Gouvernement, haut commandement et politique de défense : les choix français des années trente
p. 73-82
Texte intégral
1Un combattant des tranchées écrivait en juin 1920 : « Le jour était enfin venu où grâce à la victoire des démocraties alliées, la paix définitive et un ordre nouveau allaient surgir de la dernière des guerres ». Vingt ans plus tard, d’autres combattants refluant sur les routes de l’exode tentaient de comprendre l’ampleur du désastre. Très tôt, un vaste débat s’engageait en France sur les origines de la défaite. Le gouvernement de Vichy allait tenter de canaliser ce débat en instituant une Cour de justice qui devait trouver des coupables. Dès l’automne 1940, Vichy inculpait deux anciens présidents du conseil : Léon Blum, Édouard Daladier et certains de leurs collaborateurs. Ainsi, le procès engagé devant la Cour de Riom devenait celui des gouvernements de Front Populaire. Le seul officier supérieur concerné, le général Gamelin, s’abstenait dans ce débat et gardait le silence. L’instruction avait reçu pour consigne de ne pas aborder la question de la conduite de la guerre1. Au lendemain du conflit, la commission chargée d’enquêter sur les événements survenus en France de 1933 à 1945 donnait une toute autre dimension à l’analyse des origines de la défaite. Tentant d’apprécier les responsabilités respectives du haut commandement et du pouvoir politique dans la préparation de la guerre puis sa conduite, les parlementaires s’efforçaient de recueillir les informations les plus complètes et de cerner l’élaboration des grandes décisions. Deux ans après la fin de la guerre, bien des pièces ne pouvaient encore être citées dans le débat. Cinquante ans après la capitulation de l’Allemagne, les historiens disposent désormais d’une masse documentaire considérable, qui doit leur permettre d’aborder ce débat avec plus de sérénité.
2Le problème central que nous nous proposons d’analyser est celui des relations entre stratégie militaire et stratégie politique pendant les dernières années de la Troisième République. Face à la montée en puissance d’adversaires potentiels, la France a-t-elle élaboré une politique de défense cohérente en relation avec ses alliés et partenaires ? Dispose-t-elle de structures rénovées aptes à mobiliser les forces vives de la nation, en temps de paix et plus encore en temps de guerre ? Les premières crises majeures qui surgissent dès 1936 sont-elles l’occasion d’une clarification du débat sur les relations organiques entre les deux pouvoirs, et comment les relations entre autorités militaires et civiles évoluent-elles ensuite jusqu’à l’entrée en guerre ?
Les relations entre pouvoirs civil et militaire, de la crise rhénane aux choix de l’été 1936
L’avertissement de Paul Reynaud
3Le 31 juillet 1936, alors que l’Espagne s’embrasait, Paul Reynaud, parlementaire français membre de l’opposition, s’adressait aux représentants du gouvernement de Léon Blum et aux députés présents pour les inviter à faire preuve de réalisme. Après la victoire du Front populaire, puis la signature des accords Matignon, la fête du 14 juillet 1936 avait symbolisé le succès des manifestants qui avaient scandé un an plus tôt le slogan « Pain. Paix. Liberté ». Mais les lampions de la fête s’étaient éteints. Après avoir souligné les manifestations de l’impuissance française en mars 1936, Paul Reynaud rappelait : « Messieurs, depuis longtemps nous sommes alertés... Maintenant le voile est déchiré. L’Allemagne réarme de jour et de nuit. Le président du conseil a compris que ce train lancé à cent kilomètres à l’heure ne s’arrêterait pas en brandissant, sur le bord de la voie, le drapeau du désarmement. Pour éviter la guerre, il faut que le bloc des puissances pacifiques gagne la course aux armements. Il faut que le gouvernement se donne à lui-même les moyens de sa politique étrangère »2. Mettant en évidence la montée en puissance de l’Allemagne, Paul Reynaud évoquait alors le corps cuirassé allemand, véritable fer de lance de l’armée du Troisième Reich, capable d’engager une offensive de grande envergure. En face d’un tel adversaire, expliquait le député, la France ne dispose actuellement que d’une pelote d’épingles en avant de quelques-unes de ses divisions. Rappelant un débat précédent, celui de mars 1935, où il avait défendu le corps cuirassé, il estimait que la conjoncture s’étant singulièrement aggravée depuis, il y avait désormais urgence. Car « il n’y a pas de politique d’assistance mutuelle possible si nous restons sur le plan actuel, celui d’une armée défensive, enfermée dans une place forte3 ».
