1Les estimations et les enquêtes faites, à la fin du xix^e et au tournant du siècle, sur les interpénétrations d’intérêts belges, français et allemands dans leurs industries respectives ne permettent pas d’avancer des chiffres précis.

2En dressant le tableau des investissements directs effectués par des sociétés belges à l’étranger, G. Kurgan montre qu’en 1895, six sociétés belges ont investi 25 millions de francs en France et cinq sociétés ont réalisé des investissements s’élevant à 18 millions de francs en Allemagne1. Mais ces chiffres incluent aussi bien les investissements dans l’industrie proprement dite que ceux qui sont effectués dans les transports. Il faut y ajouter les investissements belges dans les sociétés étrangères contrôlées en tout ou partie par des Belges2. G. Kurgan souligne l’intérêt manifesté par les capitalistes belges pour les industries françaises, allemandes et luxembourgeoises depuis des décennies. Cet intérêt se poursuit-il jusqu’à la guerre ? Dans quels secteurs prend-il le plus d’ampleur ?

3Des travaux semblables font défaut pour la France et l’Allemagne. L’enquête officielle sur la fortune française à l’étranger faite en 19023 avance le chiffre de 600 millions de francs pour la Belgique mais elle regroupe les placements et les investissements4. Côté allemand, les enquêtes effectuées par les agents diplomatiques et consulaires et les estimations faites par les économistes au tournant du siècle ne permettent pas de connaître la part de la Belgique dans les placements et investissements à l’étranger des capitalistes du Reich5.

4S’il est impossible de quantifier les investissements, il convient cependant de donner un aperçu de l’interpénétration des intérêts en s’efforçant de dresser un tableau, le plus large possible, des sociétés industrielles qui créent des entreprises ou prennent des participations dans les pays voisins.

Présence française dans les industries belges

5Si les capitaux français jouent un rôle considérable dans bon nombre de sociétés financières belges, les industriels français n’ont, par contre, qu’assez peu d’intérêts directs en Belgique. En dehors des charbonnages – anciens ou récents – et des industries métallurgiques et mécaniques, ils ne sont présents que dans un petit nombre d’entreprises.

Les intérêts dans les charbonnages

6En 1907, les grands de la sidérurgie française s’intéressent à des charbonnages de la Campine où commence alors la mise en valeur de gisements récemment découverts. Ils dominent deux grandes sociétés fondées cette année-là, Beeringen et Limbourg-Meuse, tout en prenant des participations minoritaires dans d’autres charbonnages6.

7Fondée à Liège, le 23 février 1907, la S. A. des Charbonnages de Beeringen, au capital de 25 millions de francs, compte parmi ses principaux actionnaires, aux côtés de la Société générale de Belgique qui souscrit 1 952 actions, quatre grandes entreprises sidérurgiques françaises : les Fonderies et Hauts-Fourneaux de Pont-à-Mousson (10 032 actions), la Compagnie des Aciéries de la Marine et d’Homécourt (7 200), les Forges et Aciéries du Nord et de l’Est (6 338) et les Aciéries de Micheville (4 227). Mais la grande majorité des autres souscripteurs est également française7. En 1914, 46 171 actions sur un total de 50 000 sont détenues par des Français, 3 579 sont en mains belges et un tout petit lot de 250 appartient à la firme allemande Internationale Bohrgesellschaft d’Erkelenz8. Le conseil d’administration comprend trois Belges (Paul Habets, Max Lohest, Jean Jadot) et quatorze Français dont Guy de Wendel (Hayange, Lorraine annexée) et Camille Cavallier (Pont-à-Mousson, Lorraine restée française)9. La société qui dispose d’une grande concession de 4 950 hectares dépense 22 millions de francs avant la guerre pour effectuer plusieurs forages, à grande profondeur, mais qui rencontrent presque tous de beaux gisements10.

8A une exception près, on retrouve les mêmes grandes sociétés sidérurgiques françaises dans la S. A. des Charbonnages de Limbourg-Meuse fondée à Bruxelles le 22 juin 1907. Les plus gros actionnaires sont les Aciéries de Micheville (7 169 actions), Pont-à-Mousson (6 744), les Forges et Aciéries du Nord et de l’Est (2 706). Avec Louis Mercier, directeur général des mines de Béthune (2 297), Jean Plichon (2 124) et quelques souscripteurs de moindre importance, les Français détiennent, en 1914, 29 600 actions tandis que 18 400 sont en mains belges11. Le conseil d’administration comprend neuf Belges, huit Français et deux Alsaciens12. La mise en valeur de cette concession de 4 910 hectares, avec ses deux lieux d’exploitation à Eysden et à Sainte-Barbe, consomme jusqu’à la guerre la totalité du capital versé, soit un peu plus de 20 millions de francs13.

9Dans d’autres charbonnages constitués dans la Campine au cours de l’année 1907, la participation française reste très modeste. Pont-à-Mousson prend part à la fondation des Charbonnages de Helchteren et Zolder dont le siège est à Mariemont. La firme française ne prend que 1 900 actions sur un total de 50 000 et cette société, au capital de 25 millions de francs reste belge à plus de 90 %14. La même situation se retrouve dans les Charbonnages André Dumont dont les mines se situent à Waterscheyd et le siège à Bruxelles. Le capital de cette société – 20 millions – se trouve presque entièrement en mains belges. Les Français y détiennent 5 287 actions et les Allemands 4 42415.

10Cinq ans plus tard, c’est Schneider-Creusot, qui s’intéresse à la Campine en créant à Bruxelles, le 30 novembre 1912, la S. A. des Charbonnages de Winterslag. La concession de 960 hectares se trouve à Genk. Sur les 12 000 actions de la société, 7 000 sont en mains françaises, 5 000 en mains belges, deux firmes détenant en fait la quasi-totalité : Schneider (4 970) et la Société des Charbonnages de Ressais (6 970). A la création, en 1912, le conseil d’administration se compose de cinq Belges et de cinq Français16. La société émet également pour 26 millions de francs d’obligations ; Le Creusot en détient pour 6 250 000 francs au moment de la guerre17. C’est que Schneider espère mettre rapidement en activité deux puits qui produisent, effectivement, déjà 5 000 tonnes par mois en 191418. La firme française s’est d’ailleurs assurée la moitié de la production de coke pour ses hauts-fourneaux de Briey19.

11Au moment de la guerre, quelques charbonnages du secteur de Charleroi – plus anciens – sont considérés par les autorités allemandes comme plus ou moins dépendants de capitaux français20. Les Houillères d’Anderlues, les Houillères unies du Bassin de Charleroi à Gilly, les Charbonnages réunis de Roton-Farciennes et Oignies-Aiseau à Tamines, ceux de Monceau-Bayemont et Chauw à Roc à Marchienne au Pont paraissent en effet largement dépendants d’intérêts français. Influence belge et influence française semblent s’équilibrer dans les Charbonnages du Poirier à Montignies sur Sambre, dans ceux du Nord de Charleroi à Roux et de Bonne-Espérance à Lambusart.

12Dans le secteur de Mons, tout près de la frontière française, les Français sont présents dans les Charbonnages de Bernissart21.

13Au total, les intérêts des sidérurgistes français dans les charbonnages belges restent relativement modestes. Ils cherchent cependant – comme il le font à la même époque en Allemagne – à acquérir des concessions ou à prendre des participations afin d’assurer leur approvisionnement en coke. Mais les investissements importants réalisés par les grands de la sidérurgie dans le bassin de la Campine n’ont pas eu le temps d’être rentables avant 1914.

14A côté de ces prises de participations, il faut noter – à la suite de nombreuses chroniques financières de Bruxelles – que les capitalistes français s’intéressent vivement aux charbonnages belges. Alors que cette vague reprend de plus belle en 1909, le Moniteur des Intérêts matériels l’explique par la réglementation moins stricte dans les mines belges que dans les mines françaises et anglaises qui sont assujetties à des lois restrictives de la liberté du travail et de la production22. Les titres de charbonnages belges semblent donc être considérés comme plus sûrs et de meilleur rapport. Mais il est évidemment impossible de chiffrer le mouvement consécutif à ce genre d’engouement.

Les participations dans les industries métallurgiques et mécaniques

15Les Français sont présents dans la métallurgie, surtout à la suite de la prise de contrôle de quelques sociétés belges. C’est le cas, par exemple, des Usines métallurgiques du Hainaut, société fondée en octobre 1907 par les Forges et Aciéries du Nord et de l’Est (Paris) en vue de reprendre les usines métallurgiques de Couillet près de Charleroi23. Cette ancienne société qui avait des mines de fer et de charbon au Luxembourg et en Campine, des hauts-fourneaux et des aciéries à Couillet et à Chatelineau, a connu de sérieuses difficultés en raison de la crise industrielle après 190124. Elle a dû céder ses charbonnages à la Société de Marcinelle-Nord et regrouper ses autres intérêts dans une Société métallurgique de Couillet, elle-même fondue dans les Usines métallurgiques du Hainaut en 1907.

