1Schématiquement, l’adjectif lexical renvoie à « vocabulaire », soit aux mots ou groupes de mots de la langue. Autrement dit, aux syntagmes lexicalisés, ou lexèmes, correspondant essentiellement aux « racines », éléments irréductibles des mots dépouillés de leurs arrangements et qui constituent un support de signification1. Signification méthodologiquement étayée sur des classifications qui articuleront les deux chapitres de cette partie introductive et structureront la méthode statistique mise en œuvre.

Le corpus

2L’étude que nous proposons a donc pour objet l’analyse des professions de foi officielles, diffusées aux électeurs et en principe consignées aux Minutes de la Préfecture de Loire-Atlantique. Elles sont ici reprises du Barodet 2, intégrant les circulaires des scrutins dits d’arrondissement [86] et de listes [7], qui sert de référent unifiant, uniformisant à ces productions diversifiées, ce qui est conforme aux exigences de la technique utilisée mais a bien entendu un prix, celui de gommer les nombreuses différenciations typographiques observables sur les documents originaux. Et d’éliminer les candidats battus ce qui se conçoit théoriquement – étude de l’offre électorale prédominante ; et pratiquement vu l’extrême difficulté rencontrée pour recueillir les [éventuelles] circulaires des candidats laminés voire marginalisés3. Selon certains « sondages » que nous avons effectués, la collection des circulaires ici et là produites par les candidats battus exigerait un travail spécifique4. Il ne s’est pas imposé ici car l’échantillon départemental est, pour l’essentiel, corrélativement représentatif : d’un côté, le rural et la droite ; de l’autre, l’urbain et la gauche5.

3La droite totalise 58 circulaires d’élus et ré-élus dont 51 avec, et 7 sans profession de foi – surtout en zone rurale où elle est prédominante – et la gauche 35 proclamations majoritairement issues des circonscriptions urbaines, soit de Basse-Loire : Nantes ou Saint-Nazaire.

4Les textes analysés émanent donc des élus aux fonctions de députés lors des élections législatives allant de 1881 à 1936, au nombre théorique de 93. La profession de foi retenue est celle du tour décisif, en principe le plus crucial ; le second lorsque le scrutin porte sur deux tours.

5Ces professions de foi, implicitement normalisées, sont en fait plus ou moins amples mais elles représentent en moyenne une page de texte, voire un recto-verso6. Par Alceste, chacun de ces textes est considéré comme un sous-ensemble : un bref chapitre de l’ensemble traité, classifié, tel celui d’un ouvrage écrit collectivement.

Technique et classification

6Une technique est un moyen mis au service d’un but, ici la compréhension d’une culture politique : de la conception de la vie en société, de son organisation, de son pouvoir, notamment étatique. Le moyen technique, dans le champ scientifique, n’est rationnel que s’il comporte des procédés opératoires rigoureux, définis, transmissibles, susceptibles d’être appliqués à nouveau dans des conditions et pour des problèmes similaires7. Sa rationalité n’exclut pas que toute idéologie en soit éliminée8, mais cette irrationalité cachée se trouve limitée si l’on explicite le rôle attribué à la technique. Ainsi en va-t-il pour ce qui concerne l’objectif intermédiaire de la classification ou taxinomie. Cette étape, nécessaire pour connaître une réalité foisonnante, doit pour le moins restituer les modalités de sa construction si elle veut approcher la norme scientifique de la reproductibilité.

7Le traitement de l’ensemble des textes a été réalisé, d’abord matériellement à l’aide du logiciel d’analyse de données textuelles : Alceste, puis plus intellectuellement par une analyse « interprétative ». Tout d’abord, voyons comment nous avons cheminé avec Alceste par le traitement informatique.

Le traitement réalisé à l’aide d’Alceste

8Le texte est d’abord mis en forme, en l’espèce les professions de foi sont ordonnées chronologiquement, puis par circonscription électorale et identifiées par un numéro. Ces données, à l’état brut, se présentent comme une suite de textes, scindées en paragraphes, lesquels sont formés de phrases plus ou moins longues, ponctuées ça et là de virgules et points-virgules9. C’est sur ces éléments relativement conventionnels de ponctuation que se pratique l’algorithme10 du premier découpage d’Alceste. Les phrases sont ainsi fractionnées en ce qu’on appelle des Unités de Contexte Élémentaire ou UCE11 qui reprennent distinctement les idées de base du texte en segments. Les calculs effectués sur le segment visent à déterminer « comment sont organisés les éléments qui le constituent » et non pas à chercher le « sens » du texte quantifié12. Mais c’est paradoxalement pour mieux échapper au non-sens et donc en découvrir la signification latente, issue « des différences de profil »13.

9Pratiquement, une UCE est délimitée par la taille et la ponctuation des phrases. Une fin de phrase, par exemple, correspond toujours à une fin d’UCE, mais si la phrase est longue, une virgule ou un point-virgule peuvent amener à scinder les UCE. La longueur maximale d’une UCE est d’environ 240 caractères, soit deux ou trois lignes de texte recelant en principe une « micro-idée ». Celle-ci, se formalisant dans « l’énoncé », unité de base des investigations.

10Le logiciel Alceste sérialise deux formes de groupes de mots : les formes « simples » groupant les énoncés compris entre deux délimiteurs reconnus : soit le point, le point d’interrogation, d’exclamation, la virgule, le point-virgule, etc., et les formes « réduites », ou mots simples, identifiés par leur racine ou leur désinence14.

11A l’intérieur de ces groupes, le logiciel traite les mots séparément :

• Les « mots clés », ou mots pleins, sous forme « réduite »15 reconnus par un dictionnaire des racines (ou lexèmes sans reconnaissance de désinence, pluriel et suffixe ; la racine des verbes irréguliers, une centaine des locutions les plus usuelles). Les mots non reconnus par ces dictionnaires sont analysés comme mots-outils.

• Les « mots outils » incluent tous les articles, pronoms, prépositions, conjonctions, adverbes, les auxiliaires être et avoir...

12Selon la fréquence d’apparition de ces éléments dans le texte, le logiciel va opérer une classification, sur la base du Khi.2 d’association d’un mot à une classe16 ; Khi.2 qui sera ensuite affecté du signe positif ou négatif afin d’identifier le sens de la corrélation. La statistique porte sur la distribution des occurrences de formes réduites17, ou « mots-clés ».

13Pratiquement, l’étude de la répartition du vocabulaire dans les énoncés du corpus s’effectue à travers l’examen d’un tableau à double entrée, comprenant en colonnes le vocabulaire, et en lignes les différents énoncés. A l’intersection d’une ligne et d’une colonne, la valeur « un » signifie la présence du mot, ou plus précisément la présence de la forme dans l’unité, et la valeur « zéro », son absence18.

14Ce découpage terminé, l’objectif, par logiciel interposé, est alors de regrouper toutes les UCE en fonction de leurs ressemblances et dissemblances de vocabulaire et de constituer ensuite des classes ayant entre elles un lien interne d’inclusion et un lien externe d’opposition.

