L’œuvre des militaires de la commission de réorganisation de l’armée, 1871-1875
p. 293-302
Texte intégral
1En 1871 commence pour la France une longue période de réflexions et de réformes militaires qui, en dépit d’atermoiements divers, conduisent au retournement salutaire de la Marne et à la coûteuse victoire de 1918. Pour ce faire, l’outil de guerre se débarrasse de l’essentiel des structures, de certaines rites et modes de pensée propres à la petite armée de métier du Second Empire. La transition s’opère par la volonté du législateur qui entreprend, au lendemain d’une défaite sanctionnant le vieillissement de l’organisation militaire française, une refonte complète des structures entre 1871 et 1875. En moins de cinq ans, la France militaire change complètement de système d’hommes. Ce dernier annonce également un changement du système d’armes achevé seulement vingt ans plus tard avec l’adoption du canon de 75, dernier élément devant équiper une armée de masse.
2A la clef de ces réformes fondamentales, un petit parlement, la commission de réorganisation de l’armée. De 1871 à 1875, siégeant de façon permanente, émanant d’une seule Chambre, ce qui renforce leur autorité, trois organismes prestigieux fondent juridiquement la Troisième République. Il s’agit des commissions du budget, des lois constitutionnelles et de la réorganisation de l’armée. Cette dernière se démarque des organismes qui l’ont précédée ou des commissions ad hoc qui vont suivre : il n’y a pas de place pour l’amateurisme et l’absentéisme, maladie endémique parlementaire, en raison de la gravité de l’heure et du débat. De plus cet organisme de quarante-cinq membres a la particularité de compter vingt-sept officiers.
3A l’origine des réflexions devant conduire à de nouvelles structures militaires, le constat de la défaite. Comme le dit le préambule du premier rapport de la commission de réorganisation de l’armée remis sur le bureau de l’Assemblée le 19 août 1871 : « Messieurs, les grands désastres renferment de grands enseignements : la sagesse consiste à les comprendre, le courage, à en profiter »1.
4On conçoit, dès lors, la volonté d’entreprendre la réforme essentielle du recrutement avant d’organiser les structures de l’armée française.
Le précédent de la commission Jauréguiberry
5Selon l’expression de Daniel Halévy, la France de « l’année terrible » est une nation pénitente2. Le choc de la défaite est tel que les anciens ostracismes tombent : les militaires sont de nouveau invités à participer à la vie de la Cité. Un des derniers actes importants du gouvernement de la Défense nationale pour les législatives du 8 février 1871 est d’appliquer la loi du 15 mars 1849 redonnant aux militaires le droit de vote et l’éligibilité3. En comptant les officiers démissionnaires, l’Assemblée nationale de 1871 offre la particularité de disposer d’environ 6 % du personnel parlementaire issu des rangs de l’armée4.
6Bon nombre de ces militaires se retrouvent d’abord dans une première commission réunie du 19 au 26 février 1871 pour éclairer l’Assemblée sur l’état des forces militaires. Il s’agit de la commission dont le rapporteur est l’amiral Jauréguiberry, héros de la victoire de Coulmiers, le 9 novembre 1870, qui, pour quelques semaines, redonna Orléans aux troupes françaises5. Cet organisme de cinquante membres, dont près de la moitié officiers, donne la clef de la présence de militaires dans un Parlement réuni d’abord à Bordeaux : la France a besoin d’experts pour comprendre les causes de sa défaite. Tous les militaires membres de la commission Jauréguiberry ont combattu pour le gouvernement de la Défense nationale. On les retrouve pour la plupart dans la commission de réorganisation de l’armée, il s’agit, entre autres, des généraux Frébault, Chanzy, Loysel, Chabaud-Latour et Martin des Pallières.
