1Après les émeutes qui ont ensanglanté Paris le 6 février 1934 et la démission de Daladier, Lebrun fait appel à Gaston Doumergue, l’ancien Président de la République, qui accepte de former un gouvernement « d’union nationale ». Pour le ministère de la Guerre, Doumergue a recours au maréchal Pétain, l’ancien commandant en chef de l’Armée de la victoire, au prestige intact, que le général Weygand incite vivement à accepter. Malgré son aversion pour « la politique », Pétain donne un accord conditionnel : « Je suis à la disposition de la France. Mais je n’ai jamais fait de politique et je ne veux pas en faire1. »

2Son action sera entièrement consacrée à la sécurité de la France. Le 26 février 1934, il transmet à Doumergue le programme des questions à étudier par le Haut-Comité « en prévision du caractère nouveau des conflits »2. Le 26 mars, il déclare solennellement à la Sorbonne : « Aujourd’hui, plus que jamais, notre souci commun est d’assurer à la France la force qui lui est nécessaire pour qu’elle soit respectée […] »3.

3Ainsi Pétain annonçait-il la nouvelle politique de défense que lui dictait le danger allemand. Son action portera sur la modernisation immédiate de la couverture en vue d’une stratégie offensive, sur les conditions de l’action stratégique et sur l’acquisition des moyens modernes nécessaires à cette action : le char et l’avion.

Le changement de cap

4Après la guerre, le maréchal Pétain avait conçu la réorganisation d’une armée moderne disposant de sept mille chars, mais les politiques avaient placé la sécurité dans la vertu d’un barrage défensif qui devait, selon Painlevé, éliminer toute aventure guerrière hors de nos frontières.

5Les lois de 1927-1928, limitant la durée du service militaire à un an, méconnaissaient l’instruction et les besoins de la « couverture ». Conscient de cette carence, Pétain demandait que la réforme s’accompagnât du recrutement de 106 000 militaires de carrière (non réalisé en 1934) et de l’organisation de la préparation militaire (non votée en 1934). En 1932, s’ouvre la Conférence du désarmement. Pétain, qui ne croit ni à l’efficacité de Genève ni à l’utopie du désarmement, demandait que la France gardât les moyens nécessaires à sa sécurité. Il écrit : « Accepter de réduire sans contre-partie effective nos forces militaires, c’est compromettre gravement notre sécurité4. »

6En 1934, après deux ans de discussions stériles, le Conseil supérieur de la Défense nationale questionnait encore le maréchal Pétain sur la matière d’une convention de désarmement. La réunion du cabinet du 10 avril met en lumière le désaccord entre Barthou, ministre des Affaires étrangères, favorable à la négociation, et Pétain, qui, ainsi que Doumergue, s’y oppose. Au conseil du 17 avril, Barthou qui a rejoint Pétain et Doumergue présente une note pour le gouvernement britannique concluant à la nécessité pour la France d’assurer sa propre sécurité. Tenu informé, l’ambassadeur britannique a dignement commenté : « C’est la voix de la France…5 »

7Pétain change en effet de stratégie parce que l’Allemagne qui a quitté la S.D.N. et la Conférence du désarmement en 1933, constitue une menace pour la paix. Devant la Chambre, le 16 juin 1934, il donne la mesure et le sens de son réarmement. Des 100 000 hommes concédés par le traité de Versailles, l’Allemagne formera une armée de cent Divisions. Elle travaille ardemment à son aviation appelée à devenir un puissant outil militaire. Elle nourrit une doctrine d’agression brutale en vue de succès foudroyants. Le maréchal Pétain évoque en termes prophétiques la forme des conflits à venir. Sur terre, des attaques violentes avec les chars les plus lourds ouvriront la voie... En l’air, des attaques aériennes profondes… Des opérations combinées sèmeront la confusion et l’incertitude dans l’État, le désordre dans l’Armée, l’affolement dans la masse6… Le 14 juin, devant les journalistes militaires, il dénonçait encore « cette mystique de l’honneur et du sang [...] ces chants haineux d’immenses assemblées [...] ».

