1Pourquoi et comment s’interroger sur le rapport au politique de ceux qu’il est convenu d’appeler des militants associatifs ? Pourquoi se poser la question de savoir si le fait de s’engager dans une association développe chez les individus une vision du monde plus civique, voire un intérêt pour les affaires politiques, quand on sait que les associations poursuivent les buts les plus divers et que les associations sportives ou de loisirs constituent aujourd’hui l’essentiel des effectifs ? La question paraîtrait plus pertinente appliquée aux seules associations qui se définissent elles-mêmes comme politiques1. Et pourtant, nous croyons à l’intérêt de la poser plus largement – à condition cependant d’accepter une définition large du politique, très au-delà de la sphère de l’activité politique spécialisée. Car ce qui nous intéresse, c’est de voir si « l’art de s’associer », dans lequel Tocqueville reconnaissait la vertu démocratique par excellence, apanage de la jeune Amérique, joue un rôle équivalent dans la France d’aujourd’hui. Les associations sont-elles ou non un lieu privilégié d’apprentissage des valeurs, des comportements, des normes démocratiques ? Constituent-elles un maillon essentiel de la démocratie en formant un espace où les individus acquièrent des façons de voir et de faire nouvelles et deviennent des citoyens à part entière ?

2 La doxa qui domine les analyses du rôle des associations dans le fonctionnement de la démocratie américaine, depuis Alexis de Tocqueville jusqu’aux travaux de Robert D. Putnam2 et qui est aujourd’hui également prégnante dans les études portant sur la France, répond à ces questions par la positive3. Pourtant, des travaux américains commencent à la remettre en cause profondément : au lieu de déplorer, comme le fait Putnam, la désaffection croissante envers l’univers associatif, qu’il interprète comme un pas supplémentaire dans la disparition du capital social, ces chercheurs s’attaquent empiriquement à l’impensé des analyses précédentes. C’est notamment le cas de Nina Eliasoph qui, dans Avoiding Politic4, montre que les associations, loin de contribuer à la socialisation démocratique de leurs membres, participent au contraire à l’évaporation de l’esprit public5. Nous développerons le même type d’interrogation à propos des associations françaises, en adoptant toutefois un niveau d’analyse légèrement différent, qui incite à nuancer les conclusions de N. Eliasoph : elle a en effet choisi de privilégier une analyse interactionniste, ce qui la conduit à délaisser le niveau individuel, microsociologique, et celui des structures d’organisation, qui perdurent au-delà des interactions.

3D’une façon générale, le jeu d’influences réciproques entre associations, politique et démocratie peut être appréhendé à différents niveaux. À l’échelle macrosociologique, les associations peuvent être perçues pour des acteurs du système démocratique6. On cherche alors à évaluer la façon dont elles contribuent à la fois à l’expression des préférences des citoyens et à leur prise en compte par le système politique, et à la protection des individus face à l’emprise de l’État. Dans ce cas, les chercheurs oscillent traditionnellement entre une perception valorisante des associations comme modalités souples de représentation des intérêts et comme vecteurs de mobilisation, et une autre, foncièrement négative, faisant la part belle aux risques de fragmentation et aux dangers liés à l’inégalité d’accès au système politique qu’elles entraînent (dans ce cas, on parle d’ailleurs plus de groupes de pression que d’associations). À cette même échelle, on peut encore s’attacher à prendre la mesure de l’impact des associations en matière de « capital social », autrement dit en tentant d’évaluer comment la densité du réseau associatif contribue à étoffer les réseaux de relations sociales7. Au niveau intermédiaire (mesosociologique), on peut étudier en quoi l’association elle-même constitue un espace démocratique, c’est-à-dire une structure propre à la mise en œuvre de choix raisonnés des fins et des moyens de l’organisation, aux vertus pédagogiques. Enfin, au niveau micro sociologique, celui des attitudes et des trajectoires individuelles, on peut s’interroger sur les effets réels de l’engagement associatif sur les comportements des militants, à la fois sur leurs attitudes civiques et politiques, et sur leurs engagements ultérieurs.

