1Le Rassemblement du Peuple Français (R.P.F.) représente, dans l’histoire du gaullisme, la seule formation politique fondée et présidée par le général de Gaulle. Il constitue un cas intéressant de force politique dirigée par un militaire, cas d’autant plus rare que le prestige de l’officier qui l’a créé, est exceptionnel. Le deuxième « appel » du général de Gaulle, en avril 1947, a-t-il été plus écouté par les militaires que les propositions formulées dans les années 1930 et que l’appel du 18 juin 1940 ? Les relations antérieures entre les militaires et de Gaulle n’avaient guère été faciles...

2A priori, la réponse paraît plutôt positive. L’appel de Strasbourg – adressé, bien sûr, comme celui du 18 juin, à tous les Français et pas seulement aux militaires – semble avoir été mieux accueilli dans l’armée que les précédents. En 1949, aux assises de Lille, un délégué ne s’exclame-t-il pas : « C’est magnifique. Jamais je n’ai vu autant de professeurs de faculté et autant de généraux »1 ? En juin 1951, le groupe R.P.F. à l’Assemblée nationale ne compte-t-il pas le plus grand nombre de militaires (soit six officiers généraux sur douze et douze officiers sur trente-huit), dont un des plus prestigieux, le général Kœnig ?

3Pour apprécier la réalité des liens entre les militaires et le R.P.F., il faut d’abord se demander quelle est l’ampleur et quelles sont les formes de l’engagement militaire dans les rangs gaullistes, puis s’interroger sur les raisons qui ont conduit un certain nombre de militaires à s’engager dans le mouvement gaulliste. Ensuite, il s’agira de tenter d’apprécier le rôle des militaires dans le gaullisme, entre 1947 et 1955.

4Évaluer la place des militaires dans le R.P.F. n’est pas tâche aisée. L’engagement militaire dans le R.P.F., entre 1947 et 1951, est sans doute plus difficile que l’adhésion à un autre parti (P. C.F. exclu), car la Troisième Force au pouvoir veille attentivement à la réserve qui s’impose aux militaires, surtout quand ceux-ci sont proches d’une des principales forces d’opposition. L’appréciation quantitative des officiers généraux et supérieurs engagés derrière de Gaulle pose le délicat problème du critère de l’identification précise des militaires : les sources ne permettent pas toujours de distinguer, par exemple, un colonel dont l’armée est le métier et celui qui doit son grade à la Résistance2. Malgré ces obstacles, la place des militaires dans le R.P.F. peut être évaluée à trois niveaux, correspondant chacun à trois formes d’engagement : les adhésions, les élections et l’exercice de responsabilités dans l’appareil du parti.

5Grâce à l’existence d’un fichier du R.P.F., la place des militaires parmi les adhérents a pu être évaluée à 4 % par Patrick Guiol et à 5 % (en englobant la police) par Jean Charlot3. Il s’agit, cependant, de l’ensemble des militaires et pas seulement des officiers. Une étude plus précise du R.P.F. dans un cadre régional, celui d’un grand Sud-Ouest, incite à considérer que 5 % correspond à un chiffre minimum4.

6Il est plus facile de connaître la participation des militaires aux élections, au moins législatives. Ainsi, en 1951, sur trente-huit officiers généraux et supérieurs candidats, douze défendent la Croix de Lorraine : ils représentent 2 % des cinq cent trente trois candidats du R.P.F. Six d’entre eux sont élus, six généraux, sans compter Guillain de Bénouville5.

