1Parmi les élus français, les conseillers généraux, qu’ils soient ou non socialistes, apparaissent les plus mal connus1.Considérés alternativement comme des notables immuables entretenant une relation privilégiée avec l’administration2, des élus intermédiaires tributaires des évolutions électorales3 ou des managers impliqués dans le lancement de politiques publiques locales4, ils sont rarement appréhendés en tant que groupe soumis à des mécanismes socio-politiques de sélection spécifiques qui, combinés entre eux, concourent à l’accès et/ou au maintien au pouvoir au niveau départemental5. Ces mécanismes, révélés notamment par le recrutement social et le cumul des mandats, apparaissent pourtant cruciaux pour comprendre le système électif français. Ils montrent qu’on ne devient pas conseiller général par hasard, mais au terme d’une compétition qui laisse vainqueurs des individus remplissant certains critères d’âge, de genre, de position sociale et de cumul. Ces critères varient dans le temps et l’espace, particulièrement en fonction du rapport de force électoral à un moment donné. L’analyse des mécanismes de sélection à l’œuvre dans la désignation des conseillers généraux permet donc non seulement de décrire les évolutions qui se sont produites dans leur recrutement depuis 1945, mais également d’identifier les mécanismes d’adaptation que doit engager une force politique pour conquérir ou conserver des sièges.

2Ainsi l’analyse du recrutement social et du cumul des mandats des conseillers généraux socialistes conduit à poser trois grandes questions, qui interrogent plus généralement l’implantation du socialisme dans les institutions locales. Premièrement, quels indicateurs existe-t-il pour mener une telle étude ? Quels conseillers généraux peut-on identifier comme socialistes, compte tenu des recompositions de cette tendance depuis 45 ans ? Nous répondrons à ces questions en explicitant nos choix méthodologiques. Deuxièmement, les élus socialistes présentent-ils des particularités par rapport à leurs collègues d’autres obédiences politiques, et lesquelles ? La réponse se situe dans une analyse des caractéristiques des conseillers généraux socialistes et de leurs transformations au cours du temps. Troisièmement, qu’indiquent les caractéristiques socio-politiques des conseillers généraux socialistes sur les mécanismes d’adaptation du Parti socialiste au système institutionnel que nécessite la victoire électorale aux niveaux cantonal et départemental ? Une comparaison entre caractéristiques des conseillers généraux socialistes et travaux sur les militants ou les autres élus de ce parti permettra de le savoir.

3Ces trois grandes questions s’envisagent dans une perspective de long terme, puisque le recrutement social et le cumul des mandats des conseillers généraux socialistes s’étudient de 1945 à 19926. Elles concernent les huit assemblées départementales7 d’une région considérée comme « la France au dixième »8 sur les plans démographique et économique, la région Rhône-Alpes.

Choix méthodologiques et définition de la population

4Les informations présentées dans cette étude sont issues de l’exploitation statistique des données disponibles dans les déclarations de candidature des conseillers généraux de la région Rhône-Alpes entre 1945 et 1992. Une déclaration de candidature comporte généralement les renseignements suivants : nom, prénom, domicile, date et lieu de naissance, profession exercée. On suppose que ces informations sont fiables, dans la mesure où il s’agit pour le candidat de remplir un formulaire administratif9 qui ne sera pas rendu public lors de l’élection. Ces déclarations de candidature constituent un corpus d’informations sommaire, mais identique pour chacun des élus, quel que soit le déroulement de sa carrière (prestigieuse ou anonyme) et le contexte (renouvellement fréquent ou pas, canton rural ou urbain). L’exploitation statistique de ce corpus permet de dégager des éléments qui, au-delà des logiques individuelles, forment un fonds commun définissant les grandes tendances de la sélection des conseillers généraux. La démarche est donc celle de l’étude d’un groupe, et non de parcours individuels. La base de données constituée décrit à la fois le profil socio-politique des élus, et leur situation par rapport au cumul des mandats. Signalons que la définition du cumul des mandats que nous utilisons à la suite de Michel Reydellet10 recouvre deux types de cumul : le cumul dit vertical ou cumul de mandats à divers échelons de pouvoir, et le cumul dans le temps ou perpétuation au pouvoir d’élus qui accumulent plusieurs mandats successifs. Nous avons notamment répertorié les dates d’élection et de réélection de chaque conseiller général.