4Une analyse exhaustive du lien entre association et démocratie devrait tenter d’articuler ces différents niveaux. En l’occurrence, notre interrogation portant plus spécifiquement sur la fonction de socialisation politique des associations comme contribution au bon fonctionnement de la démocratie, nous nous concentrerons sur une analyse microsociologique, en reliant les comportements et attitudes individuelles au niveau des organisations concernées, aux différents contextes et types d’interactions. Nous nous appuierons sur une recherche portant notamment sur les militants d’Amnesty International (AI), les bénévoles des Restaurants du cœur et les membres de différentes associations locales de femmes et de jeunes d’origine étrangère8 : Voix d’Elles Rebelles9, Marumba10 et Style Alpaga11. Ces deux dernières associations, bien qu’ayant des objectifs que l’on peut a priori classer comme relevant davantage du loisir, s’affichent à l’instar des autres comme des associations de solidarité12. À partir de ces différents exemples, nous essaierons de montrer comment les associations ne sont pas toujours, loin s’en faut, le cadre idéal pour apprendre à gérer démocratiquement les passions et les intérêts qui caractérisent toute société. Suivant Jean Leca, nous poserons qu’il n’y a pas d’essence du politique renvoyant à des activités spécifiques13, mais que le politique est un mode de gestion des conflits alternatif au contrôle social, d’une part, et à la guerre, d’autre part. Il est donc indispensable à la démocratie. Posé en termes analytiques, qui dit politique dit alors aptitude à une certaine forme de généralisation du point de vue et de reconnaissance de la pluralité des groupes et des intérêts légitimes ; cela suppose notamment la capacité d’accepter la compétition entre les groupes et, plus largement, de refuser la fatalité et de mettre en question les fins et les moyens de l’action14. S’interroger sur le rapport au politique des militants associatifs revient donc à étudier si – et si oui, comment – ce type d’engagement favorise le développement du lien politique, au sens où nous l’avons défini, entre les membres d’une même communauté démocratique. La socialisation politique qu’on attend des associations n’est donc pas limitée à la politique institutionnelle, même si bien sûr, celle-ci en fait aussi partie.

Le cadre associatif ne garantit pas l’apprentissage de la démocratie...

5Le premier aspect, le plus évident, concerne le caractère ouvertement non partisan des associations étudiées. Toutes, en effet, refusent tout soutien public à un parti politique en particulier, afin de ne pas s’aliéner les autres forces politiques – notamment dans la recherche de subventions ou de soutiens divers. On retrouve cette logique aussi bien dans les « petites » associations locales qu’aux Restos du cœur : toutes, par souci d’efficacité, clament donc haut et fort leur apolitisme. À Amnesty aussi l’apolitisme institutionnel est de mise : c’est même un des principaux arguments revendiqués par les militants en faveur de l’association. Mais il s’agit moins d’un apolitisme partisan qui trancherait d’ailleurs avec le monolithisme politique des militants15 que d’une indépendance vis-à-vis de l’État. C’est sur ce point que s’exerce le contrôle des militants.

6Ce qui est en jeu, c’est autant le rapport à la politique qu’au politique dans ce qu’il suppose de reconnaissance et d’acceptation de la pluralité des points de vue et des projets, et de leur possible dimension conflictuelle. En pratique, on peut donc faire l’hypothèse qu’une socialisation politique démocratique suppose une familiarisation avec l’idée de concurrence entre des structures associatives et leurs idées d’une part, et un apprentissage du choix des finalités de l’association. Or notre étude montre que c’est loin d’être la norme. La comparaison entre Amnesty International et les Restaurants du cœur permet d’illustrer la diversité des situations selon les différences en matière de recrutement et des formes de l’engagement16. Lorsqu’on les interroge, par questionnaire, sur les raisons qui les ont poussés à rejoindre Amnesty International, les militants évoquent les finalités de l’association d’une part, et ce qui la distingue d’autres associations équivalentes, d’autre part ; ils manifestent ainsi leur capacité à situer leur association dans un champ de concurrence que constituent les autres associations de défense des droits de l’homme. Alors que, à la même question17, les bénévoles des Restaurants du cœur ne mettent jamais en concurrence les Restos avec d’autres associations caritatives – même quand les entretiens montrent qu’ils sont nombreux à avoir « essayé » plusieurs d’entre elles. Dans la façon dont ils rendent compte des raisons qui les ont poussés à rejoindre les Restos, l’association elle-même apparaît comme une évidence ; c’est par leur disponibilité, leur capacité matérielle et morale à se rendre disponible que les bénévoles expliquent leur engagement. Sachant tout le poids des effets de reconstruction, on peut lire dans les différences de réponses à cette question l’effet de la socialisation divergente de chacune des organisations : Amnesty International se pose comme une association parmi d’autres cherchant à résoudre des problèmes dont elle maîtrise la définition à défaut des solutions ; tandis que les Restos entretiennent le mythe de l’unanimisme, répétant à l’envie que leurs 36 000 bénévoles constituent une sorte d’échantillon représentatif de la France – ce qui, en termes socio-démographiques, n’est pas tout à fait faux.