16Dès l’origine, le capital de cette nouvelle société (4,5 millions de francs) se trouve en majorité en mains françaises (2 360 000 francs) les plus gros actionnaires étant la Société des Forges et Aciéries du Nord et de l’Est avec 1,5 millions25 et la Banque de Paris et des Pays-Bas, Bruxelles, avec 500 000 francs. Lors des augmentations de capital en 1908, 1911, 1913, la participation française reste majoritaire. En juin 1914, le capital actions s’élève, non pas à 13 millions de francs comme prévu, mais à 10 millions, sans compter 12 000 obligations. Celles-ci se partagent entre des succursales de banques françaises en Belgique, des banques belges et une banque du Reichsland26. La société connaît un grand développement entre 1907 et 1914. Ses quatre hauts-fourneaux sont modernisés ; elle a des aciéries, des laminoirs ; elle fabrique des machines, des chaudières. Grâce à un contrat avec les Forges et Aciéries du Nord et de l’Est, elle est approvisionnée en minerai de fer de Briey27.

17Pour les Allemands, il ne fait aucun doute que cette société est une affaire française. Ils considèrent que le capital est en mains françaises à 80 % ; le directeur général, Paul Keim, est français ainsi que la majorité des membres du conseil d’administration28 où siègent notamment E. Goudchaux (Forges et Aciéries du Nord et de l’Est), J. Bernard (Usines métallurgiques de Basse-Loire) et un représentant des Charbonnages de Beeringen29.

18La Société française Dyle et Bacalan, qui fabrique des tuyaux, du matériel de chemins de fer, des constructions métalliques, a, outre ses établissements de Bordeaux, une usine à Louvain30. Celle-ci éprouve d’ailleurs quelques difficultés en 1913 en raison d’une diminution des commandes pour l’exportation31. Cinq Français et un Belge, Georges de Laveleye, siègent à son conseil d’administration32

19Une autre société française fondée en 1881 avec un siège à Paris, la Société franco-belge de matériel de chemins de fer a des usines dans les deux pays, à Raismes (France) et à La Croyère (Belgique)33. Ce gros constructeur de locomotives et de wagons travaille pour les chemins de fer belges et pour des petites sociétés françaises, des compagnies espagnoles, portugaises, turques, égyptiennes, chinoises...34. En 1912-1913, en raison du ralentissement des commandes, cette entreprise – surtout l’usine de La Croyère – connaît une situation difficile35. D’abord dominée par les intérêts belges, cette société semble être passée en mains françaises à la veille de la guerre : le directeur général est français tout comme le président et quatre membres (sur sept) du conseil d’administration36.

20La Société belge des appareils Rateau est fondée à Bruxelles en 1910 pour écouler les pompes, turbines à vapeur... de la Société d’exploitation des appareils Rateau (Paris). Elle a en même temps une usine près de Malines37. Cette société belge qui est en relations étroites avec la Société générale de constructions mécaniques (Paris) voit son capital porté à 1,5 millions de francs en 1912. Sur 3 000 actions, 2 332 sont détenues par des Français38.

21En dehors de Vieille Montagne39, les Français ont peu d’intérêts dans les industries des métaux non ferreux. Il y a un Français dans le conseil d’administration de la Société Cuivre et métaux d’Hemixen près d’Anvers qui possède des mines de cuivre et fabrique du sulfate de cuivre. Il y en a cinq dans celui des Usines de Nickel de la Nethe dont le siège est à Duffel près d’Anvers. La Société belge de Bleyberg-Escombrera qui produit du plomb et du zinc est passée sous le contrôle de la Société minière et métallurgique de Pennaroya dont le siège est à Paris40.

Intérêts français dans quelques autres secteurs : chimie, gaz, électricité...

22Selon les experts allemands, six firmes de l’industrie chimique en Belgique se trouvent entièrement ou en grande partie aux mains des capitalistes français. Il s’agit, en dehors de deux grands de la chimie, L’Air liquide, qui a son siège et une usine à Liège, et les Etablissements Kuhlmann, qui fabriquent de l’acide sulfurique et des superphosphates à Rieme près d’Ertvelde en Flandre, de sociétés plutôt modestes. L’Usine Duché à Vilvorde – à laquelle participe la maison lyonnaise Coignet – fabrique des colles et gélatines. Cette usine ainsi que Saint-Gobain et la Banque de Paris et des Pays-Bas ont des intérêts dans la Société du Pont-Brûlé qui produit, près de Bruxelles, des saumures et de l’acide sulfurique. La Société française d’aluminium à Selzaete fabrique des acides, de l’oxyde d’aluminium. La Fabrique de papiers photographiques à Woluwe dépend également d’intérêts français41. On peut ajouter à cette liste, la Société de Rotem (zinc et chimie) fondée en 1911 avec des capitaux venus du Nord de la France42.

23Plusieurs sociétés belges fabriquant du gaz et de l’électricité dépendent également, dans une large mesure, de capitaux français. C’est notamment le cas de la Compagnie nationale d’éclairage (Anvers) qui a douze affaires en Belgique et seulement une en France, à Elbeuf, mais dont le capital de 1,5 millions de francs est surtout en mains françaises43. Il en va de même pour Gaz et Electricité du Hainaut (Bruxelles) dont le capital – 15 millions – est presque entièrement français alors que la société à onze usines en Belgique et quatre en France dans la région de Maubeuge44.

Présence allemande dans les industries belges

24L’industrie allemande, pourtant en pleine expansion à l’époque wilhelmienne, n’a guère cherché à s’implanter directement en Belgique. Il est vrai que les arrangements douaniers lui donnent assez largement accès au marché belge sans qu’il soit nécessaire d’y établir des filiales comme elle le fait à la même époque en France, dans certains secteurs. Les Allemands ne sont guère présents en Belgique, que dans des firmes électriques, les fabriques d’armes et, à un degré moindre, dans les charbonnages, dans les industries mécaniques, les métaux non ferreux et la chimie.

Les intérêts dans l’industrie électrique

25En plus des participations dans quelques grandes sociétés financières45, les sociétés d’électricité allemandes, Siemens-Schuckert et Allgemeine Electrizitäts Gesellschaft (A.E.G.), sont plus directement présentes en Belgique où elles exercent une grande influence46.

26La Compagnie belge d’électricité Siemens-Schuckert n’a qu’un capital de 1 million de francs47. Elle cherche surtout à vendre les produits des maisons-mères du groupe.

27L’A.E.G.-Union électrique est une affaire d’une toute autre importance. Née à Bruxelles en 1898 sous le nom de Matériel et installations électriques G. Boty, elle devient l’Union électrique en 1902, puis A.E.G.-Union électrique en février 1905 après sa fusion avec la Société belge d’électricité A.E.G.48. Dès le départ, Gesfürel participe à l’affaire sous le nom de la Société générale belge d’entreprises électriques. En 1905, le capital est porté à 2 millions de francs, les nouvelles actions étant surtout souscrites par la Société belge d’électricité A.E.G. Il est porté ensuite à 3,5 millions toujours avec le concours principal de l’A.E.G.49.

28L’A.E.G.-Union électrique a pour objet l’étude, l’entretien, la construction, l’installation de machines et appareils électriques, notamment l’éclairage dans les villes, les transports de force dans la sidérurgie et dans les charbonnages. Elle installe des bureaux à Anvers, Charleroi, Gand, Liège. Dans cette dernière ville, elle réalise les nouvelles installations pour la distribution d’électricité et, avec la Compagnie internationale d’électricité, elle en assure l’exploitation jusqu’au moment où la ville reprend elle-même cette exploitation, en juillet 19 1 350. Avec plus de 600 agents et ouvriers51, l’A.E.G.-Union électrique apparaît comme une affaire très active et très soucieuse de placer les fabrications de la maison-mère berlinoise.

29Son conseil d’administration, comprend, en plus de son président Alphonse Beeckman – qui préside aussi la Banque internationale de Bruxelles – huit Belges et trois Allemands présents au titre de l’A.E.G. Berlin (Félix Deutsch) de la SOFINA (Jean Hamspohn) et de la Banque de Bruxelles (Ernest Kritzler)52.

30En 1911, l’A.E.G.-Union électrique prend aussi des intérêts dans la Société d’électricité du Borinage. La même année, elle acquiert par ailleurs la totalité des actions de la Société française d’électricité Lahmeyer (Paris) fondée en 1904 par la maison Lahmeyer de Francfort53.

31Au moment de la guerre, le montant total des participations de l’A.E.G. dans les industries électriques belges est estimé à 26 millions de francs54.

32Le développement du télégraphe retient toute l’attention des firmes allemandes d’autant plus que l’affaire qui aboutit en 1913 à la création de la Société internationale de télégraphie sans fil présente aussi un intérêt politique.