7Beaucoup moins connues sont les fonctions de responsabilité exercées par des officiers dans l’appareil du R.P.F.A l’échelle nationale, le général de Bénouville fait partie du comité exécutif du R.P.F. dès 1947 et il est rejoint, dans le conseil de direction, par deux généraux, Billotte, en juillet 1949, et Kœnig, en janvier 1952. Au moins huit généraux ont siégé au Conseil national du mouvement gaulliste, en particulier au début des années cinquante, notamment Catroux, Monsabert, de Philip et de Rendinger… D’autres officiers ont été chargés par de Gaulle d’assurer la liaison entre les instances nationales du R.P.F. et les départements, avec le titre de chargé de mission ou de délégué régional : parmi eux, trois généraux (Neuhauser, Noettinger, Mozat), un colonel et un capitaine de frégate6. Enfin, les militaires occupent une place non négligeable, dans les structures de base du R.P.F., c’est-à-dire les groupements départementaux. Ainsi, le général Guillebaud, en Charente et le colonel de Milleret, dans le Tarn-et-Garonne, figurent-ils parmi les fondateurs locaux du mouvement. Vingt officiers, dont cinq généraux (Neuhauser, à Belfort ; le contre-amiral Commentry, dans le Maine-et-Loire ; Gilliot, dans les Landes ; Mazoyer, dans le Bas-Rhin et Noettinger, dans le Haut-Rhin) et dix colonels (dont Lecomte, dans l’Eure-et-Loir ; Gallard, dans le Loiret ; Prat, en Côte-d’Or ; de Rendinger, dans le Lot-et-Garonne ; Truttmann, dans les Alpes Maritimes) ont exercé la charge de délégué départemental du R.P.F. En 1948, ils représentent environ 5 % du total des délégués, mais à partir de 1950, plus de 10 %. Parfois aussi, c’est un officier qui préside le conseil départemental du R.P.F. ; dans le seul Sud-Ouest, un général (Guillebaud), trois colonels (dont Guinchan, dans les Hautes-Pyrénées) et quatre commandants ont exercé cette fonction.

8Le Rassemblement a tiré fierté de compter dans ses rangs des officiers. En 1952, dans une brochure intitulée Pour un véritable regroupement national, il présente, par grandes catégories socio-professionnelles, sept ou huit noms membres du mouvement gaulliste, dont, pour « les chefs militaires », « Billotte, Commentry, Corniglion-Molinier, Gilliot, Monsabert, de Philip et Sicé », oubliant Kœnig…

9Au total, au moins vingt généraux, dix-huit colonels et douze commandants appartiennent aux cadres du R.P.F. : un tel chiffre est certes faible par rapport au nombre d’officiers que compte l’armée française, mais il est élevé pour un mouvement politique. Ces militaires se sont engagés dans les rangs du R.P.F., soit en 1947-1948, lors de la fondation du mouvement, soit en 1951, à l’occasion des élections législatives, tant attendues par le R.P.F. L’origine géographique des militaires gaullistes se caractérise par sa diversité, mais avec un pôle de force, l’Est de la France, en particulier l’Alsace et la Lorraine. L’unité est, au contraire, grande quant à l’arme d’origine des officiers engagés dans le R.P.F. : dans une proportion écrasante, c’est l’armée de Terre qui fournit au gaullisme quelques-uns de ses cadres. La Marine est fort peu représentée, Commentry étant une des exceptions : ne faut-il pas voir dans la faiblesse du ralliement des marins une conséquence du drame de Mers-el-Kébir ?

10La question posée pour les marins restés en dehors du R.P.F. doit être étendue à l’ensemble des militaires venus vers le gaullisme : pourquoi des officiers font-ils le choix de s’engager dans une entreprise qui, si elle refuse l’action partisane, n’en est pas moins éminemment politique ? La réponse est complexe. Une étude de l’ensemble des parcours individuels montre une grande variété des motivations. Le silence des sources, dans de nombreux cas, ne permet pas d’expliquer l’engagement initial. Les explications sont à rechercher à la fois dans le passé des hommes et dans la conjoncture des années 1947-1951, les deux se conjuguant le plus souvent.

11L’adhésion au gaullisme trouve, d’abord, ses racines dans le parcours personnel des militaires avant 1947, pendant la guerre et même avant 1940.

12Pour certains militaires, l’engagement gaulliste est dû à des liens personnels avec de Gaulle. Ainsi, parmi les militaires ayant eu la responsabilité d’un département au temps du R.P.F., figurent deux camarades de promotion de Charles de Gaulle à Saint-Cyr, le futur général Gilliot et le futur colonel Soulet. Cependant, les relations entre les anciens condisciples étaient restées lointaines durant l’entre-deux-guerres. De toute façon, elles ne suffisent pas à expliquer le gaullisme des deux hommes : beaucoup d’autres anciens élèves entrés à l’École Spéciale militaire en 1909, comme de Gaulle, ne l’ont pas suivi dans l’aventure du R.P.F., comme le montre, entre autres, l’illustre exemple d’Alphonse Juin...