5Au sein du groupe des 1 173 élus ayant exercé un mandat de conseiller général en Rhône-Alpes entre 1945 et 1992, on peut en isoler 276 (23,5 %) identifiés comme socialistes. Ce calcul s’effectue selon un principe a priori simple : est considéré comme socialiste tout conseiller général qui a été élu au moins une fois sous l’étiquette socialiste.

6L’énoncé achoppe cependant sur trois difficultés. D’abord, la notion « d’étiquette » reste floue. Le même vocable désigne des conseillers généraux n’appartenant pas au Parti socialiste, mais apparaissant (dans les déclarations de candidature ou la presse) apparentés ou soutenus par cette organisation, et des conseillers généraux socialistes exerçant des responsabilités nationales au sein du parti et/ou dans certains gouvernements socialistes11. Cette contrainte d’agglomération des situations, liée aux sources utilisées, induit l’impossibilité de distinguer les individus selon leur place dans l’organisation.

7Ensuite, des changements d’étiquette s’observent en cours de carrière. Un exemple frappant est celui de Gérard Cardin, conseiller général du mouvement de la nouvelle gauche iséroise, qui se rallie à la majorité départementale (UDF-RPR) d’Alain Carignon en 1989. Faut-il dénombrer cet élu parmi les conseillers généraux socialistes, dans la mesure où il est entré au conseil général de l’Isère sous cette étiquette dans les années 1970 ? Suivant le principe énoncé plus haut, nous estimons qu’il s’intégre à l’analyse, à une nuance près12. La même règle a été appliquée à tous les conseillers généraux ayant changé d’étiquette en cours de carrière13. Enfin, la tendance socialiste subit des changements d’appellation (et d’identité) dans le temps, ce en quoi elle ne constitue certes pas une exception. Ont été considérés comme socialistes les conseillers généraux présents sous les étiquettes suivantes au cours de la période : SFIO, FGDS, CIR, PS. En outre, il peut paraître discutable de conserver les mêmes indicateurs pour analyser le parcours d’un conseiller général SFIO de 1950 et celui d’un élu départemental du PS de 1991. C’est pourtant le parti-pris de cette recherche, et la seule manière de repérer les évolutions du recrutement des élus départementaux depuis 45 ans. Observons les résultats obtenus à partir de cette méthode, et dégageons les principales caractéristiques des conseillers généraux socialistes de Rhône-Alpes pour la période 1945-1992.

Caractéristiques socio-politiques des conseillers généraux socialistes de Rhône-Alpes

8Comme leurs collègues d’autres tendances politiques rhône-alpines, les conseillers généraux socialistes sont généralement, selon la célèbre formule de Colette Ysmal14, des hommes (à 96,4 %), d’âge mûr (en moyenne 47 ans et 1 mois quand ils accèdent au pouvoir) et de statut social privilégié ; la profession exercée au moment de l’entrée au conseil général (près de 40 % de cadres et professions intellectuelles supérieures, dont deux tiers de salariés et un tiers de professions libérales15) le révèle. À ce titre, ils peuvent être qualifiés d’élite politique, comme l’ensemble de leurs collègues conseillers généraux. On observe que quelle que soit la tendance politique, le recrutement des conseillers généraux se caractérise par une plus grande fermeture aux évolutions de la société (féminisation, développement du salariat) que celui des élus municipaux ou régionaux.

9Un exemple typique (bien qu’exceptionnel par sa longévité) de parcours de conseiller général socialiste est celui d’Henri Briffod, conseiller général du canton de Bonneville (Haute-Savoie) de 1945 à 1951 et de 1958 à 1982, et député de 1951 à 1958.

