1L’histoire de la Ligue des droits de l’homme (LDH) est à maints égards un passé qui s’écrit au présent et pour le futur. Dès l’origine, la LDH cherche à consigner son action et sa réflexion dans une mémoire qu’elle veut officielle : les souscriptions auprès des ligueurs et les votes de crédits n’empêchent pas cependant les contemporains d’attendre 1927 pour qu’un récit de la LDH paraisse1, faisant suite, d’ailleurs, aux souvenirs publiés en 1904 par le premier secrétaire de l’association, Jean Psichari2. Mais ce n’est qu’en 1958, avec l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle et l’accession de Daniel Mayer à la présidence de l’association, que la LDH fait l’objet d’une première étude historienne qui a longtemps orienté la recherche scientifique dans le sens sans doute restrictif d’une histoire des clercs commencée avec l’Affaire Dreyfus3. La cause du capitaine Dreyfus, première affaire de la Ligue devenue exemplaire de tous les engagements dreyfusistes, constitue certainement une scène inaugurale pour ces intellectuels nombreux au sommet de l’association4. Mais restreindre l’histoire de la LDH à la narration raisonnée d’une geste réitérée – ce que, au demeurant, Jean et Monica Charlot n’ont pas fait – oblitère le renouvellement qu’a connu cette association à but non lucratif.

2 Très rapidement, la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen – tel est son intitulé officiel – s’inscrit, en effet, dans un processus collectif. En cela, la LDH enrichit l’individu, ces « hommes de bonne volonté » qui vont de l’intellectuel isolé à l’ouvrier éclairé en passant par les professions libérales et les fonctionnaires de l’enseignement. Si, comme le montre la pratique rituelle de la commémoration où la cène primitive est continûment ressuscitée, la LDH n’oublie pas ce modèle d’engagement dreyfusard et dreyfusiste fondé sur une quête éthique et critique de la Vérité et de la Justice, sa posture d’héritière de la Révolution, prônant l’indivisibilité des droits, la place dans un champ d’intercession qui est bien celui de la vie de la Cité, et ce dans un temps où le pouvoir se désacralise, où la société se sécularise, où la République se précise5.

3Mêlant donc l’individuel et le collectif, l’association invente et renouvelle des formes de citoyenneté et tisse le lien social. Loin d’être un groupe électoral soutenant une réforme ou un candidat voire un programme, moins encore parti6 ou protoparti7, elle s’autonomise par rapport aux forces politiques et à leurs comités alors en formation, par rapport aux syndicats également. Ni loge, au recrutement élitiste et qui relève plutôt d’une société politico-philosophique fonctionnant comme un lieu d’échange d’idées et de solidarités8, ni salon, au rôle discriminant – bien qu’elle puisse en prendre la forme quant à son recrutement ou par le dialogue qu’elle mène avec les revues9 –, elle n’a pas non plus les contours a’un club ou d’une académie, bien qu’elle soit à plus d’un titre une société de connivence, et plus sûrement un lieu de sociabilité et de civilité. De fait, la Ligue10 agit alors à la fois comme une instance de recours administratif et/ou judiciaire, un espace de théorisation juridique et un groupe de pression original11.

4La pérennité de la LDH s’explique certainement par son activité au quotidien depuis plus d’un siècle maintenant : la constitution d’un service du contentieux fait de l’association un espace de pourvoi face à l’arbitraire étatique12, et la transforme en institution d’appel qui va de la défense de simples intérêts pécuniaires lésés13 au combat en faveur des « fusillés pour l’exemple »14. Au départ étique, l’équipe installée successivement rue de Savoie, rue Jacob, rue de l’Université puis rue Jean-Dolent devient peu à peu pléthorique : à l’apogée de l’association, elle réunit, outre Henri Guernut15 et sans compter le comité central, trois chefs de service – pour le contentieux, le secrétariat, le personnel et le matériel –, et trente-neuf employés16. La LDH extrapole il est vrai la figure dreyfusienne et court à toutes les iniquités, comme l’a affirmé son troisième président, Ferdinand Buisson, selon lequel il y a « une affaire Dreyfus partout où il y a un ouvrier qui souffre, un enfant sans instruction, un travailleur sans défense, un vieillard sans asile »17. Et l’étude d’une partie des archives de l’association, revenues de Moscou au printemps 2000 et conservées à la BDIC, va dans ce sens18.