8Dès le 10 février, Pétain reçoit de Weygand un rapport alarmant sur l’état de l’armée, soumise, disait Joseph Paul-Boncour en 1932, aux seules décisions de Genève. Atteinte dans sa structure et son moral, squelettique, elle est incapable de s’opposer à une offensive brusquée, voire d’assurer une défense salvatrice. Le maréchal affirme cependant devant les journalistes : « La France défendra ses frontières avec une volonté que rien n’abattra et avec une force qui doit imposer le respect [...] ». Il a, en effet, mis la dernière main au projet de révision de dix articles de la loi de 1927. La réforme porte sur le mécanisme de la « couverture » qui disposera désormais d’un nouveau type de Grande Unité (G.U.), de composition variable, adaptée à sa mission. Fortement motorisée, douée d’une grande mobilité stratégique, apte à s’opposer à toute tentative de percée, elle donne naissance à une armée moderne opérationnelle à trois catégories de forces : une armée appuyée sur la fortification, une armée de manœuvre à forte composante de soldats de métier, et le gros des forces issu de la nation mobilisée. Réforme qui s’accompagne de la création de secteurs fortifiés, de la suppression de deux régions militaires, de la séparation du commandement territorial de celui des troupes. Elle fait l’objet d’un projet de loi déposé à la Chambre et du décret du 24 avril 1934.

9Ce « réveil de l’esprit militaire » dont Pétain rappelle qu’il a fait « la gloire et l’orgueil de nos ancêtres » irrite une partie de la classe politique lors du débat parlementaire des 14 et 15 juin à la Chambre, du 28 au Sénat sur les crédits militaires. Moch et Auriol réclament « la question préalable » et « une motion d’ajournement ». Thorez redit son hostilité à la Défense nationale. Daladier rappelle la mission exclusivement défensive de l’armée, à l’intérieur même de nos frontières, ajoutera Blum. Pour Vincent Auriol, l’armée doit : « désarmer, encore désarmer, toujours désarmer [...] ».

10Observant que, sans alliances, l’issue d’un conflit avec l’Allemagne reste aléatoire, Pétain apporte à son ami Barthou le poids de son prestige. L’Italie tient une place essentielle dans la stratégie méditerranéenne qu’il ébauche et qui vise à éviter un second front de Dunkerque à Gabès, à écarter toute menace sur l’Afrique du Nord et à garantir la libre circulation maritime avec la Métropole. Le 26 mai 1934, faisant écho aux déclarations de Barthou sur une entente définitive avec l’Italie7, Pétain qui représente le gouvernement aux cérémonies anniversaires de l’Hôtel de Ville en appelle au rapprochement des deux nations8. En octobre, à l’occasion des grandes manœuvres italiennes, il fait remettre au ministre de la Guerre, Mussolini, « une très belle lettre » dira celui-ci, lui exposant les avantages d’une coopération avec la France. Alliance concrétisée en 1935 par les rapports Badoglio-Gamelin, et finalement ruinée par Blum en 1936 qui rejetait l’Italie du côté de l’Allemagne, à propos de l’affaire d’Ethiopie.

11A l’Est, une convention militaire de 1921 lie la France et la Pologne qui vient de signer avec l’Allemagne, en janvier 1934, un pacte de non-agression. Or, la convention, juge Pétain, doit s’appliquer au cas d’un conflit avec l’Allemagne et non plus avec la Russie. En juin 1934, il donne ses directives au général Debeney, son mandataire, chargé de la négociation. Dépouillée de toute digression politique, la convention portera sur la fourniture de matériels et une aide en personnels spécialisés, en vue d’une action commune contre l’Allemagne. Conduite avec courtoisie, elle devra ménager la susceptibilité des Polonais et montrer que la France traite sur un pied d’égalité. Pilsudski, d’abord réticent, a subitement changé de ton et d’avis quand Debeney lui rappelle qu’il est le mandataire du maréchal Pétain. L’habileté de la démarche, un nom vénéré, avaient suffi à neutraliser le projet d’alliance avec l’Allemagne et à amorcer les accords de Rambouillet de 1936.