« Libéré en 1941 d’un camp de prisonniers de guerre, Henri Briffod retrouve Bonneville, son cabinet d’avocats et, discrètement, des amis avec lesquels il participe à l’organisation de la résistance. La guerre achevée, il devient secrétaire général de la fédération du Parti socialiste auquel il appartient depuis sa jeunesse. Selon la tradition familiale – son grand-père et son père furent maires de Faucigny – il décide de consacrer à la collectivité une part de son temps. De 1945 à 1951 puis de 1958 à 1982, il joue un rôle de premier plan au conseil général... »16.

10Cependant, des nuances restent à apporter par rapport à ce qualificatif général d’élite politique. D’une part, les conseillers généraux ont généralement une position sociale inférieure à celle des parlementaires17, d’autre part, des différences s’observent entre les conseillers généraux, selon leur tendance politique. Ainsi, en termes de profil sociologique, les conseillers généraux socialistes se situent en position intermédiaire entre leurs collègues communistes, d’origine moins aisée, plus jeunes18 et le mouvement gaulliste, qui recrute majoritairement des cadres et professions intellectuelles supérieures (63,4 %, dont la moitié sont cadres supérieurs, et la moitié professions libérales), quasi exclusivement masculins (98,1 %). Ils se différencient plus nettement des élus départementaux de la droite modérée, qu’elle soit représentée par des mouvements typiques de la IV^e République (MRP19) ou qu’il s’agisse de la droite non-gaulliste en structuration au cours des années 196020. En considérant uniquement les conseillers généraux arrivant à partir des cantonales de 1964, on voit ainsi que les élus départementaux de la droite non-gaulliste (UDF à partir de 1978) comptent moins de femmes dans leurs rangs (2,8 %) que leurs contemporains socialistes (6 %) et sont le lieu privilégié de recrutement de professions indépendantes : 14 % d’agriculteurs exploitants et 23,8 % d’artisans, commerçants et chefs d’entreprises dans la droite non-gaulliste, pour respectivement 7,2 % et 12,3 % chez les socialistes.

11Si les élus socialistes font incontestablement partie d’une minorité socialement sélectionnée, leur sélection est marquée de spécificités : féminisation légèrement plus importante et présence massive de cadres salariés. Ainsi, 25 femmes en tout ont été élues conseillères générales en Rhône-Alpes de 1945 à 1992. Nous connaissons l’orientation politique de vingt d’entre elles. Neuf sont socialistes et trois communistes, soit un taux de 60 % de femmes de gauche, pour 30 % d’hommes communistes ou socialistes. De même, le taux de conseillers généraux socialistes salariés à leur entrée au conseil général s’élève à 34,2 % (59 % chez les communistes) alors qu’il est de 28,8 % dans les autres tendances. Le poids du salariat dans le groupe des élus socialistes s’explique notamment par la présence des enseignants. Près d’un quart des conseillers généraux socialistes sont instituteurs et assimilés (11,2 %) ou professeurs (12,7 %), tandis que la proportion d’enseignants dans l’ensemble des conseillers généraux est de 12,7 %.

12Le cumul des mandats laisse également apparaître une pratique partagée par presque tous – l’exercice simultané d’au moins un mandat local en plus de celui de conseiller général – et des particularités des élus socialistes. L’implantation élective locale est largement répandue, comme le montrent les mandats exercés par les conseillers généraux nouvellement élus : 64,6 % des socialistes exercent un ou plusieurs mandats locaux supplémentaires21, soit un taux comparable à celui des communistes (60,2 %) et à la droite non gaulliste (63,8 %), mais largement supérieur à celui des gaullistes (49,6 %). En cours de carrière, le cumul local et le cumul national (ce dernier concernant entre 5 et 8 % des élus au début de leur carrière départementale) croissent dans toutes les tendances politiques. Ainsi les socialistes qui entament leur troisième mandat de conseiller général (soit 76 individus pris en compte) cumulent davantage nationalement (15,8 %) que les débutants (6,6 %), le cumul local restant stable (64,3 %).