7De la même façon, la plupart des adhérents des trois associations locales étudiées n’y sont pas arrivés au terme d’une recherche explicite, après avoir mis en concurrence différentes organisations possibles. Pour beaucoup, ils sont arrivés à Voix D’Elles Rebelles par hasard, parce qu’ils avaient besoin d’une aide que pouvait leur fournir l’association. Dans le cas des associations « de loisirs », la démarche comparative a pu exister, mais il s’agissait alors moins de comparer les finalités des différentes associations que, par exemple, le coût des activités (pour les adhérentes de Style Alpaga qui s’étaient renseignées auparavant sur les tarifs – élevés – des cours privés de couture, et qui sont venues à l’association parce que c’était la seule organisation à proposer ce genre d’activité à Nantes à des tarifs très avantageux18) ou la forme plus ou moins ludique des activités proposées19.

8De plus, les entretiens réalisés auprès de militants d’Amnesty montrent bien comment ils sont amenés à s’interroger sur les finalités de l’association, voire, le cas échéant, à prendre part à la discussion interne sur le « mandat » d’A120 : la lecture de la Chronique, la structure de groupe et la transmission des informations assurée par son responsable, la pratique des congrès et l’élection régulière de la direction nationale, le travail de dossier qui donne à chacun des compétences spécifiques dont il peut faire état devant les autres, voire le rôle de recherche de fonds assumé par l’ensemble du groupe, tout ceci concourt à donner à chacun de ses membres une capacité et une légitimité21 d’intervention au niveau de la définition des objectifs de l’association qui se traduit par la facilité avec laquelle ils évoquent, en entretien, les problèmes posés par la limitation du « mandat ». Le contraste avec les bénévoles des Restos est saisissant. Au moment de l’enquête (1998-99), les Restaurants de cœur ont connu un véritable « coup d’Etat » : la troisième présidente, Marie Dumas, une des fondatrices de l’association, jouissant d’une immense popularité auprès des membres de l’association, a été remplacée du jour au lendemain par l’ex-femme de Coluche (Véronique Colucci), elle aussi membre permanent du conseil d’administration. Or, ce coup de force renvoie à des conflits aigus sur les finalités de l’association : les Restos doivent-ils se cantonner à distribuer des colis de nourriture quitte à contribuer à la dépendance des plus pauvres et donc, en ce sens, à entretenir l’injustice la plus criante ? Ou bien doivent-ils revoir leur mission, repenser les modalités de la distribution et employer une partie des dons qui leur sont faits à des projets visant la réintégration sociale ? Ce conflit au sommet de l’association, qui a donné lieu à des réactions virulentes dans la presse22, n’a pratiquement suscité aucun commentaire « à la base », dans les centres où se déroulait l’enquête23. Mieux, les conséquences directes du changement de direction sur l’activité bénévole, à savoir les consignes de la rentrée 1999 sur « distribuer autrement », n’ont pas non plus suscité de discussions, sauf en terme de faisabilité. D’une façon générale, et bien que chaque centre de distribution dispose d’une forte autonomie, les fins et les moyens de l’association font peu l’objet de discussion en dehors du conseil d’administration – à l’exception, une fois encore, des questions pratiques qui suscitent, elles, un vif intérêt de la part de tous. Lors d’une session de formation de responsables de centre, on a pu observer que dans les centres de province, seule, la marge de manœuvre offerte par la possibilité de trouver un financement indépendant – grâce aux opérations « paniers »24 ou aux arrangements avec les grandes surfaces locales – semblait conférer à certains responsables de centre la capacité de manifester leur désaccord avec les consignes nationales de l’association25.