13Plus fondamentales pour comprendre l’adhésion au gaullisme sont les convictions politiques voire les engagements politiques antérieurs. Beaucoup des militaires dont la biographie a pu être reconstituée appartiennent par leur famille à un milieu conservateur, souvent monarchiste ou de droite antiparlementaire. Des hommes comme Benouville ou Milleret viennent de F Action française7. Christian de Rendinger a appartenu aux Camelots du Roi8. Quant aux généraux Gilliot et de Monsabert, leurs convictions sont fermes. Monsabert exprime, dans ses notes de guerre, son dégoût pour « le parlementarisme vieilli et désordonné dans lequel, écrit-il, tomba la France, après la Victoire de 1918 ». En 1940, il accuse le régime républicain et ses hommes : « Il aura fallu que la République blesse la France de ses propres mains pour qu’on puisse la jeter à bas », avant d’annoncer ses espoirs : « Pétain sera-t-il le grand Monarque annoncé par vingt prophètes et qui, au bout d’un an, passera la France à celui qui, avec l’aide de la Papauté, en refera la lumière des Nations, la fille aînée de l’Eglise ?9 » Gilliot se définit, quant à lui, comme un « conservateur et un traditionaliste ». Quelques années plus tard, quand Jacques Chaban-Delmas lui demande de prendre la tête d’une liste des républicains sociaux pour les élections de janvier 1956, il lui répond : « Mon cher Président, je suis R.P.F., je ne suis ni républicain, ni social !10 » En réalité, Gilliot se situe dans la mouvance bonapartiste, comme il l’exprime dans une lettre à Monsabert en 1956 : « J’ai acheté et j’achète des lithographies de Maffet et Charlet, représentant des batailles et des scènes de la vie militaire du Premier Empire. J’en tapisserai ma maison. Je veux finir mes jours dans une atmosphère de gloire. Vive l’Empereur !... Ce pays ne veut pas faire d’effort, il n’a plus le sens de la grandeur et il a perdu toute fierté et tout esprit militaire : il en crèvera…11 »

14La Seconde Guerre mondiale a-t-elle constitué pour les militaires engagés plus tard dans le R.P.F. la première étape vers le gaullisme ? La réalité est aussi complexe – plus peut-être ? – chez les officiers que pour l’ensemble des Français.

15L’engagement dans le gaullisme politique se situe-t-il dans la continuité d’un ralliement à la France Libre ? Pour certains, comme Kœnig – le meilleur exemple –, Comiglion-Molinier, Sicé…, la réponse est évidemment positive12. Mais la plupart des grands noms de la France Libre ne se retrouvent pas dans le gaullisme politique. Au contraire, quelques-uns, comme Muselier et surtout le général de Larminat, s’y opposent avec vigueur.

16En fait, beaucoup de militaires gaullistes au temps du R.P.F. viennent de la Résistance intérieure : tel est le cas de Bénouville, mais aussi de plusieurs anciens cadres de l’O.R.A. comme les généraux Gilliot ou Noettinger et les colonels de Milleret ou Prat. Certains ont incontestablement été des maréchalistes et des giraudistes convaincus entre 1940 et 1943. Avec Giraud, beaucoup de ces officiers ont partagé l’anticommunisme, l’attachement à l’ordre et à la tradition chrétienne, l’hostilité à l’égard de la République. L’un d’entre eux, Monsabert ne cache pas son dégoût pour la politique, sa foi, ses idées contre-révolutionnaires et son anticommunisme : en 1942-1943, le farouche antigaulliste qu’il était ne se doutait pas qu’il deviendrait quelques années plus tard une des figures du gaullisme devenu un parti politique et un parlementaire du R.P. F…13 ! La plupart des officiers giraudistes venus plus tard au R.P.F. sont entrés dans la résistance tardivement, à la fin de 1942 ou au début de 1943, dans le cadre de l’O.R.A. Ainsi, le général Gilliot n’a pas rejoint son condisciple de Saint-Cyr à Londres et exerce d’importantes fonctions dans l’armée d’armistice, avant de devenir avec le général Frère, un des fondateurs de l’O.R.A., ce qui lui vaut d’être arrêté par les Allemands et déporté, en juin 1943. D’autres officiers, prisonniers de guerre, libérés tardivement, n’ont pas, pour des raisons diverses, rejoint de Gaulle, même si ultérieurement ils affirment en avoir eu l’intention : tel est le cas du colonel Soulet, empêché par une difficile situation familiale14.