15Parvenu à l’étape de l’interprétation, « on cherche d’abord à relever les mots proches sémantiquement et susceptibles de connoter un même concept [...]. Ensuite, on cherche à réunir l’ensemble des concepts dégagés dans l’analyse d’une classe en une interprétation plus globale »19. Soit la partie élémentaire d’un discours où un sujet psychique exprime quelque chose à quelqu’un sur « le monde » ou « un monde » reconnu comme tel. La sémantique de l’énoncé se substitue à celle d’un mot comme marqueur plus significatif du point de vue des sujets20.

L’analyse des données

16Le premier traitement informatique procède donc à un découpage, puis à une classification selon la fréquence ou l’absence des mots « clés » dans les énoncés des UCE21. Tout segment de texte qui apparaît au moins deux fois est retenu et classé par le logiciel Alceste, sinon il est considéré comme étant trop particulier et éliminé22,

17Au regard des « arbres » présentés ci-après, chacun peut globalement visualiser la classification descendante hiérarchique pratiquée (avec 16 et 14 mots) : technique descriptive d’analyse des données applicable à des tableaux logiques à double entrée (croisant ici le vocabulaire et les unités de contexte). Cette technique est itérative : au premier pas, on cherche les deux classes d’Unité de Contexte qui maximisent le Khi.2 du tableau des marges, puis on définit ensuite deux sous-tableaux qui seront successivement analysés23. L’arbre est construit par divisions successives de l’ensemble du corpus en sous-ensembles appelés nœuds de l’arbre. Une division représente un nœud ; elle s’effectue en séparant, à l’aide d’une variable, le nœud « x » en deux nœuds descendants, un à gauche, l’autre à droite. Au « pied » de l’arbre se trouve le nœud racine contenant l’ensemble du corpus, c’est-à-dire tous les individus (nœud 19 ci-après) et, à l’opposé, les nœuds terminaux plus ou moins nombreux selon l’intensité du processus de division. Les nœuds terminaux pourraient aller jusqu’à l’unité, que chaque individu soit isolé, mais cette division extrême ne correspondrait pas au type d’analyse que nous souhaitons, c’est-à-dire, retenir des groupes d’individus, d’idées, formant une classe.

18Le principe est ici d’affiner suffisamment le regroupement des variables pour constituer des classes spécifiques, où les observations retenues formeront un ensemble cohérent. Soit la nécessité, dans cette différenciation binaire, de fixer des règles minima pour que chaque nœud devienne le plus épuré possible, mais qu’il contienne toutefois suffisamment d’UCE pour former une classe. Il faut effectivement que les divisions puissent s’opérer sur des critères discriminants et parallèlement que chaque nœud soit obligatoirement rattaché à l’ensemble.

19En bref, la classification a été testée, pour cette recherche, sur deux tailles d’UCE : seize mots par UCE pour la première et quatorze mots pour la seconde. Le logiciel a comparé ensuite les classes obtenues de part et d’autre. Celles-ci sont constituées des UCE dont le coefficient d’appartenance à la classe est relativement fort, ce qui se comprend provisoirement, de manière intuitive24. Autrement dit, ce coefficient sert surtout à trier les UCE les plus significatives de chacune des classes.

20Synthétisons en plaçant les deux arbres25 [Graph. 2 et 3] orientés en regard et par rapport à la réduction des classes obtenues au moyen du schéma suivant.

Graph. N° 1 – Dichotomisation des UCE et re-classification « optimale »

21L’opération d’ajustement effectuée par Alceste opérationalise les dix classes excessivement dispersées, en sept classes dites « optimales », obtenues à l’issue de successives dichotomisations26 ; le reclassement est, sous une forme plus classique, restitué au tableau 2.

Graph. N° 2 – Classification Descendante Hiérarchique27 sur des unités de 16 mots

Graph. N° 3 – Classification Descendante Hiérarchique sur des unités de 14 mots

Tableau N° 2 – Partitionnement « optimal » opéré par Alceste

22L’un des objectifs d’Alceste est de partitionner pour séparer des éléments dissemblables, et parallèlement de regrouper les UCE de même contexte afin de constituer des classes relativement homogènes. Mais une opération d’inclusion génère structurellement de l’exclusion ; elle est faible ici, car 66,5 % des UCE sont « bien classées », c’est-à-dire forment un noyau inclusif stable quelle que soit la base d’analyse : 16 mots par UCE, ou 14. Le taux minimal fixé étant de 50 % ; il est largement suipassé ici, ce qui « traduit » une réelle pertinence du corpus au regard de la technique d’analyse utilisée, « stabilisant » 2 740 UCE, soit les deux tiers du nombre total.

23Ceci étant, la représentation graphique de « l’arbre » rend compte de la manière dont se décompose progressivement l’ensemble et non du poids de chacune des classes qui en résulte. Par ailleurs, le numéro affecté à la classe n’exprime pas nécessairement une relation directe avec son « poids », ce sont plutôt les particularismes de leur contenu qui les distinguent. Ainsi la classe N° 1 est constituée prioritairement du discours de Fidèle Simon, de la même manière que la classe N° 7 reflète les thèmes développés par Gustave Roch. L’originalité, ou la spécificité du discours sont des éléments discriminants pour la classification, ce qu’il faut spécifier.

24Le département de Loire-Inférieure, surtout à la fin du XIX^e siècle, est une région politiquement « blanche »28, principalement par ses circonscriptions rurales, alors prédominantes. D’où le paradoxal particularisme provenant des professions de foi de Fidèle Simon et Gustave Roch, tous deux républicains, élus de zones à dominante urbaine, respectivement Saint-Nazaire et Nantes. Elles constituent des UCI « inattendues » dans un corpus relativement homogène. Comme si, toutes proportions gardées, dans un ouvrage balzacien, avaient été insérés quelques chapitres stendhaliens... On ne saurait manquer de s’étonner des ruptures de style et de contenu. A ce point que ces chapitres « externes » (formes spécifiques) tendraient à prendre le pas sur les « internes » (formes de base29). Les formes de base assez souvent partagées, par exemple, impôt, voire liberté ; les formes spécifiques :

• positives ou en « sur-emploi » : pour la droite, lorsqu’elle affirme ses principes traditionnels ; pour la gauche quand elle s’appuie sur la République, la laïcité, etc.

• négatives ou en « sous-emploi » : pour la droite, le divorce, ou la monarchie en seconde période ; pour la gauche, le laïcisme au tournant des XIX/XX^e siècles, ou encore la fraternité.

25La mise en exergue de ces deux élus trahit l’impossible neutralité d’une technique. Alceste « valorise » les professions de foi densément originales. En conséquence, pour être sélectionnées, celles-ci doivent « s’imposer » qualitativement par un lexique relativement spécifique ; et quantitativement par un lexique plutôt récurrent ; soit être particulièrement employées (profils), ou sous-employées (anti-profils) par chacune des composantes du corpus30.

