante depuis leur jeunesse, et il connaissait les grandes figures de l’armée, hormis le maréchal Pétain dont il n’a jamais parlé. Paradoxe d’autant plus étonnant qu’il a professé les mêmes idées que lui avant 1914. Enfin on n’aurait garde d’oublier qu’il avait approché Jaurès, dont il avait rêvé un moment de devenir le conseiller militaire4, et qu’il restait lié d’amitié avec Léon Blum, avec qui il n’avait aucun lien de parenté quoiqu’on en ait dit par la suite.

  • 5 Jean Lacouture, De Gaulle, t. I, Paris, Seuil, 1985, p. 191-206. Le Lieutenant-colonel Lucien Nachi (...)

4Autour de ce vieillard alerte qui sut jusqu’au bout conserver une extraordinaire jeunesse d’esprit, se retrouvait toute une pléiade d’écrivains ou de militaires qu’attiraient les idées nouvelles et qui entendaient bien ne pas s’enfermer dans les ornières du passé. Ainsi pouvaient s’y côtoyer un lieutenant que la guerre avait rendu antimilitariste comme Étienne Repessé, directeur littéraire des éditions Berger-Levrault, et surtout Lucien Nachin, autre militaire non conformiste, qui assura la direction d’ouvrages traitant de classiques de l’art de la guerre et rédigea en particulier une étude remarquable consacrée à Ardant du Picq. Des écrivains aujourd’hui retombés dans l’obscurité y avaient également leurs habitudes, mais la recrue la plus illustre fut assurément un jeune officier, encore inconnu de tous, introduit par Lucien Nachin, Charles de Gaulle, dont Émile Mayer semble avoir été un des tout premiers à reconnaître les mérites5. Hormis cette liste fort incomplète, on connaît mal ce salon dont la seule description a été laissée par le député jeune républicain de Nancy, Philippe Serre, qui pour l’avoir fréquenté, a exprimé son admiration pour la haute tenue intellectuelle et morale de ce milieu, typique de la grande bourgeoisie israélite française, républicaine et cultivée où les enfants avaient coutume de prendre congé du grand-père en lui baisant la main avec cérémonie.

5Tout en se gardant bien d’afficher des idées politiques, ce salon se situait plutôt dans la mouvance de centre-gauche mais n’en étaient exclues que l’ extrême-droite ainsi que l’extrême-gauche et son influence pouvait se prolonger par tout un réseau de constellations et d’amitiés. Personnellement en butte à l’hostilité de l’Action française, Émile Mayer disposait de portes d’entrée à la Revue des Deux Mondes, ainsi que dans des publications orientées plus à gauche, La Revue des Vivants et surtout La Lumière et l’Œuvre, dont il assura la chronique de 1933 à 1938. Enfin on n’aurait garde d’oublier qu’il comptait parmi ses amis Daniel Rops, qui reconnut dans le vieux colonel juif et athée, un modèle achevé des vertus chrétiennes, et surtout Roger Martin du Gard qui le mit à contribution pour reconstituer la carrière militaire de Jacques Thibault et nourrir les souvenirs du colonel de Maumort. Assurément Maumort n’est-il pas Émile Mayer, tant les pages où il traite de la doctrine militaire relèvent de son inspiration ?

6L’originalité de ce salon tenait en grande partie à l’inspiration non conformiste qui prévalait dans une certaine manière d’aborder les questions militaires qui y dominaient sans partage. C’est ainsi que Émile Mayer, préoccupé avant tout des conditions de la guerre moderne, s’efforçait de définir les idées justes qui présideraient à la guerre de l’avenir. Comme il l’avait fait avant 1914, il s’élevait contre le conformisme militaire et combattait les idées obsolètes trop en faveur dans un milieu qui restait attaché à la tradition. L’art de la guerre lui semblait constamment évoluer et il se refusait à voir des militaires préparer l’avenir en cherchant des règles dans le passé. On comprend qu’il ait apprécié l’antimilitarisme des militaires intelligents de ce temps et nul doute qu’il eut approuvé les propos de Lyautey : « Quand les talons claquent, les cervelles se liquéfient » et ceux de son jeune ami Charles de Gaulle sur ces militaires qui, pour avoir découvert les insuffisances de l’intelligence, avaient décidé de s’en passer définitivement.