7Le rapport de la commission Jauréguiberry, d’abord communiqué à un comité secret6, est publié au Journal Officiel le 3 mai 1871, soit sept jours avant la signature du traité de Francfort. Sans aucune complaisance, le rapport Jauréguiberry dresse le constat de la défaite de la Nation. Formés par la volonté de l’amiral Fourichon, de Freycinet et de Gambetta, les douze corps d’armée à l’effectif théorique de 534 452 hommes au 3 février 1871, sans compter les 132 000 hommes de la classe 1871 que le gouvernement de la Défense nationale ne peut armer, ne sont qu’un « embarras et une source de désordre »7. Au 3 février 1871, la commission estime qu’on ne peut compter hors de Paris que sur 205 000 hommes aptes au combat appartenant aux régiments de marche et de mobiles, plus 14 474 braves, c’est-à-dire marins et soldats de marine ainsi que quelques centaines de zouaves. La deuxième constatation essentielle que fait la commission Jauréguiberry concerne la qualité des cadres. Une armée ne vaut que ce que valent ses cadres. Cette évidence, cruellement ressentie depuis la défaite de l’armée impériale en 1870 entraînant la captivité de la plus grande partie des officiers, est exprimée en ces termes : « Nos soldats lutteraient avec plus d’opiniâtreté et ne se débanderaient pas si les cadres de nos régiments étaient mieux composés8. »
8En rejetant l’explication toute faite, maintes fois entendue depuis Wissembourg, la trahison, la commission Jauréguiberry donne la clef du débat de fond qui s’engage à l’Assemblée : plus que l’infériorité en matériels, c’est bien l’insuffisance en qualité et en nombre des hommes qui commande l’arrêt des combats. En conséquence, la commission de réorganisation de l’armée se met immédiatement au travail pour reforger l’épée.
Les honorables membres
9Créée par la loi du 17 mai 1871, la commission relative au recrutement et à l’organisation des armées de Terre et de Mer, comporte quarante-cinq membres, chacun des quinze bureaux9 de l’Assemblée ayant désigné trois représentants. Cette commission se réunit dans une salle attenante au théâtre du Palais de Versailles où siège le Parlement. L’œuvre de cet organisme appelé aussi commission de réorganisation de l’armée, commission des quarante-cinq, ou commission Chasseloup-Laubat, doit beaucoup à son rapporteur. Élu de tendance centre droit de la Charente inférieure, conscient de la grandeur de la tâche, le marquis de Chasseloup-Laubat a la délicatesse de ne s’inscrire à aucun groupe parlementaire en dehors de la paisible réunion libre-échangiste « Liberté commerciale »10. Son président, Lasteyrie, et ses deux vice-présidents, le général baron de Chabaud-Latour et l’amiral de Montaignac, tous membres du centre droit, ont des rôles plus discrets. Le secrétariat offre un subtil mélange politique et militaire. Il compte un centre gauche (Bethmont), un centre droit (Chaper), et deux légitimistes (le marquis de Mornay et le colonel Carron).
10Le classement des honorables membres, et l’adjectif n’est pas usurpé étant donné la grande tenue des débats et l’estime réciproque que se vouent les parlementaires, est une entreprise délicate à une époque de flou politique où les groupes parlementaires ne sont pas nettement constitués. Le sociologue Bomier-Landowsky11 a tenté un classement par groupes en essayant de les distinguer nettement les uns des autres. Ce système a le défaut de ne pas tenir compte des doubles ou triples appartenances dont l’historien Rainer Hudemann12 a montré toutes les subtilités. Ainsi, le général Ducrot, membre de la commission Chasseloup-Laubat, représentant légitimiste de la Nièvre, brouille les pistes en s’inscrivant à la réunion Saint-Marc Girardin (centre droit) et à la réunion Colbert (légitimistes libéraux). Le général de division Martin des Pallières, un des héros de Bazeilles et de Coulmiers, élu monarchiste de la Gironde, refuse quant à lui de s’inscrire à un groupe sauf à la réunion des agriculteurs. Il nous semble donc préférable de tenter un classement établi non sur ces organismes fluctuants mais fondé sur les grandes sensibilités politiques reconnaissables aux professions de foi et lors des votes majeurs de l’Assemblée13. Encore faut-il rester prudent, plus particulièrement pour les officiers élus : en 1871 beaucoup de députés demeurent réfractaires à une étiquette politique, nombre d’entre eux proviennent d’une liste conservatrice unique aux contours très vagues. Un des militaires les plus difficiles à classer, le général Loysel, non-inscrit, membre de la commission des quarante-cinq, élu d’Ille-et-Vilaine, vote le plus souvent avec l’opposition républicaine : il devient donc possible de le classer parmi les élus de la gauche modérée.
11En 1871, les tendances politiques de la commission Chasseloup-Laubat se répartissent ainsi :
– Bonapartistes | : 3 |
– Légitimistes | : 14 |
– Droite modérée | : 16 |
– Gauche et gauche modérée | : 12 |
– Extrême gauche | : 0 |
12L’absence de tout représentant de l’extrême gauche obéit aux consignes d’abstention données par Gambetta non encore réélu au moment où la commission est formée. Cette commission, qui a pour ambition de ne réunir que des sages, représente à peu près les grandes tendances politiques de l’Assemblée, avec toutefois un nombre plus élevé de modérés du centre droit et du centre gauche. Les militaires ne forment pas d’entité distincte, ils sont harmonieusement répartis des bonapartistes à la gauche modérée sans constituer en aucune façon un noyau conservateur irréductible. Une commission chargée d’élaborer une loi instituant le service militaire obligatoire et personnel ne peut trop faire appel aux ultra-conservateurs. En fait, plus que les critères politiques, ce sont les compétences de chacun qui décident de la nomination des honorables membres. Tous les généraux de l’Assemblée ne font pas partie de la commission des quarante-cinq, comme les généraux Mazure et Chabron qui étaient pourtant membres de la commission Jauréguiberry.