26Dans l’univers ligérien d’une droite prédominante31, la gauche doit faire des efforts redoublés pour se faire reconnaître. C’est pourquoi son discours prolixe et aisément valorisé par Alceste, ne renvoie que partiellement à un artefact. Fondamentalement, se traduit ici la condition première de la concurrence électorale : point de passage obligé de l’action politique dans un régime démocratique.

Le partitionnement des Unités de Contexte Elémentaires

27Le tableau suivant mesure, par certains côtés, la situation décrite tout en affinant la présentation du processus technique mis en œuvre et tout d’abord au moyen du partitionnement des UCE.

Tableau N° 3 – Répartition des UCE selon la tendance politique32

28Le présent tableau et sa transcription graphique en pourcentages ci-après, soulignent l’élimination successive et progressive de certaines Unités de Contextes Élémentaires (UCE), au fur et à mesure que la classification des données s’affine.

Graph. N° 4 – Répartition relative(%) des types d’UCE : droite et gauche

29Partant de 4 120 UCE le logiciel en classe 2 740 et en retient 1 096 comme étant « spécifiques »33, dont 327 seulement dépassent le Khi.2 moyen. Il est toutefois remarquable que ces draconiennes réductions d’UCE soient tempérées de deux manières : d’un côté, par le relatif équilibre maintenu de la répartition droite/gauche autour de la moyenne de 50 % ; d’un autre côté, par la technique mise en œuvre. Laquelle peut, si besoin est, prendre en compte l’ensemble des données pour créer les classes et positionner les divers points sur la projection graphique de l’analyse factorielle des correspondances (AFC)34.

30Par-delà certaines distorsions que nous allons souligner ci-après, le corpus, au niveau des UCE classées, se dichotomise de manière « équilibrée » sur les bases de la bipolarité électorale droite/gauche.

Tableau N° 4 – « Poids » respectif des élus35 et de leurs discours en UCE classées

31Les élus rangés à droite constituent près des deux tiers de la députation ligérienne (62,36 %) et seulement la moitié du discours contenu dans les UCE classées (51,82 %). La moyenne d’UCE incluses dans une même profession de foi, à droite, est de 42 sur l’ensemble de la période, de 54 en moyenne à gauche ; ce qui confirme chez les élus de gauche une plus ample prolixité. Dans la région nantaise, la candidature des hommes de gauche, y compris en zone urbaine, n’est sans doute pas aussi simple, aussi bien admise, que ne l’est celle des hommes de droite. Et ceux-ci tout au moins sous la III^e République, – autorités sociales naturelles –36 ont-ils plus de difficultés à s’inscrire dans le cadre de la vocation politique, de son volontarisme37.

32L’offre électorale paraît tellement évidente chez les élus de droite au tout début de la III^e République qu’à sept reprises ils n’ont pas jugé nécessaire de publier une profession de foi. On peut imaginer que le fait d’être candidat unique pouvait « légitimer » cette pratique, mais ce n’est pas systématique38.

33On ne saurait dire que la concurrence électorale soit l’unique facteur explicatif de la non-production d’une circulaire : dans la majorité des cas, le futur élu est confronté à au moins un adversaire et dans deux cas a priori redoutables car porteurs du drapeau républicain (N° 5, 8). On remarquera que c’est la circonscription n° 1, Ancenis, qui se distingue par l’absence de présentation d’une circulaire durant les débuts de la III^e République. Il s’avère, d’une part, que la candidature d’un républicain rallié modifie la situation en 1898 ; d’autre part, qu’il s’agit de la circonscription la plus régulièrement dirigée par les représentants de la domination traditionnelle nobiliaire. Ce qui conforte l’hypothèse d’une insertion réticente dans le jeu de la compétition électorale.

34On peut à ce propos faire appel à André Siegfried qui alliait sa connaissance de candidat malheureux aux élections à celle d’analyste perspicace. Il opposait significativement la « distance » du bourgeois – qu’il était – à la « familiarité naturelle » du noble observé ; et en concluait que bon nombre d’aristocrates « sont assez logiques pour ne pas même faire de professions de foi ! »39. Cette conclusion n’était pas fausse comme nous le constatons pour notre région, mais gardons-nous de figer les choses. Contrairement à ce que pense cet auteur, par ailleurs justement considéré comme le classique en la matière, le suffrage universel ne peut durablement ratifier « une autorité de fait là où l’Ancien Régime eût été une autorité de droit »...40. Nous sommes ici en présence d’une manifestation typique de la formalisation des relations sociales et plus spécifiquement politiques41.

Les typologies issues de la classification

35La typologisation est une procédure similaire à la classification mais lorsqu’on utilise plusieurs critères de classement, sans que les classes soient pour autant hiérarchisées, « on parle plutôt de typologie que de classification »42. Toujours est-il que le tableau présenté ci-après rassemble de manière synthétique les sept classes précitées, avec leur poids respectif dans l’analyse factorielle, leur localisation spatio-temporelle et leur contenu. Ce produit est directement issu de la Classification Descendante Hiérarchique43 technique descriptive d’analyse des données appliquée ici à des tableaux croisant le vocabulaire, les unités de contexte et fonctionnant de manière itérative.

Tableau N° 6 – Expression classifiée des professions de foi – 1881-1936 à partir de la Classification Descendante Hiérarchique44

36Ce tableau appelle, d’emblée, deux observations : la première concerne les élections dominantes ; celles des décennies 1880/90 constituent à elles seules trois classes : 1 = industrielle ; 5 = fiscale et 6 = fonctionnelle. Celle de 1906 s’y adjoint avec le renfort d’élections voisines, pour former deux classes : 3 = religieuse ; 7 = relationnelle. Cette dernière, personnalisée par le républicain radical : G. Roch, assure la liaison entre la première et la seconde période marquée par la Séparation des Eglises et de l’Etat. Deux classes seulement pour la seconde période, mais exprimant un contenu très significatif : 2 = politique ; 4 = sociale. Ce sont des jalons sur lesquels nous reviendrons. La seconde observation est relative à la bipolarité politique des professions de foi dominantes (droite/gauche), simplifiée dans la représentation qui suit.

Tableau N° 7 – Les classes (CDH) et Vétiquetage droite/gauche

37Le rangement par Alceste d’Aristide Briand avec la droite, d’un côté ; de Galot et de la liste de Solidarité Nationale (1919) avec la gauche de l’autre, n’est pas excessivement surprenant : leurs positions sont politiquement ambivalentes. Il n’en va pas de même a priori pour Laisant s’identifiant à l’extrême gauche. Il reste qu’ayant migré à Paris, il militera activement, en 1889, en faveur du général Boulanger que l’on ne saurait alors sans discussion étiqueter à gauche, et a fortiori à l’extrême gauche45. Pour autant, nous ne modifierons pas le classement de ces élus sachant qu’ Alceste fait ici ressortir une spécificité et non une généralité.

38Affinons la classification obtenue, du point de vue de sa constitution formelle, en examinant la répartition des UCE spécifiques quantifiées et inscrites par nous dans la bipolarité droite/gauche, ce qui donne la distribution suivante à l’intérieur des classes46.