4La presse du lendemain fera un large écho aux propos de Paul Reynaud qui paraît avoir frappé juste. Mais ce discours retiendra-t-il l’attention des responsables de la politique de défense de la France ? C’est ce qu’espérait le lieutenant-colonel de Gaulle qui avait fourni au parlementaire une partie notable de sa documentation.
Les carences de l’organisation militaire française et les responsabilités partagées des politiques et des militaires
5A cette date, le lieutenant-colonel de Gaulle était l’un des collaborateurs du général Jamet qui dirigeait lui-même le Secrétariat Général de la Défense nationale, le S.G.D.N. Parmi les experts militaires qui dénonçaient les carences françaises en mars 1936, il était l’un des mieux informés pour stigmatiser le nouvel aveu d’impuissance française et pour porter un diagnostic.
6Nous ne pouvons évoquer ici l’ensemble de la crise provoquée en mars 1936 par la remilitarisation de la Rhénanie, mais les sources que nous avons analysées sont tout à fait explicites. Elles révèlent en premier lieu un dysfonctionnement du système institutionnel qui prévoyait les relations organiques entre pouvoir civil et pouvoir militaire. Certes, la loi sur l’organisation de la nation en temps de guerre n’avait pas encore été votée, mais les dispositions du temps de paix attribuaient au Conseil Supérieur de la Défense nationale des responsabilités importantes puisqu’il était chargé de l’examen des enjeux de la politique de défense et des buts généraux à atteindre par la force des armes. Or, au sein du Conseil, le gouvernement jouait le rôle essentiel, assisté du maréchal Pétain, du chef d’état-major général de la Défense nationale et des chefs d’état-major des trois armées et des Colonies consultés pour avis. Mais cette instance ne s’était pas réunie depuis le début de l’année 1935 et ne sera réunie ni en septembre 1938, ni en septembre 1939. C’est là une sérieuse anomalie. En effet, lorsqu’éclate la crise le 7 mars 1936, et que la nouvelle de la remilitarisation de la Rhénanie par l’Allemagne est confirmée, le gouvernement alors présidé par le radical Albert Sarraut décide de se réunir le lendemain.
La crise rhénane
7On connaît les premières réactions du gouvernement français qui envisage une intervention le 8 mars au soir. Sous l’impulsion de Pierre-Étienne Flandin, ministre des Affaires étrangères, et en accord avec certains diplomates du Quai d’Orsay, l’hypothèse d’une intervention avait été évoquée en conseil des ministres. Mais les sources militaires montrent que F Armée « veille » et ne veut pas un engagement imprudent4. Ainsi les « mémentos » du sous-chef d’état-major, le général Schweisguth, fournissent la notation suivante du 8 mars : « Buisson a assisté le général Maurin au conseil des ministres de dimanche ; il les a trouvés « belliqueux et pleins d’illusions », Flandin voudrait mobiliser deux corps d’armées, ce qui aurait pour effet de faire repasser le Rhin aux Boches [je cite]. Soutenu par Paul-Boncour et Guernut, il reprochait à Maurin d’être timoré5 ». Du lundi 9 au mercredi 11 mars, une partie serrée se joue au sein de la sphère politique. Au sein du gouvernement, partisans et opposants à l’intervention argumentent. Le contexte politique est en effet peu favorable. En cette période préélectorale de l’hiver 1936, Sarraut, membre éminent du Parti Radical, n’avait-il pas dans ses missions la charge de maintenir la cohésion des partenaires du Rassemblement pour le Front populaire dont l’un des objectifs était le maintien de la paix ? Les responsables du haut commandement se réunissent le 9 mars et commentent l’attitude du gouvernement : « L’impression, écrit Schweisguth, est que le gouvernement est décidé à faire respecter le pacte de Locarno quelles qu’en puissent être les conséquences. Le général Gamelin est soucieux que les militaires s’opposent aux solutions « folles » [je cite], et il précise : envoi d’une division à Sarrebruck »6. Or, quelle va être l’argumentation de Gamelin ? Dès le 8 mars, il a donné son point de vue à ses collaborateurs : « Le gouvernement a demandé : « Êtes-vous en état de refouler les Allemands hors de la zone ? ». La réponse de Gamelin est la suivante : « Du fait que nous entrerons dans la zone, la guerre serait déclenchée. Une pareille action nécessiterait une mobilisation générale.7 » Cette argumentation, la nécessité du recours à la mobilisation générale, est explicitée dans