17Pour Soulet, comme pour la plupart des militaires devenus gaullistes au temps du R.P.F., l’engagement est lié à la situation en 1947. Il est déterminé par leur situation personnelle, souvent très proche puisqu’ils appartiennent à une même génération. Beaucoup d’officiers atteignent les limites d’âge et entrent dans le cadre de réserve. L’engagement dans l’action politique est alors un moyen de retarder la retraite et d’entamer une nouvelle carrière, en 1947 et surtout en 1950-1951, quand le gaullisme a le vent en poupe : les généraux Billotte et Kœnig quittent l’armée d’active pour le R.P.F. De plus, s’engager dans le gaullisme, c’est, à leurs yeux, choisir une autre voie, différente de la politique traditionnelle. Billotte en avait déjà exprimé le souhait, en 1946, devant Blum qui lui demandait à quel parti il comptait adhérer : « Mais à aucun de ceux qui existent bien sûr. Avec un certain nombre de mes amis, dont la plupart sont gaullistes, je compte former un parti nouveau qui aurait de l’homme la même idée que vous mais qui aurait des conceptions plus concrètes, plus pratiques, plus réalistes que les vôtres pour lui donner les moyens de son épanouissement.15 »

18Mais, plus que leur avenir personnel, c’est surtout la réflexion sur la situation nationale et internationale, entre 1947 et 1951, qui conduit beaucoup d’officiers vers le gaullisme. L’adhésion est alors le fruit d’une conviction : l’armée et le pays tout entier sont gravement menacés.

19A l’intérieur, c’est l’impuissance du régime et le danger communiste, plus encore que l’affaiblissement militaire qui est mis en évidence, par les officiers entrés au R.P.F.A l’extérieur, c’est la menace soviétique, dans le contexte de la Guerre froide naissante, et les risques de perte de l’indépendance nationale ou des territoires d’outre-mer qui pèsent le plus. Trois exemples aident à comprendre le choix gaulliste de certains généraux. Selon Henri Lemer, c’est une analyse pessimiste de la situation nationale et de ses conséquences outre-mer qui conduit le général Catroux à franchir le pas : « Sans contester la légitimité du régime, il comprit rapidement, comme il le fit savoir au président Auriol, que le “système”, après s’être fourvoyé en Indochine, ne serait pas en mesure de régler les problèmes d’Afrique du nord. Ce constat d’impuissance le détermina à se tourner vers le R.P. F…16 » Le général Gilliot a expliqué, dans ses souvenirs, ses positions politiques dans les années d’après-guerre. En 1945, reçu par De Gaulle, il fait observer à son illustre camarade que sa popularité immense lui permettrait éventuellement, avec l’appui de l’armée, de gouverner sans tenir compte des votes du Parlement17. Il explique son entrée au R.P.F., deux ans plus tard : « j’avais la conviction profonde que le régime n’était pas le nôtre, ne permettant que la constitution de gouvernements de coalition éphémères et inconsistants, et qu’il menait, à une cadence accélérée, l’État à l’impuissance et le pays à l’anarchie... ». Quant au général Billotte, il quitte l’armée et entre au R.P.F. par hostilité envers la politique de la Quatrième République en matière de Défense nationale.

20Avant de constater que les espoirs mis par les militaires dans le gaullisme n’ont été que partiellement réalisés sous la Quatrième République, il importe d’apprécier l’action des officiers entrés au R.P.F. dans cette nouvelle force politique, entre 1947 et 1955.