Tableau N° 8 – Rapport droite/gauche, intra-classes des UCE spécifiques47

39En deçà du fait que se précisent les nombres respectifs d’UCE, s’esquisse un contenu donnant corps à la bipolarisation politique. Globalement, le discours de droite est certes « fonctionnel »48 mais principalement politico-religieux. A l’inverse, celui de gauche, tout en étant « relationnel », s’affirme dans ses dimensions : économique, industrielle et sociale ; la catégorie fiscale étant pratiquement indifférenciée.

40Les élus urbains, généralement situés à gauche, confrontés aux problèmes « traditionnels » et davantage que les ruraux aux problèmes « modernes » relativement nouveaux et plus diversifiés, expriment subjectivement les contraintes objectives de ces faits sociaux. Ceci étant, il nous faut éprouver la solidité de cette interprétation en concentrant notre attention sur la catégorie des UCE les plus expressives statistiquement.

Tableau N° 9 – Classement des UCE spécifiques dont le Khi.2 est supérieur au Khi.2 moyen dans chacune des classes49

41Les rangements opérés appellent les observations suivantes :

• Les classements des colonnes 2 et 4 se présentent dans un ordre quasi inversé ; le poids de la classe dans l’ensemble du corpus ne pouvant être à la fois extensif et intensif.

• On peut différencier deux catégories dans la répartition droite/gauche (colonne 6 et 8), d’un côté les classes les plus discriminantes : 1, 2, 3, à la rigueur 4 ; de l’autre les classes plus amorphes : 6, 7, voire 5.

42Prolongeons ces constats par le tableau qui suit, plus précis.

Tableau N° 10 – Rapport droite/gauche intra-classes des UCE spécifiques dont le Khi.2 est supérieur au Khi.2 moyen

43L’hypothèse énoncée se confirme explicitement, la droite s’impose nettement dans le champ politico-religieux (classes 2, 3, voire 6) et, à gauche, particulièrement dans la sphère industrielle (classes 1, 4 et 7).

44Sous réserve de ne pas oublier le déséquilibre quantitatif de la députation, politiquement bipolarisée, nous pouvons raisonner sur la base d’échantillons égaux, la droite et la gauche n’étant séparés que par un solde négligeable de trois UCE spécifiques. Ce n’est pas tautologique car les bipartitions droite/gauche et rural/urbain se recouvrent a posteriori et non a priori. Par-delà ce fait appréciable mais non recherché, nous observons, au vu des écarts internes aux classes, que la solidité de l’interprétation proposée se confirme avec une droite politico-religieuse et une gauche économico-sociale. Le relationnel – plus de gauche –, le fonctionnel – plus de droite –, pouvant constituer une catégorie relativement indifférenciée pour l’une et l’autre tendance.

45En guise de conclusion sur les UCE et en préalable à un ample développement de la classification, esquissons un tableau d’écart des coefficients d’appartenance aux classes. Par cette locution, il faut entendre ceci : qu’une fois la classification obtenue, le logiciel compare pour toutes les UCE la distribution des mots du vocabulaire spécifique de la classe dans l’UCE à celle de l’ensemble des UCE. L’écart qui existe à l’intérieur de chacune des classes selon le coefficient d’appartenance, maxi et mini, des UCE, ou groupes de mots, est rapportée à chacune d’entre elles50.Le calcul est similaire à celui du Khi.2 d’association, « l’ensemble des unités statistiques étant semblables à celui des occurrences de formes retenues dans l’analyse, de cardinal n. L’unité statistique n’est donc plus l’UCE, mais l’occurrence d’une forme »51.

46La recherche des formes « cachées » est une opération essentielle pour pouvoir logiquement développer une analyse statistique performante car autrement systématique que ne peut l’être un dénombrement des formes « apparentes ». Les formes réduites, ou racines permettent, rappelons-le, de catégoriser des séries de mots donnant sens à la morphologie de tels ou tels sous-ensembles du corpus. Aussi, conclut le concepteur d’Alceste, « l’analyse que nous proposons est donc bien une forme d’analyse du discours, puisqu’elle met en relief des lois de distribution du vocabulaire extérieures au domaine linguistique, en relation avec les conditions de production du texte analysé »52. Autrement dit, le langage n’est pas analysé en lui-même mais en prenant en compte « une dimension de contraintes, externe au langage »53, ce qui ne peut que répondre aux attentes du chercheur en sciences sociales.

Tableau N° 11 – Écarts des coefficients d’appartenance à la classe

47Même constat que pour le tableau n° 9 : le classement des coefficients d’appartenance maxi – ainsi que celui des Khi.2 moyens – est pratiquement inverse de celui issu du poids des classes, confirmant la difficulté de conjuguer dans le discours les forces intensives et extensives.

La classification (CDH) prolongée

48Complétons ce tableau synthétique issu de la Classification Descendante Hiérarchique54 en y ajoutant les mots et verbes-clés dominants.

Tableau N° 12 – Expression classifiée des professions de foi 1881-193655

49A ce tableau a été ajoutée, rappelons-le, une dernière ligne qui reprend la dénomination donnée par nous-mêmes à chacune des classes. C’est pourquoi il faut parler de typologie « construite » afin de signifier qu’elle recèle une part d’interprétation dans sa qualification. Nous allons simplement voir ici quelle est l’expression d’une classe et sa synthétisation autour des mots-clés qui peuvent laisser supposer que le candidat-élu se présente comme un « acteur politique », expression qui peut être reçue comme un indice de modernisation, y compris chez les plus traditionnels confrontés au changement.

La classe 1 est industrielle et nazairienne

50Elle reflète principalement le développement considérable des activités portuaires de Nantes certes, mais surtout de Saint-Nazaire à la fin du XIX^e siècle. On peut affirmer que les élus nazairiens sont à cette époque beaucoup plus sensibilisés à ce problème que ne le sont les élus nantais. Néanmoins, une rivalité certaine existe entre les deux ports ligériens et Fidèle Simon, entre autres, essaie de hisser Saint-Nazaire au statut de port maritime au même titre que celui de Nantes. A quelques nuances près, on peut attribuer le contenu de la classe 1 aux élus de Saint-Nazaire et particulièrement à Fidèle Simon attaché à construire le port de sa ville.

La classe 2 représente le fond commun patriotique

51C’est la classe qui pèse le plus dans l’ Analyse Factorielle des Correspondances. Elle fait appel au patriotisme des électeurs56. Elle s’exprime sur la vie politique intérieure et extérieure de la France, sur ses relations tendues avec l’Allemagne, sur la nécessité d’agir vite pour restaurer la paix et la sécurité intérieure. Globalement, c’est aux deux tiers le discours de la droite et plus particulièrement celui de la famille de la Ferronnays, père et fils, à Ancenis, soit : faire une France forte, en paix, qu’il faut unir face au danger extérieur.

La classe 3 reflète le caractère religieux ambiant

52C’est toujours la droite qui conserve l’avantage. La loi de Séparation des Eglises et de l’Etat distribue l’éventail des expressions de cette classe. Les termes-clés : école, église, religion, et libertés – religieuse, d’enseignement – « s’imposent », sans oublier le respect des croyances de chacun et la liberté de conscience plus marquée, revendiquée à gauche.