  • 6 Émile Mayer, Nos Chefs de 1914, Paris, Stock, 1930.

7Son salon fut ainsi l’un des lieux où l’on s’attachait à démolir le système militaire français taxé de vieillissement et d’incapacité : la substance de ces critiques a pu passer dans les articles et les livres d’Émile Mayer, en particulier dans son étude, Nos chefs, où Liddel Hart a reconnu un des meilleurs livres consacrés à la Guerre de 14-18, où il démontait les erreurs de raisonnement qui avaient conduit à négliger la guerre de position au profit d’une guerre de mouvement mal conçue6. Il s’est également livré à une étude magistrale de l’offensive allemande du Chemin des Dames en mai 1918 dont il montrait qu’elle avait failli tourner à la catastrophe ; et pour avoir réalisé, après 1918, les possibilités de la guerre de mouvement, il devait s’y rallier pour critiquer inlassablement le système de la ligne fortifiée qui avait les faveurs du maréchal Pétain. Aussi bien estimait-il, à l’encontre de l’opinion communément répandue, que la ligne Maginot compromettait la sécurité de la France.

8En revanche, les propositions d’Émile Mayer ne laissent pas de soulever un certain scepticisme, alors même qu’il faisait figure de disciple du général Douhet qui avait célébré l’excellence de l’arme aérienne. Passe encore pour son projet de suppression totale de l’armée de Terre au profit de l’aviation, mais pouvait-on effectivement le suivre lorsqu’il créditait l’arme aérienne de toutes les vertus ? A l’appui de sa démonstration, il crut pouvoir invoquer la guerre du Rif quitte à soutenir son point de vue dans ses écrits où il manifestait un certain penchant pour la provocation. N’allait-il pas de la sorte jusqu’à imaginer la victoire décisive que l’Italie fasciste remportait sur la France grâce au coup de main de son aviation qui enlevait, à la faveur d’une réunion hippique à Longchamp, le Président de la République, le ministre de la Guerre, le baron de Rotschild et le boxeur Georges Carpentier, à titre d’otages ? On comprend l’ire du rédacteur de la Revue des Deux Mondes qui haussait les épaules en affirmant que le terrorisme n’avait aucun avenir dans l’Histoire. Il reste que la bataille d’Angleterre à l’automne 1940, l’écrasement de l’Allemagne sous les bombes en 1943 et a fortiori, les événements actuels en Bosnie, ont montré l’importance indiscutable de la précellence qu’Émile Mayer entendait accorder à l’arme aérienne. Mais le caractère chimérique ne saurait faire oublier la qualité d’une analyse qui devait le conduire à se ranger contrairement à la doctrine officielle parmi les partisans de la guerre de mouvement.

9Ses idées hétérodoxes furent alors connues et appréciées de Charles de Gaulle qu’il rencontra régulièrement à partir de 1925 et avec qui il noua une fructueuse amitié destinée à durer jusqu’à sa mort en 1938. Étonnante amitié entre deux hommes que tout séparait au point de vue philosophique, idéologique et moral, mais qui se sont admirablement compris dans la mesure où ils participaient à la même tournure d’esprit. Pour l’un comme pour l’autre, l’action de guerre était empreinte du caractère de la contingence, si bien qu’il ne pouvait y avoir de doctrine préétablie susceptible d’être appliquée indéfiniment. Tous deux s’accordaient à penser que les doctrines, a priori en faveur chez les militaires, risquaient d’être en porte-à-faux par rapport aux réalités économiques et sociales, et estimaient qu’elles devaient être constamment révisées en fonction des réalités matérielles et stratégiques, déterminées par les circonstances. Animés des mêmes convictions, tous deux ont pu de la sorte approfondir leurs convictions, à la faveur de féconds échanges intellectuels consacrés aux problèmes de stratégie et de technique militaire qui les passionnaient.

  • 7 Pierre Messmer et Alain Larcan, Les Écrits militaires du général de Gaulle, Paris, PUF, 1985.