33C’est à l’initiative des Allemands qu’un accord est conclu, dès 1911, entre la Compagnie de télégraphie sans fil de Bruxelles – qui est titulaire de la licence des brevets Marconi pour la Belgique et l’Allemagne – et trois maisons de Berlin : la Gesellschaft für drahtlose Télégraphié (Telefunken), l’Allgemeine Elektrizitäts-Gesellschaft (A.E.G.) et la Gesellschaft für drahtlose Télégraphié (System Professor Braun und Siemens, Halske)55. Les quatre sociétés fondent, à Berlin, la Deutsche Betriebsgesellschaft für drahtlose Télégraphié afin d’exploiter les différentes licences de brevets de télégraphie sans fil appartenant aux firmes constituantes. Elle reprend notamment 110 stations installées par la Compagnie de télégraphie sans fil de Bruxelles ou par Telefunken sur les bateaux des grandes compagnies de navigation allemandes56. Dans cette société, les Allemands sont intéressés pour 55 % et les Belges pour 45 %. Plusieurs personnalités belges appartiennent au conseil d’administration parmi lesquelles Maurice Travailleur, directeur de la Compagnie de Télégraphie sans fil, et le colonel Thys, président de la Banque d’Outremer57.

34Deux ans plus tard, en mars 1913, c’est encore avec le concours des Allemands qu’est fondée, à Bruxelles, la Société internationale de télégraphie sans fil58. Réparti en trois parts égales, le capital de 2 250 000 francs est détenu par deux firmes allemandes, Telefunken (750 000 francs) Marconi Gesellschaft (750 000 francs) et par le groupe belge (750 000 francs)59. Le conseil d’administration comprend outre le directeur Bredow, trois personnalités allemandes déjà membres du conseil de la Deutsche Betriebsgesellschaft für drahtlose Télégraphié : Mamroth, directeur de A.E.G., Franke, directeur de la Gesellschaft für drahtlose Télégraphié (System Professor Braun und Siemens) et le comte d’Arco, directeur de Telefunken60.

35La Société a l’ambition d’équiper, dans toute l’Europe, les stations de télégraphie sans fil, stations fixes ou installées sur navires. Mais elle semble se heurter très vite à des difficultés en raison d’une concurrence imprévue : en effet, le professeur Goldschmidt réussit, dès 1913, à établir une liaison entre Laeken et Borna au Congo belge, sur une distance de 6 500 km, avec un appareil d’un type nouveau61. A Berlin, cette affaire provoque une certaine émotion et donne lieu à une large réunion interministérielle, le 14 février 1914, à laquelle participent les représentants des Postes, de la Marine, des Colonies, des Affaires étrangères, de la Guerre et du Quartier général. On décide d’inviter Goldschmidt à venir à Berlin62. Mais ce dernier, en butte aux critiques de Telefunken, préfère différer son voyage et le remettre à l’automne63.

L’influence allemande dans les industries d’armes et de munitions

36On trouve également une assez forte concentration de capitaux allemands dans l’industrie liégeoise d’armes et de munitions, et notamment, dans la Fabrique nationale d’armes d’Herstal, dont le principal actionnaire, les usines Lœwe de Berlin – qui contrôlent par ailleurs la firme Mauser – détient au moins 45 % du capital64. Suite à cette mainmise allemande, la Fabrique nationale, fondée en 1889, fait partie depuis le début du siècle d’une sorte de consortium (Gemeinschaft) qui comprend, outre la maison d’Herstal, trois affaires allemandes : la Metallpatronenfabrik Wilhelm Lorenz de Karlsruhe, les Waffen-fabriken de Martinikenfeld (près de Berlin) et la Deutsche Waffen und Munitionsfabrik (Lœwe) de Berlin, qui s’assure une position dominante dans le groupe en prenant des participations et en envoyant des administrateurs dans le conseil des autres sociétés65. En 1910, les Allemands seraient intéressés dans les affaires d’Herstal pour 2 763 000 francs66 et, à la veille de la guerre, pour 2 925 000 francs sur un capital de 6,6 millions67. Ils seraient représentés au conseil d’administration par des personnalités au nombre de sept en 190968 et de trois en 191469. Son entrée dans le groupe allemand a contraint la Fabrique nationale à limiter sa production d’armes de guerre pour fabriquer des armes de chasse, de collection, le pistolet Browning, avant de se lancer dans la construction de bicyclettes et d’automobiles70.

37Un autre fabricant d’armes relativement important, les Anciens établissements Pieper, également installé à Herstal, dépend encore plus étroitement des Allemands qui détiennent la presque totalité du capital, actions et obligations71. Présidé par W. Th. von Deichmann, de la Banque Deichmann de Cologne72, le conseil d’administration de cette société comprend au moins deux Allemands, à la veille de la guerre73. Il a été question de la reprise de ces usines par la Fabrique nationale74 mais l’affaire n’a pas dû se réaliser avant 1914.

38Parmi les très nombreuses petites entreprises de la constellation d’industries d’armes autour de Liège, quelques-unes sont entièrement en mains allemandes, par exemple Jules Kaufmann et Cie, Schnorrenberg et fils, Edouard Schrœder, Max Knoll ou G. Lamenschloss 75. D’autres maisons sont germano-belges ; ainsi, la Manufacture liégeoise d’armes à feu a un directeur belge et un sous-directeur allemand bien que les capitaux de cette société anonyme soient surtout belges. Il en va de même chez Leclercq et Hist, association d’un Liégeois (Leclercq) et d’un Allemand ; il y a également des Allemands dans la Société anonyme des cartoucheries russo-belges 76.

39Par ailleurs, beaucoup de fabricants d’armes et de munitions – même ceux qui n’ont aucune participation allemande – sont en relations avec les banques d’outre-Rhin. En effet, ces firmes exportent une grande partie de leur fabrication et les banques allemandes escomptent plus facilement les papiers d’outre-mer que les banques de Liège et accordent des conditions de crédit plus avantageuses77.

40Si l’infiltration allemande dans l’industrie des armes peut paraître préoccupante d’un point de vue politique et militaire78, elle n’atteint pas – par le montant des capitaux investis – la même importance que dans le domaine des industries électriques.

Intérêts dans les industries mécaniques, métallurgiques, chimiques... et dans les charbonnages

41Les Allemands se sont aussi un peu intéressés aux industries mécaniques79 et métallurgiques. Plusieurs firmes dont l’internationale Bohrgesellschaft (Erkelenz) et Gebhardt und König ont une participation dans le capital de Foraky, Société belge d’entreprise de forage et de fonçage80 ; elles ont cinq de leurs représentants au conseil d’administration de Foraky81.

42La Société de Frigoriferes d’Anvers dépend en grande partie de la Linde Eismaschinen A.G.82.

43Il semble que Thyssen soit un gros actionnaire de la Société métallurgique de Sambre et Moselle de Montigny-sur-Sambre. Cette société, à majorité belge à sa création en 1897, a une aciérie à Montigny (Belgique) ainsi que trois haut-fourneaux et des mines à Maizières-les-Metz (Lorraine annexée). En 1900, elle acquiert avec Chappée, les mines de Bouligny83. En 1905, elle décide d’agrandir et de moderniser ses installations de Montigny84. Dès 1909, Auguste Thyssen est vice-président du conseil d’administration85 où siègent Fritz Thyssen et F. Dahl. A la veille de la guerre, ils seront rejoints par deux autres personnalités allemandes (Hofs et Dabes) et par le directeur-adjoint de la Deutsche Bank à Bruxelles, Herrmann Dufer86.

44Les charbonnages belges n’intéressent guère les Allemands. Cependant la Harpener Bergbau A.G., l’un des grands de la Ruhr, a acheté pour 20,7 millions de marks la Société belge des charbonnages d’Herne87. Trois sociétés allemandes, le Schaffhausen’scher Bankverein, l’internationale Bohrgesellschaft et la Nationalbank ont pris des intérêts dans les Charbonnages Hensies-Pommerœl, au capital de 6 millions de francs, qui comptent plusieurs administrateurs allemands dans leur conseil88. Les deux premières sociétés de ce groupe prennent également une participation de 4 424 actions – légèrement inférieure à celle des Français – dans les Charbonnages André Dumont, ce qui leur permet d’obtenir un siège au conseil d’administration à côté de dix Belges89. Enfin l’Eschweiler Bankverein a une participation de deux millions de francs dans Laura Vereniging 90.