9De la même façon, dans un tout autre cadre, à Voix d’Elles Rebelles, un des seuls sujets ayant suscité un débat collectif – mais qui a alors été virulent – autour du fonctionnement de l’association a été la question de l’utilisation de subventions perçues pour un projet d’aide à Madagascar, quand les participants au projet ont estimé que les encadrants ne les faisaient pas bénéficier suffisamment de ces fonds. C’est lorsque des intérêts immédiats semblent en jeu, et les questions financières semblent cristalliser ce genre de perception, que les adhérents se sentent concernés par les finalités de l’association, à la fois parce qu’ils en voient concrètement les implications et parce qu’ils ont alors un levier pour agir.

10Mais l’analyse des conditions selon lesquelles une association constitue ou non un cadre démocratique suppose aussi de faire certaines distinctions entre associations, en prenant notamment en compte les différences de degré de bureaucratisation et de rationalisation des associations, qui renvoient aux rapports entretenus entre dirigeants et adhérents de ces organisations. Dans les « petites » associations étudiées, on constate que les membres fondateurs, les militants les plus actifs, sont souvent très liés entre eux, qu’ils soient amis de longue date ou même en couple26. C’est, au moins à l’origine, aussi le cas des Restos puisque l’équipe qui est venue seconder Coluche au démarrage de la structure était composée pour l’essentiel d’anciens de la paroisse de Saint-Merri qui avaient l’habitude du travail en commun. Dès lors, les objectifs et les modes d’action de l’association ne sont pas débattus sur la place publique, de façon formelle, mais ils résultent plutôt de façons de voir et de faire communes, qui ne sont pas soumises à débat, ou du moins pas dans une arène où les autres membres peuvent intervenir. Ce type de structure ne se prête donc guère à des discussions collectives, ni à des réflexions sur les fins ultimes de l’association faute de lieux et de procédures pour cela. Même ceux qui font partie du cercle des intimes, s’ils ont en principe les moyens de participer à cette réflexion, pourront hésiter à le faire pour ne pas mettre en danger leurs relations affectives27.

... IL PEUT MÊME, AU CONTRAIRE, FAVORISER « L’ÉVAPORATION » DU POLITIQUE

11Les associations ne sont donc pas, en tant que telles, des lieux nécessairement propices à la socialisation politique démocratique : elles refusent généralement de se situer dans un cadre partisan, et surtout elles ne promeuvent pas nécessairement une lecture de type politique et démocratique du champ associatif, de leurs propres finalités ou des relations qui y règnent entre adhérents et dirigeants. Mais au-delà, les associations peuvent aussi être, comme l’a montré Nina Eliasoph, des lieux « d’évaporation » du politique, qui tendent à évacuer tout type de considération politique chez leurs adhérents, même très politisés par ailleurs, et ce par une série de phénomènes autonomes mais convergents.

12Les militants ont besoin de donner un sens à leur engagement : il leur faut pouvoir concevoir et se représenter leurs actes comme utiles. Dès lors, ils sont amenés à définir les problèmes en fonction des solutions qu’ils sont en mesure d’y apporter, afin de pouvoir croire à leur propre efficacité. Pour cela, notamment, ils justifient souvent la réduction des objectifs qu’ils opèrent par l’urgence de la situation. Ce faisant, les militants d’associations locales, disposant de moyens relativement limités, peuvent justifier (y compris à leurs propres yeux) de traiter les problèmes généraux qui leur sont soumis, tels que la pauvreté ou « l’exclusion », comme des problèmes ponctuels, de court terme, individuels, locaux, nécessitant une réponse rapide. Cette invocation de l’urgence de la situation écarte toute possibilité de montée en généralité et de passage au politique, et a fortiori de passage au politique institutionnalisé28. Ainsi, dans le cas des Restos, les bénévoles ont bien conscience des limites de leur intervention29. Comme ils ne se privent pas de le faire remarquer, si vraiment les bénéficiaires ont faim, pourquoi auraient-ils moins besoin de manger en dehors des campagnes de distribution ?30 Sans compter qu’à force de voir se présenter de nouveau chaque année les mêmes familles, ils ne peuvent pas ne pas s’interroger sur l’efficacité de l’aide qu’ils leur apportent. Sauf à faire valoir que ce que les gens viennent chercher aux Restos, c’est finalement bien autre chose que la nourriture qu’ils y trouvent. C’est, conformément au discours de l’association, un sourire, un accueil, de la chaleur humaine. Et ce faisant, ils transforment le spectre de la dépendance et de l’assistanat en miracle de la générosité et de la solidarité.

