Les militaires au risque de la politique
p. 193-195
Texte intégral
1Si la première partie était gouvernée par l’étude des formes d’intervention des militaires de haut rang et en activité dans le champ politique, celle-ci porte sur les formes de participation à la vie politique des officiers qui ont décidé de quitter l’uniforme pour la toge et ceci à trois niveaux : dans les conseils de gouvernement, dans les assemblées délibératives et le conseil municipal de Paris (Philippe Nivet) ainsi que dans les formations partisanes. A la question, y-a-t-il une spécificité de la participation des militaires à l’action politique, Mattéi Dogan avait jadis apporté des réponses dans ses travaux pionniers1. Les communications ici réunies les complètent tout en ouvrant de nouveaux champs d’investigation.
2L’histoire de la participation des militaires à l’action politique est celle d’un long déclin. Au niveau gouvernemental, d’abord. Entre 1870 et 1888, nous dit Jean Estèbe, les militaires ont eu le monopole du ministère de la Guerre ; puis entre 1888 et 1911 militaires et civils ont alterné. Enfin, ceux-ci l’emportent définitivement sur les officiers généraux. Depuis 1945, seuls les généraux Kœnig, étudié par Philippe Vial, et Billotte ont occupé cette fonction2. L’évolution est la même, quoique plus précoce, pour le ministère de la Marine. Déclin aussi de la présence des militaires dans les assemblées délibératives, au Sénat, à la Chambre des députés ou bien encore à l’Assemblée Nationale étudiées par Jacques-Olivier Boudon, Gilles Le Béguec et Éric Duhamel. L’âpreté de la compétition en politique explique que rien ne fut fait pour leur faciliter l’accès du forum. Mais, le lent déclin de leur participation et de leur appartenance au personnel politique rend moins compte de l’élargissement du fossé qui existerait entre l’armée et la nation que son contraire. C’est parce que l’armée est considérée comme mieux intégrée à la nation que la classe politique peut se passer de médiateurs entre deux sphères dont les relations restent au demeurant, souvent empreintes d’incompréhension.
3Ambassadeurs de leur corps d’origine, les militaires sont appelés dans les gouvernements ou les assemblées en vertu du principe d’expertise conclut Serge Berstein, dans un rapport général qui rend compte de l’étude de quatre officiers généraux ministre de la Guerre – Cissey, Gallifet, Nollet et Kœnig présentés respectivement par Georges Gugliotta, Jean-Charles Jauffret, Marc Sorlot et Philippe Vial – ainsi que du texte de Jean Perrier-Comet sur le maréchal Pétain qui, ici, a moins valeur d’étude que de témoignage. C’est au titre des capacités que plus d’un quart des sénateurs inamovibles élus en 1875 sont des militaires précise Jacques-Olivier Boudon. Les officiers interviennent dès lors au sein des assemblées ou des commissions – que ce soit celle de la commission de réorganisation de l’armée entre 1871 et 1875 ou de la commission sénatoriale de l’armée pendant la Grande guerre étudiées par Jean-Charles Jauffret et Anne Dumenil – en qualité d’experts et selon un mode qui n’est guère éloigné de celui des officiers d’active qui appartiennent eux aussi par les postes de très hautes responsabilités qu’ils occupent à la classe politique. Ces militaires-politiques sont, en outre, utilisés comme des relais entre le monde politique et celui des armées, mais aussi suspectés parfois d’être exclusivement les représentants de leur corps d’origine.
4Traiter des militaires en politique revient donc à privilégier un double regard : celui des politiques sur les militaires et des militaires – ici ceux engagés dans l’action politique – sur les politiques et la vie publique. « La politique comportant des choix sur les valeurs, il s’ensuit normalement que l’armée inspire des sympathies spontanées ou des préventions aux forces politiques, en rapport avec leur philosophie (...) » écrivait René Rémond en 19603. Ce double regard est privilégié dans la communication de Philippe Buton sur les militaires et le communisme ainsi que dans celle de Klaus-Jurgen Müller. Il est clair que les valeurs mises à l’honneur dans les armées ne prédisposent pas les militaires à se sentir à l’aise au parlement ou dans les formations politiques comme l’observe Éric Duhamel. Les modalités de la délibération parlementaire et les règles du jeu de la compétition politique sont souvent perçues par les militaires comme le témoignage de la propension à la chicane et de l’inclination pour la division des professionnels de la politique. Inversement, ces derniers se méfient de ces généraux-députés, selon la formule du général de Gaulle4, qui conservent leur façon de penser et leurs modes de fonctionnement sans épouser – à quelques rares exceptions – ceux des parlementaires quand ils ne sont pas suspectés par la gauche d’avoir la nostalgie du coup de force ou à tout le moins d’être des suppôts de la réaction. Il est vrai que ces militaires qui ont succombé à la tentation de la politique – ils n’en retirent aucun surcroît de considération parmi leurs pairs – sont plus nombreux à droite – on en trouve assez peu à l’Alliance démocratique car trop modérée selon Rosemonde Sanson ou dans les partis conservateurs scrutés par Mathias Bernard – qu’à gauche encore que le Parti communiste ne se soit pas désintéressé à la Libération de rallier des militaires. Il est vrai aussi que la répugnance des militaires à s’engager dans des formations politiques classiques les a orienté vers des organisations d’une autre nature : la Fédération Nationale catholique (Corinne Bonnafous-Verrax), les ligues et tout particulièrement les Croix-de-Feu puis le P.S.F., présentés par Jacques Nobécourt et Jean-Paul Thomas, ou bien encore une formation politique qui ne se pense pas comme un parti, le Rassemblement du Peuple Français du général de Gaulle (Bernard Lachaise). Les réactions à la création du R.P.F. en 1947 sont à cet égard l’illustration des préventions des hommes politiques modelés par la Troisième République à l’égard des militaires et de leur incompréhension à saisir la nature du gaullisme. Qu’un général lance un rassemblement contre le système des partis et pour obtenir par la dissolution la révision de la constitution était plus que ne pouvaient en admettre ceux des républicains qui se rappelaient volontiers, en guise d’analyse, que la République s’était établie au cours de combats menés contre le césarisme des Bonaparte, l’hasardeuse dissolution décidée par le maréchal de Mac-Mahon et l’aventureux général Boulanger. Sous le képi du général de Gaulle ne se cachaient-ils pas les moustaches du général Boulanger ?
5Il a fallu attendre le départ du général de Gaulle de la présidence de la République en 1969 pour que chacun reconnaisse qu’il était possible d’être tout à la fois général, démocrate et bon républicain. Est-ce à dire que les préventions des politiques pour les militaires et des militaires pour le monde politique ont disparu à l’heure où l’abandon de la conscription fait disparaître le premier mode de dialogue entre militaires et civils ? Rien n’est moins sûr. Les textes qui suivent mettent en lumière à travers l’étude de la participation des militaires à la vie politique les fondements d’une mutuelle et durable incompréhension.
Notes de bas de page
1 Voir Mattéi Dogan, « Militaires sans épée dans la politique », Pouvoirs, 38, 1986, p. 113-125.
2 Le général Chaban-Delmas a été ministre de la Défense mais Jacques Chaban-Delmas est un général de la Résistance. Quant à Marcel Bigeard, il a été secrétaire d’État en 1975- 1976.
3 René Rémond, « La politique et l’armée », Recherches et Débats du Centre Catholique des Intellectuels Français, n° spécial consacré à « l’Armée et la nation », mars 1960, p. 12.
4 Cf. Charles de Gaulle, La France et son armée, Paris, Plon, 1938, p. 195.
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