45Dans l’industrie des métaux non ferreux, aucune firme allemande n’est directement présente en Belgique mais des administrateurs allemands siègent au conseil de plusieurs sociétés belges sans qu’on puisse toujours connaître l’importance des participations financières91. Plusieurs sociétés fabriquant du zinc dépendent de la banque de Francfort Beer, Sondheimer et Cie92. Ainsi la Nouvelle Montagne à Engis, qui est soutenue par cette banque de Francfort, compte trois administrateurs allemands à la veille de la guerre. Un Allemand siège aussi au conseil de la Société Métallurgie du Prayon fondée par la Nouvelle Montagne. Sulzbach et Beer-Sondheimer ont également des intérêts dans les Métaux et Produits chimiques d’Overpelt où six Allemands figurent au conseil. Cette société fusionne avec la Société métallurgique de Lommel qui a, elle aussi, un conseil présidé par un Allemand entouré de six compatriotes. On retrouve encore Sulzbach et Beer-Sondheimer dans la Société minière de Liège avec deux administrateurs francfortois au conseil. Aron Hirsch et fils (Halberstadt) et la Nationalbank für Deutschland sont intéressés à la Compagnie franco-belge de Mortagne (Bruxelles) où siègent deux Allemands. Ces deux mêmes associés fondent, en décembre 1911, avec Salomon Oppenheim, Léopold Pels et David Pels de Bruxelles, la Société des usines à zinc 93 au capital de 6 millions. Cette société, qui a son siège à Bruxelles, est une simple élection de domicile d’après le Moniteur des Intérêts matériels94. Elle exploite une usine à Billewaerder, près de Hambourg. La Société de désargentisation (Anvers) au capital de 3 millions, contrôlée par la Metallgesellschaft de Francfort, compte quatre administrateurs allemands dans son conseil95. Un Allemand siège également, aux côtés de cinq Belges, au conseil de la Compagnie métallurgique de Campine (Anvers) qui fabrique de l’antimoine96.

46Dans la nomenclature des intérêts allemands, le ministère français des Finances donne une liste de sept firmes de l’industrie chimique belge qui seraient plus ou moins contrôlées par des entreprises allemandes97. La Chemische Produkte Scheidemandel (Berlin) a des intérêts dans deux sociétés : la Manufacture belge de produits chimiques de Hasselt au capital de 1,4 millions de francs et la Société auxiliaire de l’industrie chimique au capital de 12 millions. La grande firme Bayer (Leverkusen) a une participation de 1 485 000 francs dans l’Usine de produits chimiques de Schoonaerde près d’Anvers qui, en fait, lui appartient98. Sont également tombés sous coupe allemande les Anciens établissements H. F. Albert, avec l’usine d’Engis et I’Union des produits chimiques d’Hemixen où un peu plus de la moitié du capital de 2 millions de francs est en mains allemandes. Enfin, on peut relever la présence de quatre administrateurs allemands dans deux autres firmes, à la Société centrale de produits chimiques (au capital de 1,5 millions de francs) et aux Produits chimiques de Droogenbosch (au capital de 2 millions)99.

Les intérêts belges en France et en Allemagne

47Puissante et dynamique, l’industrie belge a cherché à investir à l’étranger, notamment chez ses voisins, dès le milieu du xix^e siècle. Quelques sociétés de grande envergure sont devenues de véritables multinationales présentes outre-Rhin et outre-Quiévrain. Dans plusieurs secteurs industriels, les hommes d’affaires belges, forts d’une technologie avancée, s’efforcent de maintenir et même de développer leurs positions au début du xx^e siècle.

Les multinationales belges en France et en Allemagne

48Quelques grandes firmes belges ont développé leurs intérêts aussi bien en France qu’en Allemagne. C’est le cas notamment de trois sociétés qui sont, chacune dans son secteur, les plus importantes de Belgique : la Société d’Ougrée-Marihaye pour la sidérurgie, la Société des mines et fonderies de zinc de la Vieille Montagne pour les métaux non ferreux et Solvay pour la chimie.

49La Société d’Ougrée-Marihaye offre un exemple de pénétration belge en France, en Lorraine annexée et au Luxembourg, par une société sidérurgique cherchant à acquérir des mines de fer dans les trois pays qui se partagent les gisements de minette.

50Constituée en 1900 par la fusion de deux sociétés nées avec la révolution industrielle, Ougrée-Marihaye forme déjà, au tournant du siècle, un ensemble intégré important avec ses installations sidérurgiques (hauts-fourneaux, aciérie, laminoirs) d’Ougrée, près de Liège, et ses charbonnages qui lui donnent une large autonomie pour ses approvisionnements. Elle a en pleine propriété les charbonnages de Marihaye et ceux d’Ougrée et elle a des participations dans ceux des Six-Bonniers (5/8). Ce domaine minier s’étend encore en 1910 avec une participation de 9/10 au Charbonnage de Bray (Hainaut) dont elle fait quasiment l’acquisition100.

51Dans les premières années du siècle, Ougrée-Marihaye élargit ses intérêts à l’étranger sous l’impulsion de son directeur Gustave Trasenster. A l’instar de ce qu’il a pu observer dans la Ruhr, il pousse à une plus grande concentration verticale et horizontale ; il cherche simultanément à assurer l’approvisionnement en minerai de fer et l’accès aux marchés extérieurs. En l’espace de quelques années, la Société prend le contrôle, en France, des Hauts-fourneaux de la Chiers, à Longwy, et de la Société des Forges de Vireux-Molhain dans les Ardennes (en 1903) puis, en 1905, elle absorbe les Hauts-fourneaux de Rodange, au Luxembourg ce qui lui permet de prendre pied dans le Zollverein.

52En prenant le contrôle de l’entreprise de la Chiers, Ougrée-Marihaye s’agrandit de quatre hauts-fourneaux et s’assure plusieurs concessions de mines de fer : en totalité celles de Hussigny, Senelle-Haucourt, Beurville, pour 1/3 celle de Joudreville, 1/5 celle de Tiercelet et, pour une part plus modeste, Saint Pierremont et Bellevue, toutes situées en Meurthe-et-Moselle. Bien qu’elle détienne 95 % de son capital, il semble qu’Ougrée-Marihaye ait laissé une certaine autonomie à la Société des Hauts-fourneaux de la Chiers où elle investit beaucoup dans les années d’avant-guerre afin d’en faire un établissement métallurgique moderne et intégré (avec aciérie, train à profilés...).

53Avec Vireux-Molhain, Ougrée-Marihaye prend le contrôle d’une aciérie. Afin de lui fournir la fonte nécessaire, elle s’associe avec la Société métallurgique de Gorcy, en 1912, pour construire un haut-fourneau (à Gorcy). Elle étend aussi son influence sur la Société minière de Moutiers, pour l’approvisionnement en minerai de fer.

54Avec Rodange, la Société s’agrandit de cinq hauts-fourneaux, d’une aciérie, de trois concessions de minerai de fer au Luxembourg (Doihl, Schlammerberg, Kirchberg). Mais elle prend, en même temps, le contrôle des intérêts de Rodange en Lorraine annexée : l’usine de la Quint près de Trèves-sur-Moselle avec ses deux concessions minières d’Ancy et de Mardigny ainsi que la concession de Thomas Byrne et 1/3 de celle d’Ottange II.

55Ainsi, Ougrée parvient à s’assurer près de 3 000 hectares de concessions minières en Lorraine française, en Lorraine annexée et au Luxembourg. A la veille de la guerre, elle est devenue une entreprise intégrée internationale, dotée d’installations très modernes et capable de produire 800 000 à 1 000 000 de tonnes d’acier par an.

56La Société des mines et fonderies de zinc de la Vieille Montagne occupe une place éminente pour la production des non-ferreux, non seulement en Belgique mais dans le monde puisqu’elle est, en 1913, la plus importante société pour la fabrication et le commerce du zinc. Fondée en 1837, elle a connu un essor remarquable sous la direction des Saint-Paul de Sinçay père (de 1846 à 1890) et fils. Elle produit 110 000 tonnes de zinc brut, emploie 500 cadres et 13 000 ouvriers dans ses usines à la veille de la guerre. A la production de zinc, se sont ajoutés l’acide sulfurique, les superphosphates, le plomb et l’argent fin101.

57A la concession de calamine située pour l’essentiel dans le territoire neutre de Moresnet qui a été le point de départ de l’entreprise et qui reste en exploitation, la Vieille Montagne a ajouté des mines en Suède, en Angleterre, en Italie, en France et en Allemagne. Dans ce dernier pays, elle exploite les mines de Bensberg, en Prusse rhénane. En France, elle a des mines dans le Gard, dans l’Hérault et à Uretz dans les Pyrénées sans compter celles de l’Ouarsenis et du Hamman en Algérie et celle de Djebba en Tunisie. Ces mines du Midi de la France et d’Afrique du Nord se limitent presque exclusivement à l’exploitation des calamines, sans installation de surface.