une longue note du 11 mars remise au général Maurin, ministre de la Guerre, à l’intention du président du conseil, Sarraut. Ce document fait état de chiffres alarmants sur l’importance des forces allemandes présentes en Rhénanie : soit pour les troupes de l’Armée, 6 à 7 divisions (90 000 hommes) auxquelles on ajoute des unités complémentaires pour aboutir à 295 000 hommes, soit 21 à 22 divisions8. Or, Gamelin, interrogé plus tard sur cette note, expliquera qu’il s’agit des chiffres fournis par le deuxième bureau. Mais, dans les dossiers conservés à l’état-major de Gamelin, les divers bulletins de renseignements émanant de cet organisme font état de forces beaucoup plus réduites. « Au total, signale le bulletin du 11 mars, il y a en zone démilitarisée la valeur de six divisions d’infanterie, soit environ 60 000 hommes »9.
8L’avis du général Gamelin, transmis par le général Maurin, ministre de la Guerre, devait peser de façon déterminante sur l’issue des discussions en cours, au sein du gouvernement. Ainsi, après avoir envisagé une intervention sous forme d’une prise de gage, le gouvernement, soumis à de multiples pressions, se ralliait à la solution diplomatique. Le 11 mars, Pierre-Étienne Flandin était chargé d’étudier avec le gouvernement de Londres la riposte à envisager mais l’idée d’une initiative de la France seule, pourtant compatible avec les accords en vigueur, était désormais exclue10.
9Nous ne porterons pas ici de jugement d’ensemble sur cette décision lourde de conséquences pour l’avenir des relations franco-allemandes. Soulignons un constat d’évidence. Le deuxième bureau a parfaitement rempli son rôle car il a annoncé dès le début de l’hiver, puis confirmé, les intentions allemandes. Le général Gamelin, chef d’état-major général de l’Armée porte ici d’importantes responsabilités. Dans la présentation des données fournies, dans l’élaboration de la synthèse communiquée au gouvernement, il a délibérément surestimé les forces de l’ennemi afin d’éviter des solutions aventureuses. Un ouvrage récent de Philippe Masson sur l’armée allemande met en avant la thèse du risque d’un conflit généralisé en cas de guerre avec l’Allemagne à cette date. C’est sans doute en fonction de ces considérations que le général Gamelin a cru opportun de rédiger une note qui n’était pas en concordance avec les renseignements fournis. Le procédé reste, à nos yeux, discutable et traduit l’état des relations entre les pouvoirs civil et militaire. On ne peut guère parler ici de coopération confiante11.
Juin-octobre 1936. Une volonté de réforme mais des choix qui ne modifient pas en profondeur le système militaire français
10La France d’Albert Sarraut a donc choisi la non-intervention. Quelles seront les premières initiatives en matière de défense du nouveau gouvernement de Front Populaire conduit par Léon Blum ?
11Dès son arrivée rue Saint-Dominique, le ministre de la Défense nationale Édouard Daladier, prend conscience de l’ampleur de la tâche qui l’attend. Ancien président du conseil arrivé au pouvoir en janvier 1933, à l’heure de l’avènement d’Hitler à la chancellerie, il connaît l’importance du réarmement allemand et, après avoir pris connaissance des nouveaux dossiers, il juge nécessaire d’engager en matière de défense un véritable « changement de cap ». Il obtient dès le 6 juin la signature par le Président de la République d’un décret important réorganisant les structures de la Défense nationale. Le ministre de la Défense nationale et de la Guerre est chargé de coordonner l’action des trois départements : Guerre, Marine et Air. Cette coordination vise notamment l’emploi des forces terrestres, navales et aériennes : l’établissement et l’exécution des programmes d’armement, la mobilisation industrielle et l’aménagement des dépenses nationales. Disposant, par délégation du président du conseil, du Conseil Supérieur de la Défense nationale, il est assisté du S.G.D.N. qui lui est rattaché. Enfin, une importante innovation était annoncée, la création d’un Comité Permanent de la Défense nationale (C.P.D.N.). Organisme plus restreint qui associait les responsables civils et militaires de la Défense nationale, ce comité devait s’occuper en priorité des mesures concrètes à mettre en œuvre pour permettre aux forces armées d’assurer leurs diverses missions. C’est donc à ce nouvel organisme que revenait la tâche de la préparation de la mobilisation industrielle12.
