1En 1912-1913, le respect de la neutralité est présenté comme un objectif essentiel de la politique belge. A aucun moment, dans les discours officiels, l’attachement à la neutralité n’est mis en question.

2Cependant, début 1912, quelques ballons d’essais – mais qui ne portent pas à conséquence dans l’immédiat – laissent entrevoir une certaine distanciation des responsables vis-à-vis de la neutralité imposée. Des personnalités, notamment des proches du Roi, ont laissé entrevoir, au cours de conversations officieuses ou privées avec des Français ou des Allemands, une certaine évolution des esprits vers une critique discrète de la neutralité.

3En janvier 1912, le général Jungbluth, chef d’Etat-major général1 et chef de la Maison militaire du Roi, aborde très discrètement la question dans une discussion avec l’attaché militaire français. Evoquant la possibilité pour la Belgique de se doter d’une force militaire un peu supérieure aux trois corps d’armée qui font la différence entre les forces allemandes et les françaises, il aurait affirmé que la Belgique représenterait alors un appoint tel « qu’elle pourrait choisir » sans question de sympathie2. Selon Duruy, le général n’a pas dit nettement que la neutralité était une entrave pour la Belgique mais tel semblait être le fond de sa pensée d’autant plus qu’il a ajouté que le pays était au début d’un nouveau règne, avec un jeune Roi à sa tête et de nouvelles perspectives devant lui. Duruy fait remarquer que « le général semblait en conclure à l’utilité, pour la Belgique, de conquérir une liberté d’action qui lui faisait actuellement défaut »3 et il ne manque pas de mettre cette attitude en parallèle avec l’évolution de certains milieux militaires. Duruy estime qu’il y a là « un état d’esprit dont nous devons tenir compte et qu’il importe de surveiller avec soin »4, mais il ne croit guère que le gouvernement catholique, s’il devait opter pour une alliance, se rangerait du côté français. Il pense – à juste titre – que ce gouvernement n’accepterait même pas de signer une convention dans laquelle la France déclarerait son intention de ne pas violer la neutralité avant l’Allemagne et qui fixerait les conditions d’une entente militaire franco-belge en cas de guerre5.

4Presque au même moment, le secrétaire général des Affaires étrangères, Van der Elst, semble avoir confié à von Flotow qu’il ne considérait pas la neutralité imposée comme un avantage pour son pays. Il aurait regretté que cette neutralité empêche la politique extérieure de la Belgique de se déterminer en fonction des intérêts réels du pays et reconnu, qu’à l’intérieur, elle a endormi l’opinion dans une fausse sécurité rendant très difficile un véritable effort militaire6. Le ministre d’Allemagne n’en conclut pas à l’abandon de la neutralité mais il remarque que le doute est jeté sur ce qui était jusqu’à maintenant un axiome. Il estime cependant qu’il faut attendre pour savoir si la contestation de la neutralité – qu’il voit aussi se développer dans une fraction de l’opinion publique – se généralise au point qu’on en vienne à penser qu’il vaudrait mieux se rapprocher d’un puissant voisin7.

5En fait, cette évolution ne se produit pas et les autorités belges s’en tiennent à une stricte affirmation de la neutralité. Bien plus, alors qu’elles ont estimé qu’il n’était pas possible en pleine crise internationale, en septembre 1911, de demander aux Puissances une promesse de respecter la neutralité belge, elles semblent caresser cette idée au printemps 1912 en profitant d’une phase d’accalmie dans les relations franco-allemandes. Arendt se demande alors si la Belgique ne pourrait pas se faire l’intermédiaire entre Paris, Londres et Berlin pour obtenir de ces trois garants une déclaration comparable à celle qui avait été faite, au début de la guerre de 1870, par les gouvernements prussien et français. Sans faire d’allusion directe à « une guerre qui se prépare »8 chacun des trois pays pourrait reconnaître, à la demande de la Belgique, que dans le cas de conflit sur les frontières du territoire belge, la clause de neutralité inscrite dans les traités de 1839 devait être observée aussi longtemps qu’elle sera respectée par l’autre partie belligérante9.

Le souci de rétablir la confiance avec l’Allemagne

6C’est surtout de la part du Reich que les autorités belges souhaitent obtenir ce genre d’engagement. Dès la réunion du 16 septembre 1911, les responsables du ministère des Affaires étrangères avaient envisagé une intervention en ce sens auprès du gouvernement allemand10. Van der Elst avait alors proposé d’avoir avec von Flotow un entretien qui n’aurait pas de portée officielle. Mais quelques mois plus tard une démarche semble encore plus nécessaire car il paraît urgent de rétablir un climat de confiance dans les rapports germano-belges.

Le malaise entre Berlin et Bruxelles

7La diplomatie belge a, en effet, parfaitement conscience de la dégradation des relations entre les deux pays. A Berlin, Greindl constate que « nous avons visiblement perdu beaucoup de terrain ici »11 et que l’Allemagne ne fait pas grand cas de la Belgique comme le montre « la préhistoire de l’article XVI du traité du 4 novembre 1911 qui jette sur l’action de l’Allemagne un jour peu avantageux pour ce qui nous concerne »12. Lorsqu’au printemps 1912, Arendt fait un bilan des relations entre la Belgique et l’Allemagne, il déplore lui aussi leur évolution « dans un sens hostile »13. Il estime que le malaise, en Belgique, remonte à la longue période de tension, pendant les négociations franco-allemandes de 1911, qui a permis à la presse de répandre largement la crainte d’une invasion allemande. Puis, la clause XVI de l’accord franco-allemand a donné l’impression que l’Allemagne pourrait avoir des visées sur le Congo, sans compter que les Belges sont froissés d’avoir été tenus à l’écart de cette négociation qui les concerne directement. De plus, les discours pangermanistes ne peuvent qu’entretenir la défiance des Belges à l’égard du Reich.