58Plusieurs établissements situés en France et en Allemagne contribuent à l’élaboration des produits. Sur les quatre usines de grillage de la société, l’une se trouve en France, à Viviez (Aveyron), une autre en Allemagne, à Oberhausen. De même pour la fonderie de zinc brut, si l’établissement le plus important est en Belgique102, il y en a un à Viviez et un autre à Borbeck, en Allemagne. La société fabrique aussi des superphosphates à Viviez, du blanc de zinc à Levallois-Perret. Sur les sept laminoirs qu’elle possède, deux sont en Belgique, quatre en France (Bray, Dangu, Haumont, Penchot) et un en Allemagne (Oberhausen).

59Vieille Montagne a gardé son siège social et sa direction générale à Angleur près de Liège mais elle a établi aussi une sous-direction générale à Paris. Son capital de 9 millions de francs en 1913 se répartit à peu près également entre la Belgique et la France (Rothschild, Banque de l’Union parisienne...)103. Présidé par le baron William del Marmol, son conseil d’administration comprend un Hollandais, trois Belges, le baron Lambert, le baron Janssen, Jules Nagelmackers et quatre Français : Henri Hottinguer, Louis Laveissière, Edgar de Sinçay et l’administrateur directeur général Gaston Saint-Paul de Sinçay104.

60La Société Solvay et Cie, fondée en 1863 pour l’exploitation du nouveau procédé de fabrication de la soude à l’ammoniaque inventé par Ernest Solvay, a connu, elle aussi, un grand développement. En 1913, elle exploite directement des usines en Belgique (Couillet, Jemeppe-sur-Sambre) en France (Dombasle, première filiale créée par Solvay à l’étranger, en 1873, et Salins de Giraud) ainsi qu’en Espagne et en Italie105. Plusieurs sociétés étrangères exploitent le procédé Solvay aux Etats-Unis, en Angleterre, en Autriche, en Hongrie et aussi en Allemagne où les Deutsche Solvay Werke constituent une importante société au capital de 40 millions de marks dont le siège est établi à Bernburg, en Saxe106. Elle a des usines à soude à Wyhlen (Bade), à Bernburg et en Lorraine annexée, à Sarralbe et Château-Salins. Cette filiale allemande a également des mines et usines de potasse à Roschwitz, Plœmnitz et Peissen en Saxe, ainsi que des concessions de charbon, de sel et de potasse, dans la région rhénane, près de Wesel. Son conseil d’administration de cinq membres est présidé par E. Solvay ; il comprend trois autres Belges (A. Solvay, F. van der Straeten, G. Querton) et un seul Allemand, Karl Wessel107.

Les investissements belges en France

61Les intérêts belges en France ne se limitent pas aux établissements d’Ougrée-Marihaye, de Vieille Montagne et de Solvay. Les Belges sont largement présents dans la Métallurgie française et ses dérivés. Leur participation paraît plus ponctuelle dans les autres secteurs industriels.

62De nombreux sidérurgistes belges ont développé leurs intérêts en France, tout au long du xix^e siècle et encore dans les années d’avant-guerre, sans toutefois obtenir toujours des résultats aussi brillants que ceux d’Ougrée-Marihaye. Ces intérêts sont concentrés principalement dans le Nord-Est de la France. Les Forges de Trignac, sur l’estuaire de la Loire, sont le seul exemple d’entreprise sidérurgique influencée par les Belges qui se trouve loin de la frontière108.

63Plusieurs grands de la sidérurgie belge détiennent des concessions de mines de fer dans la Lorraine restée française109. Il faut rappeler que ce minerai est très recherché, surtout depuis 1893, date à laquelle le procédé Thomas – qui permet l’utilisation de la minette après déphosphorisation – tombe dans le domaine public. Tous les sidérurgistes belges s’équipent alors peu à peu en aciéries Thomas mais certains ont acquis des concessions bien avant.

64Les Laminoirs et hauts-fourneaux de la Providence, de Marchienne au Pont, près de Charleroi, ont obtenu dès avant 1870 des concessions dans la vallée de la Chiers, à Lexy et à Rehon. Par la suite, en 1876, cette société partage la concession d’Hussigny (2006 ha) avec le maître de forge français Labbé, puis celle de Fillières avec F. Saintignon. Elle prend également des participations à Tiercelet, Joudreville, Amermont, Valleroy, Mercy le Haut et Pulventeux110. La grande firme Cockerill de Seraing, qui a des intérêts à Rumelange au Luxembourg, obtient des participations en Meurthe-et-Moselle dans les sociétés minières de Moustiers, Joudreville, Amermont, Dommary111. La société liégeoise Espérance Longdoz s’assure des participations dans trois sociétés minières : dans celle de Saint Pierremont en 1905, celle de Sexey en 1906 et celle de Conflans. Il s’agit de participations modestes qui représentent, en 1914, 14 % à Saint Pierremont – où la firme allemande Gelsenkirchen détient 65 % du capital – 10 % à Conflans, 18 % dans Sexey112.

65Deux sociétés belges implantées en Lorraine française sont amenées, au début du siècle, à passer la main, totalement ou partiellement. C’est le cas de Vézin-Aulnoye qui a obtenu la concession d’Homécourt mise en production dans les années 1890113. Cette société construit une aciérie mais, financièrement épuisée, elle vend Homécourt pour 20 millions de francs à une société du bassin de Saint-Etienne, la Marine, qui devient les Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt en 1903. Elle vend aussi, au même moment, les hauts-fourneaux de Maxéville à un groupe de la Haute-Marne. Ainsi Vézin-Aulnoye abandonne tous ses intérêts en Lorraine à des sociétés françaises. Senelle-Maubeuge qui a des sociétés minières à Buthegnemont, Jarny, Murville, Bertrameix, décide elle aussi d’aliéner une partie de ses intérêts entre 1906 et 1914. Elle cède Jarny à un consortium allemand et abandonne les 4/5 de Murville à Aumetz-Friede. Mais cette firme ne quitte pas la Lorraine : en 1913, elle reprend les installations de Villerupt114.

66Si certains métallurgistes belges se retirent de Lorraine, ils maintiennent et même renforcent leurs positions dans les Ardennes et dans le Nord autour de Lille, Valenciennes et surtout dans le bassin de la Sambre (Aulnoye, Maubeuge, Haumont, Louvroil, Jeumont...). Ainsi, Vézin-Aulnoy se replie après 1903 sur ses installations du Nord : Hauts-fourneaux d’Aulnoye, Forges et laminoirs de Maubeuge et de Hautmont. De même, Senelle-Maubeuge continue d’exploiter les Hauts-fourneaux de Maubeuge115. De son côté, la Providence (de Marchienne au Pont) a, elle aussi, une usine à Hautmont. Avec ses aciéries, ses cockeries, ses mines de fer, cette société, au capital de 18 millions de francs, occupe une place importante dans la sidérurgie française ; deux Français siègent aux côtés de six Belges dans son conseil d’administration116. Parmi les très nombreux établissements sidérurgiques de cette région qui dépendent de sociétés belges, on peut encore citer : Baume et Marpent, avec une aciérie créée en 1882 qui dépend d’une société établie à Haine Saint Pierre près de Charleroi ; les aciéries de Lesquin créées en 1905 près de Lille par ce même groupe de Charleroi qui prend alors le nom de Société de Haine Saint Pierre et de Lesquin ; les Aciéries de Blanc-Misseron près de Valenciennes, qui dépendent des Usines et Aciéries Allard et, dans les Ardennes, l’usine de Givet qui dépend des Forges de Ciney ainsi que les installations de Laval-Dieu près de Monthermé, les Forges de Brévilly, les Laminoirs de Torcy-Sedan, les Fonderies de Blagny-Carignan.

67Plusieurs firmes plus spécialisées sont également sous l’influence d’intérêts belges : les Tôleries de Louvroil, les Tubes de Louvroil, les Tuyauteries de Ferrière la Grande dans le bassin de la Sambre ainsi que les Tubes de Valenciennes117. D’autres sont plus tournées vers les industries mécaniques comme les Laminoirs et Ateliers de Jeumont qui sont liés à la Société belge des Ateliers mécaniques les Hayettes de Morlanwelz118 ou les entreprises fondées par le Trust métallurgique beige-français et par le groupe Empain.

68Fondé à Bruxelles en 1900, le Trust métallurgique belge-français constitue un exemple typique d’interpénétration d’intérêts allant de pair avec une concentration, à la fois verticale et horizontale, très poussée. Il connaît un développement remarquable dans les cinq années qui précèdent la guerre.

