1La France et l’Allemagne – héritière des droits de la Prusse – sont avec l’Angleterre, la Russie et l’Autriche-Hongrie1 les garants de la neutralité perpétuelle imposée à la Belgique, au lendemain de sa création, dans le souci de préserver l’équilibre européen. Le traité du 19 avril 1839 entre la Belgique et les cinq Puissances2 oblige les garants à prêter assistance en cas de violation du territoire par une armée étrangère mais la Belgique a aussi le devoir de défendre elle-même sa neutralité.

2Tout au long du xix^e siècle, la neutralité est respectée, notamment au moment de la guerre franco-allemande de 1870-1871. Quant à la Belgique, d’abord contrariée par cette limitation à sa souveraineté, elle semble s’en accommoder assez vite et même s’en réjouir. Ce statut non seulement lui donne une protection contre une éventuelle agression mais constitue un atout d’un point de vue politique et économique. Garantie par les Puissances, la Belgique peut se dispenser d’entretenir une grande force armée et consacrer ses ressources à l’essor des forces productives. Petite puissance neutre, elle peut développer son expansion économique outre-mer sans trop susciter les méfiances et les rivalités des autres Etats. La neutralité fournit aussi à la Belgique un excellent argument pour l’aider à résister aux pressions étrangères et éviter de se laisser entraîner dans l’orbite d’une puissance.

3Lorsqu’à partir de 1904, après la conclusion de l’Entente cordiale, les garants sont regroupés en deux camps hostiles, la neutralité de la Belgique semble davantage menacée. L’Allemagne et la France (et aussi l’Angleterre) qui craignent chacune que la Belgique soit de connivence avec l’adversaire, exercent des pressions plus ou moins discrètes sur Bruxelles dans l’espoir de l’amarrer à leur camp. Les autorités belges parviennent-elles, en cette période de tension, à maintenir une stricte attitude d’impartialité ? Les gouvernements catholiques au pouvoir depuis 1884, n’ayant guère d’affinité avec la République anticléricale qui impose en France la séparation de l’Eglise et de l’Etat et persécute les congrégations, ne risquent-ils pas de se tourner vers l’Allemagne, protestante certes, mais bastion de l’ordre et du conservatisme ?

4Des problèmes d’ordre stratégique contribuent à faire peser une menace sur la neutralité. Sans forcément connaître le plan Schlieffen, bien des spécialistes des affaires militaires croient alors à la possibilité d’une invasion de la Belgique, en cas de guerre entre la France et l’Allemagne. En effet, la frontière commune à ces deux pays étant relativement courte et hérissée de fortifications, elle rend difficile le déploiement d’une grande armée prenant l’offensive. Bien des esprits, convaincus que ni le Reich ni la France n’ont d’intention agressive à l’égard de la Belgique en vue de la conquête du pays, estiment que les belligérants n’hésiteraient pas – pour des raisons stratégiques – à faire passer leurs armées sur son territoire. Comme l’entrée en Belgique de l’une des armées belligérantes risque d’être suivie de près par celle de l’adversaire, ce pays pourrait redevenir le champ de bataille de l’Europe comme il l’a été aux siècles passés. Comment les Belges réagissent-ils face à cette hypothèse ? Prennent-ils au sérieux le risque d’invasion ? Que font-ils pour s’en prémunir ?

5C’est à partir de 1905, lorsque les relations franco-allemandes se détériorent à nouveau après des années d’apaisement, que la Belgique apparaît nettement comme un enjeu aux yeux de ses voisins. L’étude de cette rivalité peut se faire par deux approches successives.

6Les premiers chapitres – thématiques – de cette deuxième partie cherchent à montrer comment les Français et les Allemands se livrent en Belgique à une subtile lutte d’influence pour la conquête des sympathies. Chacun saisit les opportunités les plus diverses pour donner des signes d’amitié, souligner les affinités, dénigrer le rival. Cette propagande utilise notamment le canal des fêtes, anniversaires et autres commémorations, celui des visites officielles ou autres rencontres internationales, la presse, bien sûr, ou les écoles implantées en Belgique, sans oublier les expositions universelles. La participation de la France et de l’Allemagne à ces « fêtes du commerce » organisées par la Belgique est à ce point considérée comme une affaire politique qu’il a semblé préférable de placer le chapitre sur les expositions dans cette deuxième partie. Mais les deux protagonistes s’agacent aussi contre l’ingérence du voisin et s’efforcent de la contrarier en protestant auprès des autorités, par exemple contre les campagnes de presse hostiles à l’une ou à l’autre. La France, surtout, multiplie les contre-attaques, notamment en s’en prenant aux chemins de fer stratégiques à la frontière germano-belge ou au mouvement flamand dénoncé comme un allié du germanisme.

7Dans une deuxième série de chapitres – chronologiques – il a paru nécessaire de suivre l’évolution des rapports politiques et diplomatiques entre la Belgique et ses voisins, en marquant les temps forts et en insistant sur les options prises à Bruxelles. Cette dernière approche devrait permettre de déceler les constantes ou les infléchissements de la politique belge à l’égard de la France et de l’Allemagne. En filigrane, il faut se demander si cette évolution permet de présager l’attitude adoptée par la Belgique le 2 août 1914 ou si le rejet de l’ultimatum allemand constitue un fait difficilement prévisible.