12Lors de sa mission de 1929, Pétain avait souligné la nécessité de revoir nos relations avec les États de l’Europe centrale soumis à notre influence. Le 27 juillet 1934, entretenant Debeney de la création et de la direction d’un organisme de coordination des missions militaires (Pologne et Petite Entente), Pétain traçait le cadre d’une stratégie orientale.

13Ternis par le problème des dettes de guerre et les reproches faits à la France de ses dépenses militaires, les rapports avec les États-Unis avaient été ravivés par les discours du maréchal Pétain représentant la France aux cérémonies du 150^e anniversaire de Yorktown : « L’action commune de la France et de l’Amérique [...] n’est sans doute pas terminée […]. De leur accord dépend dans une large mesure le sort de notre civilisation [...] ». Le 18 mai 1934, à la Sorbonne, il revient sur la nécessité de biffer les différents : « [...] Le privilège d’un idéal commun permet à des mains amies de s’étreindre, à de nobles causes de se retrouver […] ». Recevant, en 1936, à l’Académie des Sciences morales et politiques, le général Pershing, un ami très cher, il prononcera des paroles vibrantes d’amitié et d’espoir.

14Dans les années trente, la France et l’Angleterre vivent un temps de mésentente cordiale. Dans le discours qu’il prononce pour le vingtième anniversaire de la victoire de la Marne, en 1934, le maréchal Pétain, dans une habile formule, loue l’action des Britanniques « dont la solidarité à notre égard se combine avec la saine compréhension de leurs propres intérêts ». En 1935, encore, au banquet des associations France – Grande-Bretagne, Pétain rappelle ce « ciment franco-britannique [...] sur lequel s’est bâti la victoire […]. Forte leçon qu’il faut se garder d’oublier […] »9.

15La défense de la frontière du Nord est une affaire complexe qui fait peser une lourde hypothèque sur la stratégie française (frontière ouverte, hésitations de la stratégie belge, critique de la convention militaire de 1921...).

16Le choix du maréchal Pétain est clair. S’étant prononcé pour l’armée, de préférence à la fortification, il en établissait un programme de modernisation en 1931, puis en 1932 demandait « [...] la constitution d’urgence d’une aviation de défense et d’attaque puissante, indépendante de celle des armées de Terre et de Mer »10. Ce choix traduit la continuité de ses options stratégiques, le rejet du front continu, la priorité accordée à l’armée et à l’aviation, la primauté des actions offensives. Et les 28 février et 7 mars 1934, il concluait devant les commissions de l’armée « [...] Notre intention n’est pas de nous arrêter à hauteur des fortifications […]. Tout a été prévu en ce sens. Mais je ne peux pas vous décrire ici la manœuvre prévue [...] ». Plan confirmé par son intervention auprès de l’armée en juin et l’article appelant à l’aménagement de notre système militaire afin d’engager sans délai les ripostes nécessaires11. Cette stratégie implique la sûreté du front des Ardennes et la non-neutralité du Luxembourg.

17« A partir de Montmédy, dit Pétain, il y a la forêt des Ardennes. Elles sont imprenables si on y fait des aménagements spéciaux. Nous la considérons comme une zone de destructions. Naturellement, les lisières du côté de l’ennemi seraient protégées, on y installerait des blockhaus. Ce front n’a pas de profondeur, l’ennemi ne pourra s’y engager. S’il s’y engageait, on le “repincera” à la sortie des forêts. Donc ce secteur n’est pas dangereux12. » Le compte rendu de la réunion note la qualité des explications du ministre de la Guerre qui « a recueilli une chaleureuse et unanime approbation des sénateurs ». Pétain n’a pas, en effet, tenu le propos simpliste « d’Ardennes infranchissables » mais indiqué les trois moyens de les rendre moins dangereuses, moyens qui, six ans plus tard, ne seront pas mis en place.