53Les verbes dominants : passer, montrer, porter, sont assez dynamiques et adaptés au souci de liberté, à droite ; et au respect des règles concordataires tant pour l’école que pour la pratique religieuse, surtout antérieurement à la loi de Séparation, à gauche. Dans cette classe ce ne sont plus les marquis de la Ferronnays mais un autre groupe nobiliaire qui s’exprime le plus intensément : de Montaigu, de Juigné, Ginoux-Defermon.

La classe 4 reprend les problèmes sociaux

54Ici, c’est au tour de la gauche d’être dominante, deux fois plus fréquemment que la droite ; notamment autour des mots : vieillard, ouvrier, organisation, caisse de retraite ou de prévoyance, travail et travailleurs, production et propriété. Les verbes dominants de cette classe sont : prévoir et encourager ; ils reflètent une situation précaire pour certaines catégories de gens très démunis, y compris, à l’époque, les travailleurs.

La classe 5 est populaire

55Elle révèle un des sujets de mécontentement permanent très sensible au « cœur » des électeurs : les impôts. Comme la classe précédente, elle est très typée ; c’est l’impôt sous toutes ses formes qui mobilise ici les énergies, (sa répartition, sa suppression, la contribution personnelle, les taxes diverses, la patente...). Les verbes-clés résument assez bien la situation : abuser et peser. Chacun des élus, et surtout ceux de gauche, considèrent que l’impôt pèse particulièrement sur leur électorat et globalement que l’impôt devrait être mieux réparti. Ainsi, en va-t-il pour les deux députés des Comités républicains nantais57, qui, en 1898, sollicitent une « répartition de plus en plus équitable des charges imposées aux contribuables ». Quant aux élus de droite, ils sont à l’instar du roturier et néanmoins propriétaire terrien, Jules Galot, tout simplement « écrasés d’impôts ».

La classe 6 est fonctionnelle par la relation élu/électeur

56Elle regroupe des termes interactifs plus ou moins distants : Messieurs, Chers Concitoyens, et les expressions propres au scrutin lui-même, telles que : premier tour, élu, nombre de voix, suffrages... Les expressions relevées sont plus souvent émises par les élus de droite que par ceux de gauche, et plus fortement à la fin du XIX^e siècle.

57Ce sont les hommes de gauche que l’on désigne à la candidature alors que ceux de droite décident de se présenter ; la nuance est d’importance... même s’il convient de la relativiser ; les apparences peuvent être trompeuses.

58Le verbe : connaître, figure ici comme verbe privilégié, il est sûrement très utile. L’élu souhaite, en effet, se faire connaître de ses électeurs et l’on peut penser que la réciproque est, à des degrés divers, vraie. La phrase typique est : « Vous me connaissez, je vous connais... » La situation ponctuellement dépendante de l’élu est le plus souvent celle d’une demande de réélection ; quant à la formulation, elle suggère fortement l’adhésion.

La classe 7 est fonctionnelle, industrielle et nantaise par la circulaire de Gustave Roch

59On peut dire qu’elle relate le mandat de ce député. Élu consécutivement six fois, dans la seconde puis dans la troisième circonscription de Nantes, il a rédigé de longues professions de foi. Ce sont particulièrement les élections de 1906 et 1910 qui marquent cette classe. Roch y présente longuement son activité d’élu, rappelant ses démarches, notamment dans le monde industriel, pour obtenir gain de cause dans ses sollicitations, – voire l’adoption de telle ou telle réforme. Ses professions de foi narratives, comportent jusqu’à 163 UCE en 1906, 146 en 1910, alors que la moyenne, sur l’ensemble de la période, pour les élus de gauche se situe à 54 UCE par circulaire.

60La classification a pour le moins cette pertinence de nous rappeler qu’une circulaire électorale se trouve singulièrement amputée si on la définit exclusivement par telles ou telles de ses fonctions et inversement, combien certaines professions de foi, peuvent se rapprocher d’un idéal-type58 concret comme le souligne avec le plus d’intensité les textes des républicains F. Simon et G. Roch. Idéal-type incarnant une modernisation, principalement au niveau des moyens, ce que Prost désigne par le qualificatif de rationalité empirique, ou « ajustement empirique des actes aux circonstances dans la fidélité aux principes » et privilégiant un vocabulaire expressif des réalisations59, davantage utilisé par un candidat s’identifiant à la majorité, au pouvoir, qu’à la minorité d’opposition.

Les mots-outils et la représentativité

61Cette section a pour objet d’approfondir la présentation des professions de foi en insistant sur deux catégories essentielles du lexicographe : les mots-clés d’une part, les mots-outils d’autre part. Cela dit, nous achèverons cette présentation par une confrontation de notre corpus à celui traité par Antoine Prost60.

La fréquence des mots-clés

62Si nous nous référons à la coupure de cette étude en deux temps avec l’avant et l’après 1906/1910, on constate que la première période est plus typée que la seconde. Cinq points s’en dégagent créant cinq classes : le politico-religieux, l’impôt et la protection sociale, l’administration et la loi, les projets de développements économiques et la relation élus/électeurs. Par contre, la seconde période est limitée à trois classes : le politico-religieux, l’impôt et le budget de l’Etat, et l’économico-social.

63C’est pour partie un artefact car les classes une et sept, en première période, sont très personnalisées61. C’est toutefois révélateur du fait qu’avant 1910, les élus ont un discours nettement plus fort et plus identifiable, par exemple, dans la première classe traitant du politico-religieux, l’appartenance à la classe présente un Khi.2 relativement élevé. Les mots-clés communs, ci-après, sont ceux qui accusent, pour l’une ou l’autre période, un Khi.2 significatif révélé par l’AFC.

64Ce tableau ne manque pas d’enseignement : les deux périodes s’opposent intensément. La première s’impose par l’intensité de la fréquence des mots-clés, seuls deux d’entre eux sont d’un usage plus fréquent en seconde période (unir et paix). Huit termes sur dix ont un coefficient supérieur à 20 en première période, moitié moins en seconde période. Durant celle-ci, le terme religion disparaît complètement et religieux régresse sensiblement, ce qui tend à étayer la thèse d’une sécularisation entérinée. Ce constat ne doit pas nous induire en erreur. C’est une régression à situer au niveau des enjeux, du conflit droite/gauche ; et non, pour l’essentiel à celui de la droite rurale et nobiliaire. En effet, celle-ci, aidée par le scrutin de liste d’entre-deux-guerres, s’identifie, en 1924, à l’Union nationale et catholique. Il y a donc déplacement, « décentration » du politico-religieux, plutôt que sécularisation « entérinée ». La Séparation parvient à faire se replier la dispute religieuse dans le champ quasi-privé du cercle restreint des utopistes « rétrogressifs ».