13Un autre phénomène, qui lui aussi permet de donner du sens à l’engagement associatif, est l’accent mis sur une explication psychologique des problèmes. Là encore, il s’agit d’une représentation des choses qui valorise l’action associative, dès lors que la cause supposée des problèmes ne réside pas tant dans le fonctionnement global de la société – sur lequel l’association à elle seule ne peut guère intervenir – que dans le comportement des individus et leurs caractéristiques psychologiques. Or, les adhérents des associations étudiées estiment pouvoir agir à ce niveau, soit en mettant les bénéficiaires en contact avec des psychothérapeutes bénévoles (dans le cas de Voix D’Elles Rebelles), soit plus généralement en leur donnant confiance en eux (en les aidant à acquérir une compétence dans l’animation par exemple, comme à Marumba ou à Voix D’Elles, ou simplement en leur offrant un « espace de parole »). Du côté des Restos, on retrouve le même processus, à une plus large échelle, via les Relais du cœur : tout en reconnaissant ne pas pouvoir faire grand-chose, matériellement, pour la population qui relève de l’aide apportée par les Relais, les bénévoles insistent sur les difficultés psychologiques que connaissent les personnes qui ont vécu dans la rue, ou qui ont souffert de l’alcoolisme, ou de la drogue. Et les Relais apparaissent alors comme un lieu destiné à renouer la communication avec elles, afin qu’elles retrouvent la capacité de faire valoir leurs droits.

14Enfin, nous évoquerons un dernier élément qui concourt à l’évitement du politique : le désir des adhérents de retrouver dans l’association un sentiment de communauté. Le besoin de liens de sociabilité est sans nul doute un des motifs les plus importants pour lesquels les individus adhèrent – ou en tout cas restent – dans une association. Ce désir « d’être ensemble » implique d’éviter les sujets susceptibles de diviser, de créer des conflits, et cela suppose donc, si l’on s’en tient à la définition posée, d’éviter le traitement politique des sujets de conversation. Ce principe doit toutefois être nuancé selon les types d’associations et le degré d’homogénéité de leurs adhérents. En effet, dans une association comme Voix D’Elles Rebelles, dont les adhérents ont, par-delà des différences réelles en termes d’âge, de niveau de diplôme, de position sociale, etc., des caractéristiques communes fortes (l’origine étrangère, et souvent maghrébine, le fait de vivre en banlieue, dont découlent des expériences partagées), les individus peuvent « se permettre » d’affronter certains conflits sans que soit remis en cause le sentiment communautaire dont nous parlions. De la même façon, l’extraordinaire homogénéité sociale et politique des membres d’Amnesty leur autorise un certain degré de désaccord sur les modes d’intervention à l’égard des droits de l’homme, voire sur le mandat de l’association et ses dirigeants, sans que le sentiment de connivence, de proximité inhérent à la ressemblance sociologique et idéologique ne soit mis en danger31. Les choses sont tout autres aux Restaurants du cœur ou dans l’association de danse et de musique. Dans une association comme Marumba, où se retrouvent des gens qui n’ont aucune caractéristique sociale commune (en terme d’origine nationale, de lieu de vie, de milieu social...), les adhérents vont chercher à éviter d’aborder certains sujets potentiellement conflictuels ou alors vont les traiter en s’alignant sur un mode d’explication très consensuel et non politique, alors que les mêmes personnes peuvent tenir sur ces questions, en dehors du contexte associatif, un discours très politique (elles développent une réflexion de type politique sur les objectifs de l’association, son mode de direction, les relations à l’intérieur de l’association entre les dirigeants et les adhérents, etc.). Quant aux Restos, il ne fait pas de doute que la forte hétérogénéité sociale et politique – d’ailleurs fortement valorisée par tous – explique une bonne partie de la prudence des interventions. Par contre, il suffit que des bénévoles se soient reconnus comme politiquement proches pour que, en aparté, ils n’hésitent pas à commenter l’actualité et, au-delà, à échanger leurs impressions sur les autres. Mais d’une façon générale, le mythe des « Enfoirés », des enfants de Coluche, recouvre toutes les relations d’un voile d’anonymat sympathique qui tue dans l’œuf toute velléité de désaccords ouverts, notamment sur le devenir de l’association. Ainsi, sauf lorsque l’homogénéité est suffisante pour autoriser le conflit sans remettre en cause le sentiment communautaire, le souci de préserver, ou plutôt de fonder une cohésion qui n’existe pas à l’origine, conduit à évacuer les discussions politiques.

