Un discours écrit

1Fascinés par l’effet d’annonce de quelque chose de nouveau1, des commentateurs affirment, pressés et péremptoires, que les moyens de communication modernes audiovisuels2 se substitueront à l’écrit rejeté dans les archaïsmes. Cette substitution devant prioritairement s’observer dans le champ politique soumis aux pressions du changement.

2Raisonner ainsi suppose réduire la modernité à la nouveauté3, laquelle, bien souvent, n’est qu’un synonyme de la mode et nullement de l’inédit. C’est encore feindre d’ignorer combien l’invention de l’imprimerie a pu induire d’incommensurable rationalisation et donc de modernisation des échanges sociaux4. Dans cette dernière ligne d’analyse, on supposera que par l’imposition de la langue écrite et légitime « il ne s’agit pas seulement de communiquer, mais de faire reconnaître un nouveau discours d’autorité [...] indicible dans les parlers locaux façonnés par des usages liés aux intérêts spécifiques des groupes paysans »5. Ou plus généralement des groupes locaux, d’autant mieux que cette imposition « fait partie des stratégies politiques destinées à assurer l’éternisation des acquis de la Révolution par la production et la reproduction de l’homme nouveau »6. Par là, nous sommes mis en possession d’une clé compréhensive du clivage droite/gauche éprouvé qui sous-tend la lutte politique observée car il y a gros à parier que les élus ruraux et catholiques, nourris de l’Ecclésiaste7, n’agréeront guère ce projet de constitution d’un homme nouveau.

3On peut émettre l’hypothèse que les circulaires électorales ou « professions de foi et engagements électoraux » participent de cet enjeu. Plus prosaïquement, ces écrits en principe émis par les candidats aux élections8, sont rationalisés9 depuis la mise en application de la loi Barodet, en 188110; tout au moins pour ce qui concerne les élus aux scrutins législatifs. Notre tâche ne consistera pas ici à vérifier l’intensité du respect des engagements, objectif initial du législateur. Ni à en mesurer l’efficacité spécifique auprès des électorats dont une minorité pourrait éprouver quelques difficultés à décrypter les messages affichés, publiés dans les journaux locaux. Il s’agira, plus spécifiquement de comprendre le sens des messages émis de 1881 à 1936, temporalité recouvrant quasi-totalement la période définie par la III^e République, sur l’espace du département de Loire-Inférieure11, dans le prolongement d’une recherche plus qualitative 12, et plus centrée sur le rural13.

La profession de foi

4On peut assez logiquement désigner ce matériau, qualitatif par excellence et néanmoins quantifiable de manière sérielle, sous le terme de « circulaire » ou « proclamation » électorale. Ces deux dénominations, et plus encore la première que la seconde, connotent toutefois de manière exagérée une production officielle, comme si le candidat, le futur élu, constituait par lui-même une autorité exécutive ou administrative.

5Hors de ce champ, la « circulaire » n’évoque que le procédé auquel répond effectivement la profession de foi, autrement dit, une lettre reproduite à de nombreux exemplaires et simultanément adressée à plusieurs récepteurs à la fois, soit tout le contraire d’une missive personnalisée. La « proclamation » s’adresse aussi à un vaste public mais non obligatoirement sous la forme d’un écrit, ce qui l’éloigne de la profession de foi diffusée par circulaire, mais peut l’en rapprocher au regard du contenu induit. L’on pensera, par exemple, au fait de clamer, crier, proclamer son innocence et plus fréquemment ici, sa conviction.

6Un candidat à la députation peut être cynique au point d’abstraire sa proclamation de tout engagement, de toute articulation des éthiques de conviction et de responsabilité14 II peut difficilement se replier dans le refuge de l’illusoire et pure neutralité ; a fortiori dans une région de tradition chrétienne.