8Côté allemand, l’attitude des Belges pendant la crise de 1911, qui est ressentie comme une preuve de la francophilie et de l’anglophilie de la Belgique, laisse aussi des séquelles. Fin décembre 1911, le ministre d’Allemagne à Bucarest, Rosen, rappelle à Gaiffier qu’« on a conçu de l’humeur à Berlin » en raison des dispositions francophiles que « les journaux, les théâtres, l’opinion publique belges ont manifesté durant le cours de la dernière crise »14. Six mois plus tard, lorsque le nouveau ministre de Belgique à Berlin, Beyens, prend ses fonctions, Kiderlen-Waechter revient sur le sujet pour lui dire qu’il ne comprenait pas l’émotion qui s’était manifestée en Belgique au sujet de la violation du territoire par l’Allemagne et que, selon lui, cette nervosité était due aux sentiments francophiles de la majorité de la presse15. A Bruxelles, on juge d’ailleurs ces critiques excessives et Arendt se demande si Kiderlen-Waechter n’avait pas forcé la note lors de son entretien avec Greindl, le 19 novembre16, lorsqu’il reprochait aux Belges d’avoir manqué à leurs devoirs de neutralité et d’impartialité politique, afin de justifier une éventuelle entrée de l’armée allemande sur le territoire belge17.

9Il est évident que la diplomatie belge souhaite enrayer cet engrenage de la défiance. Dès décembre 1911, Greindl, qui a pourtant subi successivement l’humiliation du fait accompli de l’article XV118 et la colère froide du secrétaire d’Etat, plaide en faveur d’une attitude plus amicale à l’égard du Reich. Le ministre de Belgique à Berlin, qui revient encore plusieurs fois sur ce thème avant de quitter son poste, regrette qu’on laisse se développer des campagnes qui ne peuvent que froisser l’Allemagne19. Il souhaite, qu’à défaut du gouvernement, qui ne peut pas intervenir continuellement, la presse officieuse se charge de démentir « les bruits ridicules » qui circulent dans l’opinion belge pour créer la suspicion envers le Reich, car « cela nous fait du tort »20. Il voudrait détruire quelques légendes, celle qui présente les voies ferrées Malmédy-Stavelot ou Aix-la-Chapelle-Louvain comme un danger pour la Belgique ou celle qui parle d’invasion par l’armée allemande non seulement pour des raisons stratégiques mais aussi dans un but de conquête alors que l’Allemagne n’a jamais donné aucune raison de croire qu’elle médite l’annexion de la Belgique21. Il voudrait faire cesser « la campagne de dénigrement » contre le Reich, car « de cette méfiance systématique envers l’Allemagne et de cette confiance illimitée envers la France »22, on ne peut que conclure outre-Rhin que les Belges sont inféodés à leurs voisins du Midi. Selon Greindl, la Belgique créé elle-même le danger allemand en inculquant l’idée que l’Allemagne ne peut pas compter sur sa neutralité : « entretenir (l’Allemagne) dans la pensée que nous serons des ennemis probables est l’induire en la très forte tentation de s’emparer de notre territoire sans nous laisser le temps de terminer nos préparatifs militaires »23.

10Tout en ayant une vision moins dramatique, Arendt estime lui aussi qu’il faut mettre fin au malaise sournois qui s’insinue dans les relations germano-belges apparemment cordiales. Or, ce qui tend à empoisonner ces relations, c’est « l’idée obsédante d’une invasion allemande », c’est la « conviction universellement répandue... que si la guerre éclate prochainement..., il ne sera tenu aucun compte de notre neutralité par l’Allemagne et que ses troupes entreront certainement sur le territoire belge pour se rendre plus facilement en France »24. Pour Arendt, aucun gouvernement ne peut accepter de vivre dans l’appréhension continuelle d’une agression et la Belgique ne peut pas laisser mettre en question « les bases de son existence internationale fixées par des traités solennels »25. Il faut donc s’efforcer de rétablir la confiance indispensable dans les rapports entre les deux pays, et pour cela, prendre l’initiative d’une conversation avec Berlin. Cette proposition est soutenue par Davignon qui écrit à Arendt, au sujet des relations avec l’Allemagne : « Comme vous, je pense que le but assigné à nos efforts est de leur donner le caractère de confiance réciproque dont... ils sont un peu dépourvus depuis un certain temps »26.

Les démarches auprès des autorités allemandes

11Il ne s’agit évidemment pas de demander à l’Allemagne des explications sur ses plans de campagne mais de placer la discussion sur le terrain politique. Arendt considère que le cabinet de Berlin ne peut pas se montrer froissé si Bruxelles attire son attention sur « le tort considérable que fait à la Belgique... la prévision de plus en plus accréditée dans le pays, d’une invasion de l’armée allemande aussitôt la guerre déclarée »27, prévision qui n’a été démentie par personne en Allemagne, et qui est exploitée pour entretenir des sentiments hostiles au Reich.

12Arendt est certainement assez sceptique sur les chances d’obtenir un « démenti » à cette prévision. Certes, Rosen a déclaré à son collègue belge à Bucarest – en se disant « l’interprète des sentiments de l’Empereur, du chancelier et de l’opinion publique »28 – que l’Allemagne n’a aucun projet de conquête, aucune idée agressive à l’encontre de ses petits voisins et qu’elle considère, au contraire, ces Etats tampons comme des éléments forts utiles sinon nécessaires à son système de défense29. Mais, il paraît peu probable que le gouvernement de Berlin prenne un engagement ou dévoile ses intentions. Du moins, les Belges auront-ils l’occasion, dans cette discussion, de rappeler leur attachement à la neutralité30.