69En 1909, le principal poste de son portefeuille est constitué par les titres des Ateliers du Nord de la France (usine à Blanc-Misseron, France) et ceux de la Société Nicaise et Delcuve (ateliers à la Louvière, Belgique) qui viennent de fusionner l’année précédente, la première absorbant la seconde119. Le Trust a également des intérêts dans les Ateliers métallurgiques, dans la Société Sambre-Escaut et dans la Société des anciens établissements de Dietrich et Cie, à Lunéville. Cette dernière est réorganisée par le Trust en 1910 « tant au point de vue industriel qu’au point de vue financier »120. Les deux divisions de Dietrich, celle de Lunéville pour le matériel roulant de chemin de fer et celle d’Argenteuil pour l’automobile, connaissent ainsi un nouvel essor. La même année, le Trust s’intéresse à deux nouvelles affaires. En raison des intérêts importants qu’il possède dans la construction du matériel roulant, il estime nécessaire de faire l’acquisition, tant en France qu’en Belgique, d’ateliers s’occupant de la fabrication de pièces accessoires. C’est dans cet esprit que le Trust a repris les Etablissements Valère Mabille à Mariemont (Hainaut) auxquels il adjoint, par voie de fusion, les Ateliers Pelgrims, à Douzies (Nord). En même temps, il prend part à la création des Usines et aciéries de Feignies (Nord) pour la fabrication d’acier moulé qui doit commencer à produire dès la fin de l’année 1911121.

70En cette année 1911, le Trust poursuit sa politique de développement et d’intégration. Il s’intéresse « dans une mesure importante » à la Société la Brugeoise, qui possède une excellente aciérie et se trouve amenée à augmenter et à diversifier sa production pour répondre aux besoins croissants de sa clientèle122. Par ailleurs, il fait entrer les Usines Charles Vermot de Chatenois, près de Belfort, dans le groupe déjà constitué par Valère Mabille et Pelgrims. Ainsi naît une nouvelle société Usines Charles Vermot, Valère Mabille et R. Pelgrims, au capital de 8 millions de francs, qui réunit d’importants constructeurs français et belges de pièces détachées pour matériel roulant et automobiles. Enfin, le Trust contribue avec les Ateliers du Nord de la France et Nicaise et Delcuve et avec d’importants groupes industriels français à la création de la Société de Blanc-Misseron pour la construction de locomotives. Cette nouvelle firme, au capital de 8 millions de francs, qui doit fabriquer jusqu’à 200 locomotives par an vise à satisfaire les nouvelles commandes exigées par le développement du trafic ferroviaire en France123.

71Au cours de l’année suivante, le Trust prend encore des intérêts dans trois sociétés françaises : la Société des Forges de Recquignies, la Société ardennaise d’estampage, la Société d’exploitation de matériel roulant124. En 1913, le Trust procède à un regroupement en faveur d’une société belge : les ateliers que la Société du Nord de la France possédait à la Louvière (anciens ateliers Nicaise et Delcuve) sont apportés à la Société la Brugeoise donnant ainsi naissance à la Société la Brugeoise et Nicaise et Delcuve au capital de 10 millions de francs125. Tandis que l’activité industrielle de la Société des Ateliers du Nord de la France redevient exclusivement française, la nouvelle société dispose des installations de la Louvière et de celles de l’usine de Saint-Michel-lez-Bruges encore modernisées (aciérie, forges et laminoirs). Elle doit ainsi être en mesure « de lutter dans des conditions spécialement favorables sur les marchés de l’exportation, qui sont indispensables à la prospérité des ateliers de construction en Belgique »126.

72Ainsi, à la veille de la guerre, le Trust assure la direction financière d’un groupe d’unités de production associant les aciéries, forges et laminoirs à des usines de construction de matériel roulant, automobiles et surtout locomotives, ainsi qu’à des ateliers de fabrication d’accessoires et de pièces détachées. Sans compter diverses autres participations financières, le Trust s’intéresse principalement à six sociétés importantes : les Ateliers de construction du Nord de la France (usines à Blanc-Misseron), la Société de Blanc-Misseron pour la construction de locomotives, la Société lorraine des anciens établissements de Dietrich et Cie, les Usines et Aciéries de Feignies, les Usines Charles Vermot, Valère Mabille et R. Pelgrims et la Société la Brugeoise et Nicaise et Delcuve. A l’exception de cette dernière dont les installations se trouvent en Belgique, ces sociétés sont établies en France, en totalité pour les quatre premières et en partie en ce qui concerne les Usines Charles Vermot, Valère Mabille et R. Pelgrims.

73Le groupe Empain est, lui aussi, à l’origine de plusieurs sociétés créées en France dans le secteur des industries mécaniques et surtout électriques. Diverses impulsions sont données par les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (A.C.E.C.) crées en 1904 par le baron Empain pour réagir contre l’influence allemande dans l’industrie électrique belge. Cette société obtient le soutien financier des Rothschild et de la Banque de l’Union parisienne qui sont représentés dans son conseil127. Elle bénéficie aussi d’une certaine bienveillance de la part des autorités françaises. Fin 1913, les actions des A.C.E.C. sont admises à la cote de la Bourse de Paris, le Quai d’Orsay ayant fait savoir qu’il désirait « que l’avis soit favorable »128. L’inscription à la cote officielle et l’augmentation de capital porté à 20 millions de francs valent aux Ateliers de constructions électriques de Charleroi de « nombreux nouveaux actionnaires »129.

74C’est en mai 1906 que sont fondés les Ateliers de constructions électriques du Nord et de l’Est dont le siège est fixé à Paris. Son objet est de s’occuper de toutes les opérations qui se rattachent directement ou indirectement à l’industrie électrique. Les Ateliers de Charleroi et la Société parisienne pour l’industrie des chemins de fer et des tramways électriques apportent conjointement à la nouvelle société une usine de constructions électriques située à Jeumont (Nord) – dont l’exploitation avait été affermée par les Ateliers de Charleroi à la Société parisienne – ainsi que des terrains adjacents rachetés en vue d’établir de nouvelles installations130. De fait, avec le concours des A.C.E.C., de la Société parisienne et de la Compagnie générale de Railways et d’électricité, une câblerie est mise en marche dès 1907, une aciérie, une tréfilerie, un atelier pour la fabrication de moteurs sont achevés en 1911, sans compter la centrale électrique qui fournit le courant à cet ensemble et à de nombreux industriels de la région à partir de 1908131. Le capital fixé à l’origine à 15 millions de francs est porté à 20 millions dès la fin 1906 puis à 25 millions en 1911. Présidé par un Belge, R. Boulvin, le conseil d’administration de cinq membres comprend un autre Belge G. Theunis et trois Français132.

75C’est aussi avec la participation des Ateliers de constructions électriques de Charleroi qu’est constituée, en 1913, la Société des forges et ateliers de Longueville (Nord). Cette société au capital de 10 millions de francs a son siège à Paris et un bureau technique à Bruxelles133. Son but principal est la construction de matériel pour chemins de fer et tramways, spécialement des grandes voitures entièrement en acier mais aussi la fabrication d’outillage industriel, pièces de forge, charpentes, etc.134.

76Outre Vieille Montagne, d’autres entreprises belges ont des intérêts dans la fabrication de métaux non ferreux. Les Fonderies et laminoirs de Biache Saint-Vaast (Pas-de-Calais) qui travaillent le zinc et le plomb ont été créés vers 1875 par une société liégeoise135. La Zinguerie Bloch à Saint Amand (Nord) est fondée en 1892 avec des capitaux belges ; l’usine de zinc, montée en 1901, est reprise en 1905 par la Compagnie métallurgique franco-belge de Mortagne (Bruxelles)136. De l’Asturienne des Mines – qui est une société belge à forte participation française et espagnole – dépend l’usine d’Auby (Nord) qui travaille le zinc et le plomb ainsi que l’établissement de Meuglon (Drôme) pour l’extraction de la calamine et de la blende. La mine de Près, également dans la Drôme, dépend, elle, de la Métallurgie austro-belge de Huy. Quant aux mines de zinc des Malines à Saint Laurent le Minier (Gard) c’est une affaire bruxelloise. Les Belges se sont aussi intéressés à la métallurgie du cuivre avec la création, en 1878 à Fromelennes-les-Givet, de la Société industrielle des métaux qui devient en 1892 la Compagnie française des métaux ; au manganèse avec les Mines de manganèse de la Nesle, à Vieille Aure (Haute Pyrénées) ; à l’amiante avec la mine de Saint Vincent en Corse. En 1910, des Belges participent à la création de la Nantaise des minerais de l’Ouest qui a la concession de la mine d’étain à Abbaretz137.

77Les Belges jouent un rôle important dans l’industrie du verre. Plusieurs sociétés de la région de Charleroi ont fondé des glaceries dans la vallée de la Sambre française : l’usine de Boussois dépend des Glaces de Charleroi ; celle de Jeumont de la Compagnie de Floreffe ; celle de Recquignies est construite par les Glaces de Sainte Marie d’Oignies138. En 1908, les trois glaceries sont regroupées dans les Compagnies réunies des Glaces et Verres spéciaux du Nord de la France. Dotée d’un capital de 11 millions de francs, cette société émet des actions qui sont cotées à Lille et à Bruxelles. Le service financier est assuré par la Société générale de Belgique, la Banque centrale de Maubeuge, la Banque centrale de la Sambre à Charleroi et la Banque de l’Union parisienne139. En 1908, Saint Gobain cherche à réagir contre la prépondérance belge dans les industries du verre et parvient à prendre le contrôle des Verreries et manufactures de Glaces d’Aniche (Nord) qui étaient jusque là dominées par des intérêts belges140.