13Le profil des parlementaires socialistes ne se différencie guère de celui des autres conseillers généraux parlementaires et montre que l’acquisition d’une légitimité nationale accroît la sélection sociale des élus. Trois éléments caractérisent les parlementaires : l’absence de femmes (aucune ni parmi les conseillers généraux parlementaires socialistes, ni dans les autres tendances), une moyenne d’âge d’entrée au conseil général moins élevée (43 ans et 9 mois chez les socialistes, 44 ans et 4 mois dans l’ensemble des députés-sénateurs) et surtout une sélection sociale très forte (60 % de cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les parlementaires socialistes, 50 % dans l’ensemble des parlementaires).

14Trois traits distinguent pourtant les élus socialistes. D’abord, on observe leur bonne performance en matière de cumul national : ils accèdent en proportion non négligeable (39 sur 276, soit 14,1 %) à un mandat parlementaire, comme leurs collègues des autres partis de gouvernement (18 % de la droite non gaulliste, 14,9 % des gaullistes, pour seulement 9 % des communistes et 5,5 % des divers gauche). Le cursus honorum classique – le mandat de conseiller général étant un tremplin pour une carrière nationale – est le parcours le plus fréquent chez les parlementaires socialistes (24 cas sur 39, soit 61 %) comme dans l’ensemble (79 %). Ensuite, une forte minorité (15 sur 39, soit 38 %) des parlementaires socialistes présente la particularité d’acquérir le mandat de conseiller général en renfort d’une expérience nationale déjà acquise via un mandat de député ou de sénateur. Sur ces 15 personnes, six étaient parlementaires sous la III^e République et terminent leur carrière au conseil général après la Libération. Quatre entrent au conseil général dans les années 1970, dont Georges Fillioud, ancien député de la Drôme (et qui le redeviendra par la suite) qui arrive au conseil général en 1970, Louis Mermaz, député-maire de Vienne (Isère) et Jean-Pierre Cot, député-maire de Chamoux-sur-Gelon (Savoie) qui deviennent conseillers généraux en 1973. Les cinq autres parlementaires socialistes bénéficiant d’une expérience parlementaire seront élus dans les assemblées départementales socialistes au cours des années 1980 et 1990. Parmi eux, citons Didier Migaud, conseiller régional (1986), député de l’Isère (1988), qui arrive au conseil général en 1988, avant d’entrer au conseil municipal de Seyssins en 1989 et Franck Sérusclat (sénateur-maire de Saint-Fons dans le Rhône, élu conseiller général en 1985).

15Enfin, la spécificité des conseillers généraux socialistes réside davantage encore dans le cumul dans le temps. Certes, la durée moyenne de carrière des conseillers généraux ne varie guère selon les tendances politiques – elle est de deux mandats pour les socialistes comme pour l’ensemble des conseillers généraux. Cependant, les élus de gauche ont été particulièrement touchés par les aléas de la conjoncture politique. En témoigne le graphique présenté ci-dessous, qui reprend l’évolution du taux de socialistes présents au moment de chaque élection cantonale22 de 1945 à 1992, et permet d’identifier quatre grandes périodes.

16L’ouverture politique qui suit la Libération (renouvellements de 1945 et 1949) conduit à l’arrivée de nombreux socialistes. Cette population est souvent issue de la Résistance où elle a acquis une première expérience politique. Le parcours d’Henri Briffod présenté plus haut apparaît emblématique de ce point de vue ; on peut également citer le cas de Maurice Pic, entré au conseil général de la Drôme en 1945 et président de ce conseil de 1956 à 198523. Cette génération représente un premier renouvellement de la classe politique locale.

17La présence socialiste décroît ensuite, en raison d’un affaiblissement des partis de gauche dès le début des années 1950, qui entraîne un nombre d’échecs impressionnant (24 battus sur 75 socialistes en 1951, soit 32 % par exemple24). Suit une période de stabilisation de la présence socialiste. Les élus socialistes qui demeurent au conseil général vieillissent (58 ans de moyenne d’âge en 1964 pour 53 ans en 1951) et cumulent (75 % exercent au moins un autre mandat que celui de conseiller général en 1964, pour en 61 % en 1951), ce qui constitue une ressource politique fondamentale dans une conjoncture politique défavorable.