13D’après ses mémoires, Beyens, qui prend ses fonctions à Berlin début juin 1912, se serait seulement fait recommander « de rendre encore plus amicales les relations entre les deux gouvernements, de ne rien négliger pour gagner la sympathie et la confiance des Allemands »31. En fait, le ministère lui adresse des instructions plus précises pour lui demander de prendre l’initiative d’un entretien avec le secrétaire d’Etat afin de chercher les moyens de mettre fin à la défiance de l’opinion publique belge à l’égard de l’Allemagne. Bruxelles voudrait obtenir du gouvernement impérial « l’assurance qu’il respectera la neutralité de la Belgique aussi longtemps que la partie adverse ne l’aura pas violée »32.

14Dans l’hiver 1912-1913, alors que la réforme militaire belge est en préparation, plusieurs tentatives sont lancées directement depuis Bruxelles. La première est faite par le Roi qui rencontre Guillaume II, à Munich, au mois de décembre, à l’occasion de l’enterrement du régent de Bavière. Sur la recommandation de Van der Elst, qui avait déjà fait en vain des démarches dans ce but en 1911, le Roi pose effectivement la question à Guillaume II, mais celui-ci ne prend pas d’engagement sur ce point33. Dans les semaines qui suivent, Van der Elst expose, à plusieurs reprises, ses préoccupations à von Flotow en disant que ce qui pourrait rassurer les Belges, ce serait cette déclaration des autorités allemandes, par exemple du chancelier devant le Reichstag34. Il confie d’ailleurs au ministre d’Allemagne que le gouvernement français a indiqué, confidentiellement mais de manière tout à fait formelle, qu’il n’avait pas l’intention de faire passer son armée à travers la Belgique en cas de guerre35. A la suite de ces entretiens, Van der Elst n’a sans doute par gardé beaucoup d’illusions quant aux résultats de ses démarches car Flotow écrit, en rendant compte à Berlin, qu’il s’est efforcé de rester le plus évasif possible36.

L’attitude ambivalente de Berlin

15Il est bien difficile pour les autorités allemandes de faire aux Belges les promesses souhaitées sans pratiquer un double langage parfaitement cynique. En effet, on est informé, au sommet de la hiérarchie politique, des plans de l’Etat-major qui prévoient le passage de l’aile droit allemande par la Belgique.

Le maintien du plan Schlieffen

16Imposée dès 1897 par Schlieffen, qui écarte la possibilité d’une offensive frontale contre la frontière fortifiée de l’Est de la France, l’idée d’une offensive par la Belgique reste la base de la stratégie allemande, même après son départ et son remplacement, en 1906, à la tête de l’Etat-major par le général Moltke37. Ce plan ne subit que peu de modifications avant 1914 mais Moltke renonce à violer la neutralité des Pays-Bas pour garder un port neutre ouvert au commerce au cas où la guerre serait plus longue que prévu38. Il prévoit par contre, depuis 1906, que l’aile droite allemande devait passer par le Nord et le Centre de la Belgique selon un axe Bruxelles-Valenciennes39.

17Schlieffen et tout l’Etat-major qui considèrent le passage par la Belgique comme une « recette pour la victoire » agissent en techniciens militaires et ne tiennent pas compte des implications politiques de la violation de la neutralité. Certes, on envisage qu’elle puisse provoquer l’entrée en guerre de l’Angleterre, mais Moltke considère que le corps expéditionnaire britannique serait « quantité négligeable », qu’il serait bloqué à Anvers et très vite mis hors jeu40. Quant à la Belgique, dont l’armée est tenue en piètre estime, on ne semble guère s’en préoccuper.

18Les chanceliers, aussi bien Bülow que Bethmann-Hollweg, informés des projets de l’Etat-major, ne cherchent pas à les remettre en question. Bethmann-Hollweg lui-même ne semble pas convaincu des risques politiques de la violation de la neutralité belge : d’après le banquier Max Warburg, encore en juillet 1914, il pense que le passage de troupes allemandes à travers la Belgique ne mettra pas automatiquement ce pays dans le camp des adversaires du Reich41.

19Deux timides tentatives pour remettre ce projet en discussion ne modifient en rien les plans d’Etat-major. En décembre 1912, lors d’une conversation avec Moltke et Bethmann-Hollweg au cours de laquelle Guillaume II fait part de l’entretien qu’il vient d’avoir avec Albert I^er à Munich, le Kaiser se dit préoccupé par la neutralité belge42. Mais si l’Empereur pouvait pencher alors, momentanément, en faveur d’une stratégie défensive, Moltke n’est pas du tout prêt à céder à « cette nouvelle lubie impériale »43. Le chef d’Etat-major affirme une fois de plus que le passage par la Belgique est indispensable pour le succès d’une offensive allemande44.

20Début 1913, le nouveau secrétaire d’Etat, von Jagow, informé des intentions stratégiques à son arrivée aux Affaires étrangères, aurait fait immédiatement des réflexions au sujet de la violation de la neutralité belge et aurait cherché à convaincre Moltke de la nécessité de modifier ce projet qui mettrait automatiquement l’Angleterre du côté des adversaires de l’Allemagne. Mais Moltke se contente de lui faire savoir, en mai 1914, que le plan ne peut être révisé et la tentative de résistance de Jagow semble avoir fait long feu45.

La déclaration de Jagow

21Fin avril 1913, Jagow va être amené à prendre position publiquement sur la question de la neutralité belge, au cours du débat sur la loi militaire allemande au Reichstag. Interpellé par le socialiste Noske devant la commission des budgets, au sujet des rumeurs qui attribuaient à l’Allemagne l’intention de violer le territoire belge en cas de guerre contre la France, le secrétaire d’Etat déclare que la neutralité de la Belgique est établie par une convention internationale et que l’Allemagne a l’intention de respecter ce traité. Comme un autre député socialiste insiste pour que Jagow complète ses déclarations, il répond qu’il n’avait rien à ajouter46. Lors de la même séance, le ministre de la Guerre, le général Heeringen, aurait affirmé que la Belgique ne joue aucun rôle dans la justification du projet de réorganisation militaire allemand qui est plutôt inspiré par la situation en Orient... mais que l’Allemagne ne perdra pas de vue que la neutralité belge est garantie par les traités internationaux47. A Bruxelles, la déclaration Jagow, qui n’a rien de spontanée, est accueillie avec un certain scepticisme. La presse réagit peu, se contentant de reproduire, sans beaucoup de commentaires, les dépêches d’agences48. Seul Le Patriote cherche à l’exploiter contre la loi militaire belge alors discutée à la Chambre. Estimant que cette déclaration, faite par une autorité incontestable, peut être prise au sérieux, il conclut qu’il n’est pas nécessaire de consentir les nouveaux sacrifices que le gouvernement demande49.