78Les Belges ont aussi des participations dans les sociétés chimiques de la vallée de la Sambre, comme les Produits chimiques d’Haumont ou les Produits chimiques de Liège, à Jeumont141 et ce sont des Anversois qui ont créé une entreprise pour la transformation du caoutchouc, la Compagnie commerciale française du caoutchouc142.

79Dans l’industrie textile, les Belges s’intéressent, depuis 1883, à la Société cotonnière de Saint Etienne de Rouvray dont le siège se trouve à Bruxelles et les usines près de Rouen. En 1914, c’est « l’établissement le plus considérable de France » avec trois filatures comprenant plus de 110 000 broches à filer ainsi que des broches à retordre et 1 318 métiers à tisser143. Le service financier est assuré par le Crédit général liégeois. Présidé par Albert Parmentier (Bruxelles) le conseil d’administration qui compte un Français, G. Hauser (Le Havre) est en majorité formé de Belges144.

80La Filature du Nord, constituée en novembre 1911, a son siège à Liège et ses usines à Wasquehal près de Roubaix. Elle fabrique des fils cardés et s’occupe aussi de teinturerie. Son capital fixé à 800 000 francs à l’origine augmente à plusieurs reprises ; il est porté à 2 millions en 1911. Plusieurs Français figurent dans son conseil d’administration : Alfred Dedyn (président), Emile Voigt, Léon Lejeune (fils) et Georges Mauboussin145.

81Quelques autres filatures de laine de la région de Roubaix-Tourcoing relèvent en majorité de capitaux belges : c’est le cas pour les firmes Lefebvre et Bastin (Roubaix et Wattrelos) Rœlstraete, Deconinck et Cie (Tourcoing) Van den Berghe-Desurmont (Tourcoing) Lemaire et Dillies (Roubaix et Pont-Maugis dans les Ardennes)146. Les Belges détiennent aussi la majorité chez quelques fabricants de tissus de laine : L. Delputte (Tourcoing) Descheemaker (Tourcoing) Lemaire et Richardson (Roubaix) Hauzeur fils et Cie (Sedan), Roussel-Mullié (Tourcoing). Dans l’industrie de la toile de lin, deux firmes, l’une d’Armentières (E. de Kreuwer) l’autre d’Halluin (G. van Oye) sont à majorité belge. Enfin, plusieurs fabriques de bonneterie, de châles, de dentelles, de passementerie dépendent, elles aussi, de capitaux belges147.

Les investissements belges en Allemagne

82Après 1871, les Belges cherchent à développer leurs intérêts dans la partie de la Lorraine annexée par le Reich. Dans le reste de l’Allemagne, ils demeurent très présents dans les industries qu’ils ont contribué à développer depuis le milieu du xix^e siècle.

83Les sidérurgistes belges ont des intérêts en Lorraine annexée et au Luxembourg – qui fait partie du Zollverein et dont les industries sont liées à la sidérurgie allemande – mais ils se heurtent dans ces régions à une forte concurrence.

84Jouissant en Belgique du monopole de l’exploitation du brevet Thomas jusqu’en 1893, les Aciéries d’Angleur sont les premières à s’installer dans le Reichsland148. Elles absorbent les Hauts-fourneaux d’Audun-le-Tiche dès 1881 et s’emploient à augmenter la production de fonte pour l’expédier en Belgique et vendre l’excédent dans le Zollverein. Mais, en 1902, Angleur cède sa filiale d’Audun à la Aachener Hütte Rote Erde déjà établie depuis 1892 à Esch-sur-Alzette au Luxembourg. En échange, Angleur reçoit 1 204 000 francs en numéraire et 184 actions de Rote Erde. Cette société allemande entre, en 1907, dans le Konzem Gelsenkirchen dirigé par Emile Kirdorf et lui apporte ses usines du Reichsland et du Luxembourg. Angleur ne conserve donc plus en Lorraine annexée qu’une participation d’un tiers dans la mine de fer de Saint Michel d’Audun, les deux autres tiers appartenant à Gelsenkirchen.

85Constituée en 1897 par la fusion de la Société belge des Hauts-fourneaux de la Paix et de la Société minière allemande d’Aumetz, la Société des Hauts-fourneaux lorrains Aumetz-la Paix (Lothringer Hütten Verein Aumetz-Friede) a son siège social à Bruxelles et son siège d’exploitation à Knuttange149. C’est là, qu’elle édifie une usine sidérurgique complète avec hauts-fourneaux, aciéries, laminoirs, qui entre en production en 1901. Après la crise de 1901, elle se développe en rachetant les Hauts-fourneaux de Fontoy, en 1903, puis en souscrivant en 1907 les 4/5 du capital de 10 millions de la Société des mines de Murville. Elle dispose ainsi au total de 901 ha de concessions de mines de fer. En 1910, elle acquiert pour 35 millions de francs les 1 000 parts du Charbonnage Victor (dans la Ruhr) que lui cède Gelsenkirchen. Couvrant 3 650 hectares, ce charbonnage permet d’extraire annuellement 749 000 tonnes de charbon et rend la société indépendante pour son approvisionnement en coke dont elle produit 228 000 tonnes par an. Dès lors, Aumetz-Friede emploie plus de 18 000 personnes dont 40 % en Lorraine ; elle investit des sommes considérables – 100 millions de marks – et tombe de plus en plus sous l’influence allemande150. Le capital de 6 millions de francs à l’origine est augmenté dans un premier temps puis ramené à 4 millions en 1903. La société ne cesse ensuite de le gonfler pour le porter à 72,5 millions de francs en 1913151. Parmi les plus gros actionnaires, figurent le Schaffhausen’scher Bankverein (11 504 actions), la Banque Deichmann et Cie de Cologne (3 175 actions) des firmes d’Aix-la-Chapelle (2 528 actions), de Trèves (2 000), de Sarrebrück (2 036), la Banque générale belge (2 837), la Société belge de banque et de commerce d’Anvers (2 816) et la Banque internationale (3 811 actions)152. Le conseil d’administration est présidé par le banquier A. Heiman de Cologne (du Schaffhausen’scher) de 1908 à 1913, puis par un autre Allemand, Peter Glöckner de Duisbourg. Il comprend quatorze Allemands et seulement cinq Belges dont Maurice Anspach qui est vice-président. A la veille de la guerre, Aumetz-Friede ne peut plus être considéré comme une société belge même si le siège reste fixé à Bruxelles ; par le poids du capital allemand et par ses orientations économiques et commerciales, elle apparaît plutôt comme une société allemande à participation belge153.

86La Société d’Aubrives-Villerupt, dont la Société générale détient une partie du capital, reste dominée par les intérêts belges entre 1884 et 1910. Cette société a des hauts-fourneaux à Villerupt et des mines de fer à Crusnes et Villerupt ; elle est rachetée en 1910 par Gelsenkirchen154. C’est à ce moment-là que la Banque internationale acquiert des obligations dans cette firme155.

87La même évolution caractérise la Société métallurgique de Sambre et Moselle (Hüttenverein Samber und Mosel) dont le siège se trouve à Montigny-sur-Sambre et une partie des installations (mines, hauts-fourneaux) à Maizières-les-Metz156. Cette société connaît des difficultés dans son usine lorraine dès 1909 – notamment en raison du prix élevé du coke157 – et encore bien davantage en 1912 lorsque Thyssen édifie à côté de Maizières, à Hagondange, un ensemble sidérurgique complet. Thyssen impose alors un bail à la société belge qui tombe dans l’orbite d’Hagondange158. A la veille de la guerre, la société est toujours présidée par un Belge, L. Lambert mais le conseil d’administration est dominé par les Allemands159. Ainsi l’influence allemande l’emporte dans une société qui semble avoir souffert de ne pas disposer d’un charbonnage pour son approvisionnement en coke et de se heurter à la concurrence d’une grande entreprise intégrée particulièrement compétitive.

88Ainsi, les intérêts belges qui ont joué un rôle important en Lorraine annexée au tournant du siècle, subissent un net reflux. Si certaines sociétés sont amenées à vendre leurs affaires lorraines à de grandes firmes allemandes comme Gelsenkirchen, d’autres, qui font nettement figure de sociétés belges au départ comme Aumetz-La Paix ou Sambre et Moselle, sont peu à peu contrôlées par des capitaux allemands au point d’apparaître comme des sociétés allemandes à participation belge, à la veille de la guerre.