18La neutralité du Luxembourg qui représente une plate-forme stratégique favorable à une intervention en direction d’Arlon ou des Pays rhénans, affaiblirait notre coopération avec la Belgique. S’il n’y a pas de neutralité, les unités d’intervention pourront y pénétrer en application de l’article 16 du traité de Versailles. Le maréchal Pétain exprime ainsi son opposition à la neutralité du Luxembourg et fait savoir au chef d’état-major l’extrême importance qu’il y attache. La Défense nationale et les affaires étrangères adopteront cette position en août 1936.

19Ainsi, six ans avant 1940, ayant défini une nouvelle politique de défense, le maréchal Pétain lançait-il à l’Allemagne des avertissements de dissuasion. D’Arras, ce défi : « Image [la cathédrale] de la France immortelle que l’hostilité de ses ennemis ne réussira jamais à abattre13. » Du cercle militaire de Paris, cet avertissement : « La France défendra ses frontières avec une volonté que rien n’abattra et une force qui doit imposer le respect14. » De Charmes, cette image dissuasive de la Lorraine : « Que nul ne s’y frotte ». De Meaux, ce rappel pathétique : « Idéal [la paix] de tous les Français, qu’ils défendraient encore, s’il le fallait, avec leur esprit de la Marne [...] ».

Des conditions de l’action stratégique

20La guerre totale de l’avenir que prédit Pétain exige la mise en œuvre de toutes les ressources de la France et de son Empire et repose sur une loi en suspens depuis 1927. Pétain la fait exhumer en 1934 pour en retenir trois aspects essentiels.

21L’institution d’un ministère de la Défense nationale avec la nomination d’un chef d’état-major général sont des mesures indispensables à la coordination des trois armées en temps de paix et à l’unité du commandement en temps de guerre. Elles découlent du développement de l’aviation et de la motorisation qui, mettant la vitesse au service de la puissance, poussent à la multiplication des théâtres d’opérations et à la dispersion des efforts au détriment de l’efficacité. Pétain écrit : « Il est indispensable d’assurer le commandement militaire par un chef et un seul [...] ». « L’unité de commandement en vue de la coordination des moyens est à la base du succès […] »15. Ce commandement monocéphale, étranger à leur domaine spécifique de combat, heurte les chefs d’états-majors responsables. Weygand revendique l’indépendance stratégique, engagé qu’il est dans la bataille des frontières. Pour le général Denain, l’Air doit échapper à toute tutelle. La Marine récuse la création d’un commandement qui serait responsable mais incompétent. A ce niveau, le particularisme des armées l’emporte sur l’adhésion au commandement unique qui implique, comme le ministère de la Défense nationale, une décision politique. Or, le 19 juin, devant le Sénat, Doumergue approuve la solution de Pétain mais déclare : « La Présidence du Conseil est un mot […]. On lui prête un pouvoir qu’il n’a pas […]. Je crois qu’un des premiers actes à accomplir, c’est de créer, d’organiser la Présidence du Conseil [...] ». Cette carence institutionnelle fait échec à la solution Pétain qui revient en 1936 sur le problème16. Cette question résolue, le Haut Comité se penchera sur l’élaboration d’une autre doctrine en raison de la condamnation de la guerre lente17.