22Au ministère des Affaires étrangères, Van der Elst estime qu’il convient, non de remercier comme l’avait suggéré Beyens50, mais seulement de faire savoir à l’occasion, sans forcément demander une audience à Jagow, que cette déclaration ne manquera pas de produire une bonne impression sur l’opinion belge51. Lorsque Beyens fait cette démarche, le 9 mai 1913, en même temps qu’il présente l’attaché militaire Mélotte au secrétaire d’Etat, Jagow lui répète qu’il ne peut aller plus loin mais que ses déclarations étaient claires et que l’Allemagne était décidée à respecter les traités52. Quant à Van der Elst, qui avait fait plusieurs démarches pour obtenir ce genre d’engagement, il semble rester perplexe. Comme il est évident que les autorités allemandes confrontées à cette question ne pouvaient pas donner une autre réponse, il s’interroge sur la portée et la sincérité de cette déclaration53 et le chargé d’affaires allemand à Bruxelles se rend bien compte qu’il n’est toujours pas réellement tranquillisé54.

Le danger franco-anglais

23Comme par un effet de balancier, à peine passée la phase aiguë de la crise de 1911, les Belges semblent à nouveau plus sensibles au danger franco-anglais qui n’a d’ailleurs jamais été complètement négligé dans la réflexion des responsables des Affaires étrangères55.

24Aux yeux des autorités, l’attitude des Britanniques semble plus inquiétante encore que celle de la France. Il est vrai que les préventions belges contre le Royaume-Uni sont renforcées à cette époque par les affaires congolaises, Londres n’ayant toujours pas reconnu l’annexion du Congo par la Belgique56.

La phobie d’un débarquement anglais

25La crainte d’une intervention anglaise et peut-être d’une mainmise sur Anvers, qui a pris de la consistance après la formation de l’Entente cordiale avec les démarches de Barnadiston en 1906, puis avec l’affaire de Flessingue, est relancée pendant la crise de 1911. En effet, divers articles publiés alors par la presse d’outre-Manche envisagent comme probable et naturelle l’expédition de troupes britanniques en Belgique, peut-être avant même la violation de la neutralité par l’Allemagne qui est considérée par beaucoup d’écrivains militaires anglais comme une fatalité inévitable57. Sous la signature de personnalités comme A. Pollock, lieutenant-colonel en retraite et publiciste connu58, ou Spencer Wilkinson, professeur d’histoire militaire à Oxford59, se répand aussi l’idée – forcément déplaisante pour Bruxelles – que la Belgique n’opposerait qu’une résistance de principe aux troupes allemandes et que le gouvernement de Bruxelles informerait les Puissances garantes qu’il ne peut défendre la neutralité face à une force supérieure. Toutefois, ces deux auteurs émettent des réserves quant à la question de l’envoi de troupes britanniques en Belgique. D’après Pollock, les forces anglaises seraient isolées en Belgique et devraient plutôt être débarquées en France. Quant à Wilkinson, il attire l’attention sur le mauvais accueil qui pourrait être réservé, en Belgique, aux troupes anglaises jugées peu efficaces et incapables de repousser l’ennemi mais compromettantes car elles fourniraient à l’Allemagne un prétexte pour envahir la totalité du territoire. D’après lui, ce n’est que dans l’hypothèse d’une invasion allemande sur la rive gauche de la Meuse – à laquelle il croit moins qu’au passage par le Luxembourg – que la Belgique serait obligée de combattre et d’appeler l’Angleterre à son secours60.

26Les inquiétudes belges sont également entretenues par les démarches répétées du chargé d’affaires anglais à Bruxelles, essayant, dès le 2 septembre, de connaître les raisons qui ont poussé le gouvernement belge à adopter des mesures militaires61 ou cherchant à sonder ses intentions en cas d’attaque allemande62. Cependant, à Bruxelles, on a vent, très vite, de divergences existant entre les responsables de Londres. Si les milieux militaires semblent favorables à l’envoi de troupes en Belgique, le Foreign Office ne paraît pas envisager cette hypothèse63 et l’Amirauté n’est pas prête à une importante démonstration de force64. Les Belges pensent alors que c’est à Calais et à Boulogne et non en Belgique que seraient débarquées six divisions anglaises mais que cette armée « considérable », « plus nombreuses d’un tiers que l’armée belge » serait employée « sans aucun doute à des opérations importantes dans notre pays »65.

27Début 1912, la tentative de rapprochement entre Londres et Berlin met très momentanément une sourdine à la phobie du danger anglais. Bien que mal informé des objectifs de la mission Haldane66, Greindl estime que les Belges n’auraient qu’à se féliciter d’une détente entre les deux pays, à moins, bien sûr, que la Belgique n’en fasse les frais au Congo67. Mais, deux mois plus tard, une initiative britannique vient raviver les préventions des autorités belges.

28Le 23 avril 1912, l’attaché militaire britannique rencontre le général Jungbluth, chef d’Etat-major, à qui il avait demandé audience, pour l’informer que l’Angleterre disposait d’une armée de 160 000 hommes – 6 divisions d’infanterie et 8 brigades de cavalerie – pouvant être envoyée sur le continent en cas de guerre68. Si le lieutenant colonel Bridges n’entre pas dans les détails et ne précise même pas le lieu prévu pour le débarquement69, il laisse entendre que l’Angleterre pourrait débarquer des troupes sans attendre la demande de secours des Belges. Selon lui, lors des événements de 1911, le gouvernement britannique était prêt à intervenir immédiatement car les Belges ne sont pas en mesure d’empêcher le passage d’une armée allemande70.

