1Selon Maurice Agulhon (1988), les années 1880 sont plus importantes dans l’histoire de la vie associative que la loi de 1901. Cette remarque s’applique pleinement au cas de la Ligue de l’enseignement. Lorsqu’est enfin adopté le statut légal des associations, celle-ci a déjà atteint une maturité associative et une complexité organisationnelle due à sa taille et à son fonctionnement en réseau. On évoquera d’abord cette réalité et les problèmes d’interprétation qu’elle soulève avant d’examiner les interactions entre la loi de 1901 et la Ligue (Martin, 1992)1.

La ligue de l’enseignement au début du xx^e siècle

Une histoire déjà longue

2L’essor associatif de la Ligue a connu schématiquement quatre phases. De 1866 à 1870, c’est la naissance d’un mouvement d’opinion, constitué à la fois d’adhérents individuels – les souscripteurs du « mouvement d’éducation par l’initiative privée » lancé par Jean Macé – et de cercles regroupant des adhérents (pas forcément les mêmes que les précédents !) sur la base d’une localité, petite ou grande. Ces cercles, lorsqu’ils comptent plus de vingt personnes, doivent solliciter une autorisation (en vertu de l’article 291 du Code pénal), qui leur est accordée en général avec bienveillance par les préfets de l’Empire libéral. Mais, en dehors de la personne de Macé, le lien organisationnel entre les cercles n’est pas constitué ; la Ligue n’est donc guère qu’un « label ».

3Les années 1871-1880 correspondent à la période héroïque et à la conquête républicaine2. La perte des cercles d’Alsace-Moselle place le Cercle parisien dans une position fédératrice potentielle, qui lui permet notamment de lancer à l’échelle nationale la fameuse pétition en faveur de l’École gratuite, obligatoire et laïque de 1871-72. Cette initiative assure à la Ligue sa réputation définitive dans les milieux républicains. Mais l’essor des cercles est freiné par l’Ordre moral, ceux-ci étant alors dissous ou paralysés. Il reprend avec la conquête républicaine du pouvoir, qui pousse à structurer davantage le « parti » républicain ; c’est pour y contribuer que Macé lance en 1878 les sociétés républicaines d’instruction.

4Avec l’année 1881 commence une troisième étape, la légitimation républicaine et la naissance d’une véritable organisation nationale. En avril, l’autorisation est enfin obtenue – grâce à Gambetta qui en sera la vedette politique – de réunir un premier congrès. Au terme d’un débat houleux, l’œuvre fondée par Macé se transforme en Ligue française de l’enseignement, sur la base d’un compromis plus ou moins harmonieux entre les tendances centralisatrices du Cercle parisien et celles, très autonomistes, de la plupart des cercles provinciaux et de la majorité des nouvelles associations représentées. La Ligue se définit comme une fédération d’associations invitées à tenir des congrès annuels – les individus qui ne peuvent ou ne veulent pas passer par une association locale peuvent adhérer directement au Cercle parisien. Celui-ci est reconnu d’utilité publique depuis un décret du 4 juin 1880, ce qui lui permet de recevoir les dons et les legs. Dirigée par un conseil général de 30 membres élus par les congrès, dotée d’un bulletin trimestriel envoyé à toutes les sociétés adhérentes, la Ligue possède – au moins sur le papier – un degré d’organisation incontestablement supérieur, à ce moment, à celui des formations politiques (Huard, 1978 et 1996). Cette organisation ne peut être comparée, dans la sphère républicaine, qu’à celle des loges maçonniques où cependant le recrutement demeure plus élitiste.

5Avec la dernière étape qui débute en 1894-95, la Ligue parvient enfin à trouver sa place définitive dans la sphère républicaine : elle décide (et reçoit mandat de l’État-enseignant pour cela) d’investir l’école laïque, d’organiser sa promotion et sa défense, notamment à travers les œuvres péri- et post-scolaires, dont l’essor doit contrecarrer celui des patronages catholiques et des écoles congréganistes. Ce tournant coïncide avec la disparition de Macé, l’arrivée de Léon Bourgeois (qui préside la Ligue de 1894 à 1898 et y diffuse les thèmes du solidarisme) et de la génération radicale. La relance s’effectue simultanément sur des bases institutionnelles et militantes. Les associations éducatives et scolaires de tous types – mutualités, patronages, sociétés de lectures et de conférences populaires, de gymnastique, et surtout d’anciens élèves (« Petites A ») – affluent. En 1901, plus de 2600 associations au total ont adhéré à la Ligue depuis l’origine, dont 1200 environ depuis 18953 ; de taille variable, elles vont de la petite société rurale à des unités complexes, fédérant elles-mêmes d’autres structures. Cette dynamique entraîne un renouvellement du recrutement, plus ouvert aux instituteurs et à tout un petit peuple laïque qui, dans le climat tendu de la fin du siècle, est prêt à en découdre avec l’ennemi congréganiste...