65L’effondrement de : Patrie, France, et drapeau, durant la seconde période, pourrait surprendre car celle-ci inclut l’avant et l’après-guerre 1914/18. En fait, les notions précitées réfèrent surtout62 à l’idée que se font les monarchistes, du Pays. Et, concernant le drapeau : blanc, tricolore, rouge... de la symbolique de sa représentation. Ce résultat conforte l’hypothèse d’un « recadrage » de la politisation en seconde période : moins mystique du côté des traditionnels, et plus stratégique. De ce point de vue, la première guerre mondiale, puis la crise de 1929, viennent sérieusement conforter la coupure introduite avec la sécularisation activée, formalisée, par la Séparation. La vision instrumentale, économique du politique tend à s’imposer avec les affirmations de la République et les problèmes de gestion qu’elle rencontre. La gauche l’accepte de manière doctrinale ; la droite y consent, pour le moins, stratégiquement.

L’emploi des mots outils63

66Si nous comparons l’emploi des « mots-outils » en différenciant rural et urbain, nous constatons que non seulement les élus urbains sont plus prolixes, renforçant ce que nous avons vu jusqu’ici, mais qu’ils mobilisent un stock de mots-outils beaucoup plus ample que ne l’est celui des ruraux. C’est dire combien ces mots, apparemment neutres, peuvent révéler et, en retour, renforcer le discours.

L’analyse des locutions

67Par locution, nous entendrons une parole expressive du monde politique par les groupes de mots, et plus élémentairement parfois, les mots utilisés. Examinons d’abord l’analyse factorielle comme le traitement informatisé nous la livre. En complément de l’analyse présentée sur les circonscriptions, voici, en effet, les principaux mots, tels qu’ils sont projetés sur les plans 1 et 2 de l’AFC :

Graph. N° 5 – Projection des mots analysés sur les plans 1 et 264

68Ce graphe fait ressortir deux lignes forces :

• L’axe 1, composé de référents « fonctionnels », sociaux et fiscaux se présente de manière assez homogène dans le sens où ces expressions proviennent à la fois des hommes de gauche et de droite, et celles-ci sont sensiblement regroupées sur les plans en opposition à l’axe 2 « politico-religieux ».

• L’axe 2 est en effet nettement politico-religieux avec la référence à la France unie, forte, en paix à l’intérieur et à l’extérieur. Sur le même axe se profile le « religieux » proprement dit reprenant des mots très fortement connotés tels que : liberté religieuse, religion, conscience, catholique, enseignement, culte, église, respect...

69On y décèle non seulement une opposition ville-campagne, (néanmoins relative puisque la circonscription de Nantes-Centre est assez proche des circonscriptions rurales fortement typées), mais surtout une opposition entre régions industrielle/agricole et plus globalement, d’un point de vue politique, une rivalité gauche/droite.

70Autrement dit, si nous raisonnons par rapport aux quadrants : le quadrant D, très dense, symbolise la plus grosse patate65 en opposition, d’une part, avec le quadrant C sur sa gauche (patate du fonctionnel) ; d’autre part, au croisement de la ligne de démarcation des quadrants A et B la patate du religieux et du scolaire.

Les marqueurs du discours

71Restituons ici quelques usages de ces mots apparemment anodins et qui n’en impriment que davantage leur empreinte sur le ton du discours. Opération concrétisée par appel à quelques marqueurs : d’intensité (sur, plus), d’espace (dans), du temps (toujours) en référence à la trilogie – du politique, du religieux, du social – bipolarisée.

• Un marqueur de l’intensité, la conjonction : sur

Politique

72A droite : de Juigné, en 1881, s’inquiète que des élections anticipées en faussent les résultats, suite aux conflits qui se développent en Tunisie et en Algérie : il va falloir mobiliser des troupes. Cet élu est persuadé que le Gouvernement a dupé ses électeurs et « les résultats électoraux sur beaucoup de points du territoire eussent été, sinon, très contraires au Gouvernement ». Huit ans après, en 1889, ce même de Juigné affirme que « l’électorat va se diviser en révisionnistes et anti-révisionnistes et que c’est sur cette question que va se jouer l’avenir de la France ». Quant à Cazenove de Pradine, faisant référence à la guerre de 187066, il s’engage sans réserve et sans arrière-pensée « sur la question du drapeau actuel de la France : nous lui avons donné notre sang et aujourd’hui nous lui donnons nos fils ». En 1893, le même souhaite qu’on le juge « sur ses actes et non pas sur de simples et toujours faciles déclarations ».

73De la Ferronnays pense, en 1910, à « reconstituer le Parlement sur des bases nouvelles » et préconise en ce sens « l’organisation de la production sur des bases professionnelles ». En 1914, de Montaigu ne se fait aucune illusion : « sur le dévouement désintéressé qui n’existe guère en matière de politique extérieure ; il n’est d’ailleurs d’alliances solides que celles basées sur des intérêts communs ». L’avenir que l’ensemble des élus de droite désire établir, en 1919, « devrait se faire sur des bases inébranlables assurant la puissance et la sécurité de la France ».

74A gauche : en 1881, F. Simon demande « des réformes constitutionnelles notamment du Conseil d’État67, révision qui porterait sur des points nettement définis et déterminés à l’avance entre républicains ».

75En 1924 le conflit récent inspire à la liste républicaine la réflexion d’une « guerre injuste qui fait peser sur la France un lourd fardeau ». Maurice Sibille a le même réflexe que Cazenove de Pradine trente ans plus tôt : en 1928, étant donné la longévité de son mandat, il déclare : « ce n’est plus sur des promesses, c’est sur des actes que vous devez me juger ». Soutenu par le Comité républicain nantais, A. Duez, en 1932, rappelle à ses électeurs ruraux « qu’au voisinage des grandes villes, ils en supporteront les lourdes charges » ; il espère toutefois être en accord avec eux « sur les divers points de son programme ».

Religieux

76A droite : c’est Le Cour Grandmaison qui. en 1928, définit le mieux la préoccupation de paix intérieure qui, selon lui, « n’est durable que si la religion, qui seule pénètre au fond des cœurs, étend sur cette paix, non pas une domination politique mais sa tutélaire influence ».

Social

77A droite : les élus ruraux ménagent leur électorat et souhaitent « voir diminuer les impôts pesant sur l’agriculture » ; ils préconisent, tel de Pontbriand en 1898, « une économie dans les finances ». Galot s’adressant à ses mandants ruraux, souligne cette même année 1898 que « les intérêts des habitants des villes sur ces points (l’élevage du cheval, et plus spécialement du cheval de guerre), sont souvent en opposition avec les vôtres ».

78A gauche : c’est à la classe ouvrière que pense le socialiste Blancho en 1932 lorsqu’il écrit que : « les effets néfastes de la crise actuelle : chômage, diminution de salaires... ces maux s’abattent sur elle ou la guettent ».

79En bref, la conjonction de coordination sur est référentielle, elle renvoie à l’idée de socle, fondement des principes de la proclamation.

