1L’arrivée du « Panther » à Agadir, le 1^er juillet 1911, ouvre la seconde crise marocaine. Par l’envoi de ce petit navire de guerre, le Reich compte faire pression sur la France et lui arracher des compensations en contrepartie de l’établissement du protectorat sur le Maroc. Pendant les quatre mois de négociations très difficiles entre Paris et Berlin jusqu’à la signature de l’accord franco-allemand du 4 novembre 1911, l’Europe connaît des phases de tension extrêmement graves qui semblent la mener, par moments, au bord de la guerre.

2La Belgique est impliquée dans cette crise, moins parce que les revendications coloniales allemandes pourraient mettre en question sa domination au Congo qu’en raison des risques de guerre européenne qui font peser de lourdes menaces sur la neutralité du pays.

La Belgique se met en garde

3C’est dans les tous premiers jours du mois d’août que l’inquiétude commence à gagner l’opinion publique belge. Elle s’explique non par l’évolution des négociations franco-allemandes qui sont tenues très secrètes, au grand dam des diplomates1, mais plutôt par le silence qui entoure ces pourparlers et par les rumeurs qui se développent : des réservistes allemands résidant en Belgique auraient été rappelés ; le Reich ferait des achats importants de chevaux, de grains, de fourrages à Anvers2. La peur de la guerre fait son apparition ; à Liège on commence à parler de l’invasion de la Belgique par l’Allemagne et de la probable défaite de la France3. Les valeurs boursières se mettent à chuter puis les milieux d’affaires, rassurés par des déclarations pacifiques des banquiers allemands, retrouvent leur optimisme4. Et, les vacances aidant, en Belgique comme ailleurs, le calme revient pour le reste du mois d’août.

Mesures défensives et campagne militariste

4Mais, début septembre, une vague d’inquiétude d’une toute autre ampleur se met à déferler sur le pays. Elle coïncide avec un regain de fièvre dans les autres pays mais elle semble aussi trouver son point de départ dans les mesures militaires décidées par le Conseil des ministres du 14 août. Il s’agit, comme en 1905, de prendre les précautions prévues en cas de tension internationale afin de mettre en état de défense les positions fortifiées de Liège, Namur et Anvers et d’augmenter, surtout pour cette dernière place, les approvisionnements en vivres5. Il n’est pas question de mobilisation mais seulement de mesures préliminaires. Des troupes sont déplacées vers les places fortes qui reçoivent aussi du matériel d’artillerie mais, à en croire les autorités, ces compléments d’armement sont envoyés en vertu des décisions adoptées depuis un certain temps déjà6.

5Lorsque ces mesures sont connues, à l’extrême fin du mois, elles suscitent dans le pays une émotion aussitôt exploitée par la presse d’opposition. En dénonçant l’impréparation militaire de la Belgique à l’heure du danger, elle relance la campagne en faveur d’une réorganisation de l’armée. Le grand quotidien de Bruxelles, Le Soir, donne le ton en posant la question « Sommes-nous prêts ? » dans une série d’articles publiés à partir du 31 août7. D’autres journaux libéraux comme La Chronique et francophiles comme L’Indépendance belge ou le Petit Bleu emboîtent le pas, avec des articles abondamment fournis par des officiers favorables aux réformes militaires8. Ces organes évoquent avec insistance les dangers de violation de la neutralité belge par les armées allemandes. Non que le Reich songe à faire la conquête de la Belgique mais l’accès du territoire français par les Vosges étant presque impossible, « la tactique allemande devrait être de prendre à revers, par la frontière nord, le gros des forces françaises massées dans l’Est »9. Une psychose de guerre s’empare du pays pendant quelques jours. Le 4 septembre, le chargé d’affaires de la légation d’Allemagne écrit, qu’à lire les journaux belges d’opposition, on est persuadé que la guerre franco-allemande n’est qu’une question de jours10. Un peu plus tard, il note encore que partout, dans la rue, les restaurants... on ne parle que de la guerre proche et que l’entrée immédiate de l’Allemagne en Belgique est présentée comme allant de soi11.

6Tandis que la crise boursière et monétaire est relancée et que la Banque Nationale de Belgique est amenée à relever ses taux d’escompte12 l’inquiétude semble aussi grandir dans les milieux officiels en dépit de quelques informations rassurantes. De Paris, le baron Guillaume n’arrête pas d’écrire qu’il est convaincu que la France ne veut pas la guerre car le monde gouvernemental sait que « la guerre marquerait la dernière heure de la République »13. Il souligne aussi, à plusieurs reprises, le caractère raisonnable, le sang froid et même la dignité de la presse française dans l’affaire du Maroc14. En revanche, il ne croit qu’à moitié au pacifisme de l’Angleterre « qui ne déteste pas de voir les autres s’entredévorer »15. Son analyse sur l’opinion française est confirmée par E. Beyens, venu à Paris pour un séjour de vingt-quatre heures afin de chercher à se renseigner sur l’évolution des négociations franco-allemandes. Beyens considère, lui aussi, qu’à côté de quelques esprits chauvins, la majorité de la nation française – le monde des affaires en particulier – est pacifique16.

7Le 7 septembre, à la fin de son séjour estival en France, le chef du gouvernement belge, de Broqueville, est également à Paris pour rencontrer le ministre des Affaires étrangères, de Selves, et le président du Conseil Joseph Caillaux17. Officiellement, ce sont les relations commerciales entre les deux pays qui sont à l’ordre du jour mais les diplomates allemands, de Bruxelles comme de Paris, sont convaincus que la situation internationale et les préparatifs militaires belges constituent l’essentiel des entretiens18. De fait, la question est abordée, peut être assez brièvement. Selon une note d’Arendt, de Broqueville a dit aux Français que la Belgique pouvait mettre sur pied une armée de 200 000 hommes et que son gouvernement était décidé à remplir les obligations de la neutralité en s’opposant aux violations de son territoire d’où qu’elles viennent, mais qu’on ne pouvait pas exiger d’elle qu’elle empêche toute incursion sur son territoire qui se produirait à la frontière. Caillaux aurait répondu qu’il comprenait parfaitement cela19.

8A peine de retour à Bruxelles, de Broqueville fait adopter de nouvelles mesures d’urgence. Il y est encouragé par le roi Albert, rentré lui aussi le 13 septembre après avoir écourté un séjour à l’étranger. Le 14 septembre, il est décidé de maintenir sous les drapeaux pour un temps indéterminé la classe de 1909, libérable le 15 du mois, pour éviter de laisser l’armée active réduite à la seule classe 191020. Le lendemain, un Conseil des ministres, exceptionnellement présidé par le Roi, envisage le rappel des classes 1906, 1907, 1908 mais ajourne finalement cette décision présentée comme « prématurée » dans les documents officiels belges21. Comme la crise s’apaise vers la fin du mois, cette mesure ne sera pas mise en vigueur.