12Dès le 12 août 1936, une instruction sur l’établissement et l’exécution du programme d’armement terrestre prévoyait la mise en œuvre d’un plan quadriennal de réarmement ; il s’agissait là aussi d’une importante innovation. L’objectif était la modernisation rapide de l’outil militaire mais l’état-major de l’Armée jouait un rôle essentiel dans l’établissement de ce programme. Il devait définir les besoins généraux et dresser le plan des réalisations en prenant l’avis des directeurs d’armes et des services13.
13D’août à octobre 1936, l’élaboration du plan qui sera adopté le 7 septembre 1936, puis les premiers débats sur sa mise en œuvre, susciteront d’importantes controverses tant sur le plan politique que militaire. La bataille politique est engagée par le ministre de la Défense nationale, qui doit convaincre l’ensemble de l’équipe gouvernementale de l’opportunité d’un infléchissement de ses orientations initiales. Le ralliement de Léon Blum et de Vincent Auriol suppose une révision du programme du Rassemblement pour le Front populaire qui s’inscrivait encore, en janvier 1936, dans une logique de désarmement. « Je fais valoir à Léon Blum, explique Daladier, que les dernières décisions d’Hitler en matière de réarmement sont non seulement inacceptables mais qu’elles constituent une menace réelle pour la sécurité de la France […]. Il nous faut un plan d’armement. Ce plan, je l’ai élaboré avec mes conseillers. Il doit entraîner 14 milliards de dépenses réparties sur quatre ans »14. Après un délai de réflexion, Léon Blum qui avait consulté son ministre des Finances, acceptait d’opérer une révision radicale de sa ligne d’action en matière de défense : « Tout ce qui resserre entre Français le sentiment de solidarité vis-à-vis du danger possible, je le conçois »15.
14Au lieutenant-colonel de Gaulle qui l’interrogeait un peu plus tard sur ce choix, Léon Blum répondait : « On change d’optique quand on devient chef de gouvernement »16. Il lui restait cependant à convaincre ses collaborateurs et les militants réunis à Luna Park, le 6 septembre 1936, la veille de l’adoption du plan quadriennal. Il optait à cette époque pour la prudence mais, lors de la mise en œuvre du plan, le président du conseil et son ministre de la Défense nationale devaient se heurter à de nombreuses résistances. Soucieux de sauver les conquêtes sociales de l’été 1936, le peuple de gauche résistait jusqu’à l’automne 1938 face à la perspective d’un réarmement coûteux. On lui avait promis du beurre, pas des canons17. Conscient de ces pesanteurs, le président du conseil n’engage pas de débat parlementaire sur ce dossier, il n’y aura donc pas en septembre 1936 de loi de programmation militaire, afin d’esquiver une fracture au sein de la majorité déjà ébranlée par le débat récent sur la nationalisation des usines d’armement18.
15Si la bataille politique est donc différée, en revanche se profile très tôt un conflit entre experts, qui prendra à l’automne un ton plus vif et se déroulera bientôt dans l’arène publique. L’enjeu du débat est la création du corps cuirassé. Dans une lettre à Paul Reynaud le 22 juillet 1936, le lieutenant-colonel de Gaulle avait clairement fait connaître sa position. Il dénonçait alors : « 1) L’impuissance militaire montrée par la France le 7 mars faute d’avoir créé un corps spécialisé et de pouvoir par conséquent répondre immédiatement par l’occupation française de la rive gauche du Rhin. 2) L’effet produit en Europe sur nos amis, ou les hésitants, par cette carence hélas éclatante : l’absence d’un instrument de manœuvre apte à agir dans de brefs délais contre un adversaire déterminé, agissant par surprise contre la France ou un de ses alliés »19. On se souvient que Paul Reynaud avait défendu ces vues à la fin juillet. Mais c’est à une instance militaire qu’il revenait de se prononcer sur le choix des armes. Après plusieurs réunions de travail, le Conseil Supérieur de la Guerre étudiait les 14 et 15 octobre 1936 la réorganisation de la cavalerie. La réunion paraissait bien s’engager car Gamelin précisait qu’il voulait mettre sur pied des divisions cuirassées. Assistait-on au triomphe des thèses défendues par de Gaulle et Reynaud ? En fait, au cours de la séance, aucun débat ne s’engageait sur la doctrine d’emploi et le résultat final était décevant. On retenait le principe de l’expérimentation d’une seule division cuirassée en 1937. Si l’expérience était concluante, on pourrait alors envisager de l’étendre et créer les trois divisions prévues20.