29Cette démarche ne crée pas vraiment la surprise côté belge où l’on craint depuis longtemps une intervention préventive. Elle semble confirmer les informations données en décembre 1911 à Gaiffier par Rosen qui parle d’un débarquement anglais de 150 000 hommes dès le début des hostilités pour coopérer avec l’armée française contre l’aile droite allemande71. Elle n’en est pas moins considérée à Bruxelles comme exceptionnellement grave, car faite certainement sur l’ordre du War Office et avec l’accord du Foreign Office72. Aux Affaires étrangères on l’interprète comme un sondage en vue de savoir si la Belgique était prête à marcher avec la France et l’Angleterre dans la prochaine guerre. On y voit « la preuve manifeste que l’Angleterre n’est pas le rempart »73 contre la violation de la Belgique comme on l’a cru longtemps et qu’elle conçoit la neutralité comme une sorte de protectorat établi plus dans l’intérêt de l’Angleterre que dans celui de la Belgique74.

30Selon le nouveau responsable de la direction politique, cette démarche officieuse doit rester sans réponse mais non sans réaction. Gaiffier estime qu’il faut faire comprendre aux Anglais que les Belges sont opposés à leurs projets et qu’ils sont décidés à défendre leur territoire contre toute agression75. Il souhaite aussi que le gouvernement de Bruxelles regarde le danger en face et prenne les mesures nécessaires pour défendre la neutralité par ses propres forces, avec l’espoir que les Britanniques ne tenteront pas une opération aussi délicate qu’un débarquement, s’ils savent qu’ils risquent de se heurter à une forte résistance76.

Une action concertée de l’Entente cordiale ?

31Si le danger britannique paraît parfois plus menaçant que le danger français, les deux sont évidemment liés dans l’esprit des Belges qui redoutent une action concertée des deux armées et se demandent s’il existe une clause concernant la Belgique dans l’accord franco-britannique de 190477. Selon Greindl, l’idée d’un mouvement tournant par le Nord est sans doute entrée dans les combinaisons de l’Entente cordiale qui chercherait à avoir en Belgique une base d’offensive vers le bas Rhin et la Westphalie, tout en mettant la main sur des régions belges riches en ressources et en entravant la mobilisation dans le Royaume78.

32Au printemps 1912, alertés par quelques articles parus dans la presse française et anglaise, les autorités belges s’interrogent sur l’éventualité d’un resserrement de l’Entente cordiale79. Le baron Guillaume, ministre de Belgique à Paris croit savoir – mais sur ce point il se trompe – que les principaux chefs de l’armée française sont « peu enthousiastes à l’idée d’un pacte d’alliance formel avec l’Angleterre »80 car ils craignent d’être entraînés dans des querelles qu’ils pourraient éviter et n’ont pas confiance dans l’appui qu’ils peuvent trouver chez les Anglais pour une guerre continentale. De Londres, le gouvernement belge est informé aussi du peu d’empressement des autorités britanniques à signer une alliance avec la France que demande seulement la presse conservatrice81.

33Sans savoir s’il y a ou non alliance, la presse catholique parle périodiquement des intentions agressives de l’Entente cordiale vis-à-vis de la Belgique, notamment le xx^e siècle82. Ce journal écrit en août 1912 : « nous pensons que le danger d’une agression directe de la part de l’Allemagne a sérieusement diminuée si tant est qu’il ait jamais existé... Le danger véritable, nous croyons qu’il est actuellement dans l’état d’exaltation croissante de l’opinion française ». L’article conclut : « mettons-nous sur nos gardes mais veillons plutôt du côté du Sud ou de l’Ouest que de l’Est, car c’est de ce côté surtout que grandit l’esprit d’orgueil national, inspirateur des solutions belliqueuses »83.

Le danger français

34Quant à la gravité de la menace française, les avis sont partagés en Belgique. Le baron Guillaume remarque le développement du « courant plus militariste un peu chauvin qui s’est manifesté en France depuis les difficultés internationales de l’automne dernier » mais il estime qu’il reste « dans les limites convenables, sans excès appréciables »84. Surtout, il continue à présenter l’armée comme animée d’un esprit peu offensif. Il écrit le 1^er juin 1912 : « Je crois devoir vous répéter ce que j’ai déjà eu l’occasion de vous écrire au sujet des opinions des principaux chefs de l’armée française. Ils sont très éloignés de tout désir de batailles ; ils se rendent compte des difficultés qu’ils rencontreraient et de la peine qu’ils auraient à être victorieux »85.

35Au lendemain de la crise d’Agadir l’attention des Belges est attirée sur les travaux effectués à la frontière du Nord pour la transformation des places de Lille et Maubeuge et la création d’un camp à Sissonne. Mais, si Le Soir considère que cette frontière du Nord de la France – mal défendue par des fortifications complètement démodées à Lille et un camp retranché de Maubeuge situé en pleine région industrielle – doit être renforcée86, une correspondance de Bruxelles, publiée par le Pester Lloyd, craint que les mesures présentées comme défensives ne permettent un jour une entrée brusquée en Belgique afin de « pénétrer à travers son territoire dans le pays du Rhin »87.