Les réactions françaises et allemandes

9Côté français, on se réjouit de ces mesures même si on les trouve bien tardives. L’attaché militaire écrit le 1^er septembre : « il est inouï de penser qu’il faut l’alerte actuelle pour rappeler au ministère belge la nécessité d’avoir à Namur et à Liège, les canons, les munitions... destinés à ces places. Ces envois montrent que mes affirmations sur le mauvais état de défense de ces forteresses n’étaient pas exagérées »22. Duruy considère ce premier train de mesures comme un minimum. Selon lui, la seule mesure sérieuse contre une invasion serait le rappel des réservistes23 et, à l’avenir, il faudrait augmenter les effectifs de temps de paix et adopter un nouveau plan de concentration24. La satisfaction est aussi de mise à Paris où de Selves félicite de Broqueville pour ses décisions25. De même, la presse suit avec attention les préparatifs belges pour les approuver et non sans regretter parfois qu’on n’aille pas plus vite et plus loin26.

10Pourtant, en situant ces mesures dans le contexte du mois de septembre 1911, on peut penser qu’elles ont contribué, momentanément, à un certain rapprochement entre la France et la Belgique. D’autres indices, discrets, laissent entrevoir une légère amélioration des relations entre Paris et Bruxelles. Le ton de quelques organes de la presse catholique belge change à l’égard de la France. Dans son numéro daté du 12 septembre, le Patriote publie un article bienveillant qui déclare que « les Français ne sont plus les mêmes hommes » et qu’ils ont une attitude très digne depuis le début de la crise. Quelques jours plus tard, l’officieux xx^e siècle est également très élogieux pour la France dont il donne une image positive : « la France vient de donner à l’Europe un spectacle qui contraste heureusement avec son humiliation de 1905... Quelle différence aujourd’hui ! L’armée prête pour la guerre, la marine restaurée, l’opinion confiante et aussi résolue à ne provoquer personne qu’à ne supporter aucun affront : voilà d’heureux signes ! »27. Côté français, on veut pourtant se garder d’interpréter abusivement des manifestations de sympathie plus fréquentes. Duruy note que la Belgique, qui a eu très peur, a constaté « qu’en certaines occasions elle a les mêmes intérêts que la France » mais qu’il ne faudrait pas en conclure qu’elle « se met franchement de notre côté »28.

11En Allemagne, la presse publie également d’amples informations – parfois erronées – sur la nervosité qui règne en Belgique et sur les mesures militaires mais, selon Peltzer qui rend compte à Bruxelles en l’absence de Greindl, ceci ne provoque pas une impression défavorable dans l’opinion allemande. Cependant, un journal comme la Kölnische Zeitung critique les préparatifs de guerre de la Belgique29. Les autorités semblent davantage agacées par les allusions à l’invasion allemande, par la visite de Broqueville à Paris ou le retour précipité du roi à Bruxelles30, si bien que Greindl est chargé d’une démarche auprès du secrétaire d’Etat Kiderlen-Waechter dès son retour à Berlin le 20 septembre31.

12Le ministre de Belgique s’efforce de montrer que les préparatifs militaires, d’ailleurs minimes, ne sont pas exclusivement dirigés contre l’Allemagne mais que des précautions ont été prises également du côté de la frontière française. Il déclare aussi qu’il n’y a pas eu d’arrangement entre de Broqueville et Caillaux sur les dispositions à prendre en cas de guerre et que la visite de courtoisie du chef du gouvernement belge avait surtout comme objet la conclusion d’une convention commerciale. Enfin, il dément que les légations de Paris et de Berlin aient fait circuler des rapports alarmistes sur l’état des relations franco-allemandes32.

13Kiderlen-Waechter, qui semble satisfait de cette mise au point, décide, en accord avec Greindl, de faire publier des rectificatifs dans la presse officieuse33, et l’ère des soupçons semble close.

14Apparemment, la fièvre belge de septembre 1911 ne semble donc pas sérieusement dégrader les relations germano-belges. Un petit incident survenu un mois plus tard illustre une certaine ambiguïté dans ces rapports. Alors qu’une mission belge dirigée par le gouverneur de la province de Liège et par le général Heimburger va saluer l’Empereur en visite à Aix-la-Chapelle34, Guillaume II fait remarquer que les Belges ont eu à l’automne des angoisses inutiles. Paroles que la presse veut bien interpréter non comme un reproche mais bien comme la preuve des bonnes dispositions allemandes à l’égard de la Belgique35. Et le général Heimburger d’insister pour dire que les Belges avaient confiance dans le Reich mais que dans l’armée, « nous avons profité de la circonstance pour obtenir ce qu’on n’aurait peut-être pas obtenu en temps ordinaire »36. Il apparaît donc bien que la flambée militariste de l’automne 1911 est moins dirigée contre l’Allemagne qu’exploitée dans des perspectives de politique intérieure en vue de la réforme de l’armée. N’empêche que la peur d’une invasion n’était pas complètement artificielle en septembre 1911, et, lorsque Arendt fait un bilan des relations germano-belges, six mois plus tard, il note que la crise marocaine a accentué, dans un sens hostile, les relations des deux pays.

15Ce glissement est-il déjà perceptible dans les discussions de l’importante réunion qui se tient à Bruxelles, le 16 septembre ?

La réunion du 16 septembre 1911

16La crise de septembre 1911 incite les responsables belges à faire une mise au point sur l’ensemble de la politique extérieure du pays. Le conseil qui se tient le 16 septembre au ministère des Affaires étrangères et regroupe autour de J. Davignon les principaux responsables de la diplomatie belge37 doit étudier tous les problèmes urgents afin d’être prêt à toute éventualité en cas de guerre franco-allemande.

17Trois questions principales sont à l’ordre du jour dont l’une est réglée rapidement tandis que les décisions restent en suspens dans les deux autres domaines.

Notification de la neutralité aux garants

18Sur la question de savoir quelle initiative prendre, en cas de danger de guerre, pour essayer de faire respecter la neutralité, le débat peut pratiquement être repris à l’endroit où il était arrivé en 1906, lors de la première crise marocaine. On en vient rapidement à la décision de ne pas faire de tentative auprès des puissances pour obtenir une promesse de respect de la neutralité et de s’en tenir à la suggestion faite par Greindl en 190638, c’est-à-dire se contenter, en cas de menace de guerre imminente, d’annoncer aux belligérants l’intention de la Belgique de défendre sa neutralité par tous les moyens et de leur demander de lui en donner acte.

19Arendt démontre d’ailleurs, dans une note qu’il apporte et lit à cette réunion, qu’une autre attitude est impossible car elle mettrait les autorités belges dans une situation très difficile39. En effet, pas plus qu’en 1905-1906, il ne peut imaginer qu’un belligérant s’engagerait à respecter la neutralité sans s’assurer que la Belgique était elle-même fermement décidée à la défendre. Or, Arendt pense que Bruxelles ne peut pas s’engager à l’avance sur les modalités précises de l’action à mener. A la France, qui chercherait à s’informer – hypothèse qui paraît alors la plus probable – on pourrait promettre que « l’armée belge prendra position sur la Meuse », qu’elle « aura des avant-gardes jusqu’aux frontières » et qu’au moment voulu « les routes et les chemins de fer seront rendus impraticables par des destructions prévues »40. Mais, selon Arendt, « nous ne pouvons rien dire de plus »41.