7Il faudrait être plus naïf qu’un enfant de chœur pour supposer que les premiers communiants s’attribueraient le monopole de la « profession de foi ». Point n’est besoin de connaître précisément la pensée durkheimienne15 pour supposer que les références religieuses se sont, avec la modernisation, étendues, diffusées à toutes les activités sécularisées, y compris les plus rationnelles puisqu’il faut avoir foi en la science pour lui accorder crédit.

8Dans le champ politique la croyance peut aussi prendre appui sur le rapport féodal de « foi et hommage », de fidélité, de confiance qui peut s’établir entre suzerain et vassal en dépit de la verticalité des relations dissymétriques offertes, suggérées. Vue sous cet angle, la proclamation électorale peut n’être pas inconcevable pour les nombreux candidats empreints de l’esprit médiéval qui se feront reconnaître, élire députés sous la III^e République, dans le département de Loire-Inférieure, particulièrement en zone rurale et catholique. Mais s’il est vrai que les républicains, leurs adversaires, se veulent les vecteurs d’un régime « populaire », ils proclameront leur foi révolutionnaire et pour le moins, leur foi dans le « Progrès », dans la République.

9Bien évidemment, les circulaires des élus qui retiendront notre attention peuvent difficilement se prononcer sur les seuls principes, n’étant normalement pas issues des candidatures de témoignage. En conséquence, l’aspect « engagement » sur des actes concrets ne sera pas radicalement évacué de l’étude, il participe de la croyance établie ; mais il ne le sera pas, redisons-le, quant à la concrétisation de la promesse. Il n’est d’ailleurs pas assuré que la profession de foi satisfasse toujours au double critère qu’elle recèle du point de vue de son auteur – selon la définition d’un politiste – ; « Déclaration publique de ses convictions, et plus spécialement, document écrit contenant le programme électoral d’un candidat »16. Dans cette perspective fonctionnaliste, il faudrait adjoindre l’idée selon laquelle les professions de foi « sont destinées à faire connaître le candidat et les principaux aspects de son action passée et à venir »17. La définition la plus ouverte serait sans doute celle qui s’en remettrait à l’idée vieillie et néanmoins dominante du substantif foi : « engagement » de soi, pour soi, pour d’autres... Cela, par un acte symbolique rappelant l’obligation du vassal de rendre foi et hommage à son suzerain, dont on ne saurait dire, a priori, qui est quoi ! En principe, toutefois, dans le schéma de la représentation libre, l’élu est « le maître choisi par les électeurs et non leur ‘serviteur’, [ceux-ci et celui-là partageant] la sujétion à des normes abstraites (politiques, éthiques), caractéristiques de la domination légale »18.

10Le qualificatif « politique » n’appelle pas ici de longues explications. On conviendra aisément qu’en son sens général, tous les actes du processus électoral s’inscrivent dans le champ du système représentatif générant le pouvoir législatif, composante essentielle – surtout sous la III^e République – de la force sociale ultime : l’État.

11On pourra davantage discuter l’utilisation du terme en son sens plus restreint, plus instrumental, comme domaine concret d’intervention. Ainsi distinguerons-nous le politique du religieux, de l’économique ou du social, définissant par là des types et orientations d’activités « trahissant » des conceptions divergentes du devenir commun. L’exemple le plus frappant étant celui relatif au fait de placer Dieu, l’extra-mondain, au fondement du pouvoir politique. Ou, au contraire, d’exclusivement se référer au pouvoir intra-mondain – d’une agrégation des opinions – autonomisé et acquérant la force coercitive d’une volonté générale. Cette force articulant étroitement les deux sens mobilisés du politique et intégrant son « jeu » auquel les professions de foi « participent ». Non seulement l’organisation de la puissance étatique, mais aussi la « politisation » de ses domaines d’intervention : les politiques publiques19 dont, certaines, simplement émergentes sous la III^e République.