13Vingt-sept élus de la commission ont donc été ou sont des officiers. Quinze officiers généraux ou supérieurs d’active défendent les intérêts de l’Armée et de la Marine. Cette dernière est représentée par les amiraux Dompierre d’Homoy, de Montaignac, Saisset, et le vice-amiral La Roncière le Noury. Ils ont tous exercé, sauf Montaignac, des fonctions importantes dans le gouvernement de la Défense nationale ou à la tête des unités levées par Gambetta.
14Toutes les armes et les troupes d’outre-mer se trouvent représentées. Par ordre d’importance numérique :
– l’État-Major | : généraux Billot, Loysel, Trochu : généraux Billot, Loysel, Trochu |
– l’infanterie | : général Ducrot, colonel Carron : général Ducrot, colonel Carron |
– le génie | : généraux Chabaud-Latour et Chareton : généraux Chabaud-Latour et Chareton |
– l’artillerie | : général Pélissier : général Pélissier |
– l’Armée d’Afrique | : général Chanzy : général Chanzy |
– les troupes de marine | : général Frébault (artillerie), : général Frébault (artillerie), général Martin des Pallières (infanterie) |
15Une absence remarquée, celle du duc d’Aumale ; il ne peut venir siéger à l’Assemblée que le 19 décembre 1871 après un débat confus sur le retour des familles princières. Cette arrivée compense le départ du général Ducrot nommé le 1er septembre 1872 au commandement du 8e Corps d’armée, cette responsabilité entraîne peu après sa démission comme représentant. Parmi les officiers de l’armée de terre nommés à la commission, tous, sauf le général Chareton, ont participé à la guerre de juillet 1870 à février 1871. Ce choix délibéré s’explique par la difficulté rencontrée par les cadres prisonniers à se faire élire lors du scrutin du 8 février, mais aussi par la volonté de disposer d’hommes expérimentés ayant vécu les deux périodes du conflit, celle de l’armée de métier et celle des levées de la Défense nationale. Cette exigence explique la cohabitation entre le général Ducrot, légitimiste militant, et les généraux Billot et Pélissier inscrits à la Gauche républicaine.
16En ce qui concerne les officiers retraités, on ne trouve guère que Combarieu, capitaine de frégate mis à la retraite en 1869 et réactivé en 1870. Plus nombreux sont les cadres démissionnaires, dix au total. Quatre sont trop âgés pour avoir repris du service lors de la guerre franco-prussienne. Il s’agit d’Acloque, de Flye-Sainte-Marie, du duc d’Harcourt, et du marquis de Vogüe. Les motifs de démission vont des raisons politiques (rejet des Orléans pour Vogüe en 1830, ou élection au Corps législatif pour le baron de Vast-Vimeux en 1852), à l’héritage du patrimoine foncier (Abboville, Carayon-Latour, duc d’Harcour) et aux motivations personnelles (colonel Chadois, Chaper et comte Octave de Bastard).
17Le capitaine de La Rochetulhon est le seul officier qui représente les troupes auxiliaires levées par Gambetta. Ce grand propriétaire terrien de la Vienne, tardivement venu au métier des armes, fut nommé par la Défense nationale commandant d’une compagnie de gardes mobiles servant au Mont Valérien.
18La commission Chasseloup-Laubat offre une autre particularité. Parmi les militaires, seul le colonel de Chadois est aussi membre d’une autre commission, celle que préside le général Changarnier, dite commission de révision des grades. Celle-ci opère une discrète épuration du corps des officiers, dont le colonel Denfert-Rochereau est une des victimes, au bénéfice des cadres conservateurs rentrant de captivité14.
19Telle est donc la commission à laquelle incombe la lourde tâche de préparer les nouvelles lois organiques militaires. Le travail commence à partir d’orientations préalables afin d’éviter tout danger de dispersion.