21Leur place est, une fois encore, très variable selon les individus et surtout, selon la durée de l’engagement gaulliste actif. Certains ont quitté le R.P.F. bien avant la mise en sommeil du mouvement et même avant son éclatement. Quelques-uns n’ont fait qu’y passer. Ainsi, le colonel de Milleret, prestigieux chef de la Résistance dans le Sud-Ouest, sous le pseudonyme de Carnot, compagnon de la Libération, premier responsable du R.P.F. dans le Tarn-et-Garonne, est mis à l’écart du mouvement dès la fin de l’année 1947… Quelques-uns s’y investissent peu et si leur nom est associé à l’histoire du R.P.F., c’est de façon très épisodique, comme l’illustre l’exemple de Guillebon, dans la Somme. Le colonel Jacques de Guillebon, ancien chef d’état-major de Leclerc, compagnon de la Libération, ne joue qu’un rôle limité dans l’histoire du R.P.F. : candidat aux élections législatives de 1951, dans la Somme dont il est originaire, il exerce ensuite pendant deux ans les fonctions honorifiques de président d’honneur départemental avant de quitter la Somme et le R.P.F. en 195318. D’autres s’en éloignent pour cause de conflits internes : tel est le cas, en Charente, du général Guillebaud, un des fondateurs du mouvement gaulliste à Angoulême. En désaccord avec le délégué départemental et une partie des compagnons locaux, Guillebaud s’écarte du R.P.F., en 1950, pour rejoindre le parti paysan19. Tel est, surtout, le cas d’un des plus illustres militaires engagés dans le R.P.F., le général Catroux. Nommé en 1949, par de Gaulle, au Conseil national du R.P.F., Catroux n’y paraît plus à partir de février 1951 et démissionne officiellement du R.P.F. le 21 décembre 1951. Les raisons de son départ sont multiples, comme l’a montré son biographe, Henri Lerner : si le général Catroux a peut-être désapprouvé certaines tendances autoritaires du R.P.F., il s’en est surtout éloigné parce qu’il désapprouvait l’opposition du R.P.F. à la C.E.C.A. et son attitude sur les questions coloniales, qu’il jugeait trop conservatrice20.

22La place des militaires dans l’histoire du R.P.F. est, enfin, fortement liée aux fonctions exercées par ces officiers dans le mouvement gaulliste. Les plus actifs ont été les délégués régionaux et les délégués départementaux, à la base et les parlementaires, surtout à l’Assemblée nationale où ils s’investissent davantage que dans leur circonscription et où ils participent notamment à la commission de Défense nationale, présidée par Kœnig. En effet, dans les instances dirigeantes du mouvement gaulliste, le général de Bénouville est absent à toutes les réunions et Billotte intervient fort peu21. Les militaires sont, au contraire, très actifs, surtout dans les commissions de la Défense nationale du Conseil national du R.P.F. et lors des assises où ils sont chargés de présenter les grands rapports sur les questions militaires : ce sont ici leurs compétences professionnelles plus que leurs opinions politiques qui sont utilisées.

23Dans la contribution des militaires au gaullisme, entre 1947 et 1955, deux rôles méritent une attention particulière : d’une part, les officiers constituent pour le R.P.F. des organisateurs ou des candidats précieux pour leur notabilité et parfois leur prestige ; d’autre part, ils sont en première ligne dans le combat contre la C.E.D.