5Mais il y a une autre continuité qui suit le fil rouge de l’histoire de la LDH : son ancrage à gauche. La politisation des enjeux moraux de l’Affaire révèle que celle-ci ne se réduit pas à des prises de position morales marquées par l’influence du kantisme. Les intellectuels et les édiles qui peuplent l’association adoptent des postures idéologiques et s’investissent au service d’une République menacée par le nationalisme et l’antisémitisme. Sans écarter les pratiques spécifiques de la cléricature, sans oublier les usages topiques du pouvoir, les ligueurs s’inscrivent très vite dans un mouvement à dimension citoyenne qui peut revêtir des caractères politiques19.

6À dépasser le tournant temporel de la Belle Époque et à porter le regard sur l’ensemble du premier demi-siècle de l’association, on est ainsi frappé par l’omniprésence de la dimension politique que revêtent les débats organisationnels et conceptuels au sein de la LDH. Mais pas seulement. Les usages civiques de la Ligue, tout au long des années vingt et trente, illustrent les rapports équivoques que cette association citoyenne entretient globalement avec le politique et la politique, et plus précisément avec la forme et la formulation partisanes.

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7L’un des premiers points abordés par les fondateurs consiste à déterminer la constitution interne à la Ligue, alors que l’association n’a pas droit à l’existence : en effet, malgré sa demande, elle n’est pas légalement autorisée. À l’instar de ses consœurs, dont certaines sont autrement trublionnes, la jeune Ligue des droits de l’homme jouit cependant, quelques mois durant, de la largesse gouvernementale, avant d’être poursuivie pour des raisons d’équilibrisme politique20.

La genèse structurelle de l’association

8Les statuts provisoires de la LDH, rédigés conjointement par son président-fondateur, Ludovic Trarieux, et par Paul Viollet21, évoluent avec le développement de l’association. À sa fondation, ils ne comportent que quelques titres qui tracent les grandes lignes d’une action « destinée à défendre les principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de justice énoncés dans la Déclaration des droits de l’Homme », et précisent ses procédés de médiation dans la sphère publique :

« Les réunions, les publications, les pétitions aux chambres, l’intervention (...) auprès des représentants du pouvoir et des administrations publiques ».

9Dirigée au départ par un comité d’une quinzaine de membres « élus » – en fait constitué des fondateurs et complété par simple cooptation –, la direction ne procède donc pas, loin s’en faut, d’un recrutement démocratique. On y retrouve de purs politiques, souvent à la fin de leur cursus honorum, pour la plupart sénateurs et anciens ministres – Ludovic Trarieux, Arthur Ranc, Auguste Delpech, Joseph Reinach, Yves Guyot ou Jean-Jules Clamageran. La création des comités locaux – futures sections –, suit la même procédure, avec un rôle important des dreyfusards locaux – Célestin Bouglé à Montpellier, Émile Durkheim et Paul Stapfer à Bordeaux, Victor Basch ou Georges Dottin à Rennes, Marius Moutet à Lyon –, et peut obéir à des impulsions parisiennes22. Mais la LDH reste alors encore faible. Auguste Delpech se souvient de la première assemblée générale de la Ligue, le 4 juin 1898, au siège des Sociétés savantes :

« Nous étions là trente-deux hommes et une femme. Tout était contre nous : la presse stipendiée, le peuple trompé, l’armée [...], le Parlement apeuré, les ministres affolés, ce lamentable Félix Faure au sommet de ce tas, poursuivant on ne sait quel rêve de lubricité ou de couronnement impérial par l’armée qu’il protégeait. En fait d’argent, nous avions les sommes que chacun de nous souscrivait quand Trarieux faisait passer la liste, et si quelques-uns pouvaient donner le billet de mille francs, il en était comme mon collègue Isaac, père de cinq enfants, sans autre ressource que l’indemnité parlementaire, qui prélevait la pièce de 20 francs sur le nécessaire de la famille. »23