20Il est donc convenu d’adopter une ligne prudente et d’adresser aux ministres du Roi près les Puissances garantes une circulaire sans date concernant la démarche prévue. Ils recevraient au moment opportun – le jour où la mobilisation belge serait décidée – l’ordre de faire cette communication aux gouvernements42. Le texte de la circulaire arrêté au cours de la réunion est approuvé par le Roi le 20 septembre mais les circulaires signées et prêtes à partir ne seront pas envoyées en raison de l’apaisement de la crise qui intervient à ce moment43.

21Cette question préliminaire étant réglée, la réunion en vient à la discussion de deux sujets cruciaux pour le cas où la Belgique ne réussirait pas à faire respecter sa neutralité : quelle attitude adopter en cas de violation du territoire ? Quelle ligne de conduite définir à l’égard des puissances garantes ?

Résistance à l’invasion étrangère

22Même si ce n’est jamais écrit explicitement44, il apparaît clairement dans la discussion que c’est l’hypothèse d’une violation de la frontière belge par l’armée allemande qui est envisagée. Plusieurs indices sont tout à fait significatifs à cet égard. Vers la fin de la réunion, la question est soulevée de la nécessité d’une démarche officieuse auprès des autorités du Reich pour « faire ressortir aux yeux du gouvernement allemand l’intérêt politique qu’il aurait à ne pas violer la neutralité belge »45. Aucune démarche similaire n’est prévue à Paris à ce moment-là. D’autre part, dans une note sur l’attitude de la Belgique en cas de violation de sa frontière – note qui a été préparée et lue, elle aussi, par Arendt pendant la réunion – il est question d’organiser la défense de la Belgique – dans un premier temps – sur la rive droite de la Meuse46. Enfin, toutes les hypothèses concrètes qui sont analysées au cours de ces débats se rattachent à la perspective d’une violation par l’Allemagne.

23Bien que certains documents rappellent aussi la possibilité d’une violation par la France, c’est donc bien l’entrée de troupes allemandes qui est redoutée par le gouvernement comme par l’opinion d’autant plus que les responsables connaissent les grandes lignes du plan de guerre allemand47.

24Le problème pour le gouvernement belge est donc de savoir « comment et dans quelle mesure » il doit s’opposer au passage d’une armée belligérante traversant son territoire pour atteindre dans les meilleures conditions le territoire ennemi48. Autrement dit, quelle est la conduite à adopter sur le plan militaire et quel degré de résistance convient-il d’opposer à l’envahisseur ? La réponse à cette question dépend à la fois de l’ampleur de l’invasion éventuelle et de l’orientation générale de la politique belge.

25Si l’invasion ne faisait que « frôler » le territoire national, la Belgique ne pourrait-elle pas adopter un profil bas ? Greindl se demande s’il ne faudrait pas, au cas où les forteresses de la Meuse ne seraient pas attaquées, se contenter d’une simple protestation49. Arendt pense que non car, si l’armée belge restait inactive, le gouvernement serait accusé de complicité avec l’envahisseur et traité en ennemi par l’autre belligérant. De plus, il y aurait, en Belgique même, un mouvement d’opinion contre ce « défilé de troupes allemandes »50 qui pourrait durer six jours selon l’hypothèse – qui paraît être très vraisemblable aux yeux d’Arendt – d’une invasion allemande partant de Saint-Vith et Trêves et utilisant notamment, en plus du Grand-duché, la voie Bastogne-Bertrix, à travers le Luxembourg belge en direction de la Chiers et de la Meuse.

26Arendt estime cependant que les garants ne peuvent pas exiger que les troupes belges soient postées à l’extrême frontière car cela entraînerait une dissémination qui les exposerait à être taillées en pièces par des forces supérieures. D’après lui, les forces d’avant-garde devraient se replier en faisant des destructions indiquées (ponts, tunnels...) et rejoindre le gros de l’armée de campagne. C’est cette dernière, constituée de deux corps d’armée basés sur la rive droite de la Meuse et appuyés sur Namur et Liège qui devra – ainsi que le prévoit un plan d’opération du ministère de la Guerre – faire face aux armées allemandes et faire respecter la neutralité belge.

27Mais cette armée devra-t-elle s’engager à fond, au risque d’être complètement défaite et dispersée ? Le directeur politique ne le pense pas et il justifie sa position au nom d’une sorte d’égoïsme sacré. Selon lui, au-dessus de la neutralité, qui est une obligation résultant de traités internationaux, existe un devoir plus important qui est le droit de « conservation ». Le gouvernement belge n’est donc tenu de défendre sa neutralité « que dans la mesure où il peut le faire sans porter atteinte à son intérêt suprême : la conservation de son existence indépendante »51. Or pour exister, la Belgique a besoin d’une armée qu’il ne faut donc pas laisser écraser « pour l’honneur d’un principe dont le maintien n’est pas essentiel à notre vie nationale »52. Face à des forces supérieures, l’armée ne serait par conséquent pas obligée de combattre ; elle devrait se retirer dans le triangle Anvers-Namur-Liège. Ce n’est que là, au cœur du pays, que l’armée devrait « combattre jusqu’à l’extinction de ses forces », car c’est là que se jouerait le sort du pays et son existence comme nation indépendante après la guerre53.

28Toutes les personnalités qui participent à la réunion ne semblent pas approuver entièrement la thèse d’Arendt. Van der Elst notamment ne voudrait pas subordonner toute politique de résistance au souci de garder l’armée intacte et pense qu’il faudrait livrer bataille sur la Meuse au risque de faire écraser une partie de l’armée de campagne54.

29La question n’est donc pas tranchée à la réunion du 16 septembre mais renvoyée au département de la Guerre et au Conseil des ministres.

Priorité à l’indépendance nationale

30Le dernier problème urgent évoqué lors de cette réunion concerne les relations entre la Belgique et les puissances garantes. D’après le compte rendu de la réunion, cette question n’est étudiée que sommairement mais les conclusions qui s’y trouvent et les documents de travail annexés permettent de dégager les principes qui devraient régir l’attitude des Belges face aux garants. Un très fort consensus existe sur la nécessité absolue de préserver la souveraineté et l’indépendance de la Belgique. Ceci implique le rejet de toute garantie imposée par un quelconque garant, qu’il soit belligérant ou neutre dans le conflit55. Toute aide de la part d’un garant est donc subordonnée à un appel du gouvernement belge et à la signature d’une convention entre les deux parties. A l’appui de cette thèse, on invoque l’attitude de l’Angleterre en 1870 et notamment deux articles du Times, des 9 et 11 août, qui reconnaissent que la Belgique avait le droit de repousser l’aide d’un garant belligérant56.