22Le maréchal Pétain demandait encore au Conseil supérieur de la Défense nationale d’améliorer l’efficacité de la « mobilisation industrielle » sur laquelle repose l’équipement matériel des armées, conformément à ses recommandations de 1931 : parer à l’insuffisance de nos progrès en armements par la création d’un Conseil supérieur de l’Armement, l’établissement des programmes par le commandement, la construction des matériels en coopération avec l’industrie et la nomination d’un sous-chef technique auprès du chef d’état-major général. Malgré certaines décisions, Pétain revient sur cette question en 1934 et fait rédiger le décret et l’arrêté du 17 juillet visant à doter rapidement notre armée de matériels conformes aux dernières possibilités de la science. Leur insertion au Journal officiel sera cependant différée par suite d’objections présentées au dernier moment par le directeur des fabrications d’armements. Chargé de dénouer la crise, Weygand propose de s’en tenir aux nouveaux décrets et arrêtés que signe Pétain le 26 octobre sous la rubrique : « Artillerie et fabrication d’armements ». Rubrique qui maintient l’ambiguïté, n’efface pas les litiges et confirme le monopole d’un service qui l’emporte sur l’autorité d’un ministre. La loi de 1935 ne sera qu’un compromis qui, n’évitant ni luttes d’influence ni querelles de doctrine, ne satisfait personne. C’est dans ces faiblesses institutionnelles qu’il faut voir l’explication du retard pris par la France en matière d’armement18.

23« Travailler à armer moralement l’individu » est pour Pétain un devoir national19. Or, la politique de désarmement, la propagande anti-militariste, les économies imposées à l’armée créent l’inquiétude, sèment le désarroi chez les cadres et l’apathie dans la troupe. Le maréchal intervient :

24– contre cette propagande qui milite pour l’insoumission en temps de paix et la désertion en temps de guerre. A Saint-Malo le 22 juillet 1934, devant le Congrès des officiers de réserve, il s’insurge : « Instruits par l’expérience, nous ne tolérerons pas que les convictions personnelles de qui que ce soit puissent se dresser contre la sécurité de la France [...] ». La loi du 2 juillet 1934 ajoute en effet deux formes de délits et prévoit des peines correctionnelles. Le Temps du 5 décembre cite Pétain qui, le 3, plaide pour un véritable système d’éducation nationale : « [...] Le patriotisme doit avoir sa charte à l’école [...] car avant de se jouer sur les champs de bataille, les destinées d’un Pays s’élaborent sur les bancs de la classe et de l’amphithéâtre » ;

25– parce qu’une « armée mal encadrée est vouée à la défaite ». Il demande aux officiers de réserve « d’assurer la continuité de la chaîne intellectuelle et morale de la hiérarchie », de veiller à la vie quotidienne du soldat, de réduire au plus juste prix les sacrifices qui lui sont demandés, et d’obtenir ainsi la « confiance qui, mieux que la discipline, fait la force des liens qui unissent les soldats à leurs chefs […] »20.

26Pétain prendra encore des mesures concrètes en faveur des sous-officiers (rétablissement de leurs postes confiés à des caporaux-chefs), des caporaux-chefs (pension ignorée par la loi), et du rétablissement du grade d’aspirant de réserve.

Des moyens nécessaires à l’action stratégique

27La France traverse une crise financière et économique grave. Le 6 février 1934, le budget n’est pas arrêté et le gouvernement adopte la loi de finances du 28 février qui reconduit l’essentiel du budget de 1933 mais réduit de 20 % les crédits « guerre » de la 3^e section. Le rétablissement de l’équilibre budgétaire fera l’objet des décrets-lois d’économies des 4 et 15 avril. Ni auteur, ni signataire de ces décisions, le maréchal Pétain doit encore affronter un ministre des Finances au pouvoir de décision absolu, même en matière de Défense nationale.