10Les statuts votés en juin élargissent le comité initial à 36 membres24, dont la composition varie très rapidement. L’acceptation des statuts et des principes de la Ligue, ainsi que le règlement d’une cotisation modique permettent d’être ligueur – ou ligueuse –, mais « les adhésions ne sont définitives qu’après ratification du comité », sachant « qu’il pourra être fait appel de la décision du comité devant l’Assemblée générale » et que « le comité statue également sur les radiations, sous la même réserve du droit d’appel ». La direction de la LDH, quant à elle, reste contrôlée par les fondateurs de l’association : le comité est « renouvelé par tiers chaque année par l’Assemblée générale » et « les membres sortants sont rééligibles »25, mais, au vrai, le comité se recrute lui-même de façon peu démocratique, la notion de mandat ne devenant réalité que peu à peu. Et la présidence du mouvement est elle-même l’objet d’appétits, comme en a témoigné longuement Jean Psichari26.

11Certains dreyfusards sont écartés parce que leur nom est politiquement lourd à porter : c’est le cas de Joseph Reinach, considéré comme le « chef du syndicat de trahison » par les antidreyfusards, objet de réticences des ralliés de la dernière heure. Ludovic Trarieux lui demande ainsi s’il tient à figurer parmi les membres du premier comité... Retiré de la liste des candidats proposés à l’assemblée générale du 4 juin, il est réintroduit dans la direction de la LDH à cette occasion27. Aux côtés du président Ludovic Trarieux, désigné par acclamations, sont nommés deux vice-présidents – Émile Duclaux et Édouard Grimaux –, un trésorier, en la personne de Lucien Fontaine28, un secrétaire général, Jean Psichari – relevé par Mathias Morhardt – et un secrétaire administratif, très vite remplacé par Louis Lapicque.

12Quoique renouvelé par cooptation, le comité directeur n’est pas fermé, dès lors que des invités peuvent y participer : le financier Emmanuel Vidal-Naquet assiste à la séance du 10 juin 1898, Ary Renan à celle du 13 juillet. Pratique dont le comité usera délibérément les décennies suivantes. Au surplus, des départs permettent d’ouvrir la direction de la Ligue à son premier socialiste – avant la conversion, pas encore achevée, de Francis de Pressensé – : Lucien Herr.

13Il faut néanmoins attendre la présidence de Francis de Pressensé pour modifier en profondeur les statuts et le mode d’organisation de la LDH, évolution qui rythme les futurs débats organisationnels au sein de la LDH.

Quand une dynamique démocratique saisit la ldh

14Il va sans dire que l’association s’est déjà transformée en cinq ans. Dès février 1899, un règlement est adopté, organisant les relations entre la cinquantaine de sections et le siège. Et si la LDH rassemble, au début de l’été 1898, quelque 800 cotisants, elle en réunit, fin 1899, environ 12000. Il est vrai que la Ligue des droits de l’homme dépasse le drame judiciaire qui l’a fondée, écrit de plus en plus un programme dreyfusiste, et donc républicain, et préfigure déjà un mouvement post-dreyfusard.

15La LDH connaît de fait un développement numérique et géographique réel quoique limité au regard de sa rivale, la Ligue de la patrie Française. Ses publicistes – singulièrement Francis de Pressensé, Pierre Quillard, Georges Bourdon –, ses universitaires – comme Célestin Bouglé –, parcourent la France, tandis que la direction impulse enquêtes et interventions qui s’ajoutent aux pétitions et aux souscriptions – version sonnante et trébuchante des premières29. L’appui financier de la franc-maçonnerie, les bras ouvriers et anarchistes permettent aux premières campagnes publiques de se tenir. Il ne s’agit donc plus, comme en 1898, de se compter ou de compter, de préparer des bandes et des adresses, de tirer et d’expédier des imprimés. Le temps s’éloigne où la LDH se préparait gaillardement à lutter contre une tentative de coup d’État par un manifeste...