• Un marqueur de l’intensité, l’adverbe : plus68

Politique

80A droite : de Juigné, en 1881, dénonce la gestion de notre commerce extérieur : « la France achète beaucoup plus à l’étranger qu’elle ne lui vend ; il sort donc plus d’argent qu’il n’en entre ». Et plus loin, suite à la date avancée des élections législatives, il ajoute : « on demandera après ce qu’on n’a pas osé demander avant et vous serez joués une fois de plus ».

81De Dion réitère lors de quatre élections successives, entre 1902 et 1914, l’affirmation par laquelle il se dit : « l’ennemi irréconciliable de ce régime parlementaire qui n’a plus à faire ses preuves d’impuissance et d’ignominie ».

82A. Ménard en 1906 interroge ses électeurs : « en est-il un seul qui puisse me reprocher d’avoir refusé ma confiance au Ministère Combes ? Et avec nous, nous avions des hommes appartenant aux partis les plus avancés, allant de Waldeck-Rousseau à Millerand ».

83De la Ferronnays, en 1910, conteste la manière dont « fonctionne le contre-espionnage français qui ne parvient plus à maintenir en respect la nuée d’espions allemands ». Le même en 1914, note qu’à « l’intérieur, les radicaux et socialistes sont nos ennemis les plus acharnés ; à l’extérieur, c’est l’Italie qui chaque jour se montre plus arrogante à Tunis et sur sa frontière de Tripolitaine »69.

84De Juigné, dans une phrase, assez rituelle encore de nos jours, termine en 1936, par : « une fois de plus, au scrutin du 26 avril, vous manifesterez votre attachement à tout ce qui peut faire l’union des Français ».

85A gauche : Sibille, en 1906, demande clairement à ses électeurs : « de libérer le pays de la domination la plus abjecte et la plus répugnante que jamais gouvernement ait entrepris de faire peser sur l’honneur et les intérêts des citoyens ».

86La liste d’Aristide Briand, en 1924, rappelle que : « nous sommes tous les fils d’une des provinces70 les plus actives, les plus prospères et les plus belles de notre grand pays. Elle assure ses électeurs que les intérêts agricoles et industriels feront l’objet de ses soins les plus assidus ». Blancho, en 1936, affirme que « des événements récents nous ont prouvé que la paix intérieure n’était plus assurée chez nous ». Le Roux, toujours en 1936, ne veut pas non plus que l’on « pactise avec les ennemis du régime démocratique » et considère que « la dernière Chambre ne correspondait plus aux aspirations du pays ».

Social

87A droite : A. Simon, en 1893, prédit que « la ruine de l’agriculture entraînerait aussi celle de l’ouvrier dont le salaire ne serait plus assuré ». Toujours préoccupé par l’agriculture, mais se référant au commerce et à l’industrie, H.-M. de la Ferronnays, en 1898, constate que « les lois régissant le crédit agricole sont surannées et ne répondent plus aux conditions de la vie moderne »71.

88En 1928, Merlant demande que « des facilités soient de plus en plus accordées à la construction des habitations à bon marché et à l’accès de la petite propriété qui donne le bon air et la santé à la famille ».

89A gauche : F. Simon, en 1889, veut non seulement « réviser l’impôt, mais rendre la justice moins coûteuse et plus accessible aux justiciables ».

90Quant au socialiste Le Roux, en 1936, il s’affirme comme étant « toujours attaché à apporter son concours le plus dévoué à la classe ouvrière, aux commerçants et aux artisans ».

91En bref, le marqueur plus exprime indéniablement une intensité relative qui se veut bien souvent absolue, signifiant l’urgence d’une autre politique.

• Un marqueur de l’espace72, la préposition : dans

Politique

92A droite : l’affectuel transparaît dans le discours de Ginoux en 1881, il n’hésite pas à écrire qu’il a puisé son inspiration : « dans une communauté de sentiment qui m’a valu votre confiance dans le passé et qui sera mon guide dans l’avenir ». De Juigné, en 1906, met l’accent sur le patriotisme : « résumant ici mes aspirations dans ce cri qui contient toutes nos espérances : Vive la France ».

93De Montaigu, en 1932, s’appuie sur la connaissance réciproque, voire la constante amitié élu/électeurs, pour légitimer : « la tâche que j’ai remplie dans cette circonscription et que je continuerai si vous me renouvelez votre confiance ».

94Afin d’ancrer à nouveau la circonscription castelbriantaise à droite, Bardoul, en 1936, fait appel à sa filiation agricole et « au dévouement à la cause rurale de sa famille depuis plus de 100 ans, dans cet arrondissement ».

95A gauche : les deux élus républicains, Sibille et Roch ont en commun, en 1898, le projet de réduction des charges militaires : « dans ce qu’elle a de compatible avec le souci de la défense nationale ».

96En 1910, Delaroche-Vernet mise sur la réciprocité des services rendus, il compte « sur ses bonnes relations avec la Chambre de commerce où il a le plaisir de compter dans ces divers groupes de nombreux amis ».

Religieux

97A droite : en 1910, de Juigné spécifie, au sujet d’un projet de loi portant sur la liberté d’enseignement auquel il s’oppose fortement : « c’est dans ces sentiments que je me présente à vos suffrages, conscient d’accomplir mon devoir et fort de la confiance que vous m’aurez témoignée, je continuerai ».

98A gauche : en 1906, Sibille, vieux républicain qui n’a pas voté la loi de Séparation, fustige les conclusions de ceux qui : « dans certains milieux disent que je suis devenu réactionnaire ».

Social

99A droite : Anthime-Ménard, en 1910, en accord sur le fond avec l’instauration des retraites ouvrières, s’insurge contre la manière dont elles ont été votées : « dans ces derniers mois, à la hâte, dans les séances du matin où siégeaient souvent 30 à 40 seulement d’entre nous ».

100A gauche : pour l’avenir industriel et commercial de Nantes, Roch en 1910, se joint : « dans ce but, à toutes les démarches faites par la Chambre de commerce de la ville ».

101Toujours en 1910 et à Nantes, Guist’hau met en avant l’urgence de la paix sociale et préconise qu’une large place soit faite : « dans ces conceptions nouvelles, aux œuvres de prévoyance et de solidarité ».

102En bref, la préposition dans renvoie fort peu à un lieu géographique ; bien davantage à un espace d’action.

• Un marqueur de temps73, l’adverbe : toujours

Politique

103A droite : Cazenove, en 1893, pense qu’on peut exiger d’un député soucieux des devoirs de sa charge, un dévouement sans limite et un travail assidu. « Comme par le passé, vous trouverez toujours auprès de moi, un accueil empressé et affectueux ».

104De Dion, en 1902, annonce solennellement qu’il place au-dessus de toute espèce de parti le drapeau national. « Je suis avec ceux qui le veulent respecté, honoré et intangible toujours ».

105De Montaigu, en 1910, dénonce l’ensemble des pratiques politiques de gauche et notamment, « une déconsidération toujours croissante du parlementarisme ».

106De Juigné, en 1932, rappelle que pour consolider la paix extérieure, « il a toujours appuyé les efforts des gouvernements, de gauche y compris ».