28Pour financer l’achèvement des fortifications et la construction de nouveaux équipements, Pétain réunit le 22 mars 1934 les ministres des trois armées sous la présidence de Tardieu. On y décide de recourir à la procédure des comptes spéciaux à laquelle Germain-Martin s’oppose vivement avant d’accepter. Ainsi devait être acquis le premier crédit de réarmement de la France, de trois milliards, débattu en juin à la Chambre et au Sénat. La Guerre obtient 1,275 milliard (dont 800 millions pour éponger des dépassements de programme) et 475 millions pour un complément d’équipement. Pour justifier cette demande devant les commissions, Pétain est amené à rappeler sa conception d’une ligne fortifiée. Sans armée, les fortifications sont une fausse sécurité et elles doivent être conçues pour permettre les actions offensives. Quant aux 800 millions, ils sont dus à des erreurs dans l’implantation d’ouvrages et dans les prévisions de temps. Il faudra, ajoute Pétain, un crédit de 900 millions « pour créer une aviation de premier plan ». Le vote immédiat est obtenu. C’est que, commente le Journal des Débats : « Le maréchal Pétain et M. Doumergue ont dit, et très bien, ce qu’il fallait dire [...] ».

29Le projet de budget pour 1935 préparé dès le mois de mars, en augmentation de 757 millions, fait l’objet d’un vif échange entre Pétain et Germain-Martin qui explique : « Il m’était absolument impossible d’accepter [...] » Pétain revient à la charge : « Je serai dans l’obligation [...] de déposer un projet de loi spécial [...] Je demanderai 800 millions parce que je veux motoriser l’Armée, moderniser notre armement21. »« Le programme Pétain », que signe le maréchal le 27 octobre 1934, porte sur les approvisionnements, la motorisation et la construction de quelque 1260 chars. D’un montant de 3,415 milliards, la première annuité de 800 milliards fera l’objet de l’article 3 de la loi du 4 janvier 1935.

30De quels chars s’agit-il ? Après guerre, le maréchal Pétain avait dû lutter pour maintenir l’arme blindée qui avait joué un rôle éminent dans la victoire de 1918, contre la politique défensive du pouvoir. En 1930, rien n’étant encore fait, il réunissait le C.S.G. pour examiner le programme élaboré par Weygand, qu’il jugeait primordial. Il prévoyait la modernisation du char léger D1 (blindage porté à 40 mm) et du char de bataille B1 (caractéristiques finales : 27 tonnes, 28 km/h, canon de 155) qui, avec la motorisation de 7 divisions d’infanterie allaient constituer le nouvel armement de l’armée. Ministre, malgré les difficultés, et avant la note du 17 avril, Pétain signe l’adoption du B1 jugé apte (après dix ans d’études et de mises au point […]) à affronter toute forme de guerre prévisible. Il approuve l’adoption du D2 et le principe d’un petit char de 6 tonnes dont le choix du prototype devra être fait avant la fin de 1934. Il tranche enfin pour l’adoption d’un canon anti-char de 25 mm perçant 40 mm à 760 m.

31Pour quel emploi ? Ayant vu dans le char l’arme principale possible de demain, Pétain allait, après la chute du ministère, exposer des vues prophétiques22. Il annonce la « guerre-éclair » en dénonçant la doctrine allemande d’une attaque brutale à base de blindés et d’avions. Il en décrit les effets : « Les Unités mécanisées sont capables de donner aux opérations un rythme et une amplitude jusqu’ici inconnus […]. L’avion fait éclater le cadre de la bataille et modifie les conditions de l’action stratégique. En fait, la victoire appartiendra à celui qui saura le premier exploiter au maximum les propriétés des engins modernes et combiner leur action [...] » (E.S.G.). Ainsi, Pétain et son état-major se situent au niveau de la tactique et de la stratégie combinée char-avion sur un champ de bataille qui menace le pays tout entier. Cette continuité de pensée durant une quinzaine d’années ne peut être le fait d’une opportunité politique mais bien d’une exigence de sécurité.

32La loi de 1927 instaurait une armée défensive composée d’une majorité de réservistes où viendrait se fondre, en cas de conflit, l’armée active. A cette solution qui compromet l’instruction nécessaire à la manœuvre tactique dont dépend l’initiative stratégique, le maréchal Pétain posait des conditions qui ne sont pas remplies en 1934. Ministre, il intervient pour l’instruction, son contrôle, et les effectifs affaiblis par l’arrivée des classes creuses.