Diversité des attitudes individuelles : une limite à la thèse de l’évaporation ?

15L’étude de différentes associations françaises permet donc de retrouver l’essentiel des conclusions auxquelles parvient Nina Eliasoph dans le contexte américain : les associations constituent un environnement qui, loin de produire le renouvellement des idées et des sentiments et l’agrandissement du cœur que Tocqueville en attendait32, contribue même parfois à rétrécir le point de vue des militants. L’analyse de Nina Eliasoph trouve pourtant ses limites dans l’approche interactionniste à laquelle elle est fidèle et qui l’empêche de prendre en compte le niveau plus microsociologique des comportements et des trajectoires individuelles. Or, pour comprendre les effets de l’engagement associatif en termes de socialisation politique et civique, la comparaison des attitudes individuelles et celle entre acteurs ayant des caractéristiques sociales, culturelles, idéologiques, etc., différentes s’imposent. Il faut par exemple distinguer les cadres des associations – et, plus généralement, les individus qui sont globalement politisés – des autres. L’interprétation faite par Eliasoph du rôle des associations s’en trouve d’ailleurs confortée en ce qui concerne les plus politisés, puisque l’on se rend compte que des individus qui peuvent être par ailleurs très intéressés par la politique, voire membres actifs d’un parti politique, évitent soigneusement le politique au sein des associations dont ils sont membres.

16Pourtant la prise en compte des différences internes incite à plus de nuances en ce qui concerne l’analyse du rôle des associations dans la constitution du rapport au politique, du moins pour les moins politisés des adhérents. Ainsi, dans les associations locales étudiées, les jeunes adhérents actifs ont eu l’occasion d’avoir des contacts avec les élus locaux et les responsables municipaux notamment, ce qui a réduit l’écart qui pouvait exister entre eux et l’univers politique institutionnel : ces contacts favorisent une meilleure connaissance de ce milieu, et peuvent permettre d’en avoir une image plus positive (c’est d’ailleurs un objectif explicite de certaines associations, comme Voix D’Elles Rebelles33) • Sans chercher à évaluer la qualité de la relation établie (s’agit-il d’une vision clientéliste de la politique, ou non ?), on peut du moins constater que l’engagement associatif permet ainsi d’entrer en contact avec un univers jusque-là très largement inconnu et méprisé. En outre, il offre aux adhérents l’occasion de discuter, ou d’entendre des discussions sur des sujets constitués comme politiques. Cela peut être un choix délibéré et s’inscrire dans une démarche volontariste de la part de l’association (comme inciter les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales à Voix D’Elles Rebelles) ou être moins formel et dépendre de la présence dans les locaux de l’association de quelques personnes politisées et prosélytes. Là encore, il faudrait distinguer selon différents critères. Selon les individus d’abord : à Voix D’Elles Rebelles par exemple, tous les encadrants et fondateurs sont membres du même parti politique, mais tous n’ont pas pour autant une bonne image de la politique ni ne cherchent à politiser les jeunes ; et parmi les jeunes moins politisés, tous ne sont pas également sensibles aux discussions politiques et désireux d’y prendre part, selon leur niveau de diplôme, leur âge, etc. Selon les associations ensuite : comme on l’a vu plus haut, seul un fort degré de consensus par ailleurs permet de s’aventurer dans des discussions politiques au sein de l’association34. Selon les relations entre responsables et adhérents enfin : il faut qu’il existe entre eux un certain écart en termes d’âge, d’expériences, pour que les plus jeunes accordent un crédit à la parole des responsables, mais aussi qu’il y ait suffisamment de proximité pour que leurs discours soient reçus comme légitimes35.

17Dans le même ordre d’idées, aux Restos, les bénévoles se flattent – même si c’est le plus souvent avec une certaine dérision – de l’attention que leur portent les politiques : ils notent la persévérance avec laquelle les élus parisiens ou nationaux se déplacent à chaque début de campagne pour les saluer, et nombreux sont ceux qui soulignent qu’ils ont, à cette occasion, serré la main de telle ou telle personnalité. Plus que les politiques, ce sont les gens du show bizz qui deviennent, par l’engagement aux Restos, plus familiers. Et la réputation dont jouissent les Restos, leur présence dans les médias, contribuent également à rendre le monde extérieur, celui que commentent les médias, plus accessible. En ce sens, même de façon modeste, ces associations permettent de à resserrer le lien entre leurs membres et l’ensemble de la société, en rendant plus tangible le fait qu’ils en sont partie prenante, que ce qui les concerne la concerne aussi : elles facilitent ce que nous avons désigné, analytiquement, comme la capacité à « monter en généralité », premier critère de la politisation au sens où nous l’entendons.