107Quant à de Montaigu, en 1936, il déplore que les finances de l’État soient « toujours affligées d’un déficit persistant ».

108A gauche : Gasnier, à Saint-Nazaire, compte sur son électorat, en 1893, jugeant « la tâche considérable, mais soutenu que je serai évidemment toujours de vos avis bienveillants et des exemples précieux de celui qui m’a précédé », il ne croit pas la tâche au-dessus de ses forces.

109Juste à la veille de la guerre 1914/1918, Delaroche-Vernet à Saint-Nazaire, défend les « maîtres de l’école laïque, si combattus souvent, si dévoués toujours ». Souhaitant vivement que les principes dominent les hommes, il met en garde « contre les ennemis de la République qui sont toujours aux aguets ».

110Ernest Bréant lors de sa première élection en 1928, joue la transparence : « enfant du pays, mon passé est connu de tous. Démocrate convaincu, j’ai toujours affiché mon affection74 pour le peuple de la ville et des campagnes ».

Religieux

111A droite : si les élus ruraux déplorent en ce début de XX^e siècle la mauvaise gestion financière de la France, avec pour conséquence « des impôts toujours croissants », notamment pour l’agriculture, ils annoncent avec la même constance des convictions religieuses et patriotiques très fortes. C’est ainsi que de Juigné, en 1906, parle : « du zèle qu’il a toujours apporté au Conseil Général, à la défense de vos intérêts alliant ces derniers à trois intérêts connexes : celui de l’église, de la France et de notre région qui passeront toujours avant toute autre considération ».

112En 1910, Ginoux s’appuie également sur les grandes causes que sont « la religion, la Patrie et la liberté qu’ensemble nous avons toujours défendues ».

113De Juigné, relativement au projet de loi sur la liberté d’enseignement écrit cette même année 1910 : « je me suis élevé et je m’élèverai toujours contre ces lois, certain de remplir ainsi la mission que vous m’avez confiée ».

Social

114A droite : Merlant, en 1928, s’adresse aux victimes de la guerre les assurant « qu’ils continueront toujours à trouver en lui un défenseur de leurs revendications ».

115A gauche : Le Roux et Duez, en 1932, se disent « toujours attachés » à défendre : pour le premier « les intérêts généraux des collectivités » ; pour le second « les intérêts particuliers des marins-pêcheurs ».

116En bref, l’adverbe toujours marque, par-delà la temporalité, une aspiration à essentialiser l’action, à lui attribuer l’autorité de la tradition. D’où ce paradoxe : l’intemporel prédomine, à droite surtout.

117– Les mots-outils ont été ainsi qualifiés au motif qu’ils sont indéniablement utilisés de manière fonctionnelle à l’instar de nos instruments usuels. Mais ceux-ci, de par leur efficacité plus ou moins probante, influent sur le travail accompli et par conséquent sur sa nature. De même pour ce qui concerne les mots ; d’autant plus vraisemblablement que nous n’en avons guère conscience. Aussi marquent-ils le locuteur, similairement à des lapsus75, ce que ces quelques aperçus visaient prioritairement à illustrer. De même en va-t-il de l’usage des pronoms dont on sait qu’ils sont l’une des marques les plus visibles de l’énonciation. Cela vaut bien quelques heures de recensement de ces mots, d’ailleurs en cohérence avec le travail d’Alceste.

L’auto-identification des élus

118Le dénombrement des pronoms personnels a effectivement révélé un résultat essentiel sur lequel nous pouvons centrer nos réflexions, à savoir l’emploi des pronoms de la « première personne » du singulier et du pluriel. Il est aisé de les différencier selon les orientations politiques et les périodes.

Tableau n° 14 – Usage du je et du nous selon la tendance politique et la période

119Nous pouvons particulièrement observer :

1201. L’usage du je se déplace de la droite à la gauche en passant d’une période à l’autre. Ce déplacement est prioritairement dû à la droite qui réduit de moitié l’emploi du je de la fin du XIX^e au début du XX^e siècle (218 fois contre 112).

121Il est secondairement le fait de la gauche qui fait croître l’usage de près d’une fois et demie (de 100 à 141), ce qui traduit la notabilisation de la gauche républicaine. En l’occurrence de Sibille et Roch, titulaires de mandats extrêmement longs et dont les professions de foi ne sont plus rédigées à la troisième personne par les Comités républicains.

1222. L’usage du nous paraît si peu discriminant qu’on le croirait résultant d’un tirage au sort, aléatoire. Mais ce constat, fondé sur les nombres relatifs, occulte, du côté des nombres absolus, deux faits :

• Le premier montre un emploi du nous plus fréquent à droite aux deux périodes, ce qui peut surprendre car on pourrait supposer une plus nette identification des élus de gauche au collectif. Mais la droite ne l’exclut pas, ainsi, par exemple, de la Ferronnays déclare en 1910 : « Nous voulons travailler tous ensemble ».

• Le second fait traduit, du côté de la droite, mais aussi de la gauche, une montée temporelle « en flèche » du nous avec un usage multiplié par quatre76.

1233. L’auto-identification « pronominalisée » décroît sensiblement d’une période à l’autre en dépit d’une légère progression du nous, par rapport au je, à droite (de 112 à 142 occurrences).

Tableau n° 15 – Usage du je et du nous selon la période (droite et gauche confondues)

124Nous assistons à une dépersonnalisation des circulaires qui semble trahir une auto-dévalorisation de la position de l’élu, d’autant plus réduit à un rôle de médiateur que la politique se délocalise par l’extension des compétences étatiques que les problèmes internationaux ne manquent pas d’amplifier. L’affirmation des élus socialistes conforte cette plus grande « transparence » formelle de l’élu. Son premier représentant F. Blancho, à Saint-Nazaire, n’emploie que dix fois le je et huit fois le nous sur trois élections : 1928-1932-1936.

125Au total, la fonction de porte-parole d’un groupe s’impose mais ultimement plus comme organe du système représentatif. C’est un indicateur de la modernisation (politique) qui inclinerait à « ouvrir » la thèse circulaire selon laquelle « le représentant fait le groupe qui le fait »77. Autrement dit, davantage comme instrument du système : les autorités sociales locales, traditionnelles, contraintes de jouer le jeu électoral en sont la démonstration la plus incontestable. L’usage décroissant des pronoms personnels peut exprimer la résistance des élus à entrer dans ce jeu, à douter d’y imposer leur propre partition, d’en changer les règles fondamentales. Ce, en substituant des phrases plus impersonnelles, transférant la responsabilité de « l’entreprise politique » à une entité plus abstraite, vaguement volontariste. Alain Corbin a pu noter en ce sens, que durant la période antérieure à celle où les partis modernes – telle la SFIO – ne déploient leur influence, n’imposent leur discipline : « la carrière parlementaire est avant tout un long corps à corps entre l’élu et sa circonscription »78. C’est assez bien vu, nous avons pu observer que ce constat vaut également et assez rapidement à la fin du XIX^e siècle, pour la domination traditionnelle des élus nobiliaires79.