Le choix de la nation armée
20Dans notre thèse d’État publiée, nous avons montré comment la France profonde s’exprime dans le débat national mettant en cause la refonte de l’outil de guerre15. Le travail de la commission Chasseloup-Laubat est facilité par cette perception du pouls de l’opinion. Du 27 mars 1871 au 8 juillet 1874, les quarante-cinq reçoivent cent cinquante-neuf pétitions, soit plus du double que lors du précédent débat militaire de 1868 à propos de la loi Niel. En matière de rénovation militaire, le choix de la Nation s’exprime par ces chiffres : trente-trois pétitions demandent une réorganisation de l’armée. Par ailleurs, vingt-deux concernent l’appel sous les drapeaux : deux pétitions rejettent la conscription tandis que vingt autres réclament la mise en place rapide du service obligatoire sans que soit précisée sa durée. Une certaine résistance du monde rural se perçoit à travers quatorze pétitions visant à maintenir le remplacement. Quatre d’entre elles viennent du Puy-de-Dôme, département gros pourvoyeur de remplaçants.
21Autre phénomène d’importance qui démontre l’intensité du débat national, outre trente-cinq propositions de loi dues à des civils, la commission Chasseloup-Laubat reçoit ou a connaissance de quatre-vingt-sept propositions de loi signées par des militaires. Pour la seule et unique fois de son histoire sous la République, en 1871-1872, l’armée parle, en dépit des rappels au devoir de réserve signés par le ministre de la Guerre, le général de Cissey. Sur ces quatre-vingt-sept propositions venant de tous les milieux militaires, y compris celui des sous-officiers, ce qui est exceptionnel, soixante condamnent l’armée de métier en réclamant le service militaire personnel, c’est-à-dire sans les remplaçants accusés d’avoir sapé par leur manque d’enthousiasme patriotique le moral de l’armée en 1870. Enfin, deux membres de la commission Chasseloup-Laubat entrent à leur tour dans l’arène en déposant sur le bureau de l’Assemblée deux propositions de loi. Le 21 avril 1871, le général de division Martin des Pallières signe un texte assez vague en vue de restaurer l’antique esprit militaire. En revanche, le général Chareton, polytechnicien, officier du génie ayant combattu en Algérie, en Crimée et à Sedan, représentant de la Drôme inscrit au groupe de la Gauche républicaine de Jules Ferry, dépose le 18 juillet 1871 une proposition de loi en faveur de la Nation armée.
22Mais cette définition des gros bataillons n’a rien à voir avec le peuple en armes. Le premier travail de la commission des quarante-cinq est, en effet, de mettre un terme aux séquelles de la Commune en préparant un texte vouant aux gémonies les gardes nationales. Parmi les pétitions reçues par la commission Chasseloup-Laubat, huit réclament la suppression de la garde nationale et une seule son maintien16. Cinq propositions de loi réclament sa survie et huit sa suppression. Le 6 juillet 1871, l’ex-lieutenant de vaisseau Vandier, représentant de la Vendée et inscrit à la réunion Saint-Marc Girardin du centre droit, dépose sur le bureau de l’Assemblée une proposition de loi demandant la dissolution des gardes nationales. Cent soixante-trois de ses collègues de la droite et de l’extrême droite signent ce texte et réclament l’urgence sur fond de ruines fumantes de la Commune. Jules Grévy, président de l’Assemblée, préfère suivre le règlement de la Législative de 1849, et renvoie la proposition devant la commission d’initiative parlementaire. Celle-ci conclut à la prise en considération et fait suivre, pour étude, à la commission des quarante-cinq.
23Dès le 4 août les membres de cet organisme se réunissent et trouvent un défenseur inattendu des gardes nationales : M. Thiers. Celui-ci craint le danger politique de confier la cité au soldat de la Nation armée toujours à même d’être séduit par un nouveau Bonaparte17. La commission passe outre et remet un rapport condamnant la garde nationale. Le 24 août 1871, par 502 voix contre 127, l’Assemblée dissout les corps de gardes nationaux. Et le général Chanzy, rapporteur du projet au nom des quarante-cinq, de conclure : « [...] conçue comme moyen de résistance à l’oppression, elle ne se concevait plus avec le suffrage universel18 ». Il reste seulement à ajouter le corollaire de ce mode d’élection directe : le service militaire universel et personnel.