16Les choix d’octobre 1936 devaient être lourds de conséquence et de Gaulle, amer, concluait : « Notre système actuel nous interdit de bouger ». Il écrira plus tard : « Notre organisation resterait donc ce qu’elle était », notant également que dans les sphères politiques, rares étaient ceux qui avaient réellement pris conscience de l’enjeu21.
17Deux ans plus tard, la crise des Sudètes devait démontrer les faiblesses de cette organisation militaire et les carences du système politico-militaire français. Citons à nouveau de Gaulle : « Les mêmes institutions militaires, qui le 7 mars 1936 nous contraignaient à l’immobilité, qui lors de l’annexion de l’Autriche nous frappaient d’inertie totale, en septembre 1938 nous imposaient d’abandonner les Tchèques »22. En mars 1939, la Tchécoslovaquie entière s’enfonçait dans l’ombre. Dès la fin du printemps 1939, c’était une autre partenaire, la Pologne, qui était menacée. Or, la Grande-Bretagne venait de garantir son indépendance. Les deux démocraties resteraient-elles à nouveau impuissantes ? Pourraient-elles encore croire aux fausses vertus de l’apaisement ? S’engageraient-elles au contraire sur une autre voie ?
De la paix à la guerre, haut-commandement et gouvernement français devant le nouveau défi d’Hitler (août-septembre 1939)
18Comment la France est-elle entrée en guerre ? Comment expliquer le choix opéré dès le 23 août par les principaux responsables du haut-commandement et du gouvernement en faveur d’une politique d’intervention au profit de la Pologne en cas d’agression allemande ? L’examen du processus décisionnel qui conduit à la déclaration de guerre permet-il de déceler au sein des sphères civiles et militaires une véritable détermination ? Y aurait-il à l’automne 1939 un changement de perspective lié à de nouvelles orientations stratégiques ?
Vers l’hypothèse d’une intervention : la réunion du 23 août 1939
19Responsable de la conduite générale de la guerre, le gouvernement aurait dû provoquer, dès la période de tension ouverte en juillet 1939, une réunion du Conseil Supérieur de la Défense nationale. Or, c’est une réunion plus restreinte qui est organisée le 23 août 1939 à la demande du ministre des Affaires étrangères Georges Bonnet. Les participants à cette séance sont les membres du Comité Permanent de la Défense nationale, c’est-à-dire les ministres concernés par les problèmes de défense et les chefs d’état-major (avec voix délibérative) : se sont joints à eux le ministre des Affaires étrangères et quelques personnalités militaires.
20La veille s’est tenu le conseil des ministres présidé par Albert Lebrun, Président de la République ; mais c’est la réunion du 23 août qui est décisive. Elle doit permettre l’examen des décisions militaires à prendre face au nouveau défi allemand en Europe centrale. Le président du conseil pose alors la question : la France peut-elle sans réagir assister à la disparition de la carte de l’Europe de la Pologne et de la Roumanie ? Il s’interroge ensuite sur les moyens dont dispose la France pour s’y opposer. Georges Bonnet expose la situation diplomatique en présentant le scénario le plus pessimiste, c’est-à-dire une prochaine attaque à l’Ouest, dès la chute de la Pologne. En fait, il escompte une réponse négative des militaires. Ceux-ci vont-ils, un an après Munich, peser à nouveau dans la balance pour solliciter un répit ? Les débats montrent qu’il n’en est rien. Le général Gamelin donne en effet un avis sans ambiguïté : « La solution à envisager est de tenir nos engagements vis-à-vis de la Pologne »23.