31Une note élaborée par Bassompierre souligne très fortement les dangers d’une alliance forcée contre le belligérant qui aurait violé la neutralité le premier. Par cette alliance, la Belgique se trouverait elle-même belligérant et, en cas de victoire du premier agresseur, elle risquerait fort de perdre son existence indépendante. Mais l’alliance avec un neutre ne paraît pas non plus exempte de risques. La même note envisage l’hypothèse où l’Angleterre restant neutre pourrait demander à intervenir en Belgique, comme garant, pour prévenir une invasion allemande et elle conclut qu’il faudrait se garder d’accepter cette proposition car l’entrée de l’Angleterre à Anvers serait considérée comme un casus belli par l’Allemagne qui entrerait immédiatement en Belgique sinon pour atteindre la France, du moins pour attaquer l’Angleterre57.

32Cependant la diplomatie belge s’interroge que les possibilités réelles de s’opposer aux pressions des garants désireux d’intervenir. Elle s’inquiète surtout de l’attitude de la France qui ne manquerait pas de raisons d’entrer en Belgique après une invasion allemande, même si Bruxelles refusait son assistance. Le gouvernement français pourrait en effet justifier son intervention par l’incapacité des Belges à faire respecter la neutralité ou, tout simplement, il pourrait invoquer son droit de légitime défense contre une puissance qui le menace à travers le territoire belge58.

33Si l’appel à l’aide des garants pouvait s’avérer nécessaire, voire inévitable, il faudrait du moins s’efforcer de limiter les effets de cette alliance par la signature d’un accord et régler l’assistance de manière à sauvegarder l’indépendance de la Belgique59. Selon Greindl, il faudrait garder au moins un point du territoire national afin d’avoir un titre à participer aux négociations de paix. Il pense évidemment surtout au réduit national d’Anvers où il ne faut admettre « à aucun prix et dans aucune hypothèse » l’installation d’une garnison étrangère60.

34A la mi-septembre 1911, la position des Belges vis-à-vis des garants paraît donc fixée sur une ligne intransigeante, même si les diplomates ont conscience que le cap sera difficile à tenir. Cette attitude qui peut se résumer en quelques formules – pas de garantie imposée, pas de garantie préventive, pas d’alliance forcée, tout au plus une assistance négociée et limitée – privilégie de toute évidence le maintien de la souveraineté et de l’indépendance de la Belgique par rapport à la défense de la neutralité. Il semble que la future « politique des mains libres » soit déjà en germe dans cette ligne définie par une petite cellule de crise à un moment où la violation de la neutralité paraît presque inévitable en cas de guerre franco-allemande elle-même très menaçante.

Vers la définition d’une politique belge

35Si la réunion du 16 septembre voit l’émergence d’une politique d’indépendance, elle ne parvient pas à définir avec précision la conduite à tenir en cas de guerre. Aussi, la direction politique est-elle chargée d’élaborer un mémorandum sur ce sujet, après consultation des responsables militaires.

36Quelques documents de la fin 1911, des notes d’Etat-major, le mémorandum élaboré en novembre par Arendt, l’avis de Greindl sur cette étude... permettent de faire le point sur la position des autorités belges au lendemain de la crise d’Agadir61.

Les plans de campagne

37Dans les grandes lignes, les projets stratégiques restent fidèles aux conceptions définies en 1859 bien qu’à cette époque l’Etat-major ait envisagé une agression contre la Belgique et non une violation par une armée traversant le pays en direction d’un autre Etat ennemi. Le plan de défense nationale, arrêté en 1859, reposait sur la constitution d’un grand réduit fortifié à Anvers où le Roi et le gouvernement pouvaient se réfugier en cas d’invasion tandis que l’armée de campagne, s’appuyant sur cette base, défendrait le pays, avec ou sans le concours d’une armée étrangère envoyée par un pays garant. Ce dispositif a été complété en 1887 avec la création sur la Meuse des positions fortifiées de Liège et de Namur destinées à barrer le passage à des troupes françaises se dirigeant vers l’Allemagne ou des troupes allemandes marchant vers la France.

38Une note de l’Etat-major de l’automne 191162 rappelle que la Belgique a non seulement le droit de guerre comme tout Etat indépendant mais, en vertu de sa neutralité perpétuelle imposée par les Puissances, elle a un devoir de guerre qui lui donne aussi, en cas de menace, un droit d’agression si celle-ci est nécessaire à la défense du pays63. Cependant, étant donné l’exiguïté du territoire belge, cette possibilité paraît purement théorique et l’hypothèse de base est donc celle d’une attitude défensive64.

39Selon l’Etat-major, l’armée de campagne ayant Anvers pour base d’opération « défendra le territoire pied à pied ». Mais elle ne doit se mesurer avec l’ennemi, dans une action générale, que lorsque sa force le lui permet ou que l’occasion se présente « dans une position offensive ou défensive telle que sa retraite sur Anvers soit assurée »65. Face à une armée supérieure en nombre, elle doit éviter une bataille perdue d’avance mais prendre position le plus souvent possible pour retarder l’avance de l’ennemi. Deux principes de base sont donc fermement établis. D’une part, l’armée ne doit jamais se laisser couper de sa base d’opération qui peut être la Meuse d’abord, Anvers ensuite, d’autre part l’armée ne doit pas se laisser écraser pour l’honneur et s’exposer à être anéantie. Les autorités militaires subordonnent par conséquent les devoirs de la neutralité aux « exigences suprêmes de la défense nationale » et rejettent la doctrine défendue par le général Ducame en 1890 dans un mémoire présenté à la commission parlementaire66.

40Un document établi au département de la Guerre par le général Ceulemans, responsable de la première direction, et approuvé par le ministre, étudie neuf hypothèses de combat, toutes fondées sur l’idée que l’armée allemande serait la première à franchir la frontière belge67. Cette attitude est reprochée à Ceulemans aussi bien par Arendt que par Greindl qui estiment qu’il faut également arrêter d’avance des plans de campagne contre le danger français et contre le danger anglais68. Selon Arendt, une violation par une armée française pénétrant dans le Hainaut et peut-être la Flandre menacerait rapidement la capitale. Le gouvernement devrait donc se retirer sur Anvers et « la défense de la neutralité se confondrait avec celle de l’existence nationale »69. Cependant, Arendt reconnaît implicitement que l’entrée des armées allemandes est l’éventualité la plus probable et deux routes d’invasion – l’une par le Nord et le Centre du pays, l’autre par la province du Luxembourg – lui paraissent les plus plausibles70.

41Selon la première hypothèse du général Ceulemans, les Allemands pénètrent en Belgique par le Nord, sur la rive gauche de la Meuse, et marchent vers le centre du pays. L’armée belge doit se porter contre l’envahisseur pour tenter de l’arrêter et « nous devrions immédiatement nous entendre avec la France et éventuellement avec l’Angleterre... et nos opérations militaires pourraient dès lors être coordonnées avec les leurs »71.