24A ce propos, la première séance de travail a lieu le lundi matin 29 mai 1871 ; la commission décide que les travaux préparatoires seront réalisés par quatre sous-commissions consacrées, dans l’ordre, au recrutement et à l’organisation de l’armée de Terre et de Mer, aux cadres et écoles, à l’administration, et, enfin à la marine. Ces organismes doivent émettre des avis circonstanciés afin que la commission, réunie en séance plénière, puisse statuer définitivement sur telle ou telle question avant la rédaction d’un rapport, remis le 12 mars 1872 et devant servir de fil conducteur aux débats de l’Assemblée avant le vote de la loi sur le recrutement adoptée le 27 juillet 1872. A titre d’exemple, la question du nouveau système de levée des hommes permet de comprendre comment travaillent les quarante-cinq.
25La clef de voûte de l’ensemble des réformes dépend des questions préalables posées par la sous-commission du recrutement forte de dix membres dont les généraux Billot, Frébault, Pélissier et Trochu. Elle décide de soumettre quatre questions aux quarante-cinq : le service militaire sera-t-il déclaré obligatoire pour tout Français ? Quelle sera la durée du temps d’incorporation dans l’armée active et dans la réserve ? Y aura-t-il des exemptions pour défaut de taille ? Y aura-t-il dans la loi nouvelle d’autres exemptions et dispenses légales ? Toutes ces interrogations découlent moins d’une question de principe inhérente au service obligatoire, dont tous reconnaissent la nécessité, que d’un doute sur les possibilités financières d’une nation déjà soumise par le vainqueur à une lourde indemnité de guerre. Conscients de l’accumulation des malheurs ayant frappé la patrie (destructions de la guerre et de la Commune, réquisitions de l’occupant, très mauvaises récoltes dues aux intempéries de 1871-1872, grave peste bovine, et début d’épidémie de typhus), les députés reculent devant des mesures trop radicales de prélèvements fiscaux.
26Ainsi, au soir du 29 mai, les experts de la sous-commission du recrutement affirment que le service obligatoire ne pourra être égal pour tous. Se dessine l’image d’un « bataillon sacré » formé de soldats expérimentés et, d’autre part, des recrues moins entraînées et incorporées pour une durée qui reste à définir. Parmi les membres de la sous-commission, seul le général Billot demeure sceptique sur les mérites d’un tel système d’hommes, l’obligation du service ne pouvant se concevoir sans égalité19. La sous-commission des cadres et écoles vient épauler la démonstration du service inégalitaire dont Chasseloup-Laubat se fait le défenseur. Elle lui fait parvenir une note dans laquelle elle démontre que les nécessités budgétaires empêchent que toutes les recrues déclarées aptes soient incorporées. De façon précise, cet organisme propose, en conservant le tirage au sort, d’appeler la première partie du contingent, soit 75 000 hommes par classe, pour quatre ans de service actif. Quant à la deuxième partie, soit 60 000 recrues, il serait nécessaire de la garder pour une durée variable de six mois à un an20.
27Le 20 juillet 1871, la première sous-commission présente son avant-projet de loi fondé sur les principes suivants : tout Français de vingt à quarante ans doit le service militaire, il n’y a ni prime d’engagement ni possibilité de remplacement, le temps de service est de quatre ans dans l’armée active, cinq ans dans la première réserve, trois ans dans la seconde réserve et huit ans dans la troisième réserve. L’esprit de la loi de 1872 est contenu dans cette ébauche qui, malgré l’injustice d’un service inégalitaire, affirme que celui-ci est personnel. C’est la fin du remplacement toléré depuis l’instauration de la milice à la fin du règne de Louis XIV.
28L’autre réforme fondamentale est le symbole de la Nation armée. Il n’est plus question de se laisser surprendre comme en 1870. Echaudés, les députés ont compris que rien ne s’use plus vite qu’une armée active. D’où l’importance des réserves et l’amorce d’un processus qui conduit au réflexe de la Marne et de la longue guerre d’endurance de 14-18.
29Certes, le projet de loi sur le recrutement a toutes les subtilités et les défauts d’un compromis. Le général Trochu en est conscient. Les 22 et 24 juillet 1871, devant les quarante-cinq réunis en séance plénière, il résume parfaitement les trois conditions inconciliables : le nombre, la qualité et les impératifs budgétaires. Seul le général Chareton émet un doute à propos de la survivance de l’archaïque tirage au sort : « Le système qui vous est offert est une mauvaise transaction21 ». Mais, à l’unanimité, le principe du service obligatoire est adopté. La commission doit ensuite ferrailler avec le Président de la République, Adolphe Thiers, irréductible partisan de l’armée de métier qui finit par imposer cinq ans de service actif, durée d’incorporation qui ne sera jamais accomplie faute de moyens financiers et de casernes alors en construction22.