33Parce que l’armée n’est plus une véritable école d’instruction, et qu’il « serait criminel d’engager des hommes non instruits sur les champs de bataille modernes [...] », Pétain rend aux unités « squelettiques » les effectifs détournés dans des tâches administratives. Il relance la politique des engagements suspendus en 1933 (le décret du 15 février relève de 30 % ceux admis dans les Corps et de 60 % ceux admis dans les unités d’auto-mitrailleuses et de chars) et en relève les primes. Il organise le corps des « spécialistes » dont l’armée a besoin, avec un statut qui donne accès au grade de sous-officiers et ouvre la voie à des « élèves-officiers ». Le décret du 6 juillet limite enfin à mille deux cents le nombre d’officiers dégagés des cadres sur les cinq mille décidés par Daladier.

34Le maréchal Pétain souligne encore23 qu’il y a deux problèmes à résoudre, celui de la préparation militaire (P.M.), celui de l’instruction des réserves. Cette préparation prévue en 1927, mais dont la loi n’est pas votée, reste sous la tutelle de la santé et de l’instruction publique et ne rend pas le service attendu. Pétain exhorte ces deux ministres à donner une nouvelle impulsion à la préparation de la jeunesse au « plus sacré de ses devoirs ». Après son discours du 3 décembre 1934, il proposera une organisation de cette P.M. dans la Revue de Paris (15 octobre 1936).

35A la Sorbonne, le 26 mars, à Saint-Malo, le 22 juillet, le maréchal Pétain s’adresse aux officiers de réserve parce qu’« une armée mal encadrée, dit-il, est vouée à la défaite »24. Il rétablit les « périodes », signe l’instruction du 1^er septembre 1934 sur les « écoles de perfectionnement » qui intègre les officiers de réserve dans la hiérarchie, et nomme un directeur général de l’instruction. Le décret du 13 mai 1934 récompense l’assiduité aux séances d’instruction. Les sous-officiers bénéficieront en outre d’un encadrement de Gardes-républicains. L’augmentation de l’assiduité et l’amélioration de l’instruction traduisent des résultats encourageants.

36Deux grandes manœuvres vont tester la valeur des futurs combattants. L’une, les 11 et 12 septembre, dans la région de Valdahon, sous la direction du général Hering, élève et fidèle dépositaire de la doctrine du maréchal Pétain, se déroule suivant les principes d’une guerre moderne avec la participation de toutes les armes. Dans sa critique, Pétain insiste sur « l’unité d’action » et la « sauvegarde du moral ». Le général Duval observait que la manœuvre avait touché aux parties les plus pures de l’art de la guerre, en concrétisant cette unité d’action et les extraordinaires progrès tactiques réalisés par une armée « si longtemps délaissée par son gouvernement »25. D’autres manœuvres opposent les Réservistes de la 41^e Division de formation à la 2^e division de Cavalerie. Elles doivent permettre de peser le degré d’instruction des réservistes et de trancher entre partisans et adversaires de la loi d’un an. Au jugement réservé du maréchal Pétain succède le verdict sévère du président de la commission de l’armée du Sénat qui demande la généralisation des mesures de redressement entreprises par Pétain. Ces mesures concernent aussi l’arrivée des « classes creuses ».

37Réduites de quelque 50 % par suite de la dénatalité des années de guerre, ces classes fourniront à partir de 1936 des contingents de 130 000 hommes seulement. Pour combler le déficit, le pouvoir s’était fondé sur l’expédient de « l’étalement » (ponctions sur les contingents antérieurs à la crise, reportées sur les contingents déficitaires). Pour Pétain, il faut comparer les effectifs réels aux besoins de la sécurité. L’étude conduit à la nécessité d’un supplément de 45 000 hommes, solution qui remet en cause « l’étalement » et les économies, et suscite une vive opposition. Le maréchal Pétain qui s’en était déjà expliqué, justifiait le 3 juillet devant la commission de l’Armée le maintien sous les drapeaux de l’effectif de 230 000 hommes prévu par la loi. Il signe l’arrêté du 6 juillet 1934 qui fixe à huit mois de la classe 1933, la fraction du contingent à incorporer en octobre 1934. Après la chute inopinée du ministère, dans un article sur la sécurité, Pétain récuse tous les expédients et conclut à la nécessité du service de deux ans26.