42Dans la deuxième hypothèse, l’armée allemande pénètre en Belgique par la rive droite de la Meuse et se dirige vers la France par la province du Luxembourg72. Cet itinéraire, qui était considéré en 1887 comme très difficile, est présenté désormais comme le plus probable en raison des progrès accomplis par les voies de communications dans la région de l’Eiffel. Greindl lui-même note que ces chemins de fer construits dans une région pauvre et sans avenir commercial ne peuvent servir qu’à des concentrations de troupes dans le but de les diriger vers la France par le Sud du Luxembourg73. De plus, cette route permet à l’armée allemande de déboucher sur une frontière française beaucoup moins hérissée de fortifications que la frontière de l’Est. Dans cette hypothèse également, et même si l’armée allemande n’utilisait que le Sud du Luxembourg (hypothèse n° 5) avec deux corps d’armée, il faudrait marcher contre elle. Mais si on devait s’attendre à une deuxième attaque allemande plus au Nord (hypothèse n° 6), l’armée belge ne devrait pas s’engager à fond pour être en mesure de défendre le centre du pays.

43Si, comme il est probable, les Français pénètrent en Belgique pour s’opposer à l’avance des envahisseurs, (hypothèse n° 4) Ceulemans estime qu’il serait absurde de les combattre « même si aucune communication ne nous parvenait de la France pour justifier son attitude »74 ; dès la violation de la neutralité par l’Allemagne, les Belges ont au contraire intérêt, toujours selon Ceulemans, « à faire de la France notre alliée »75 et à combiner les opérations militaires avec elle. Si les Français viennent au secours par le Luxembourg (hypothèse n° 7) il conviendrait de leur permettre de diriger les opérations à l’intérieur du territoire belge en se servant par exemple du fort de Namur. Mais toutefois on ne peut pas leur remettre une forteresse : si des opérations étaient basées à Namur, ce serait à l’armée belge de l’occuper et de la défendre suivant les vues communes. Enfin, si les Français étaient aux prises avec les Allemands dans le Sud du Luxembourg (hypothèse n° 9), l’armée belge devrait intervenir sauf si le cœur du pays ou le réduit national d’Anvers étaient menacés.

44La note Ceulemans envisage aussi le cas de la poursuite des armées allemandes en retraite (hypothèse n° 2), pour conclure que, même s’il pouvait être de l’intérêt de la Belgique « de participer à l’achèvement du vaincu »76, l’armée de campagne belge ne devrait pas accompagner le vainqueur en dehors du territoire national.

45Sur l’attitude à adopter à l’égard de la France, les militaires ne sont pas suivis par les politiques. Considérant que l’armée belge ne pourra vraisemblablement arriver sur le théâtre d’opérations que lorsque la violation sera accomplie et que les forces ennemies seront déjà en contact, Arendt estime qu’elle n’est pas forcée d’attaquer le belligérant entré le premier sur le territoire. Elle devrait au contraire – sans qu’on puisse la blâmer – laisser « les adversaires aux prises » et « circonscrire la violation » en protégeant le reste du pays des incursions ennemies77.

Les relations avec les garants

46De façon générale la diplomatie belge se propose de garder – en cas de guerre – une attitude très réservée sinon défiante vis-à-vis des puissances garantes susceptibles de venir à son secours bien que, dans les discours publics et officiels, les autorités continuent d’affirmer leur entière confiance à l’égard des traités de garantie comme de ceux qui doivent les faire respecter.

47On redoute que l’un des belligérants ne cherche à entraîner la Belgique dans son camp sous couvert de lui donner sa garantie en cas de guerre imminente. On craint surtout les sollicitations de l’Angleterre qui chercherait à mettre la main sur Anvers. Or Anvers ne doit être ouvert aux belligérants « sous aucun prétexte et dans aucune circonstance »78, de l’avis unanime des politiques comme des militaires. On espère d’ailleurs qu’une flotte anglaise serait empêchée de remonter l’Escaut grâce aux Pays-Bas neutres79.

48Il paraît moins probable que l’Allemagne fasse des ouvertures en vue d’une entente, avant la déclaration de guerre, car « le concours de notre armée serait moins utile... à l’offensive allemande contre la France qu’aux opérations militaires anglo-françaises ». On pense plutôt que les Allemands garderont le silence sur leur intention de faire passer une armée en Belgique et que « leur dessein éclatera comme un coup de foudre ». Cependant, Arendt ne veut pas croire à une invasion surprise au moment même de la déclaration de guerre à la France : « à l’égard de la Belgique avec laquelle (l’Allemagne) vit en paix et en bonne amitié, une telle conduite n’est pas vraisemblable ». Il pense que le gouvernement allemand voudra justifier vis-à-vis du monde « civilisé » l’invasion d’un pays contre lequel aucun grief ne saurait être allégué. Il y aura donc inévitablement un bref échange de communications entre Bruxelles et Berlin. Arendt imagine de manière très précise le contenu de la déclaration allemande faite juste avant que les troupes ne reçoivent l’ordre de franchir la frontière. Elle soulignerait que la Belgique n’est pas en état de défendre sa neutralité, exprimerait le regret de ne pouvoir la respecter pour des raisons stratégiques « inexorables » et ajouterait la promesse d’une « retitutio in integrum » après la guerre. Arendt indique tout aussi clairement quelle devra être la réaction belge : « Notre premier devoir aussitôt l’ultimatum allemand reçu, serait d’élever immédiatement une protestation énergique... Nous devrions marquer nettement que cette violation de notre territoire constituerait un attentat au droit des gens qu’aucune raison militaire ne saurait justifier... »80. A quelques détails près, Greindl souscrit à ce scénario mais il est encore davantage convaincu que l’invasion ne pourra être que brusquée. Selon lui, la démarche diplomatique ne précédera pas l’invasion mais sera simultanée car l’envahisseur a intérêt à « ne pas nous laisser le temps de lui adresser une réponse qui ne pourrait être qu’un refus »81.

49Après la violation de son territoire, la marge de manœuvre sera étroite pour la Belgique car ses intérêts ne coïncident pas avec ceux des garants. Les garants voudront entrer en Belgique – si sa résistance est jugée insuffisante – pour assurer leurs propres intérêts militaires ; ils proposeront leur concours et sommeront la Belgique d’opter. En raison des traités, la Belgique ne pourra pas refuser l’aide mais elle aurait intérêt à ne se lier à aucun belligérant82. Selon Arendt, elle devrait du moins éviter une alliance proprement dite et refuser de remettre aux garants les forteresses ou la direction des forces militaires. Elle pourra accepter seulement une entente qui sera « un concours... limité à la défense du territoire » et non une subordination83. Greindl pour sa part est plus pessimiste. Il ne croit pas à la possibilité d’obtenir des garants une convention qui sauvegarderait l’indépendance du pays84.