16Assumant une fonction tribunicienne, la Ligue des droits de l’homme s’appuie sur des modes de propagande autonomes et complémentaires, individuels ou collectifs, comme les brochures, les protestations ou les affiches, et recourt volontiers à la presse amie, du Siècle à L’Aurore, de La Petite République aux Droits de l’Homme, du Rappel au Radical, et, plus tard, de La Volonté à L’Ère nouvelle et à La Lumière. Mieux : avec la création du Bulletin officiel puis des Cahiers des Droits de l’Homme, aux accents plus militants, la LDH s’offre ses propres instruments d’influence qui doublent les conférenciers du comité central ou des fédérations. Ce qui explique, du reste, les problèmes financiers récurrents que rencontre l’association, notamment quand les cotisations des ligueurs remplacent les contributions de riches donateurs.

17Le départ, le 19 octobre 1903, d’un Ludovic Trarieux gravement malade depuis plusieurs mois, porte à la présidence, à l’occasion d’un comité extraordinaire unanime, le jaurèsien Francis de Pressensé, très populaire dans la Ligue30. Le retrait du trésorier Lucien Fontaine illustre de même un passage de témoins entre dreyfusards, à l’intérieur d’une même génération politique, celle qui va dominer la Ligue des droits de l’homme jusqu’aux années trente. Or, le député du Rhône amplifie les réformes statutaires en cherchant non plus à suivre voire à accompagner le développement de la Ligue, mais à le précéder et même à le susciter. La première adaptation de la Ligue à l’ère contemporaine touche donc à sa démocratisation : un congrès annuel remplace les deux assemblées générales et réunit les délégués des sections, dont le nombre est proportionnel au recrutement de la section concernée. Espace de discussion, il devient un lieu d’élection des membres du comité central, mais sans véritable décision possible, puisque les seuls candidats présentés par le comité central ont une chance tangible d’être élus.

18La modernisation structurelle s’opère avec le congrès de 1904 qui aborde la question d’une plus grande transparence du fonctionnement de la Ligue. L’article 7 des statuts de 1903 prévoit que le tiers sortant du comité central est soumis à renouvellement lors du congrès annuel, mais quid des sièges des démissionnaires et des disparus entre deux congrès ? Face à ce vide statutaire, la direction de la Ligue avait continué à choisir sans élection formelle les successeurs. Les préférences – que le comité central identifie à des « présentations » – n’étaient pas même ratifiées au congrès suivant, certains membres siégeant au comité central pendant près de trois ans sans aucune légitimité démocratique31.

19À cette pratique – choquante pour ceux qui invoquent une usurpation de droit non conforme aux principes républicains –, peuvent s’ajouter des manœuvres pour éliminer les candidatures spontanées32. Au contraire, d’autres analysent la revendication de transparence représentative comme une tentative de noyautage politique et peut-être partisan. L’élaboration d’un règlement des congrès ne règle pas les problèmes soulevés par l’ouverture démocratique de la LDH. Les comptes rendus analytiques publiés irrégulièrement à partir de 1916 soulignent que ces temps de discussions sont aussi des moments d’oppositions.

20À la vérité, l’affrontement portant sur la mission de la Ligue des droits de l’homme dans le champ civique peut s’exercer dans d’autres lieux de confrontation. Les séances du comité central sont ainsi scandées par des explications qui dépassent de simples délibérations, et peuvent être ponctuées de démissions spectaculaires. Celle de Victor Basch est connue33, moins celle d’un Gabriel Trarieux, d’un Jean Psichari, d’un Joseph Reinach, d’un Yves Guyot, d’un Paul Guyiesse avant 1914 qui s’accompagne d’un éclaircissement des rangs ligueurs34. Et parfois les oppositions, qui murmurent au sein du comité, se muent en éclats de voix, comme au congrès de Tours, en 1937, quand la minorité pacifiste menée entre autres par Félicien Challaye, Michel Alexandre, Gaston Bergery, Georges Pioch, démissionne du « parlement de la Ligue ». Il est vrai que le Front populaire, les procès de Moscou, la guerre d’Espagne complexifient des enjeux fondamentalement politiques.

La ldh et les pouvoirs

21La crise éthique et politique fondatrice du xx^e siècle a ébranlé en profondeur de nombreuses institutions – l’Armée, le Parlement, l’Église –, mais a aussi, paradoxalement, renforcé la République. Elle s’accompagne, on le sait, de l’émergence des forces partisanes. Les échos d’Octobre 1917, le développement du fascisme et du nazisme dans les décennies vingt et trente brouillent les repères idéologiques, déplacent les frontières politiques et, in fine, remettent en jeu le modèle dreyfusard dont la Ligue des droits de l’homme a repris le flambeau, transfigurant certaines atteintes au Droit en rejeu de l’Affaire.