21Le chef d’état-major général croit à une résistance honorable de la Pologne et sollicite l’avis de l’armée de l’Air. Ici, l’attitude de Guy La Chambre, ministre de l’Air, crée un élément de surprise. Favorable en septembre 1938 à un compromis avec l’Allemagne, il ne souhaite pas un « nouveau Munich ». Il exprime ainsi son point de vue : « La situation de notre aviation ne doit plus peser sur les décisions du gouvernement comme elle l’avait fait en 1938 ». Un peu plus tard, le général Gamelin et l’amiral Darlan indiquent que l’armée de Terre et la Marine sont prêtes24.
Les pressions du clan de la paix feront-elles vaciller le gouvernement ?
22A l’issue de la réunion du 23 août, une importante nouvelle diplomatique est reçue par la France comme un « coup de poignard dans le dos ». La signature du pacte germano-soviétique, connue le soir de la réunion, provoque une vive émotion. C’est l’échec cinglant de la diplomatie franco-britannique qui, depuis le printemps, avait engagé des négociations avec l’U.R.S.S. pour éviter cette collusion redoutée depuis les années vingt et les accords Rapallo.
23Dès lors, au sein du gouvernement et du Parlement, de nouvelles voix se font entendre pour demander le maintien de la paix. Du 24 août au 3 septembre, plusieurs tentatives se déploient pour infléchir les décisions prises le 23 août. C’est au sein de la société civile, et non militaire, que de vives pressions s’exercent en faveur d’un compromis. Les partisans de la solution pacifique tentent d’agir auprès de l’opinion publique ; c’est une offensive qui rappelle celle de septembre 1938, véritable remake de la campagne de presse munichoise.
24Avec le concours, au sein du gouvernement, de Georges Bonnet, Camille Chautemps et Anatole de Monzie, le courant pacifiste de la droite parlementaire s’efforce de faire triompher ses vues. L’argumentation est la suivante : la nouvelle du pacte germano-soviétique est la démonstration de l’échec de la politique étrangère de la France ; la trahison soviétique conduit donc [je cite] à l’« option de solutions réalistes ». L’Allemagne, forte de la neutralité de son voisin de l’Est, devient une ennemie plus redoutable. L’entrée en guerre serait dans ces conditions trop périlleuse : il faut donc s’engager dans la bataille de la paix et obtenir dans l’immédiat le concours d’une autre puissance jugée pacifique : l’Italie. Dès cette époque, Pierre Laval aurait pris des contacts avec l’ambassadeur d’Italie en France (Guariglia) et avec le maréchal Pétain en Espagne, qui pourrait jouer le rôle d’homme fort dans une combinaison ultérieure25.
25Bien informé de toutes ces menées, le président du conseil, conseillé par Alexis Léger, secrétaire général du Quai d’Orsay, et les « faucons » du cabinet, Paul Reynaud et Georges Mandel, après avoir tergiversé quelques jours, s’engage sur la voie de la résistance à Hitler. Sa marge d’action est cependant étroite car, au sein de l’ Armée, des réserves s’expriment lorsque la guerre est à l’horizon après l’entrée des troupes allemandes en Pologne, le 1er septembre à l’aube26.
La déclaration de guerre est suivie par une période d’attentisme, qui scelle le sort de la Pologne
26Dès le 2 septembre, l’intervention de Daladier laisse peu d’espoir aux parlementaires favorables à l’apaisement et aux « colombes » qui, au sein du gouvernement, évoquent encore une mission médiatrice de Mussolini. La voie munichoise écartée en Grande-Bretagne est définitivement rejetée en France après les dernières manœuvres de temporisation auxquelles se prête Gamelin qui juge que l’ Armée n’est pas prête. « La France et l’Angleterre, déclare Édouard Daladier le 2 septembre, ne sauraient assister à la destruction d’un peuple ami, présage de nouvelles entreprises dirigées contre elles-mêmes ». Ainsi, le gouvernement a mis la France « en état d’agir selon son intérêt vital et selon son honneur »27. Le 3 septembre à 17 heures, quelques heures après la Grande-Bretagne, la France déclarait la guerre à l’Allemagne.