Les autres choix fondamentaux
30La loi du 27 juillet 1872 donne un effectif d’environ 500 000 hommes sous les drapeaux. Cette pièce maîtresse de l’édifice conditionne tous les autres choix. La commission Chasseloup-Laubat accomplit par la suite une œuvre essentielle de soutien aux efforts du gouvernement sous deux formes : une approbation sans réserve pour le réarmement secret, et une participation active, grâce aux militaires spécialistes qui la composent, à la nouvelle organisation de l’armée française. Entre les ministres de M. Thiers et le législatif, il y a dans ce domaine une complète coopération et une complémentarité. Retremper l’épée est la priorité absolue qui l’emporte même sur l’urgence de relever les monuments parisiens23.
31Les séances publiques de l’Assemblée servent de paravent à un réarmement mené tambour battant. L’occupant ne doit rien en savoir afin qu’il évacue le plus rapidement possible le territoire au fur et à mesure du paiement anticipé de l’indemnité de guerre. Les dépenses extraordinaires échappent initialement au Parlement avec son accord. A partir de 1871 et jusqu’en 1878, le réarmement est camouflé par un « compte spécial de liquidation de guerre ». Pour la seule année 1871, les crédits qui lui sont alloués sont de 554 millions. Thiers et son ministre de la Guerre, le général de Cissey, viennent régulièrement en informer les commissions du budget et de réorganisation de l’armée. Selon une procédure qui nous échappe, les généraux membres de la commission des quarante-cinq y participent activement. Le 23 avril 1872, le général baron Chabaud-Latour, député du Gard et président du Comité (ministériel) des fortifications, informe ses collègues que les arsenaux fabriquent 30 000 chassepots par mois24. Le 9 juillet 1872, le chef de l’État, au cours d’un de ses discours-fleuve dont il a l’habitude, informe les quarante-cinq des progrès réalisés dans le domaine de l’artillerie. Il s’agit du matériel à chargement par la culasse du colonel Reffye, en attendant de plus gros calibres capables de porter à plus de 10 000 mètres25.
32La commission Chasseloup-Laubat donne également son aval à un organisme spécialisé et encore secret : le Comité de défense chargé de la construction des places fortes. L’initiative vient du général Ducrot. Le 3 mai 1872, il dépose sur le bureau de l’Assemblée une proposition de loi en ce sens. En dépit des réserves du général Frébault, qui rappelle que les désastres de 1870 ont aussi pour origine la manie du secret du Second Empire, le chef de l’État, entendu par les quarante-cinq, les 9 et 10 juillet 1872, parvient à se faire donner carte blanche afin que seul l’exécutif nomme les membres de ce comité et le contrôle26. Le général de Cissey, premier commis de M. Thiers, selon l’expression de Georges Gugliotta27, y fait siéger dix spécialistes des fortifications et de l’artillerie, dont quatre membres de la commission Chasseloup-Laubat : les généraux Frébault, Ducrot, Chanzy, et de Chabaud-Latour28.
33Cette très étroite collaboration entre les organes secrets mis en place par l’exécutif et la commission des quarante-cinq représentant le législatif se retrouve également lors de la nomination, le 5 octobre 1872, des membres du Conseil supérieur de la guerre29. Créé par décret le 27 juillet 1872, réuni par le Président de la République à l’Élysée, cet organe consultatif compte vingt membres. Deux d’entre eux représentent la commission de réorganisation de l’armée : le général de Chabaud-Latour et le duc d’Aumale, nouvellement élu à l’Assemblée. A l’origine, le Conseil supérieur de la guerre fonctionne en complément du Comité de défense en matière de fortifications, mais il s’occupe aussi des questions de personnel, de matériel, d’armement, d’administration...
34Le second axe d’effort de la commission Chasseloup-Laubat concerne la réorganisation proprement dite de l’armée. Il s’agit d’articuler le système d’hommes. Dans un premier temps, on constate une période d’incompréhension entre M. Thiers et l’Assemblée. Les militaires de la commission des quarante-cinq et ceux du Conseil supérieur de la guerre, reflétant le vœu de l’ensemble du commandement, souhaitent un recrutement mixte : national pour les troupes actives et régional pour les réserves. Toujours ardent défenseur de l’armée de métier, contre l’avis de son ministre de la Guerre, M. Thiers est favorable à la concentration napoléonnienne d’une masse de manœuvre sur la frontière de l’Est. Il faut attendre l’élection du maréchal de Mac-Mahon à la présidence de la République en 1873 pour que soit possible la mise en place, sur le modèle prussien, de dix-huit corps d’armée métropolitains. Chacun d’eux, plus le 19e Corps pour l’Algérie, correspond à une région militaire. Ce découpage administratif de la France garantit la mobilisation par une convocation rapide des réserves dont le nombre d’unités double celui des troupes actives. Seuls les bataillons de chasseurs à pied ne sont pas endivisionnés pour une utilisation plus souple aux frontières. L’ensemble de ces mesures se retrouvent dans la loi sur l’organisation de l’armée adoptée le 24 juillet 187330.