24Les militaires ont, ainsi, largement contribué à lancer et à installer le R.P.F. à travers le pays : Milleret dans le Tam-et-Garonne, Neuhauser à Belfort et Mazoyer dans le Bas-Rhin ont inscrit leur nom dans l’histoire des débuts du gaullisme, à l’échelle locale ou régionale. Les candidatures d’officiers, lors des élections législatives de 1951, ont été soigneusement réfléchies afin d’attirer les électeurs, en particulier dans les régions frontalières, marquées par les souvenirs des guerres. Ainsi, sur les douze officiers candidats gaullistes en 1951, six se présentent aux frontières du territoire, dont trois en Alsace-Lorraine22. L’exemple du général de Monsabert illustre parfaitement le vœu du R.P.F. de mettre la gloire militaire au service du Rassemblement, dans un combat électoral. En novembre 1950, la candidature de Monsabert est envisagée dans le Bas-Rhin, dans le cas où le général Kœnig n’accepterait pas ou ne pourrait pas être candidat. Pour expliquer cette proposition, le délégué régional du R.P.F. pour l’Alsace et la Lorraine écrit à Jacques Soustelle : « Strasbourg et le Bas-Rhin se souviennent qu’aux jours critiques de janvier 1945, c’est son corps d’armée qui les a défendus et sauvés. La popularité et la belle et juste légende qui l’entoure lui font une véritable auréole qui aurait en Alsace toute sa valeur...23 » Puis le nom de Monsabert a été évoqué comme tête de liste possible dans les Alpes-Maritimes, à Constantine, en Côte d’Or avant d’être retenu pour les Basses-Pyrénées. Et c’est dans ce département, tout près duquel il habite, que Monsabert est finalement élu. Si le succès local du R.P.F. s’explique surtout par la forte implantation gaulliste dans les villes de la Côte Basque, il tient aussi, comme l’explique le préfet, au lendemain de l’élection, à la personnalité de la tête de liste : « Monsabert a eu sa clientèle d’anciens combattants, en particulier Rhin et Danube, les Évadés de France (dont le président était candidat), les fils de tués etc. Sa campagne a d’ailleurs plu aux anciens combattants par son caractère militaire, patriotique et même cocardier, dans la forme et le fond.24 » Les officiers ayant exercé des responsabilités dans le R.P.F., à l’échelle locale, ont souvent pallié l’absence de notables. Ils ont, comme Monsabert ou Kœnig, apporté leur prestige. Ils ont mis au service du R.P.F. leur sens de l’organisation. Cela n’a pas été sans susciter parfois des tensions liées aux méthodes utilisées, ici ou là, par certains responsables gaullistes militaires. Parfois une sur-représentation des militaires au sein d’une petite équipe gaulliste locale (comme dans les Hautes-Pyrénées) contribue à alimenter les critiques contre le R.P.F., qualifié alors de formation paramilitaire et comparé à un mouvement fasciste25.

25Mais, en dehors du rôle local, pour installer le R.P.F. ou en porter les couleurs lors des élections, la contribution des militaires gaullistes à l’action du R.P.F. concerne principalement le combat contre le projet d’armée européenne. L’engagement très vigoureux du mouvement gaulliste dans cette bataille et son unanime hostilité au traité instituant la C.E.D. sont connus. Face à un tel enjeu, le R.P.F. a mobilisé toutes ses énergies, celle de son chef, le général de Gaulle, en premier lieu, mais aussi celles des plus grands noms militaires engagés dans les rangs gaullistes. Les plus actifs dans la lutte contre le C.E.D., parmi les militaires du R.P.F., sont les généraux qui siègent à l’Assemblée nationale, Kœnig, Billotte, Gilliot et surtout Monsabert. Ce dernier – tout comme Billotte – appartient, en 1952, à un Comité de défense de l’armée française, composé d’autres députés non gaullistes, tels Pierre André, Vincent Badie ou Georges Loustaunau-Lacau et de quelques autres généraux.

26Dès 1952, Monsabert participe à une série de réunions organisées par ce comité sur le thème : « La vérité sur l’armée européenne ». Il est ensuite, avec le général de Bénouville, un des patrons du Comité d’Action contre la C.E.D., dans lequel se retrouvent aussi Pierre André, J.B. Biaggi et Pierre Boutang. Un article qu’il signe en 1953 résume la position du militaire Monsabert : « Le mot de guet-apens n’est pas trop fort pour caractériser la façon dont une brochette de défaitistes, de technocrates et d’illuminés entend faire triompher le principe de l’armée européenne... On aurait pu croire que l’organisation des forces armées était quand même un peu du ressort des militaires. Eh bien, point du tout !... L’intégration européenne qu’on nous propose va au rebours de notre histoire. Elle ne fera qu’exalter les virtualités allemandes au détriment des nôtres. C’est, en définitive, notre âme qu’on nous demande. Ne faudrait-il pas, pour l’obtenir, qu’on nous passe sur le corps ?26 »