18Il faut également revenir, avec ce nouvel angle d’analyse, sur la question abordée plus haut du rapport aux objectifs de l’association et à son organisation, surtout lorsque le public visé par les associations étudiées est fortement différencié. Aux Restaurants du cœur, par exemple, les responsables, ceux qui participent aux décisions stratégiques de l’association, qui se mêlent en somme de la politique des Restos, sont pour l’essentiel des gens qui ont été recrutés spécifiquement pour cela : ce ne sont pas, en général, des personnes « du rang », des militants de base, mais d’anciens cadres supérieurs qui ont été « repérés » lors de la première réunion et qui ont fait l’objet d’un contact particulier. La promotion au sein de l’association est donc rare, et l’accession aux positions de responsabilité et de décision n’est pas en général affaire d’engagement dans l’association et d’implication personnelle par rapport à ses objectifs ; elle est très largement fonction de compétences professionnelles antérieures.

19De la même façon, dans l’association Marumba, on peut distinguer deux groupes : celui des « jeunes », qui habitent le quartier où est implantée l’association, et celui des jeunes femmes qui viennent faire de la danse orientale mais habitent toutes en centre ville, sont d’origine française, ont fait des études, exercent un métier, sont plus âgées et ont pour certaines eu (ou ont toujours) d’autres expériences associatives. Les premiers ne discutent pas des objectifs de l’association, ne remettent pas en question les orientations prises par la direction, même lorsqu’ils prennent une part active à la vie de l’association36 ; les secondes ont une posture plus réflexive par rapport au fonctionnement de l’association, à la fois dans les entretiens et dans des conversations plus informelles entre elles ou avec d’autres membres de l’association (par exemple sur la question de la procédure plus ou moins démocratique au terme de laquelle a été désigné le nouveau président de Marumba). Le fait de se placer ou non dans un rapport (démocratique vis-à-vis des orientations de l’association dépend sans doute des caractéristiques sociales, et on retrouve là des mécanismes qui jouent aussi dans l’analyse du rapport à la politique, notamment le sentiment de compétence politique37 ; mais cela dépend également du type de relation entre l’individu et l’association. Dans un cas, il s’agit de personnes jeunes, dont c’est la première expérience associative et qui n’ont donc pas d’aune à partir de laquelle juger le fonctionnement de l’association. Ce sont aussi des personnes qui sont dans une relation très affective, parfois même de dépendance avec les responsables associatifs (c’est pour eux une « seconde famille », voire même la seule qu’ils estiment avoir ; il faut aussi préciser qu’ils ont parfois acquis leur compétence professionnelle, voire un travail, par le biais de l’association). À l’inverse, porter un jugement sur les orientations de l’association nécessite que celles-ci ne soient pas « naturalisées », qu’elles n’apparaissent pas comme des évidences : c’est d’autant plus facilement le cas que l’on a eu d’autres expériences, que l’on dispose donc de points de comparaison, et que les relations avec les responsables associatifs permettent de douter de leurs choix.

20Pour poursuivre cette analyse, il faudrait prendre en compte, au-delà des interactions, de la « culture » associative dans laquelle elles s’insèrent et des propriétés individuelles des militants et des bénévoles, les trajectoires de ceux-ci, afin d’étudier les conséquences sur le moyen et long terme de l’engagement associatif sur le rapport au politique institutionnalisé des individus. Deux thèses dominent le champ des interrogations sur les rapports entre associations et les « carrières » de militants : tantôt les associations sont considérées comme des tremplins vers une carrière politique (et donc comme un parfait outil de politisation, dans le sens le plus institutionnel), tantôt on les envisage comme des substituts à l’engagement partisan pour ceux qui, déçus par l’univers politique spécialisé, s’en détourneraient38 en cherchant un engagement plus concret, plus local ; l’association est alors le lieu par excellence de la dépolitisation et du refus du politique.