50Une divergence existe aussi entre les deux oracles de la diplomatie belge sur la question de la neutralité. Pour Arendt, elle continue d’exister aussi longtemps qu’un gouvernement belge indépendant parvient à se maintenir, même si cette neutralité est « diminuée » par l’invasion d’une partie du territoire85. Greindl pense au contraire qu’on ne peut pas garder la neutralité dans une partie du territoire seulement. Selon lui, avec l’invasion et sans doute la double invasion, la neutralité volera en éclat et la Belgique se retrouvera absolument libre de ses déterminations car le traité de 1839 « ne nous oblige qu’aussi longtemps qu’il est respecté par toutes les parties »86. La neutralité ayant sombré, « nous aurions le droit absolu de choisir nos alliés et si nous ne l’avons pas, il faudrait nous l’arroger »87. Greindl estime que de toute façon la neutralité ne survivra pas à la guerre et « si nous gardons l’indépendance, nous pourrons toujours nous procurer les avantages de la neutralité par une déclaration volontaire mais la vieille neutralité garantie de 1839 aura vécu »88.

51Ainsi, la crise d’Agadir a permis une clarification des positions mais sans lever toutes les incertitudes ni abolir toutes les divergences entre responsables. Une certitude s’impose avec force : en cas de guerre franco-allemande, la Belgique ne pourra éviter la violation de sa neutralité. Mais la ligne de conduite à adopter n’est pas aussi évidente. Balisée par deux impératifs, l’obligation de résister à l’invasion et la nécessité vitale de ne pas sacrifier l’armée, l’action militaire à entreprendre reste mal définie. Sur le plan diplomatique, la marge de manœuvre paraît étroite entre une neutralité maintenue mais « diminuée » et une alliance imposée par l’un des camps. Si l’objectif est clair, préserver l’indépendance, les moyens d’y parvenir restent flous.

52Début décembre 1911, le roi Carol de Roumanie, oncle d’Albert I^er, livre au ministre de Belgique à Bucarest quelques observations et conseils sur la situation internationale de la Belgique89. Le roi Carol croit lui aussi à une invasion de la Belgique par l’armée allemande90 puis, également sans doute, par l’armée française. A son avis, la Belgique qui ne dispose pas d’une armée puissante comme la Roumanie, n’a pas les moyens de s’opposer au passage des belligérants et ne doit donc pas prendre l’offensive qui se solderait par un désastre, mais l’essentiel pour la Belgique, selon lui, est qu’à la conclusion de la paix le pavillon belge flotte encore sur la capitale91.

53Faut-il voir dans ces remarques des conseils de prudence pour préserver l’indépendance ou une incitation à renforcer l’armée belge pour mieux la défendre ? A Bruxelles, Arendt les commente en soulignant que les appréciations du roi Carol « se rencontrent singulièrement avec les solutions que j’ai suggérées dans mon mémoire » et ses conclusions « se rapprochent tout à fait des miennes »92.

Le débat dans l’opinion publique

54En même temps que se développe la réflexion dans les hautes sphères du pouvoir, un débat se poursuit dans l’opinion belge à travers la presse, les conférences, les brochures...

55La campagne lancée en septembre pour dénoncer les lacunes dans l’organisation de l’armée se prolonge. Le Soir regroupe dans deux brochures ses articles (« Sommes-nous prêts ? ») et les réponses qui lui ont été envoyées par de nombreuses personnalités, surtout des militaires belges et quelques étrangers, parues sous le titre « Pour la défense de la Belgique ». Il publie aussi, les 28 et 29 novembre, des rapports qui n’étaient pas destinés à être connus et qui révèlent le manque d’effectifs et de munitions dans les forts d’Anvers et de la Meuse93. Après les journaux libéraux ou les revues spécialisées comme la Belgique militaire ou la Revue de l’armée belge, d’autres organes comme la Tribune nationale94 créée pour la circonstance ou surtout le xx^e siècle se joignent à cette campagne pour réclamer une réforme de l’armée. Des articles de guerre-fiction répandent la peur d’une invasion du territoire en cas de guerre franco-allemande tout en s’interrogeant sur l’attitude de la Belgique.

56Dans une conférence organisée par la Ligue de la défense nationale, le général Ducame, ancien chef d’Etat-major, se dit lui aussi convaincu que la violation est inévitable, probablement par une armée allemande venant de Cologne, forte de 200 000 hommes et traversant la Belgique par le Sud de la Meuse. Selon Ducame, l’armée belge ne devrait pas rester sur la défensive derrière la Meuse mais s’opposer à ce passage ce qui nécessite une augmentation des effectifs95. Dans une conférence faite aux officiers de la garnison de Bruxelles, le capitaine Bremer abonde dans le même sens96 tandis que d’autres estiment que la Belgique n’a pas à renforcer son armée97.

57Si le ton du débat qui s’ouvre au Parlement à partir du 21 novembre est moins polémique, les mêmes questions sont au cœur des discussions. Pour les libéraux comme pour un député catholique indépendant, Theodor, l’invasion de la Belgique est fatale.

58L’ensemble du débat apparaît surtout comme une affaire politique intérieure belge qui se situe d’ailleurs à deux niveaux puisque la campagne qui dénonce l’insuffisance de la défense nationale vise d’abord le général Hellebaut, ministre de la Guerre, dont on veut obtenir la démission98. Mais il ressort de toutes ces discussions qu’une grande partie de l’opinion belge tient la violation du territoire pour inévitable et considère que l’Allemagne sera la première à franchir la frontière99.

59Parmi les nombreuses prises de position, une brochure intitulée « La situation de la Belgique en prévision d’un conflit franco-germain » 100 retient particulièrement l’attention des observateurs français et allemands. Parue fin 1911, sous le pseudonyme O. Dax, elle est écrite par le général Witte alors commandant de la cavalerie de Namur. Côté français – où Witte est présenté comme un officier catholique germanophile – on en retient surtout les attaques contre l’armée française qui est dénigrée101. L’attaché militaire allemand, Renner, qui considère pour sa part que Witte est l’un des meilleurs officiers qu’il ait rencontré en Belgique, est surtout sensible à la critique de la neutralité perpétuelle qui est faite dans cette brochure. Selon Witte, la neutralité imposée est un grand malheur pour le pays condamné à combattre l’armée qui a franchi la frontière la première. Il estime que la Belgique devrait avoir le choix de s’allier avec la puissance qui a les meilleures chances de victoire, le postulat étant que le belligérant le plus fort, qui entre le premier dans le pays voisin, est aussi celui qui va l’emporter. Witte souhaite donc la convocation d’une conférence pour mettre fin à la neutralité imposée et rendre sa liberté d’action à la Belgique. Pour Renner, ce raisonnement signifie qu’en cas de guerre, la Belgique doit s’allier à l’Allemagne102.

60Cette attitude critique à l’égard de la neutralité n’est pas unique dans l’opinion belge. Le major Girard va jusqu’à préconiser de ne pas opposer de résistance à un belligérant qui s’apprête à traverser la Belgique mais de négocier avec lui les conditions du passage103. La nouvelle revue créée par les milieux militaires et coloniaux, La Tribune nationale, estime elle aussi que la neutralité de la Belgique n’est plus adaptée à la situation internationale et qu’elle ne représente plus une protection mais un danger104.