18C’est seulement à partir de 1967 que les socialistes regagnent des sièges. Le rythme s’accélère dans les années 1970, la montée de la gauche aux élections locales se traduisant en Rhône-Alpes par un record de présence socialiste en 1979. À cette époque, le groupe des élus socialistes accueille un peu plus de femmes et se diversifie socialement. Il y avait une femme sur 65 élus socialistes (1,5 %) en 1970 ; en 1979, elles sont quatre sur 103 élus (3,9 %). Le pourcentage d’ouvriers et d’employés augmente sensiblement, et passe de 3,4 % en 1964 à 9,7 % en 1979. Les catégories intermédiaires sont plus nombreuses (pour 20 % en 1964, 25 % en 1979), les enseignants également (24 % en 1964, 36 % en 1979). On assiste à l’arrivée d’une nouvelle génération, un peu moins expérimentée politiquement que la précédente (64,7 % des élus de 1979 exercent un autre mandat que celui de conseiller général).

19À partir de 1982, les socialistes rhône-alpins perdent de nouveau des sièges. Une nouvelle période de stabilité commence, jusqu’en 1992. Les socialistes qui entrent dans les assemblées départementales de Rhône-Alpes se distinguent à nouveau par un recrutement social plus privilégié (60 % de cadres et professions intellectuelles supérieures, 3 % d’ouvriers et employés) et un fort cumul des mandats25 (82 % des conseillers généraux de cette période exercent un autre mandat que celui de conseiller général). Cette professionnalisation se traduit également dans les discours. Dix ans après la décentralisation, et dans un contexte politique particulièrement difficile pour le PS, l’accent est mis sur les pouvoirs de l’institution conseil général, comme l’indique cet extrait de profession de foi d’André Vallini, avocat, maire (depuis 1986) et nouveau conseiller général du canton de Tullins (Isère) en 1992 :

« Je suis candidat pour deux raisons et cinq priorités. Deux raisons :
 – l’expérience. Les temps ont changé : depuis la décentralisation, la fonction de conseiller général ne s’improvise plus. Habitué aux rouages administratifs et maire de Tullins-Fures depuis six ans, j’ai appris à faire avancer les dossiers avec efficacité dans l’intérêt général […],
 – le dynamisme. Il faut changer de rythme : un conseiller général moderne doit être un homme d’action qui anime le développement local. »

20On voit donc que l’évolution du recrutement social et du cumul des mandats des conseillers généraux socialistes se structure autour de grandes périodes, révélatrices du rapport de force électoral. L’augmentation de la difficulté à gagner des sièges rend la sélection sociale plus aiguë. En revanche, quand la popularité des socialistes est au plus haut, une certaine ouverture peut se faire jour en direction d’individus socialement plus diversifiés et possédant une moindre expérience élective. Signalons que cette ouverture s’installe plus précocement dans les zones urbaines que dans les zones rurales, en raison d’un rythme plus rapide de renouvellement des élus et d’une présence socialiste plus importante.

21Ce constat du renouvellement des générations interroge sur les mutations successives subies par les élus départementaux socialistes. Ces transformations coïncident-elles avec une évolution de l’ensemble du parti ou doivent-elles être rattachées à des évolutions institutionnelles nationales ou locales ?

Les conseillers généraux socialistes : un reflet de leur parti ?

22Les travaux menés sur le recrutement social des militants socialistes fournissent un début de réponse, en ce qu’ils montrent les évolutions intervenues depuis 195126. On retrouve certains éléments évoqués plus haut, en termes de féminisation, d’âge et de recrutement socio-professionnel. Ainsi la proportion de militantes passe de 12 % en 1951 à 20 % en 1985. Si la SFIO était « un parti d’hommes mûrs en voie de vieillissement » (Hardouin, 1978, p. 223), le PS de 1985 est « un parti d’adultes d’âge moyen » (Rey et Subileau, 1991, p. 71). De même, la SFIO de 1951 comptait un quart d’indépendants. Cette proportion passe à 13 % parmi les actifs PS de 1985. Au sein de ce salariat majoritaire, les cadres et catégories intermédiaires représentent 67 % des militants de 1985 (28 % de cadres supérieurs, 39 % de catégories intermédiaires). Les enseignants (professeurs et instituteurs) sont toujours sur-représentés : 25 % des militants, ce qui se retrouve chez les élus.