Une méthode exploratoire

12Tout en ayant conscience d’innover, l’on ne soutiendra pas pleinement répondre à l’exigence selon laquelle « Ce n’est que là où l’on s’occupe d’un problème nouveau avec une méthode nouvelle et où l’on découvre de cette façon des vérités qui ouvrent de nouveaux horizons importants que naît [...] une science nouvelle »20. Plus modestement pourra-t-on penser avec l’auteur référencé que le travail réalisé aura atteint son but – son hypothèse centrale – s’il peut « servir la connaissance de la signification culturelle de relations concrètes et historiques »21.

13Ce, en supposant que pour ce type de littérature les codes langagiers fonctionnent aussi « un peu comme des codes génétiques souples », d’où il résulte que « la polysémie des discours échappe au contrôle strict de l’écrivain ». Les éléments du « matériel génétique » étant constitués « par un héritage de concepts attractifs ou répulsifs [...] des charges d’affects positifs ou négatifs, associés à un événement historique »22. Et s’ils sont fixés sur la tradition, ces discours peuvent d’autant mieux paraître se perpétuer qu’ils sont clos sur eux-mêmes ; à ceci près que les emplois récurrents de mots-clés invariants ne peuvent à long terme garder leur force d’attraction s’ils en dénient toute variation sociale. On peut toutefois penser, redisons-le, que les réélections, au moyen d’un discours intégralement replié sur lui-même, ne sauraient être nécessairement et durablement obtenues.

14Quelques rares chercheurs se sont, antérieurement à nous, confrontés à l’extraction quantifiée de significations immanentes aux professions de foi ou circulaires de députés et donc de candidats élus23 mais probablement pas à l’échelle d’un département et sur une temporalité institutionnellement unifiée24. Cet argument pourrait se retourner contre nous, au nom du principe sociologique appelant logiquement à déjouer les pièges du fait social « imposé ». Cela étant, on fera valoir que le département de Loire-Inférieure offre les conditions inespérées d’une pertinente comparaison socio-politique interne et que la III^e République, avec ses bornes extrêmes – le Second Empire, l’Etat Français – n’est pas artificiellement unifiée. Ces contre-arguments n’excluent bien entendu pas qu’il serait judicieux d’envisager des comparaisons passant outre ces frontières spatio-temporelles.

15Techniquement, l’utilisation du logiciel Alceste 25, dans le champ politique, ne renvoie à l’évidence de sa pertinence qu’a posteriori car il n’a pas été conçu pour traiter un ensemble relativement discontinu de discours, tels ceux analysés ici. Nous ne prétendons pas qu’il soit le plus performant des logiciels existants et notre objet n’est pas de répondre à cette question26, plus simplement d’en tester une réelle opportunité. Ce test est, selon nous, positif, mais chacun en jugera à sa manière.

16Cet outil s’applique ici à la profession de foi ou proclamation électorale qu’Antoine Prost range dans le genre littéraire. Certes, il voit ce genre comme étant « particulier à la fois solennel et laconique, personnel et stéréotypé »27, mais ce sont ces caractères paradoxaux qui font son originalité et la source de significations implicites. Tout au moins pour les non-contemporains que nous sommes et au regard du traitement automatique recherchant les régularités et les variations.

17L’utilisation de la statistique peut illusoirement « faire science » lorsqu’elle est confortée, démultipliée, par la puissance informatique. En ce sens, il est facile de « geler » la réflexion sociologique, ce qui est contradictoire avec la méthodologie appelant à une critique « rationnelle » des moyens mis en œuvre pour atteindre un but « compréhensif » fixé.