89Au Luxembourg, le Crédit général liégeois, le Crédit général de Belgique, la Banque liégeoise contrôlent la Société des Hauts-fourneaux de Rumelange jusqu’en 1905. A cette date, cette société fusionne avec l’Eisenwerk Kraemer de Sankt Ingbert (Sarre). La Banque liégeoise conserve un paquet important de titres jusqu’en 1911, le Crédit général de Belgique jusqu’en 1913160. De son côté, la Banque de Bruxelles témoigne un intérêt croissant à RumelangeSankt Ingbert dont elle a 469 actions dès 1905161. Lorsqu’on 1911, cette société passe un contrat de communauté d’intérêts avec la Deutsch Luxemburgische Bergwerks und Hüttengesellschaft, présidée par Hugo Stinnes, la Banque de Bruxelles détient dans son portefeuille 800 parts de fondateurs de Rumelange-Sankt Ingbert dont elle conserve une bonne part (700 actions de 500 francs) jusqu’à la guerre162. Cette société intéresse aussi la Banque internationale de Bruxelles qui prend des actions et des obligations dès 1909 et, après la constitution de la communauté d’intérêt, participe à l’augmentation du capital de la société163.

90Les intérêts belges sont majoritaires dans les Aciéries réunies de Burbach, Esch et Dudelange (A.R.B.E.D.) qui se constituent en 1911. Mais cette société de droit luxembourgeois est affiliée au cartel allemand de l’acier et reste étroitement insérée dans le système économique allemand164.

91Des capitalistes bruxellois, Alfons Neef, Henri Peltzer, ont des intérêts et sont membres du conseil de l’Eisenwerk-Gesellschaft Maximilianshütte dont le siège est à Rosenberg (Palatinat)165. Cette firme allemande exploite des gisements de minerai de fer dans le Haut-Palatinat et en Thuringe alors que ses plus importantes aciéries sont installées, en Saxe, à Zwikau166.

92Les Belges s’intéressent à quelques charbonnages allemands. Ils ont depuis les années 1870 des intérêts dans les Charbonnages Dahlbusch (Rotthausen, près de Gelsenkirchen), société au capital de 12 millions de marks où ils occupent la quasi-totalité des sièges du conseil d’administration167. La Société des mines comte Fürstenberg, fondée à Bruxelles en octobre 1899, au capital de 2 millions de francs exploite un gisement de lignite à Frechen, près de Cologne. Présidée par un Allemand de Bochum, Willy Baare, le conseil comprend des Belges et des Allemands. Deux Français y apparaissent comme commissaires168. En 1905, la Banque internationale de Bruxelles participe à la création de la Gewerkschaft Kaiser Friedrich dont les mines sont reprises en 1910 par la Deutsch Luxemburgische Bergwerks und Hüttengesellschaft169. Les Belges sont à l’origine des Charbonnages de Hattingen sur Ruhr. La Société générale de Belgique et la Banque d’Outremer font apport à cette société – constituée à Bruxelles en avril 1906 – de la Gewerkschaft Johannessegen de Breidenscheid, près de Hattingen170. Elles reçoivent en échange 6 900 actions de la nouvelle société et souscrivent pour les 1 000 actions restantes. Le capital de 3 950 000 francs est donc belge et ce sont des Belges qui siègent au conseil d’administration sous la présidence du baron Léon Janssen171. Des titres de la Gelsenkirchener Bergwerks A.G. se retrouvent dans plusieurs portefeuilles de banques belges (Crédit général liégeois, Crédit général de Belgique, Banque liégeoise) mais en quantité relativement modérée172.

93Des Belges sont à l’origine de plusieurs firmes fabriquant des chaudières pour usines, locomotives...173. Présents dès le milieu du xix^e siècle à Düsseldorf, les Piedbœuf agrandissent peu à peu leurs fabriques de chaudières et de tubes ; les Dampfkesselfabriken Jacques Piedbœuf (Dusseldorf, Aix-la-Chapelle) jouissent d’une réputation mondiale avant 1914. Louis Gobiet est établi à Düsseldorf-Oberbilk ; Joseph Prégardien à Cologne-Deutz ; Joseph Collardin à Cologne-Bayenthal. Tout en construisant des chaudières de tous types, la firme Th. Lammine (Mülheim) fabrique aussi des ponts, des navires tandis que W. Gendebien et A. Naumann (Francfort-Bockenheim) se spécialisent dans les machines.

94La construction de matériel de chemin de fer, autre spécialité belge, a donné naissance, grâce aux Piedbœuf et aux Talbot, à une importante fabrique de wagons installée d’abord à Aix-la Chapelle avant d’être transférée à Eschweiler, en 1910, et reprise par la firme Talbot et Cie174. Van der Zypen u. Charlier fabriquent eux aussi des wagons et des machines à Cologne-Deutz. Enfin, en 1913, est fondée la firme J.P. Gossens, Lochner et Cie175.

95La Lainière de Verviers a créé une filature en Allemagne, en 1896, sous le nom de Kammgam-Spinnerei München Gladbach176. La firme belge, dont la clientèle était considérable, souhaitait contourner ainsi les droits de douane très élevés à l’entrée dans le Zollverein. Toutes les actions de la Kammgam-Spinnerei appartiennent à La Lainière qui porte le capital de la société de 500 000 à 1 million de francs en 1906177. Si les deux firmes traversent des moments difficiles en 1903-1904-1905, à cause du cours élevé des laines ou en raison de la dépression économique en 1913, la Kammgam-Spinnerei réussit néanmoins à réaliser des bénéfices permettant de distribuer un dividende qui passe de 4 % pour 1904 à 10 % dans les années d’avant-guerre178. Ces bénéfices permettent aussi à La Lainière de procéder à de larges amortissements. La maison-mère n’hésite pas à investir : de nouveaux métiers, mis en activité en 1909, portent la capacité de production à 23 650 broches de filatures et 4 800 broches de retordage179.

96Dans l’industrie du verre, la fabrique de verre et de glaces Bicheroux, Lambotte et Cie à Herzogenrath passe sous la coupe de la firme française Saint-Gobain en 1905 mais reste dirigée par un technicien d’origine belge, Max Bicheroux, ce qui correspond bien à la politique de Saint-Gobain qui a l’habitude de choisir des cadres belges pour ses établissements en Allemagne180. La Société des glaces nationales belges à Saint-Roch-Auvelais a fondé une véritable filiale en Allemagne, en participant à la création, en 1899, de la Société des Glaceries Germania à Porz-Urbach près de Cologne181. Saint-Roch y détient les deux tiers des actions et neuf Belges siègent au conseil de Germania182. Une importante colonie belge s’est établie à Porz où 675 ouvriers fabriquent du verre coulé et poli183.

97Mis à part Solvay, il n’y a que peu d’intérêts belges dans la chimie allemande. Mais le Crédit général liégeois participe à deux cimenteries, la Société internationale des ciments et brevets Stein et les Ciments Portland de Buda184.

98Au total, le bilan des investissements effectués par les sociétés des trois pays dans l’aire géographique Belgique-France-Allemagne souligne l’importance des interprétations d’intérêts, surtout dans les zones proches des frontières. Certes, il existe là encore, des dissymétries. Il semble que les Belges aient investi davantage dans l’industrie française que dans celle du Reich. Cette impression est confirmée par la liste publiée en 1912 dans l’Annuaire de la vie belge à l’étranger qui énumère les entreprises belges à l’étranger et celles dont les Belges possèdent plus de la moitié du capital. Elle comporte seulement 43 noms de sociétés – grandes et petites – dont le siège ou l’exploitation se trouve en Allemagne contre 172 en France. Le nombre d’ingénieurs belges installés à l’étranger va dans le même sens. En France, ils sont120 en 1905, 180 en 1912, ce qui représente le tiers des ingénieurs belges à l’étranger185. A cette dernière date, la moitié d’entre eux se trouve dans le Nord, un quart dans la région parisienne et 12 % en Lorraine restée française. Les ingénieurs belges sont relativement peu nombreux en Allemagne : 19 en 1905, 20 en 1912. Encore convient-il de remarquer qu’à cette date le tiers d’entre eux se trouve en Alsace-Lorraine186. En revanche, une enquête de la Fédération pour la défense des intérêts belges à l’étranger, en 1910-1912, indique que les intérêts belges en Allemagne atteignent 244 millions de francs alors qu’ils ne représentent que 137 millions en France187. Mais il s’agit-là des chiffres globaux comprenant à la fois les placements et les investissements, ce qui change la perspective. Le chiffre des intérêts belges en Allemagne s’explique probablement par l’importance des placements, notamment des capitaux à court terme, et des valeurs industrielles dont les hauts rendements peuvent attirer les capitalistes belges.

99Inversement, on peut avoir l’impression que les Français ont investi plus de capitaux dans les sociétés industrielles belges que les milieux d’affaires allemands. Mais, comme pour le début du siècle, ni les estimations faites entre 1905 et 1914, ni les listes de séquestres établies pendant et après la guerre ne permettent d’avancer des chiffres fiables concernant le total des intérêts français et allemands en Belgique188.