36Les modifications dans le dispositif de mobilisation des 1^er et 2^e corps d’armée française (de Lille et d’Amiens) signalées par la presse provoquent également une certaine émotion en Belgique88 de même que l’installation dans le département du Nord de trois nouveaux régiments de cavalerie ou la création à Sissonne d’un vaste camp d’instruction « capable de contenir une armée »89. Si, d’après les autorités militaires françaises, ces mesures, purement défensives, « ont pour but de faire face au danger qui résulte pour la France du rassemblement de troupes allemandes dans la région de Malmédy », le ministre de Belgique à Paris estime cependant que « la prudence la plus élémentaire nous engage à prévoir l’hypothèse où les troupes françaises cantonnées dans la région de Lille ne suivraient pas la frontière jusqu’à Longwy pour y attendre les Allemands »90.

37Les milieux militaires belges eux-mêmes sont divisés. Alors que certains dénoncent les préparatifs français – par exemple le général Herment dans le Journal des Sciences militaires 91 – d’autres, en particulier le général Jungbluth, reconnaissent que la France n’a pas les mêmes intérêts que l’Allemagne à violer la neutralité belge92.

38Même si les Belges continuent à être sceptiques quant aux capacités offensives de l’armée française, les aménagements militaires effectués sur la frontière du Nord et la possibilité d’un débarquement de troupes anglaises venant renforcer l’aile gauche française laissent donc planer la menace d’une invasion du pays par le sud. Il semble que le roi Albert soit personnellement convaincu que le principal danger qui guette la Belgique vienne du côté français comme il l’explique encore au printemps 1914 à l’attaché militaire allemand93.

L’attitude rassurante de la France

39Dès le début de l’année 1912, les autorités belges ont le sentiment que les Français cherchent à les rassurer. En effet, à Bruxelles on interprète comme une volonté de les ménager « les bons procédés de la France pour dorer la pilule de l’article XVI du traité marocain »94 ainsi que l’attitude de Paul Cambon qui attire l’attention des Anglais sur « la nécessité qui s’imposait aux deux gouvernements (de Paris et de Londres) d’éviter de froisser l’opinion belge »95. Mais, à partir de juin 1912, les autorités françaises s’engagent de manière beaucoup plus précise.

Les conversations Guillaume – Poincaré

40Raymond Poincaré, alors président du Conseil et ministre des Affaires étrangères intervient à trois reprises pour rassurer Bruxelles quant aux intentions de la France et de l’Angleterre. D’après ses Mémoires, c’est en accord avec Londres, et même à sa demande, qu’il a renouvelé à la Belgique l’assurance de respecter sa neutralité96. Il le fait au cours de conversations officieuses avec le baron Guillaume : une première fois, début juin 1912, alors que circulent les rumeurs sur le resserrement de l’alliance franco-anglaise et deux fois encore, à l’automne, lorsque la presse parle des mesures militaires françaises sur la frontière Nord et que la guerre balkanique bat son plein.

41Seule la première conversation, début juin, aborde la question d’un éventuel débarquement anglais, en Belgique, que Poincaré qualifie d’histoire « ridicule ». Selon lui, il ne « pourra jamais être question d’un débarquement en Belgique »97 car si la France faisait appel au concours de l’Angleterre, les troupes britanniques viendraient en France. Sur ce point, Poincaré est catégorique : « si la France était impliquée dans une guerre, l’Angleterre viendrait à son secours ; c’est certain, c’est convenu, ce n’est pas discutable »98, et cela, non pas en vertu d’un traité qu’il n’est pas question de conclure mais parce que c’est l’intérêt bien compris de la Grande-Bretagne.

42Lors de trois entrevues, Poincaré proclame que la France ne violera pas la première la neutralité belge. Selon lui, « l’idée ne peut venir à personne que, ni la France ni l’Angleterre puissent avoir des intentions hostiles pour l’indépendance de la Belgique, Etat-tampon, dont l’existence est, pour elles deux, de la plus haute nécessité »99 et il affirme « qu’à moins d’un appel de votre part, jamais il ne viendra à l’idée du gouvernement de la République de prendre les devants et de violer le premier votre neutralité. Vous pouvez en être absolument assurés »100. En octobre, afin d’éviter toute ambiguïté, il précise encore la position du gouvernement français. Guillaume ayant feint de croire que la promesse de respecter la neutralité était donnée en toute circonstances101, Poincaré réplique : « Entendons-nous ; ce n’est pas tout à fait cela que je vous ai dit. Je vous ai formellement promis que nous ne serions pas les premiers à entrer en Belgique et que nous respecterions votre neutralité pour autant que vous la feriez respecter par l’armée allemande »102.

43Poincaré ne laisse en effet aucun doute sur l’intention de l’armée française de pénétrer sur le territoire belge après sa violation par l’Allemagne qu’il croit inévitable. Il rappelle à Guillaume, ce qu’il a déjà « fait dire par diverses voies » au gouvernement de Bruxelles, qu’il est certain qu’en cas de guerre franco-allemande « le premier geste des Allemands sera d’entrer en Belgique par Aix-la-Chapelle et Liège »103. Et, comme à l’automne Guillaume l’interroge sur l’itinéraire de l’armée allemande, il lui confirme qu’il croit qu’elle passerait entre Liège et Anvers plutôt que par le trajet du Luxembourg belge qui l’amènerait trop près des forteresses de Toul et Verdun104. La violation par l’Allemagne étant considérée comme certaine, Poincaré justifie l’entrée des troupes françaises en Belgique : comme la France compte sur la neutralité belge pour protéger sa frontière du Nord, elle ne peut souffrir que cette neutralité soit violée ; par conséquent « nous entrerons en Belgique pour empêcher l’armée allemande d’avancer et de tourner la nôtre »105. Selon Poincaré, politiques et militaires sont d’accord sur ce point : si l’Etat-major estime nécessaire d’aller à la rencontre des Allemands en Belgique, « il n’est pas un ministre français qui pourrait vous garantir qu’on ne le ferait pas »106. A moins, bien sûr, que les Belges soient eux-mêmes en état d’arrêter l’invasion107 mais « nous craignons que votre armée ne soit pas assez forte pour défendre votre neutralité »108.