21La première hypothèse est largement empreinte d’illusion rétrospective ; étant donné la faiblesse du nombre de personnes engagées dans des partis en France, le fait que de nombreux militants de partis sont passés par une association ne montre pas a contrario que les adhérents associatifs ont beaucoup plus de chance que les autres d’intégrer un jour un parti, un syndicat, voire même une association aux objectifs politiques affichés. Travailler sur l’amont, sur les associations, permet de prendre la mesure de ce décalage. De plus, et cela est valable dans les deux hypothèses, envisager l’engagement dans une association comme une étape parmi d’autres dans une « carrière » de militant fait courir le risque de donner un sens à ce qui n’est qu’une succession d’événements. L’enquête ethnographique et l’usage de l’entretien permettent au contraire de faire la distinction entre une suite de données factuelles, « objectives » (il est entré dans telle association à telle date, dans tel parti à tel moment...) et les liens que fait l’acteur entre différentes périodes d’engagement, le rapport subjectif qu’il établit – ou non – entre différentes activités. Mais l’analyse des données est alors beaucoup plus complexe : les effets d’imposition en entretien sont très forts, et faire la différence au sein d’un récit de vie entre la succession des périodes et la causalité entre des événements exige une interprétation fine des discours recueillis. C’est pourquoi nous réserverons l’analyse des trajectoires pour un article ultérieur.

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22Finalement, pour ce qui concerne le niveau d’analyse que nous avons privilégié, les observations effectuées sur ces associations à Paris, à Saint-Denis et à Nantes, nous conduisent à des résultats globalement convergents avec les conclusions auxquelles est parvenue Nina Eliasoph. Étudiant des associations américaines, elle a montré que l’activité associative contribue à un évitement du politique, tantôt dans les interactions entre les membres de l’association (c’est le cas notamment pour les associations de bénévoles), tantôt à l’interface de l’association et de la société (c’est plutôt le cas des associations qui se revendiquent comme politiques). En France, notre enquête tendrait à montrer que, de la même façon qu’aux États-Unis, le contexte associatif ne garantit pas l’apprentissage du lien politique démocratique : les associations de bénévoles (ici Voix d’Elles Rebelles, Marumba, Style Alpaga et les Restos du cœur) se caractérisent par une faible participation de l’ensemble des adhérents à la définition des objectifs et des moyens mis en œuvre par l’association et une faible propension à l’élargissement des points de vue individuels et collectifs. Amnesty International, seule association de type politique envisagée dans ce texte, ne correspond pas à ce modèle, même s’il est difficile d’évaluer si la différence tient plus à ce caractère politique revendiqué ou à l’extrême homogénéité sociale et politique de ses membres. Cela dit, Nina Eliasoph montre que, pour les associations politiques, c’est au niveau de la prise en compte par les médias et les pouvoirs publics de leurs revendications que s’opère « l’évaporation » du politique. En l’occurrence, nous n’avons pas abordé la question sous cet angle. Par contre, notre dispositif d’enquête visait à réintroduire dans l’analyse le niveau microsociologique. Et la prise en compte des caractéristiques et des comportements individuels des militants tend à rendre sensiblement plus complexe la thèse de l’évaporation du politique sans toutefois l’infirmer. L’analyse des relations entre les membres de l’association permet de voir comment les adhérents les moins politisés peuvent faire l’objet d’une socialisation politique, même modeste, au contact des responsables ou, plus largement, d’autres membres de l’association entrés avec un certain intérêt pour les affaires publiques ; et ce, d’autant que l’association ouvre des possibilités de contact avec l’univers politique institutionnel.

23Cette convergence des résultats pourrait surprendre, compte tenu des spécificités du secteur associatif outre-atlantique par rapport à la situation française, et notamment de la densité beaucoup plus forte du tiers secteur nord-américain et de sa moindre dépendance historique à l’égard des partis et des grandes institutions39. Mais le secteur associatif français connaît de profondes transformations, dont les Restaurants du cœur, construits à l’image des fondations américaines, sont une parfaite illustration. Ce changement est contemporain des mutations de l’engagement si largement étudiées par la sociologie politique40. L’évitement du politique qui, si l’on en croit nos résultats, caractérise une partie du secteur associatif français aujourd’hui, est une composante de cette transformation qu’il ne faut pas négliger.