27Dès l’entrée en guerre, se mettaient en place les structures prévues en France par la loi sur l’organisation de la nation en temps de guerre ; par ailleurs, les institutions interalliées créées en temps de paix devaient entrer progressivement en vigueur. L’ensemble du dispositif constituait un système complexe, conçu dans la perspective d’une guerre longue qui permettrait à la coalition alliée de s’organiser ; il n’était nullement adapté à la guerre éclair, c’est-à-dire à la stratégie de l’adversaire, expérimentée dès septembre 1939.
28Avec les premiers succès allemands en Pologne, Gamelin prend conscience de la nécessité d’une révision totale de ses jugements initiaux sur la capacité de résistance polonaise face à la « force de frappe » allemande. Ajoutons une donnée capitale : au début de septembre, il est clair que le généralissime français a été informé des intentions soviétiques, sinon de la teneur exacte du protocole secret germano-soviétique du 23 août. Une note du 7 septembre 1939, qu’il rédige à l’intention du président du conseil, précise : « Il faut considérer que le pacte germano-soviétique n’a pu être obtenu gratuitement par l’Allemagne. Les avantages secrètement concédés à la Russie n’ont pu l’être qu’au détriment de la Pologne et des États baltes ». A cette date, le texte conclut sur la nécessité d’apporter d’urgence une aide à la Pologne ; cependant le document précise : « Une aide compatible avec les disponibilités en personnel et matériel français »28.
29Ces problèmes seront évoqués au sein du Comité de guerre. Cet organisme est chargé de la direction militaire et sa composition est celle du Comité Permanent de la Défense nationale. Il s’agit d’une structure mixte associant, sous l’autorité du Président de la République les principales autorités civiles et militaires concernées par les questions de défense. Édouard Daladier jugeait préférable d’en débattre devant cet auditoire restreint alors que le Conseil Supérieur de la Défense nationale aurait dû être réuni au préalable pour l’examen des buts généraux de guerre. Mais, au sein du C.S.D.N., le poids du conseil des ministres était prépondérant, et Édouard Daladier craignant que n’éclatent les divisions apparues au début du mois, préférait s’en remettre au Comité de guerre. « Au fond, notait le président Jeanneney, le Cabinet retrouve sa faiblesse de 1938, il compte trop de membres qui, quoi qu’il arrive, se trouvent ou se trouveront hostiles à la guerre »29. Si Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères, n’était pas membre de droit du Comité de guerre, il avait cependant, au sein de celui-ci, un allié, le général Gamelin qui allait jouer un rôle déterminant dans l’élaboration de la décision concernant l’assistance à la Pologne.
30Dès le 7 septembre, en comité restreint, Gamelin dit crûment au président Daladier et à ses collaborateurs : « Pas de bourrage de crâne en ce qui concerne la Pologne qui, ne nous le cachons pas, « est foutue ». Il précise le lendemain : « L’impossibilité même où nous nous trouvons d’étendre rapidement notre ligne de bataille limite nos moyens d’attirer et de fixer devant nous la plus grande partie des forces allemandes »30.
31Ainsi, se dessinent les orientations qui conduisent au sommet franco-britannique d’Abbeville, le 12 septembre. Ses conclusions sont en effet les suivantes : « Ne pas se hâter d’entamer les grandes opérations terrestres avant d’avoir accru nos moyens au maximum ». En ce qui concerne la Pologne, « nous ne pouvons pas grand-chose pour elle. C’est sur le front occidental que se gagnera la guerre ». Ces propos confidentiels traduisaient bien une conviction qu’exprimait Neville Chamberlain, premier ministre du Royaume-Uni : « Le temps travaille pour la coalition alliée ». Pourquoi, donc, engager prématurément l’outil militaire, commentaient certains membres du haut commandement à Paris et à Londres31. C’est donc le primat des intérêts nationaux, et pour la France une conception très « hexagonale » de sa sécurité, qui l’emporte alors.
32La nouvelle de l’agression soviétique en Pologne vient confirmer, le 17 septembre, les pronostics de Gamelin. L’état polonais vit alors ses derniers jours. C’est une alliée foudroyée qui disparaît elle aussi de la carte. Huit mois plus tard, c’est le sort de la France qui sera en jeu.