44Dans ces entretiens, la promesse des Français de ne pas violer les premiers la neutralité s’accompagne donc d’un avertissement : « si vous ne pouviez pas empêcher vos voisins de l’Est de passer, je ne puis pas vous donner l’assurance que nous attendrons les ennemis, l’arme au pied derrière vos frontières »109. Par conséquent, si les Belges veulent éviter que les Français ne pénètrent à leur tour sur leur territoire, il leur appartient « de prendre des mesures pour empêcher l’entrée des Allemands »110.

45Des assurances du même style sont données par d’autres circuits. En octobre 1912, l’attaché militaire à Bruxelles déclare au général Jungbluth que « jamais les Français ne songeraient à entrer en Belgique » s’ils étaient certains que les Belges pourraient s’opposer au passage des Allemands111. Début 1913, le sénateur Paul Doumer dit lui aussi à Van der Elst que du côté français la Belgique n’a rien à craindre112.

46Enfin, au printemps 1913, c’est au tour des Anglais à prendre le même engagement. Au cours d’une conversation « non officielle » avec le comte Lalaing, ministre de Belgique, sir Edward Grey déclare que son gouvernement ne serait pas le premier à violer la neutralité car l’opinion publique ne le permettrait pas. De plus, l’Angleterre ne voudrait pas fournir à l’Allemagne un prétexte pour envoyer des troupes en Belgique113. Il est donc lui aussi catégorique.

47Ces déclarations sont-elles sincères ? Quelles sont les options stratégiques des responsables français ? Français et Britanniques sont-ils d’accord pour ne pas violer les premiers la neutralité belge ?

Les choix stratégiques de la France

48La question de la violation de la neutralité belge n’est au cœur des discussions sur les choix stratégiques qu’à partir de 1911 bien que les Français soient informés depuis 1904 des intentions allemandes de passer pas la Belgique. A cette date, en effet, un officier allemand qui signe « le vengeur » livre à la France un plan, d’après lequel 72 divisions allemandes attaqueraient par la Belgique. Mais le Conseil supérieur de la guerre n’en tient pas compte pour modifier ses projets et laisse toutes les forces françaises concentrées sur la frontière Est, face à l’Alsace-Lorraine. Le plan XVI adopté en 1909 reste – comme le plan XV de 1903 – fidèle à la stratégie dite « défensive-offensive » ; il prévoit certes des forces un peu plus étoffées à l’Ouest de Verdun mais l’essentiel de l’armée doit restée concentrée dans le Nord-Est114.

49Lorsqu’on 1910, le général Victor-Constant Michel est désigné comme commandant en chef, il préconise un plan tendant à masser les deux tiers des forces françaises derrière la frontière belge car il ne lui semblait « pas douteux que la Belgique entière ne soit le théâtre des opérations futures en la France et l’Allemagne »115. Mais ce plan se heurte à une vive résistance, surtout de la part des partisans de l’offensive à tout prix, et il sombre avec la démission du général Michel en juillet 1911.

50Avec la nomination du général Joffre comme chef d’Etat-major général, les perspectives sont complètement modifiées : Joffre s’oriente vers une stratégie offensive et pose le problème de la violation de la neutralité belge. Selon lui, une offensive immédiate à travers la Belgique offre plus de chances de succès. Mais la question de la violation éventuelle de la neutralité belge n’est pas seulement une affaire militaire ; elle doit être tranchée au niveau politique.

51La question est posée lors de la première séance du Conseil supérieur de la Défense nationale qui réunit, le 11 septembre 1911, le président Fallières, le président du Conseil, J. Caillaux, les ministres des Affaires étrangères, (de Selves) de la Guerre (Messimy) de la Marine (Delcassé) des Finances (Klotz) le général Joffre et quelques autres responsables de l’armée. Au sujet de la Belgique, le chef d’Etat-major fait remarquer que « si le point de vue militaire entrait seul en ligne de compte, nous aurions... le plus grand intérêt à prendre l’offensive par la Belgique » mais, « si nous violons la neutralité belge les premiers, nous deviendrons provocateurs »116. L’Angleterre risque alors de ne pas se ranger aux côtés de la France et l’Italie serait en droit de se déclarer contre elle. Tandis que Messimy confirme cette manière de voir, de Selves rappelle « qu’au moment où le conflit a failli éclater (en 1911), cette question a été discutée entre le chef d’Etat-major général et lui » et qu’il avait été entendu « qu’on se tiendrait prêt mais qu’on laisserait les Allemands violer les premiers la neutralité belge et qu’alors seulement on se porterait à leur rencontre par le Luxembourg belge »117.

52Le Conseil supérieur de la Défense nationale se sépare sans arrêter de décision ferme mais la question reste à l’ordre du jour d’une conférence entre représentants des ministères de la Guerre et des Affaires étrangères qui se tient le 16 octobre. Dans la perspective de cette entrevue, le département de la Guerre élabore plusieurs notes dont l’une concerne la Belgique. Ce document précise la position de l’Etat-major français sur la question de la neutralité belge en soulignant les avantages et les inconvénients d’une violation. Du point de vue des opérations militaires, il paraît « hors de doute qu’en raison de la faible étendue de la frontière franco-allemande, des fortifications élevées de part et d’autre de cette frontière, enfin de l’énormité des masses mises en œuvre, les armées françaises comme les allemandes, auraient avantage... à développer leur manœuvre sur le territoire du Luxembourg belge »118. Par ailleurs, la note estime que l’armée belge, sans être négligeable, n’a pas les moyens de s’opposer sérieusement à ce genre d’entreprise119. Mais elle ajoute que « l’Etat-major français ne croit pas que nos armées puissent violer les premières la neutralité de la Belgique »120 car une pareille décision serait interprétée comme une provocation. Elle pourrait enlever à la France l’appui de la Russie et de l’Angleterre tout en entraînant le casus fœderis pour les Etats de la Triple Alliance. Par contre, l’Etat-major français – qui croit savoir que l’Allemagne ne se laisserait pas arrêter par ce genre de considérations – juge « évident » que si cette éventualité se réalisait, les armées françaises et anglaises auraient, ipso facto, le droit de pénétrer en territoire neutre pour enrayer l’invasion allemande121. La note conclut en indiquant trois points à soumettre au Conseil supérieur de la Défense nationale : l’interdiction pour les armées françaises de violer les premières la neutralité ; l’autorisation à donner au commandant en chef des armées du Nord-Est d’étendre sa zone d’opération à la première nouvelle d’une violation de la frontière belge par des fractions de l’armée allemande ; l’utilité de préparer une déclaration qui serait adressée au gouvernement belge, dès les premiers jours de la mobilisation. En attendant, l’Etat-major envisage de faire au gouvernement de Bruxelles « des représentations amicales » sur les mesures à prendre pour mettre la place de Liège à l’abri d’un coup de main122.