23À travers ces changements décrits à gros traits, on perçoit bien la parenté entre les adhérents (et militants) socialistes et les élus départementaux de ce parti. Le recrutement social de ces derniers constitue effectivement un reflet des transformations intervenues dans la structure sociale du parti. Plus généralement, il dénote les changements observés dans la société française depuis 1945, ce qui relativise la portée des similitudes élus/militants et adhérents. Bien que nous ne disposions pas de l’équivalent concernant les militants RPR ou UDF, nous sommes conduits à penser que les transformations observées ici s’étendent probablement (dans une moindre proportion peut-être, et pas en ce qui concerne le poids des enseignants) aux autres formations politiques.

24Il nous semble donc plus pertinent de dire que le recrutement social des conseillers généraux socialistes agit comme un miroir déformant de la sociologie du parti, et cela pour deux raisons. D’une part, c’est une évidence, l’accès à un mandat électif suppose toujours un degré supplémentaire dans la sélection sociale, davantage que l’adhésion ou le militantisme simple. Le modèle est celui de l’entonnoir : plus on s’élève dans la hiérarchie des responsabilités et dans celle des mandats, plus la compétition est dure et favorise ceux qui maîtrisent le mieux les codes en vigueur dans le champ politique. Autrement dit, les conseillers généraux socialistes sont une élite politique par rapport aux militants, de même que les militants sont sélectionnés socialement par rapport à l’électorat. D’autre part, les ruptures observées dans le recrutement du conseil général correspondent généralement à des bouleversements politiques. C’est seulement à la faveur d’un renversement du rapport de force électoral que les transformations sociales se médiatisent dans le recrutement des élus. Ainsi, on trouve une majorité de salariés parmi les élus départementaux socialistes à partir de 1973 seulement27, alors que ce phénomène caractérisait déjà les adhérents et militants dans les années 1950. Cette évolution se produit à l’occasion d’un renouvellement politique profond, qui traduit également un changement des critères de sélection des conseillers généraux, partiellement impulsé en même temps qu’incorporé par le PS.

25En effet, et pour présenter un autre versant de la même réalité, le parti socialiste a sans cesse dû – et su – s’adapter aux données de la compétition cantonale. Cette compétition se caractérise par un scrutin uninominal et par un découpage territorial favorisant les zones rurales. Le premier personnalise l’enjeu de l’élection et diminue du même coup la portée du choix partisan (contrairement au scrutin de liste). Cette personnalisation est d’autant plus forte que le territoire d’élection représente une petite surface pouvant compter un nombre extrêmement restreint d’électeurs. Dans les années 1950 et 1960, la conquête de ces sièges qui n’étaient pas considérés comme politiques passait par la désignation d’élus plus notables que militants. Le profil sociologique et le recrutement social des conseillers généraux socialistes traduisaient cette réalité et montraient un décalage par rapport à la structure sociologique du parti. Dans les années 1970, le changement lent des critères de sélection des conseillers généraux – sous l’impulsion d’une nouvelle culture politique développée par les partis de gauche, d’une popularité grandissante, mais aussi de redécoupages électoraux – a permis au PS d’accroître l’adéquation entre son électorat, ses adhérents et militants, et ses élus au niveau départemental comme à d’autres échelons du pouvoir. Il a donc été à la fois acteur et bénéficiaire des changements intervenus. Dans les années 1980, et bien que les socialistes aient beaucoup œuvré à la décentralisation, les bouleversements politico-institutionnels n’ont pas permis au PS de gagner des sièges. Dans une conjoncture politique particulièrement fluctuante, et alors que le choix des électeurs semble se porter sur des conseillers généraux démontrant leur capacité de professionnels, la spécificité des socialistes apparaît avec moins de netteté. Tout se passe comme si la capacité d’adaptation de ce parti aux termes de la compétition cantonale faiblissait en période de moindre bouleversement politique, tandis que la droite (non-gaulliste essentiellement) résiste mieux, en tout cas en Rhône-Alpes.