35Enfin, grâce aux travaux préparatoires de la seconde sous-commission, celle des cadres et des écoles, en étroite collaboration avec l’administration de la Guerre, la commission des quarante-cinq parachève l’œuvre de renaissance militaire de la France en préparant le rapport à l’origine de la loi des cadres et effectifs du 13 mars 1875. En ce qui concerne le nombre, le législateur entérine la constitution des cent quarante-quatre régiments de ligne (cent vingt-quatre unités équivalentes en juillet 1870), fruit des efforts de la Défense nationale (régiments provisoires) et du réarmement clandestin. Chaque régiment, correspondant à une subdivision de région militaire, est porté à quatre bataillons de quatre compagnies chacun. La création de ces quatrièmes bataillons sert de prétexte à la première crise majeure franco-allemande. Mais les inquiétudes de Berlin viennent aussi du fait que cette troisième grande loi organique de la Troisième République donne la composition détaillée de tous les effectifs tant sur le pied de paix que sur le pied de guerre. Le temps du secret est révolu, la France n’a plus à cacher l’épée reforgée. Les cadres sont permanents et leur nombre fixé par la loi, et non plus selon le bon vouloir du ministre. Enfin, et c’est une des clefs du retournement de la Marne, l’organisation du temps de paix est la même que celle du temps de guerre. Grâce à une mobilisation accélérée, facilitée bientôt par la construction de voies ferrées stratégiques dirigées vers l’Est et le Nord-Est, la Nation armée n’a plus l’intention de se laisser surprendre.
36Tel est l’édifice construit en quatre années par le législateur, le gouvernement et le commandement. Ce succès, même si la loi sur le recrutement nécessite une remise en cause pour plus de justice sociale, est dû en grande partie à la volonté de corriger les erreurs à l’origine de la défaite. Dans l’atmosphère de recueillement qui suit 1871, toutes les petites querelles byzantines de l’administration militaire sont laminées par la vague de fond de la Revanche. L’interdépendance entre les organismes décisionnels est en grande partie facilitée par les militaires de la commission des quarante-cinq. On les retrouve en tant qu’experts, non seulement comme membres écoutés des sous-commissions, mais également au sein du Comité de défense et du Conseil supérieur de la guerre. Les spécialistes du génie et de l’artillerie, comme le général baron de Chabaud-Latour, également président du Comité des fortifications, ont parfaitement joué leur rôle de relais entre l’Assemblée et l’exécutif. Sans cette connivence entre le législateur et le gouvernement, le réarmement clandestin n’aurait pu être mené à bien dans le plus grand secret. On conçoit, dès lors, l’irritation et l’inquiétude de Bismarck découvrant en 1875 une armée française au complet.
Notes de bas de page
1 Annales parlementaires, t. VIII, annexe 518, p. 5.
2 Daniel Halévy, La Fin des notables : la République des ducs, Paris, Grasset, 1937, p. 8.
3 William Serman, Les Officiers français dans la Nation (1848-1914), Paris, Aubier Montaigne, 1982, p. 38.
4 Ibid.
5 Pour le travail de fond de cette commission, voir notre thèse d’État publiée, p. 48 à 53 : Parlement, gouvernement, commandement : l’armée de métier sous la Troisième République (1871-1914), Paris-I, 2 vol., 1987, éditée à Vincennes en 1988 par le Service historique de l’armée de Terre (S.H.A.T.).
6 Journal Officiel, annexe 58, p. 862 à 864. Ce comité secret annonce ceux de la Grande Guerre. Est-il le seul en 1871 ? A noter que la bibliothèque Thiers, à Paris, possède un exemplaire particulier de ce rapport qui a dû servir d’instrument de travail au chef de l’État.
7 Parlement..., op. cit., p. 52.
8 Ibid., p. 53.
9 Pivots de la machine parlementaire, les bureaux servent avant tout à nommer les commissions. Sur leur constitution par tirage au sort, cf. Pierre Guiral et Guy Thuillier, La vie quotidienne des députés en France de 1871 à 1941, Paris, Hachette, 1980, p. 221-222.