18Compréhensif au sens étymologique du terme et non weberien car la méthode retenue ne réfère qu’indirectement à la démarche idéale-typique28. Mais encore moins à la méthode empirique, voire empiriste des agrégations d’unités-noyaux ou des « essais-erreurs » convenant plus pour de faibles échantillons étudiés qualitativement. L’approche prend davantage place dans le cadre de la méthode dite de « réduction de l’espace d’attributs ». Cette méthode « combinatoire » réduisant progressivement le nombre des « cases » logiquement envisageables. On ne saurait dire que cette méthode apprend – obligatoirement – plus sur les catégories auxquelles croit le chercheur que sur celles qui structurent les discours des sujets étudiés29. Cela étant, pour prévenir ce risque éventuel, nous mettrons en œuvre quelques approches complémentaires à la méthode principale.

Un cheminement

19Faire participer le lecteur profane à la procédure méthodologique, tel est l’objet du premier chapitre de la partie introductive de cet ouvrage. De ne pas être statisticien et linguiste peut, de ce point de vue, être avantageux pour le lecteur non-spécialiste ; nous anticipons sur son attente d’une explicitation des mécanismes utilisés dans l’analyse lexicale opérée. Le spécialiste garde la possibilité d’aller plus avant, en se référant aux publications de l’inventeur du logiciel utilisé30.

20Le second chapitre de notre exposé introductif à la lecture des professions de foi ira au-delà d’une formalisation globale des résultats obtenus : d’une part, en les rapportant aux contenus des classes présentées dans l’ordre où le logiciel les a générées ; d’autre part, en les resituant dans des cadres habituels aux analyses socio-historiques, mais non obligatoirement privilégiés par la technique employée.

21Autrement dit, par une « projection » de l’analyse statistique quantitative, nous tenterons un « enrichissement » de l’approche « qualitative ». C’est ainsi que les catégories indigènes – droite, gauche, etc. – seront qualifiées. Ou que les « espaces » électoraux – les circonscriptions – seront structuralement situés31.

22C’est dire qu’en soumettant notre corpus « à la machine », nous prenons le risque stimulant de contredire les résultats de la recherche fondée sur des hypothèses idéales-typiques, même s’il faut tenir compte qu’elle s’appliquait à une spatialité plus restreinte32 et plus homogène. Celle-ci a en effet privilégié les circonscriptions rurales du département très empreintes du modèle dit de « droite », traditionnel, nobiliaire, pro-monarchiste, catholique, et rural pour la région considérée. Tandis qu’ici, il était nécessaire, voire indispensable, d’élargir le corpus à l’anti-modèle, celui de la Basse-Loire avec en particulier les villes de Nantes et de Saint-Nazaire, urbanisées à forte composante industrielle, plus réceptives aux candidatures de « gauche » : roturières, laïques et républicaines, puis socialistes.

23Ici et là, nous reviendrons sur ces découpages et ultimement en conclusion où nous aurons à dresser le bilan des opérations effectuées. Sachant que telles ou telles relations ou transitions proposeront des « mises au point » ponctuelles car nous ne saurions abdiquer de notre responsabilité d’analystes. Ni au regard des impressionnantes capacités de l’informatique ; ni des circulaires qui ne sauraient pleinement parler d’elles-mêmes. Cela dit, le lecteur peut nous accompagner d’une manière « heureuse », s’il ouvre d’emblée l’ouvrage aux pages où s’offrent directement, à lui aussi, les textes originaux.

24Dans la seconde partie, les écrits des députés seront, en effet, placés en première ligne, périodisés et rangés selon leur appartenance socio-politique comme nous le spécifierons en son temps. De même précisera-t-on que nous ne leur abandonnons pas totalement la plume. Selon les normes scientifiques les plus élémentaires, nous présenterons, annoterons les discours qui gardent, par eux-mêmes, un intérêt culturel pour peu que nous acceptions de les lire avec une curiosité compréhensive. Autrement dit, sans anachronisme, sans projection hâtive de nos connaissances annulant subrepticement notre recul historique33, Cette précaution élémentaire de lecture n’excluant pas, bien entendu, des réflexions et interrogations sur la culture politique qui a marqué et marque sans doute encore les enfants du Pays Nantais (et Français) sur bien des points.

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