22Dans ces contextes, les relations que la LDH noue volens nolens avec la chose publique sont frappées au coin de l’ambiguïté voire de l’ambivalence. Née dans et de l’affaire Dreyfus, la Ligue des droits de l’homme ne se départit pas d’une cause qui rythme son histoire et, au-delà, construit sa mémoire quand l’Affaire devient un mythe, au sens sorélien du terme. Mais son dreyfusisme la pousse finalement sur le devant de la scène hexagonale. Devenu davantage qu’une structure d’accueil, ce rassemblement sociologiquement interclassiste fonctionne à la fois comme un éveilleur et un catalyseur de consciences républicaines, et comme un mouvement à mi-chemin entre le politique et les valeurs universalistes, l’exigence de Vérité, l’idée du Droit, le principe de Justice.

23Très tôt, la configuration, l’inspiration, les actions de la LDH – de son rôle dans la séparation des Eglises et de l’Etat à sa participation à l’Union sacrée, de sa défense des libertés individuelles et publiques à ses combats pour les droits sociaux – font de cette association républicaine un lieu de dialogues à plusieurs voix. La réapparition et la reformulation des enjeux politiques dans l’entre-deux-guerres la confrontent à une mission civique généraliste et intermédiaire, difficile à tenir entre son objectif humaniste et sa participation citoyenne au devenir de la III^e République. Si, avant la Grande Guerre, la LDH s’affronte à la res publica, c’est plus en qualité de vigie qu’en institution de la République. Les commissions créées, sur la prostitution par exemple, correspondent à des missions à la fois de vigilance sur certaines atteintes au Droit et d’identification des nouveaux champs d’intervention, et d’expertise et de documentation. Développées dans les années vingt et trente, elles se transforment en groupes de travail qui sont autant d’instruments de proposition. Un point commun domine : leur mode d’organisation à géométrie variable qui les autorise à faire appel à des spécialistes extérieurs, voire à nouer des contacts avec d’autres associations, telles la Ligue contre l’antisémitisme (LICA) ou le Secours rouge international, établissant ainsi des réseaux sans structures formalistes.

24Mais la Ligue des droits de l’homme n’agit pas selon des modes d’intervention immuables. Cherchant à être en phase avec la médiatisation de l’action civique, elle modernise, en particulier sous la présidence de Victor Basch, ses instruments de protestation et d’information, en utilisant la TSF, en lançant les délégués permanents à la propagande, en créant un insigne, en publiant des pages de la Ligue dans la presse de gauche – La République notamment. Il est vrai qu’avec la diversification du mouvement associatif, la LDH doit affronter des concurrences qui œuvrent sur un terrain proche ou annexe – la laïcité ou l’antifascisme par exemple –, et qui l’obligent à faire preuve d’exigences et de compétences variées. Il est vrai aussi qu’elle doit se renouveler en attirant à elle les jeunes générations35.

25Il n’en demeure pas moins que la Ligue des droits de l’homme et du citoyen n’oublie pas le second terme de son titre. Face à la politisation de la demande sociale, l’association dépasse son statut civique pour se porter, d’abord insensiblement puis progressivement, sur le terrain politique. Cette orientation, qui s’accentue dans les années vingt et trente, n’est certes pas nouvelle. Avant 1914, par son soutien au gouvernement Waldeck-Rousseau et au Bloc des gauches36, par son désaccord avec les pratiques clemencistes, la LDH a pu exposer ses options politiques. L’après-guerre amplifie incontestablement cette tendance. Les signes en sont nombreux et divers. Sans qu’une règle spécifique soit posée, l’appartenance au comité central est exclusive de toute charge ministérielle, mais un membre du comité central peut être parlementaire, comme le furent Francis de Pressensé ou Ferdinand Buisson37. L’intérêt en est évident : la LDH peut ainsi, indirectement, poser des questions écrites et intervenir lors des débats de la représentation nationale. Un groupe parlementaire, évoqué dès 1907, longtemps informel, est ressuscité à l’automne 1915 par Henri Guernut, soutenu par Marcel Martinet, malgré les objections de Mathias Morhardt et Ferdinand Buisson, méfiant à l’encontre des parastructures38. Il prend chair le 27 mars 1918, et ses séances illustrent un souci d’affirmation de la légalité républicaine. Parallèlement, cette création ouvre la voie à un contrôle des sections sur le vote des parlementaires-ligueurs.