33Une partie de l’opinion publique espérait encore, à l’automne 1939, que le conflit épargnerait le sanctuaire français. Mais, au printemps 1940, la France était frappée au cœur... et s’abîmait dans la défaite. Les élites dirigeantes de la sphère civile et militaire portaient les plus lourdes responsabilités, mais la guerre était le révélateur des faiblesses du système militaire dont l’organisation générale avait été approuvée sous les différentes législatures de la Troisième République. Le conflit mettait aussi en évidence la vulnérabilité du régime politique et l’inadaptation des institutions héritées du siècle précédent. Enfin, il mettait à nu les pesanteurs de l’organisation économique et la fragilité du corps social tout entier. C’était le coup de grâce pour un régime qui avait su longtemps préserver la sécurité française et les libertés républicaines. Mais, on le sait, la « flamme de la Résistance » ne s’était pas définitivement éteinte... La France un jour serait à nouveau libre.
Notes de bas de page
1 Édouard Daladier, Journal de captivité. 1940-1945, Paris, Calmann-Lévy, 1991. Première citation, voir l’ouvrage d’Élisabeth du Réau, Édouard Daladier, 1884-1970, Paris, Fayard, 1993, p. 134.
2 Archives nationales, (désormais A.N.) 74 AP12, Fonds Paul Reynaud. Notes ayant servi à Paul Reynaud pour son intervention au Parlement et extraits de son discours au Palais Bourbon.
3 Annales de la chambre des députés, année 1936, séance du 31 juillet, p. 2 308.
4 On parle ici de l’Armée au sens traditionnel c’est-à-dire armée de Terre.
5 Archives nationales, A.N. 351 AP3, mémentos, 8 mars 1936.
6 Ibid., 9 mars 1936.
7 Documents diplomatiques français (désormais D.D.F.), 2e série, année 1936, pièce n° 334, Paris, Imprimerie nationale.
8 Service historique de l’armée de Terre (désormais S.H.A.T.), CSG 7 N 3437.
9 S.H.A.T., 1 N 43, dr 2. État-major général Gamelin.
10 Jean-Baptiste Duroselle, La Décadence, Paris, Imprimerie nationale, 1979, p. 172-173.
11 Philippe Masson, Histoire de l’armée allemande, 1939-1945, Paris, Perrin, 1994, p. 29-30.
12 S.H.A.T., 55 N 5841.
13 Fondation Nationale de Science Politique (désormais F.N.S.P.), fonds Daladier, 4 DA1, dossier n° 5.
14 Ibid.
15 Léon Blum, in L’Exercice du pouvoir, discours de Luna Park. 6 septembre 1936.
16 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, t. 1, Paris, Plon, 1954, p. 29-30.
17 Élisabeth du Réau, op. cit., p. 176-180.
18 Ibid.
19 Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets. 1919-1940, t. 2, Paris, Plon, 1980, p. 407-408.
20 A.N., fonds Reynaud, 74 AP12.
21 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, t. 1, op. cit., p. 29-30.
22 Idem., « Mémorandum secret du 26 janvier 1940 », in Trois Études, Berger, Levrault, 1945.
23 S.H.A.T., 5 N 579, dossier n° 1.
24 S.H.A.T., 5 N 579, dossier n° 1 et Service historique de l’armée de l’Air, papiers Guy La Chambre, Z 12 948.
25 Élisabeth du Réau, op. cit., p. 364-365.
26 Ibid.
27 Annales de la chambre des députés, 2 septembre 1939.
28 S.H.A.T., 5 N 581, dossier n° 1.
29 Jules Jeanneney, Journal politique, septembre 1939-juillet 1942, Paris, Armand Colin, 1972, p. 8.
30 S.H.A.T., 5 N 581, dr 1.
31 Public Record Office, CAB 66, 3WN 1939.
Auteur
Agrégée de l’Université, docteur ès Lettres, est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-III-Sorbonne nouvelle. Elle préside l’Association des spécialistes français de cette discipline. Elle a publié une biographie, Édouard Daladier (Fayard, 1993) et de nombreux ouvrages (en collaboration) sur l’histoire européenne au xxe siècle. Elle s’intéresse tout particulièrement aux mutations récentes dans l’Est européen où elle a effectué de fréquentes missions. Elle est, en outre, membre de la Commission française d’histoire militaire depuis 1988.
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