53De son côté, le Quai d’Orsay, dans une note du 20 octobre, précise sa position, dictée surtout par la volonté de ne pas mécontenter les Anglais : « le souci que le gouvernement britannique a toujours manifesté à l’égard de la neutralité belge nous ferait un devoir, en cas de guerre entre la France et l’Allemagne, de n’assumer aucune initiative qui puisse être considérée comme une violation de cette neutralité »123. Mais aux Affaires étrangères aussi, on estime que, mise devant le fait accompli de la violation par l’Allemagne, la France pourrait prendre toutes les mesures nécessaires à sa défense.

54Toutes les données du problème étant exposées, c’est au cours de deux réunions de janvier et février 1912 que les partisans et les adversaires de la violation vont s’affronter. Le 9 janvier, au Conseil supérieur de la Défense nationale124, Delcassé se fait l’avocat d’une possible violation. Il déclare qu’il ne peut s’expliquer les réticences de la France car si les Anglais considéraient autrefois la neutralité belge comme une question vitale, ils peuvent très bien changer d’avis puisque les circonstances se sont modifiées. D’après lui, si le gouvernement britannique veut vraiment la victoire de la France « il ne se montrera pas scrupuleux sur le choix des moyens »125, et si le succès des opérations militaires nécessite le passage des forces françaises par le Luxembourg belge, les Anglais ne devraient pas ériger la neutralité belge comme un principe intangible. Mais Messimy rappelle que les généraux French et Wilson ont fait savoir que la France ne devrait en aucun cas violer la neutralité belge afin de ne pas choquer l’opinion publique anglaise, et Joffre confirme les observations du ministre de la Guerre126. Dans ces conditions, Delcassé semble s’incliner et, par un vote unanime, le Conseil se prononce pour le respect absolu de la neutralité.

55Pourtant Joffre va lancer lui-même une autre tentative, après la formation du gouvernement Poincaré, pour essayer d’obtenir une décision en sens inverse. Lors d’une conférence au Quai d’Orsay le 21 février 1912, avec Poincaré, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, Millerand, ministre de la Guerre, Delcassé, ministre de la Marine, Paléologue, directeur des affaires politiques et commerciales et l’amiral Aubert, chef d’Etat-major de la Marine, Joffre essaie d’exploiter les divergences qui étaient apparues. Il estime qu’il faudrait dès le début prendre une vigoureuse offensive pour en finir d’un seul coup avec les forces organisées allemandes. Il explique l’intérêt de la violation en montrant que, ni en Alsace, ni en Lorraine, les conditions ne sont très favorables à une offensive127 alors que « la situation serait infiniment plus avantageuse s’il nous était loisible d’étendre notre gauche au-delà de nos frontières, dans le Grand Duché de Luxembourg et sur le territoire belge »128 car, de ce côté, il est possible de déployer tous les moyens d’action en passant au Nord de tous les systèmes fortifiés. De plus, cette solution permet, selon Joffre, de mieux utiliser les forces britanniques129 : « la violation de la neutralité belge nous donne le moyen de faire participer, d’une manière plus efficace à nos opérations, l’armée anglaise de débarquement dont l’appoint nous procure une supériorité numérique marquée sur nos adversaires »130. Il conclut que cette considération devrait suffire pour décider l’Angleterre à renoncer à ses objections touchant la violation de la neutralité belge et il reprend pour finir l’argument déjà utilisé par Delcassé à la réunion précédente : « Voulant la fin... le gouvernement britannique ne se montrera sans doute pas trop scrupuleux sur le choix des moyens »131.

56Alors que Millerand et Delcassé soutiennent le point de vue de Joffre, Poincaré y est tout à fait hostile. Il s’efforce de souligner les dangers de cette proposition qui risque d’indisposer contre la France toute l’Europe, « même les Wallons » et qui pourrait amener l’Angleterre à retirer son concours132. Suivi par le Conseil des ministres, c’est Poincaré qui impose son point de vue.

57C’est sur la base de ces décisions que Joffre va préparer un plan d’opération, le plan XVII, achevé en avril 1913 et opérationnel début 1914133. A en juger par l’analyse que Joffre a fait lui-même, en février 1912, ce plan n’est de toute évidence pas la meilleure solution militaire.

58Ainsi, l’Etat-major a dû adapter la stratégie offensive en tenant compte des impératifs politiques. Pour Poincaré et le gouvernement français, la violation de la neutralité belge présenterait l’énorme risque – qu’ils ne veulent pas courir – de mécontenter l’opinion et les autorités britanniques. Si la France veut avoir l’Angleterre à ses côtés, il vaut donc mieux ne pas entrer les premiers sur le territoire de la Belgique quitte à perdre un atout sur le plan militaire. C’est donc la peur de ne pas avoir l’appui de Londres qui incite les Français à la prudence et l’Angleterre apparaît ainsi, au sein de l’Entente cordiale, comme un rempart protecteur de la neutralité en dépit de ce que craignent certains dirigeants belges.