10Ce fut chez Émile Mayer que Charles de Gaulle eut l’idée de la création d’une force cuirassée, immédiatement disponible qu’il liait à celle de la professionnalisation de l’armée en la définissant comme « un système mécanique terrible, douée d’une irrésistible force de vitesse, de choc, de feu et de camouflage »7. Il trouva en Émile Mayer un auditeur attentif, mais réticent, sensible au caractère moderniste et novateur de l’armée de métier capable de reconnaître le génie de Charles de Gaulle sans pourtant adhérer à ses idées. En vieux républicain qu’il était, le vieux colonel restait trop attaché à l’armée nationale pour admettre l’existence d’une armée de métier dont il appréhendait le style prétorien et surtout il n’arrivait pas à se déprendre du rôle exclusif qu’il prêtait à l’aviation dont le rôle lui semblait encore éclipser celui des blindés. Au moins sa critique devait-elle permettre à Charles de Gaulle de mieux définir ses propres conceptions. Le débat ne fut donc pas inutile, et les péripéties de la guerre d’Espagne ne parvinrent pas à départager les deux points de vue. Il semble toutefois qu’Émile Mayer semblait en peine de faire des concessions aux thèses gaulliennes et dans ses derniers articles parus au lendemain de la conférence de Munich, il était disposé à admettre que l’aviation ne représentait plus l’arme décisive qui se suffisait à elle-même, si bien que son action devait se conjuguer avec celle des blindés qui développaient une action terrestre.

11Quelques jours après, Émile Mayer, âgé de quatre-vint-huit ans tomba malade ; il comprit immédiatement ce qui allait survenir. Sur son carnet où il notait son emploi du temps de tous les jours, il nota sans trembler « Aujourd’hui ma mort ». Il se coucha, demanda qu’on le laissa seul, et il mourut en pleine lucidité sans un mot quelques heures après. Il n’y eut pas d’obsèques, car cet athée conséquent avec lui-même avait refusé toute cérémonie religieuse pour faire don de son corps à la science médicale. Le cercle amical qu’il animait ne devait pas lui survivre. Le colonel de Gaulle, profondément touché, fit part de son émotion à Lucien Nachin et beaucoup plus tard, lui qui ne parlait pour ainsi dire jamais de la période d’avant-guerre, laissa percer l’émotion qu’il éprouvait lorsqu’on évoquait le nom d’Émile Mayer dans les propos qu’il tint devant Olivier Guichard et Pierre-Louis Blanc.

12Il demeure que le salon d’Émile Mayer fut probablement le seul endroit où les conceptions stratégiques du colonel de Gaulle aient été prises au sérieux avant 1940.

Notes

1 Henri Lerner, « Le colonel Émile Mayer et son cercle d’amis », Revue historique, 1981. Henri Lerner et Jacques Schapira, Émile Mayer. Un prophète bâillonné, Paris, Éditions Michalon, 1995, 307 p.

2 Eugène Carrias, La Pensée militaire française, Paris, PUF, 1948.

3 William Serman, Les Officiers français dans la Nation, Paris, Aubier, 1982.

4 « Jaurès et la Défense nationale », actes du colloque de Paris, 22 et 23 octobre 1991, in Jean Jaurès. Bulletin de la société d’études jaurésiennes, n° 130, 1993.

5 Jean Lacouture, De Gaulle, t. I, Paris, Seuil, 1985, p. 191-206. Le Lieutenant-colonel Lucien Nachin, Paris, Berger-Levrault, 1952.

6 Émile Mayer, Nos Chefs de 1914, Paris, Stock, 1930.

7 Pierre Messmer et Alain Larcan, Les Écrits militaires du général de Gaulle, Paris, PUF, 1985.

Auteur

Est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-XII-Créteil. Spécialiste de la vie politique, il a soutenu une thèse d’État sur La Dépêche de Toulouse et a publié une Histoire du Languedoc de 1890 à 1988, ainsi que Catroux (Albin Michel, 1990) et De Gaulle et la Gauche (L’Interdisciplinaire, 1994).

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