10 Robert et Cougny, Dictionnaire des parlementaires français, Paris, Bourloton, 1889, p. 65. Destiné à une carrière administrative, Chasseloup-Laubat est d’abord maître de requêtes au Conseil d’État avant d’être élu député en 1837. Du 10 avril au 26 octobre 1851, il exerce les fonctions de ministre de la Marine. En 1858, il est ministre de l’Algérie et des Colonies. Nommé sénateur en 1862, il joue un rôle essentiel dans le renouveau de la flotte française en détenant à nouveau le portefeuille de la Marine. En décembre 1869, il démissionne, jugeant le programme de gouvernement d’Émile Ollivier par trop libéral. L’effet d’une défaite se mesure chez ce grand commis de l’Empire, capable, en 1871. de défendre les principes de 1789.
11 « Les groupes parlementaires de l’Assemblée nationale et de la Chambre des députés de 1871 à 1940 », Sociologie Électorale. Cahiers de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, A. Colin, 1951, p. 75 à 89.
12 Rainer Hudeman, Fraktionsbildung im Französichen Parlament. Zur Entwicklung des Parteinsystems in des frühen Dritten Republik, 1871-1875, Munich, Artemis, 1979.
13 Pour le détail de la méthode de classement, cf. notre thèse d’État publiée, op. cit, p. 281-283.
14 Cf. notre contribution à l’Histoire de l’officier français des origines à nos jours, sous la direction de Claude Croubois, Saint-Jean d’Angely, Éditions Bordessoules, 1987, p. 256.
15 Op. cit., p. 91 à 171.
16 Dossier pétitions, C 2 808, Archives nationales (A.N.).
17 Sur cette question de fond, cf. notre article, « Entre armée de métier et nation armée : le système transitoire de la garde nationale, 1789-1871 », Revue historique des Armées, n° 1/1996.
18 Ibid.
19 Dossier sous-commission du recrutement, 29 mai, C 2 807 A.N.
20 Dossier de la seconde sous-commission, sans date, C 2 808 A.N.
21 Page 31, registre I, C 2 806 A.N.
22 Pour ce débat de fond nécessitant de longs attendus, cf. notre thèse d’État citée p. 290- 344. A propos des casernes modèle 1875, dit Séré de Rivières, voir notre contribution à Histoire militaire de la France, t. 3, p. 40-42, Paris, PUF, 1992.
23 Déclaration d’Adolphe Thiers devant la commission du budget, 23 juin 1871, C 2 843 A.N. Pour le détail du réarmement camouflé cf. notre communication, « Monsieur Thiers et le réarmement français », colloque franco-allemand, La Guerre de 1870-1871 et ses conséquences, Institut historique allemand, Centre de recherches Adolphe-Thiers, Paris, 10-12 oct. 1984 et 14-15 octobre 1985, actes publiés par Philippe Levillain et Rainer Riemenschneider, Bonn, Bouvier Verlag, 1990, p. 414-428.
24 P. 88, registre II, C 2 806, A.N.
25 Ibid., p. 153-160.
26 Cet organisme n’a aucune existence juridique. Il est crée par « décision présidentielle » du 28 juillet 1872 publiée dans le Journal Militaire Officiel du 3e trimestre 1872, p. 69. A propos de l’œuvre de ce Comité de défense, cf. notre article « M. Thiers et le Comité de défense », Les Cahiers de Montpellier. Forces armées et politiques de défense, n° 5-1982, p. 27-45.
27 Un Officier du corps d’État-Major, le général de Cissey (1810-1882), réorganisateur de l’armée française, Thèse d’État, sous la direction d’André Martel, Montpellier-III, 3 tomes, décembre 1987, p. 338.
28 Ibid., p. 476.
29 1 N 1, S.H.A.T.
30 Pour l’ensemble de cette question, cf. notre thèse d’État citée, p. 222-224.
Auteur
-
Jean-Charles Jauffret
Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paul-Valéry-Montpellier-III, à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr-Coëtquidan et à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, a soutenu en 1987 une thèse d’État sur Parlement, gouvernement, commandement : l’armée de métier sous la IIIe République 1871-1914 (publié par le Service historique de l’armée de Terre, 1988). Il dirige la publication de la série La guerre d’Algérie par les documents, publiée par le Service historique de l’armée de Terre dont le premier tome L’Avertissement, 1943- 1946 a été publié en 1990, et le second Les Portes de la guerre, 1946-1954 en 1998. Il a publié de nombreux articles et contributions à des colloques, et est co-auteur du tome III de l’Histoire militaire de la France.
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