61Même si ces positions sont le fait de personnalités ou de groupes minoritaires, il apparaît donc que dans l’opinion publique aussi, le dogme de la neutralité est mis en question. Les critiques sont d’ailleurs formulées de manière assez dure puisqu’on reproche à la neutralité non seulement de ne plus protéger la Belgique contre une invasion de son territoire mais de la placer dans une position désavantageuse en lui interdisant de négocier librement des accords avec ses voisins.

Epilogues de la crise d’Agadir

L’affaire du droit de préférence

62Au moment où le différend franco-allemand se règle, l’émotion rebondit en Belgique à propos de l’article XVI de l’accord du 4 novembre qui concerne le droit de préemption ou droit de préférence que la France avait obtenu en 1884 pour le cas d’une éventuelle reprise du Congo105.

63La question d’une éventuelle cession du droit de préférence par la France à l’Allemagne avait déjà préoccupé les Belges au mois de juillet. Certes, lorsque le secrétaire d’Etat allemand, Kiderlen-Waechter, annonce le 16 juillet les concessions qu’il exige en compensation de la reconnaissance du protectorat français au Maroc, il demande tout le Congo français mais ne fait pas mention du droit de préférence. Mais le Times du 20 juillet et toute la presse occidentale affirment que le Reich veut obtenir ce droit. Kiderlen-Waechter ne manque pas de déclarer à l’ambassadeur de France, Jules Cambon, que ces rumeurs sont inexactes et qu’il s’agit d’une manœuvre pour exciter les esprits à Bruxelles et à Londres106.

64De fait, la presse belge réagit vivement en expliquant que le droit de préférence ne pouvait être cédé et que, si la France devait y renoncer, il cesserait simplement d’exister. Le ministère des Affaires étrangères, qui défend également ce point de vue, décide – à la suite d’une réunion entre Davignon, Van der Elst et Greindl alors en congé à Bruxelles – d’en informer l’Allemagne qui se montre très rassurante. Kiderlen-Waechter fait dire par Flotow qu’il ne faut pas prêter l’oreille à ces « bruits insensés » et la Kölnische Zeitung du 5 août parle de « fable » et « d’invention effrontée »107.

65Si la question du droit de préférence n’est pas à l’ordre du jour des négociateurs franco-allemands dans l’été 1911, le Congo belge n’est pas absent de leurs préoccupations. Quand le Reich veut obtenir à tout prix la cession de territoires situés entre la frontière orientale du Cameroun et le fleuve Oubangui, c’est bien pour avoir une frontière commune avec le Congo belge afin de conforter ses prétentions à participer à un éventuel partage de cette colonie108. Or ce territoire, que la France doit céder, coupe en deux l’Afrique Equatoriale Française en séparant le Tchad du Gabon, ce qui risque d’être difficile à faire accepter par l’opinion et le parlement français. C’est pourquoi, après avoir vainement cherché à garder un étroit couloir sur la rive droite de l’Oubangui109, Caillaux se tourne vers la Belgique pour essayer d’obtenir sur la rive gauche, donc sur le territoire du Congo belge, un couloir joignant les deux colonies françaises. Le 22 septembre, Fondère, l’intermédiaire officieux de Caillaux, cherche à sonder les autorités de Bruxelles où il est reçu par le ministre des Colonies et par de Broqueville mais les Belges refusent de prendre cette proposition en considération. Caillaux revient à la charge le 27 octobre, par la voie officielle cette fois, en faisant demander par Klobukowski un simple droit de passage. Mais ces prétentions plus modérées n’obtiennent pas davantage de succès110.

66C’est pratiquement à la même date que Kiderlen-Waechter relance l’affaire du droit de préférence en exigeant, le 26 octobre, que soit inséré dans la lettre explicative de l’accord « un mot » sur le droit de préférence pour avoir une « assurance morale »111. En fait, il est sans doute soumis aux pressions des nationalistes et autres colonialistes qui font de la surenchère ainsi qu’il l’a déjà expliqué à Greindl un mois plus tôt112. A Paris, de Selves commence par refuser puis en parle au baron Guillaume, demande l’avis de Londres et Saint-Pétersbourg mais finit par céder, au moins partiellement, tandis qu’à Bruxelles, craignant une pression conjuguée franco-allemande et flairant un piège, on s’apprête à protester113.

67Selon l’article XVI de l’accord du 4 novembre, formulé de manière sans doute intentionnellement vague114, la France doit consulter l’Allemagne avant d’user de son droit de préférence. Pour la France, cet engagement ne représente pas une très grande reculade car il devait paraître bien illusoire d’imaginer une modification du sort du Congo sans concertation internationale115. Pour la Belgique, qui a repris le Congo en 1908 et qui est mise devant le fait accompli, ce traité est pour le moins vexatoire, juridiquement inadmissible et peut être inquiétant. Comme la Belgique n’a pas l’intention de se défaire du Congo, le droit de préférence n’a pas à jouer et de plus Bruxelles continue de défendre la thèse de l’incessibilité de ce droit. Mais on se demande aussi en Belgique si cet accord ne cache pas des convoitises et si d’autres pourparlers relatifs à l’Afrique centrale ne seraient pas déjà en cours. Le discours prononcé le 5 novembre par Caillaux à Saint-Calais alimente ces appréhensions. Il déclare en effet que dans le centre de l’Afrique les positions ne peuvent être considérées comme définitivement prises et qu’il serait sage de prévoir des règlements et des échanges116. Ces paroles inquiètent le gouvernement belge qui y voit un avertissement117 et provoquent une vive émotion dans l’opinion publique : le cours des valeurs congolaises chute à la Bourse de Bruxelles118 et une interpellation est prévue au Parlement. Dans ces conditions, le gouvernement belge se doit de protester auprès des deux puissances et de manifester son regret de ne pas avoir été consulté préalablement tout en cherchant à s’informer sur d’éventuels projets secrets.

68La protestation belge provoque à Paris des explications embarrassées119 et à Berlin une scène de mauvaise humeur dont le ministre de Belgique n’avait pas l’habitude. Convoqué puis décommandé et de nouveau invité à aller voir Kiderlen-Waechter, Greindl mis en position d’accusé se voit assener une avalanche de reproches. Le secrétaire d’Etat s’en prend non seulement à l’opinion publique belge mais aussi à Davignon et à Van der Elst qui se montrent eux aussi très méfiants vis-à-vis de l’Allemagne. Et d’expliquer que l’article XVI n’a rien de menaçant pour la Belgique : « C’est une précaution prise d’une manière générale et qui ne vise aucune négociation en cours. C’est une garantie de plus pour la Belgique au lieu d’être un sujet d’alarme »120. Mais lorsque Greindl dit qu’il souhaite faire état de cette mise au point pour donner à son gouvernement des éléments de réponse à l’interpellation prévue au Parlement et qu’il demande s’il peut écrire que cette déclaration était spontanée, Kiderlen-Waechter réplique que non, car il « aurait l’air de reconnaître qu’il a été dans son tort et qu’il nous doit des excuses »121.