26Même potentiel critique lorsqu’un ligueur devient membre du gouvernement : quand le ministre Paul Painlevé pénètre dans l’enceinte du congrès de 1916, le président de séance, Marins Moutet, le salue et le remercie « très vivement de la marque d’intérêt » témoignée39. Mais l’année suivante, Henri Guernut avoue certaines déceptions :

« (...) Ce qui fait notre force et notre fierté, (...) c’est qu’on ne connaît point chez nous les camaraderies faciles et indulgentes [Bravos]. Lorsqu’il arrive (...) à un membre du Comité central de siéger au Gouvernement, nous lui faisons moins de crédit qu’à un autre [Très bien] ; nous exigeons de lui plus de justice que d’un autre [Très bien, très bien]. Nous nous apprêtions à combattre, et vivement, notre collègue Painlevé, lorsque, rentrant chez lui, il y a retrouvé la voix de l’équité [Applaudissements] »40.

27Cette relative intransigeance de principes et de pratiques démontre, en fait, qu’un débat s’instaure au sein de la direction de la LDH. À ceux qui comme Victor Basch ou Émile Kahn poussent, en 1920, un Pierre Renaudel à entrer au comité central parce qu’il est partisan d’actions communes avec la CGT ou la SFIO, tout en critiquant l’illusion parlementaire41, et plaident pour un engagement d’indépendance, répond Henri Guernut qui souligne l’efficacité et l’autorité d’une Ligue représentée au sein des pouvoirs exécutif et législatif, mais au-dessus des partis.

28Ces affrontements s’amplifient dans les années trente. Alors que le comité central salue l’élection de Doumergue à la présidence de la République en 1924, le congrès de La Rochelle et le comité central, sur proposition de Victor Basch, prônent une incompatibilité absolue des qualités de ligueur et de ministre42. Et quand le secrétaire général Henri Guernut est élu député de l’Aisne, Basch pose la question de sa démission puis propose le statu quo, nombre de ses collègues y voyant plutôt un intérêt43, et rappelant les précédents des Pressensé et Buisson. Au vrai, ce débat relève d’une question principielle plus générale : celle du rapport de la LDH et des ligueurs au politique.

Le rapport au politique

29La LDH s’est longtemps refusée à tout choix électoral clair, privilégiant une position qui se voulait hors-champ politique. Les données changent quand le danger fasciste se substitue au « péril clérical et conservateur ». Pour autant, Francis de Pressensé a toujours revendiqué une posture politique et non partisane, tandis que Ferdinand Buisson a continûment cherché à maintenir un consensus dans la Ligue. Au contraire, Victor Basch refuse que l’association se contente d’être un instrument juridique et veut, dès l’après 1914, retrouver la « folie héroïque » ayant « présidé à la naissance de la Ligue des droits de l’homme »44, plaidant pour une fonction d’aiguillon idéologique. Son élection à la présidence, en 1926, confirme la voie fédératrice choisie par la LDH dans le camp républicain, une Ligue qui se veut un pôle de rassemblement des gauches aux relations difficiles après Tours. Alors que Ferdinand Buisson préférait des résolutions « tardives mais délibérées », il pousse à ce que la LDH devienne « une Ligue d’action (...), la conscience agissante de la démocratie », précédant et guidant l’opinion publique. Ouvert, il favorise la production de rapports divergents aux congrès et accepte que des délégations du comité central soient offertes aux minoritaires, tout en refusant que des fractions cristallisées se constituent dans la LDH45. Avec les années 1920 et 1930, suivant une inflexion initiée mais limitée sous Pressensé et Buisson, la LDH conduite par Victor Basch entre en politique.