27Certes, les généraux gaullistes ne sont pas les seuls à s’élever contre la C.E.D. : les voix du maréchal Juin et du général Weygand et de quelques autres généraux. Serrigny, Touzet du Vigier, Revers, Pechot, Tricot-Dumas, Antoine (etc.) se font aussi entendre. Le R.P.F. ne pratique d’ailleurs pas d’exclusive dans un combat qui, à ses yeux, doit dépasser les clivages partisans. S’il le prouve en participant souvent, à la base, à des manifestations contre la C.E.D. avec les communistes, il en fait aussi la démonstration en diffusant un tract sur la C.E.D. intitulé « L’opinion des militaires », sur lequel figurent d’abord les avis de Juin et de Weygand – pourtant peu cités habituellement ! –, suivis de ceux de Kœnig, Monsabert, Gilliot etc.27 Pour la plupart des parlementaires gaullistes élus en 1951, le combat contre la C.E.D. constitue une des actions majeures de leur mandature, en tout cas celle dans laquelle ils se sont le plus engagés. Ainsi, la première intervention que Monsabert souhaitait faire au Palais-Bourbon concerne le projet d’armée européenne et le texte qu’il a préparé est révélateur : « Je m’excuse, commence-t-il, de paraître pour la première fois à cette tribune dans une circonstance qui pourrait laisser croire que j’y viens accomplir une manœuvre politique... Bien au contraire, je m’y suis décidé, parce qu’il s’agit de la question la plus nationale qui soit et fort au-dessus des partis : l’avenir de l’armée française et, avec elle, de la France...28 ». Ainsi, le général Billotte s’oppose à la C.E.D. dès 1951 et y consacre l’essentiel de ses interventions au Parlement, entre 1952 et 1954. Enfin, le général Gilliot place son activité contre la C.E.D. au premier plan dans son bilan parlementaire et raconte comment il fit une « campagne acharnée contre la C.E.D., tant à la Commission de la Défense nationale que dans les couloirs »... auprès de collègues de qui tout le séparait, sauf leur horreur commune de la C.E.D. Et il explique les motifs de cette virulence : « dans la C.E.D., je voyais un pas décisif vers cette Europe politique supra-nationale qui, en raison même de l’instabilité et de l’impuissance de nos gouvernements, serait obligatoirement dominée par l’Allemagne, à la merci de laquelle nous nous trouverions surtout, si, par malheur, elle réussissait un jour à se réunifier. L’Europe supranationale, c’eût été la résurrection de l’Empire de Charlemagne ou plus précisément le “Mittel Europa” de Hitler dans lequel la France se dissoudrait.29 » La méfiance à l’égard de l’Allemagne apparaît prioritaire, dans ces propos de généraux, parmi les motifs d’hostilité à la C.E.D., plus encore que la supranationalité.

28L’ardente campagne menée par les généraux gaullistes contre la C.E.D., dans la presse ou dans des conférences, conduit, en 1953, le gouvernement à un rappel à l’ordre « pour manquement aux règles de la discipline » : un officier de réserve ne peut sans en avoir obtenu l’autorisation faire mention de son grade, dans une publication ou une conférence « ayant trait à l’armée, à des opérations militaires de guerre ou à la politique militaire du Gouvernement »30. Ce rappel montre combien les autorités sont conscientes de l’influence que les positions des généraux peuvent exercer dans l’opinion. Monsabert ne se laisse pas impressionner et répond indirectement, dans la presse, un mois plus tard : « La Grande Muette ? Oui, à l’extérieur. Mais on est bien mal venu de se scandaliser de quelques explosions de soupape quand on bouche trop la chaudière. Que viennent alors la grande épreuve, la guerre et la défaite, alors on se retourne vers les muets et on leur dit : pourquoi n’avez-vous donné votre démission en voyant les conséquences des mesures politiques ?31 »

29Mais le combat contre la C.E.D. a été largement mené par les gaullistes. Les militaires gaullistes sont-ils alors vraiment différents de l’ensemble des compagnons qui ont suivi de Gaulle dans l’aventure du R.P.F.?

30Les militaires gaullistes ou plus exactement les plus illustres d’entre eux, mieux connus, ne constituent pas un groupe plus uni que les autres compagnons du Rassemblement. Ainsi, les divergences sur l’attitude à adopter à l’égard du régime, à partir de 1952, conduisent à de vifs désaccords, brutalement exprimés par eux, discrètement sur le moment, plus vigoureusement avec le recul. Le général Billotte fait parti des plus attaqués par ses collègues militaires : il est, certes, un des vingt-sept députés R.P.F. qui votent, le 6 mars 1952, l’investiture d’Antoine Pinay et il devient un des chefs de la dissidence. Gilliot le place parmi les hommes « dont les noms doivent être cloués au pilori, car ils ont trahi leur serment »32. Mais d’autres officiers élus en 1951, tels Kœnig et Comiglion-Molinier, sont également sévèrement jugés par leurs collègues pour une raison identique, leur adhésion au régime. Si Kœnig n’a pas été reconnu par l’armée, il ne fait non plus l’unanimité dans les rangs du R.P.F., dès 1951, et encore moins dans la mémoire gaulliste, de nos jours.