69Mais dans cet entretien du 19 novembre, Kiderlen-Waechter dépasse le problème de l’article XVI. Il demande pourquoi la méfiance des Belges est toujours dirigée contre l’Allemagne seule, et non contre la France ou l’Angleterre et pourquoi, lorsque l’opinion belge a cru au danger de guerre aux mois d’août et septembre, « elle n’a envisagé que le prétendu péril d’une invasion allemande » alors que l’Allemagne a donné beaucoup de preuves de son désir de vivre en bonne harmonie. Et d’avertir que si la Belgique persévérait dans la voie où elle est entrée, « le gouvernement impérial sera obligé de soumettre à une révision son attitude » envers elle122. Greindl souligne dans son rapport que « rien de tout cela n’a été dit dans l’échauffement d’une discussion irritante. Le secrétaire d’Etat a fait de la violence à froid et calculée ; évidemment pour me laisser sous l’impression que nous devons prendre au pied de la lettre l’avertissement qu’il a eu l’intention de nous donner »123.

70Même si les rapports entre Greindl et Kiderlen-Waechter retrouvent très vite une allure amicale124 cet entretien « particulièrement rude » met à nouveau une petite ombre au tableau des relations germano-belges.

71Quant à l’inquiétude belge pour le Congo, elle semble momentanément apaisée avec la réponse faite par Davignon à l’interpellation du sénateur Wiener. Ce texte, qui a été soumis à Paris et Berlin – qui n’ont pas fait objection – souligne que le droit de préférence n’est pas cessible, qu’il n’est d’ailleurs pas explicitement mentionné dans l’article XVI et qu’il ne serait applicable que si la Belgique s’était décidée, au préalable, à aliéner tout ou partie du Congo, ce qui ne se réalisera pas puisque la Belgique est très attachée à sa colonie125.

Le Panther à Anvers ?

72Quelques semaines plus tard, le Reich vient semer l’embarras dans la diplomatie belge avec un curieux projet qui va finalement avorter.

73Le 9 décembre 1911 un télégramme de Kiderlen-Waechter envoyé à Bruxelles à von Flotow lui demande d’obtenir l’autorisation pour le « Panther » de faire escale à Anvers. Cette démarche crée la perplexité aux Affaires étrangères où l’on s’interroge sur les intentions de l’Allemagne. Pour Arendt, il est clair que « ce navire qui porte un nom historique – et bruyant – »126 ne vient pas pour se ravitailler, ce qu’il peut aller faire dans un port allemand presque aussi rapidement qu’en remontant l’Escaut. Sa visite ne peut donc avoir un objectif autre que politique mais lequel ?127. Faute d’explication, les hauts fonctionnaires du ministère ne peuvent que se perdre en conjecture ou se rallier à l’hypothèse la plus plausible, à « la supposition qui se présentait naturellement à l’esprit »128, selon laquelle ce voyage serait une mise à l’épreuve des Belges par le gouvernement impérial qui cherchait par ce moyen à sonder les dispositions de l’opinion publique à l’égard de l’Allemagne129.

74Très indécis quant à la réponse à donner, le ministère cherche d’abord à gagner du temps. Arendt écrit dans la plus longue des deux notes qu’il rédige le jour-même sur cette question que « nous ne pouvons être obligés de répondre sur l’heure... ; on peut parfaitement dire à M. de Flotow que le ministre est absent aujourd’hui »130. D’ailleurs la visite étant prévue pour le mois de janvier, il n’y a pas urgence.

75S’il paraît impossible de refuser l’autorisation, en dérogeant aux habitudes bien établies131, les risques de l’opération sont évidents : ce navire d’une « notoriété politique indiscutable » sera un objet de curiosité, excitera l’intérêt de la colonie allemande d’Anvers qui voudra certainement organiser des visites, des réceptions, des festivités132 ce qui pourrait provoquer des critiques et peut-être des incidents comme en 1898 lors de la visite du « Stein »133. Il faudrait donc demander que la venue du « Panther » ne soit accompagnée d’aucune démonstration politique ce qui n’est pas facile à faire respecter134. L’entreprise paraît, en tous cas, suffisamment importante et risquée pour que le ministère en informe le Roi135.

76Le ministère envisage également la possibilité d’intervenir pour que Berlin annule son projet136. Arendt semble pencher un moment vers cette solution : « En y réfléchissant, je me demande pourquoi nous ne prierions pas tout simplement l’Allemagne de renoncer à son projet »137, en justifiant cette requête par des raisons politiques : l’émotion que l’escale du « Panther » susciterait en France, les répercussions inévitables dans la presse belge, peut-être des incidents fâcheux qui feraient du tort à l’Allemagne et à la Belgique138. On semble compter sur la bonne volonté des Allemands et notamment de Flotow qui pourrait comprendre l’inopportunité de la visite de ce navire « à peine sorti du rôle bruyant qu’il avait été appelé à jouer à Agadir »139.

77En fait, les Allemands semblent tenir à ce projet, Flotow déclare qu’il ne voit « aucune difficulté possible »140 et le gouvernement belge accorde l’autorisation demandée. Le programme de la réception, calqué sur celui des deux derniers navires de guerre reçus à Anvers, est donc élaboré et communiqué au ministre du Reich qui l’approuve. L’accord se fait aussi avec le consul général d’Allemagne à Anvers pour qu’une certaine discrétion soit respectée. Puis, brusquement, à la date prévue pour l’arrivée du navire à Anvers, le gouvernement belge est informé, sans plus d’explications, que le « Panther » ne ferait pas escale141.

78Selon le ministre d’Allemagne le contre-ordre serait venu de l’Empereur lui-même qui n’aurait pas voulu de cette réception de deuxième classe : très chatouilleux sur l’honneur de la marine, Guillaume II aurait été froissé des conseils de prudence envoyés de Bruxelles142.

79Si plusieurs journaux se contentent d’annoncer la nouvelle sans commentaires143, certains organes suggèrent une autre explication. La Gazette écrit que le « Panther » qui venait de sortir de cale sèche à Kiel avait été choisi pour saluer les autorités au Congo où l’Allemagne devenait la voisine de la Belgique à la suite de l’accord du 4 novembre et qu’en passant, la canonnière devait s’arrêter à Anvers « pour faire une politesse à la Belgique avant de se rendre dans la colonie belge »144. La Gazette croit savoir que ce sont des personnalités allemandes d’Anvers qui ont jugé cette visite peu opportune et seraient intervenues à Berlin pour faire connaître leurs appréhensions. Cette explication – qui ne contredit pas mais peut se superposer à la version officielle – est parfaitement plausible : la colonie allemande qui venait de réussir en décembre une splendide fête à l’occasion du 25^e anniversaire du Norddeutscher Lloyd145 ne voulait certainement pas courir le risque de compromettre une bonne coopération germano-belge à Anvers par une visite à incidents d’un navire trop marqué politiquement.