30Le montre la récurrente interrogation des sections et de la direction à propos des « cartels » ou des « comités ». Les premières réponses, invariables, rappellent l’article 14 des statuts et « l’originalité de la Ligue [qui...] lutte seule, en dehors et au-dessus des partis pour une fin qui lui est propre : le respect de la liberté des individus et des libertés publiques »46 et le comité central n’hésite pas à dissoudre les sections récalcitrantes. Mais le risque de politique politicienne devient réalité. L’affaire Herriot, qui éclate en 1934, et ses échos au congrès de Nancy signent les difficultés pour maintenir l’unité d’une ligne, Victor Basch, par idéal, pesant de tout son poids et usant de sa menace de démission, pour rejeter l’exclusion du maire de Lyon, et surtout du ministre et ancien président du Conseil. L’écueil partisan est pourtant patent47 et les divisions politiques se font jour.

31Dès mars 1933, Victor Basch initie cependant des manifestations communes avec la CGT et la SFIO, organisées sans le Parti radical et malgré les réticences de Henri Guernut, Salomon Grumbach et Albert Bayet. Au lendemain du 6 février 1934, il pousse avec Georges Buisson à un mouvement de riposte républicaine et à une commission d’enquête, puis participe comme président à ce Rassemblement populaire perçu comme un « point de départ de réformes profondes », sans considérer pour autant que le programme soit celui d’un gouvernement48. Mais, de facto, Victor Basch revendique la transformation d’une « association juridique et morale » en « association politique, participant indirectement aux campagnes électorales, faisant partie d’une majorité solidaire d’un gouvernement »49.

32Le congrès de Tours, l’affrontement entre, d’une part, la direction du mouvement et, d’autre part, des minoritaires qui profitent de l’aveuglement du comité central et des doutes de Victor Basch à propos des procès de Moscou, paraphent cette politisation. Il est vrai que les enjeux ne sont plus les mêmes après le rétablissement du service militaire en Allemagne, la réoccupation armée de la Rhénanie et la guerre civile en Espagne. Devenus anticommunistes, Challaye, Emery, Alexandre, Bergery, Michon en particulier, mais également les Paz, Reynier, Pioch, sans oublier René Chateau, André Philip et Francis Delaisi, manifestent leur opposition, pour d’aucuns en démissionnant avec éclat d’une Ligue devenue politique.

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33Au temps long de l’Affaire, la LDH produit des actes qui ne se réfèrent pas aux normes politiques classiques. À cet égard, elle représente sans nul doute un dreyfusisme original, à la fois synthétique et syncrétique, individuel et collectif. En intervenant par les pétitions, dans la presse, par les brochures, dans les assemblées et même dans la rue, elle veut se présenter comme une communauté consciente : son combat procède d’une démarche qui cherche à autonomiser et à refonder le civique par rapport au politique. Car si la Ligue n’arrive pas toujours à mettre en forme juridique légale les droits de l’homme, elle donne un sens à l’action de ces progressistes de gauche.

34La politisation des enjeux extérieurs et intérieurs modifie en profondeur le rapport de la Ligue à la Cité, et l’oblige à dépasser un civisme républicain en constante évolution depuis 1898, et fondé jusqu’alors sur la critique voire le contrôle des pouvoirs. Sa participation, avant l’heure et à partir de 1934, à un rassemblement des gauches, indique qu’elle veut, au-delà du consensus républicain, reprendre le flambeau du combat pour la République, avec tous les risques que cela comporte.

35Mais, par-delà le front qu’elle constitue, la LDH participe au renouvellement du legs révolutionnaire par un discours qui ressource l’idée républicaine à l’éthique des droits de l’Homme et du Citoyen. Sa défense des individus est par degrés étendue à celle de l’Homme dans la société ; c’est l’État et ses représentants – le Gouvernement, le Parlement –, ce sont les citoyens, par leur engagement civique, électoral, politique, syndical, qui doivent permettre la cohésion sociale et l’évolution vers le progrès. Aux yeux des ligueurs, les faits – l’inégalité sociale, par exemple –, sont créateurs de droits. On le voit, la LDH cherche à transcender l’antinomie entre l’individu et l’État, entre la liberté et l’égalité. Par là même, la Ligue des droits de l’homme participe de la démocratie de l’opinion publique et des associations qui se met en place au xx^e siècle.