31En se divisant, comme les autres élus gaullistes, à partir de 1952, les militaires du R.P.F. ne montrent-ils pas qu’ils ne présentent pas de spécificité liée à leur parcours antérieur ? Il serait excessif de tirer d’un seul épisode de la vie du R.P.F. un jugement d’ensemble. En fait, la réponse doit être nuancée. Il est vrai que les militaires gaullistes partagent un certain nombre de points communs avec les autres compagnons. L’adhésion au R.P.F. permet un véritable amalgame entre des soldats ayant effectué, entre 1940 et 1944, des choix différents. L’attitude à l’égard du pouvoir et des partis politiques, à partir de 1952, ne les distingue pas des autres gaullistes. Trois des généraux élus sous l’étiquette R.P.F. participent à des gouvernements entre 1953 et 1955 (Comiglion-Molinier, Kœnig, Billotte) tandis que d’autres, comme Commentry ou Gilliot s’en offusquent. Certains s’engagent dans le parti de Jacques Chaban-Delmas et vont jusqu’à porter ses couleurs lors des élections de 1956 (Kœnig, Monsabert), d’autres refusent, comme Gilliot ou Commentry qui, en 1955, ne revient pas de l’Assemblée avec un bon souvenir et, selon le préfet, « le dit d’ailleurs trop »33. Quant à Gilliot, il a le sentiment que le R.P.F. a failli à sa mission, c’est-à-dire combattre le régime et ramener de Gaulle au pouvoir, et il préfère « retourner planter ses choux »34. La lutte contre la C.E.D. a été, pour ces militaires, comme pour l’ensemble des compagnons, déjà séparés dans leur attitude face au régime, le dernier combat commun, au temps du R.P.F.

32Mais, malgré ces similitudes avec les autres membres du R.P.F., les militaires gaullistes présentent un certain nombre de traits communs, spécifiques. Globalement, ils sont plus âgés que les autres responsables gaullistes pour une raison évidente, liée à l’impossibilité pour eux de se lancer dans la politique tant qu’ils sont en activité. Conséquence assez logique de cet âge plus avancé, les « carrières » des militaires engagés dans le R.P.F. sont plus courtes, dans l’ensemble, que celles des autres cadres gaullistes, même s’il existe des exceptions (Billotte et Guillain de Bénouville entre autres). Les militaires gaullistes se distinguent aussi par leur origine politique : presque tous viennent de la droite, alors que dans l’ensemble des cadres du R.P.F., l’appartenance politique antérieure est beaucoup plus variée. Cela explique, en partie, pourquoi ils se distinguent, dans le long terme, par une plus grande fidélité au gaullisme, alors que beaucoup d’autres responsables et surtout élus du R.P.F. ont glissé vers d’autres formations politiques. Enfin, la plupart des militaires qui se sont engagés dans le R.P.F. l’ont fait parce qu’ils avaient en commun avec de Gaulle « une certaine idée de la France ». Leur milieu d’origine et leur formation souvent, leur expérience de la guerre – parfois douloureuse – et leur réflexion d’après-guerre les portent vers le gaullisme, plus par raison que par sentiment. Plus que l’attachement à de Gaulle, c’est la dimension nationale et internationale de la France qui les préoccupe avant tout. Malgré un faible intérêt – pour ne pas dire souvent un mépris – pour la politique, c’est la conviction d’un grave affaiblissement du pays qui les conduit à s’engager dans la politique active et dans un mouvement qui se veut au-dessus des partis. Leur rôle dans le gaullisme d’opposition, entre 1947 et 1955, est, au total, modeste, mais non négligeable, en particulier en 1951 pour renforcer les rangs gaullistes à l’Assemblée nationale et entre 1952 et 1954, pour faire échouer la C.E.D. Si le rejet par la France de la C.E.D. est, selon l’expression du général de Gaulle, « depuis huit années, le premier signe d’une salutaire évolution », les officiers gaullistes peuvent se féliciter d’y avoir contribué35. Mais, pour le reste, leur échec est celui du R.P.F. tout entier.