38L’aviation est, depuis la guerre, une préoccupation du maréchal Pétain. En 1932, il choisit, non la poursuite de la fortification de l’Est vers le Nord, mais la constitution d’urgence d’une aviation puissante et indépendante. Il jetait ainsi la base d’une nouvelle stratégie qui subordonne la fortification à une « force de frappe aérienne ». En février 1934, il intervient auprès de Doumergue pour le vote de la loi sur la D.A.T. qui prévoit une solide force de bombardement et des escadres de chasse de nuit. Il est cosignataire de la loi sur l’organisation de l’armée de l’Air, débattue en juin, dont la doctrine d’emploi est conforme à ses propres recommandations. Il signe encore le décret d’une 5^e Région aérienne en Afrique du Nord.

Conclusion

39Nommé ministre de la Guerre pour cause de crise ministérielle en février 1934, et évincé du ministère pour la même raison en novembre 1934, le maréchal Pétain pouvait écrire : « [...] Je n’ai pas pardonné au Président de la République d’être resté impassible et pour ainsi dire inerte en présence de la nouvelle (démission) que vous lui apportiez [...] » (Lettre numéro 7 à Doumergue). Il stigmatisait ainsi le « manège parlementaire » qui mettait fin au projet de révision de la Constitution de Doumergue et à son propre projet de reconstitution de la force de sauvegarde du pays.

40Malgré une politique longtemps nourrie d’illusion pacifiste et du mythe de la Sécurité collective, malgré la brièveté du ministère, malgré le poids des services et des processus administratifs qui font obstacle au réalisme de ses visées stratégiques, l’action du maréchal Pétain paraît largement positive. Il dote la France des premiers moyens nécessaires à son indépendance face au danger du réarmement de l’Allemagne.

41Ainsi, deux programmes d’armement visent à doter l’armée de grandes unités mobiles (chars et motorisation) et à développer l’aviation. Une politique des « effectifs » (engagements, corps de spécialistes...) valorisés par l’instruction des réserves, vise à assurer la valeur des combattants pour la guerre moderne. Et Pétain, soucieux de ne pas laisser la France isolée dans un conflit aléatoire avec l’Allemagne, intervient avec succès dans le renouvellement des accords militaires (Pologne) ou le renversement d’alliance compromise (Italie). Il relance la préparation militaire, en appelle à une véritable « éducation nationale » et à l’union nationale... La démission du ministère le 8 novembre 1934 n’a pas sonné pour Pétain la fin de sa mission. Jusqu’à la fin de 1936, il se prononce encore sur les efforts nécessaires à la sauvegarde de la Nation.

42– « Il faut admettre que la guerre moderne entraînant dans la lutte toute la Nation, faisant participer la population entière aux angoisses et au danger, exige de tous, hommes, femmes, enfants, autant que des combattants, une forte préparation morale [...] ». Discours du 3 décembre 1934 sur l’éducation nationale :

43– « […] Après avoir gagné la guerre, la France est sur le point de perdre la paix […]. Nous avons le devoir de développer au maximum nos forces militaires, terrestres, maritimes et aériennes. La force assure l’indépendance, attire les alliances et maintient l’amitié [...] ». Discours du 21 juin 1936 pour le vingtième anniversaire de Verdun.

44Ces extraits achèvent de montrer l’évolution continue et prémonitoire de la pensée du maréchal Pétain. Mais, qui du monde politique a retenu ses avertissements et agi pour éviter à la France, six ans plus tard, les risques : « de confusion et d’incertitude dans l’État, de désordre dans l’Armée, d’affolement dans la masse [...] ? ».