Un objet politique complexe et en transition

6L’édifice associatif produit en 1901 est complexe. Assurément, la Ligue est un immense réseau politique. On l’a parfois assimilée à un parti, du moins à un proto-parti, une sorte de « parti de l’idée républicaine » (comme disait Macé). La Ligue a en effet diffusé une rhétorique idéale à base d’unanimisme, de refus des divisions républicaines, qui est caractéristique de la conception première du « parti républicain », celle d’un parti d’opinion, non d’une formation organisée. D’autre part, on l’a dit, La Ligue était elle-même précocement une formation organisée qui pouvait prétendre servir de tremplin à une force politique. Mais la tentative d’incarner directement un parti ne pouvait qu’échouer, comme on sait : les divisions politiques du monde républicain impliquaient d’être assumées jusqu’au bout pour qu’émerge la formule moderne du ou plutôt « des » partis (Huard, 1978 et 1996). En outre, cette prétention s’est heurtée à deux obstacles supplémentaires, qu’il faut distinguer. Le premier, c’est que le but de la Ligue n’a jamais été d’exercer directement le pouvoir, tout au plus de l’influencer, et surtout de créer des « mœurs républicaines »– il fallait « faire les électeurs, et non faire les élections » comme disait Macé. Le second obstacle tient à sa spécialisation sur les questions scolaires et éducatives, qui ne recouvrent pas tout le champ de la politique républicaine (même si elles jouent un rôle central dans son imaginaire). De ce fait, le destin de la Ligue était probablement de figurer à terme ce qu’Édouard Petit, au début du siècle, appellera le « parti scolaire laïque », la rhétorique de l’unité républicaine étant en somme réinvestie ici autour de la défense de cette institution sacrée qu’est l’école laïque de la République. Cette posture intellectuelle et pratique, la Ligue l’occupera le plus souvent dans la suite de son histoire.

7À ce titre, elle se rapproche davantage d’un groupe de pression, ou d’un « groupe d’intérêts politiques » au sens de Jean Meynaud (1962), ou encore, selon la formule d’un des pionniers méconnus de la science politique française, Léon-Ernest Jacques (1913), d’un « groupe auxiliaire de la démocratie ». En se référant à la typologie du premier des auteurs cités, la Ligue serait un « organisme de promotion d’une cause » à mi-chemin des « groupements revendicatifs » cherchant à « influencer les autorités politiques sans se substituer à elles » et des « groupements qui se consacrent à l’éducation politique ou civique de leurs membres » (Meynaud, 1962, p. 57-58et 128-136). Par rapport à la nomenclature esquissée par le second, La Ligue nous paraît également occuper une situation intermédiaire entre deux types de « groupements auxiliaires » : ceux qui sont amenés à « prêter plus ou moins consciemment leur concours à certains partis politiques » et ceux de type « sociétés savantes ou associations politico-sociales, qui, sans avoir aucun lien direct ou indirect avec l’un ou l’autre des divers partis, élaborent des projets que souvent le Parlement se borne à accueillir, à faire siens et à voter ». Cet auteur, très sensible aux mutations fines de la sociabilité politique d’avant 1914, discute des « avantages et inconvénients des partis politiques » dans le cadre du système parlementaire (un débat alors très actuel), tout en notant que les groupes associatifs auxiliaires ne contreviennent nullement aux exigences du parlementarisme :

« Il n’est pas mauvais, semble-t-il, que d’une part les problèmes de nature spéciale et secondaire soient étudiés, approfondis et présentés, pour ainsi dire, tout prêts à la consécration du législateur par des associations de spécialistes éprouvés ou de dévouements désintéressés, et que, d’autre part, les plus graves questions, précisément à cause de leur gravité même, soient préalablement discutées et examinées sous toutes leurs faces dans des groupements de tendances et de caractères très différents. Il paraît y avoir là plutôt une heureuse division du travail, un contact plus intime des représentants du peuple avec les divers éléments qui concourent à la formation, en même temps qu’à l’expression, de l’opinion publique nationale. D’ailleurs de telles enquêtes et discussions ne se résument que dans des vœux destinés à éclairer le Parlement, et non pas à le lier. Celui-ci reste seul juge de la suite qu’il importe de leur donner »4.

8En l’occurrence, la Ligue se fixe comme tâche non seulement de préparer les décisions politico-administratives que le Parlement et l’Etat n’auront plus qu’à ratifier, s’agissant de l’école, mais aussi de ramener sans relâche la défense de l’école laïque au centre des préoccupations politiques communes de tous les partis républicains, et de célébrer par les fêtes, les commémorations, les discours..., le lien sacré qui doit unir l’école et la République.

9Cette fonction de groupe « auxiliaire » impliquait un renoncement au rêve « généraliste » d’incarner « le » parti républicain, une acceptation de la division des tâches entre partis, associations, syndicats, loges maçonniques, mutualités, au sein de la « nébuleuse » républicaine. En un mot, elle ne pouvait, selon nous, apparaître pleinement qu’au terme d’une mutation de la sociabilité associative initiale. Car celle-ci à l’origine peut être schématisée par trois traits.

10D’abord, une relative obscurité du statut juridique des associations. Certaines de celles qui adhèrent à la Ligue sont bien sûr « autorisées » (au sens de l’article 291) et, d’autres, plus rares, « reconnues d’utilité publique »– mais ce n’est pas, semble-t-il, le cas de toutes, comme si la victoire républicaine avait dispensé nombre d’entre elles de se mettre en règle. Ce décalage peut sans doute s’expliquer par un taux important de mortalité associative. Nous faisons l’hypothèse qu’il peut aussi être congruent à une longue tradition de sociabilité informelle et intermittente décrite par Maurice Agulhon (1977), laquelle associe sociabilité pure et appartenance idéologique. En ce sens l’identité d’une association de base de la Ligue est toujours potentiellement à mi-chemin d’un comité politique et d’un cercle d’agrément ; le but éducatif avoué de sa constitution peut souvent en cacher un autre : le regroupement des militants républicains les plus actifs d’une localité par exemple, en vue de conquérir le pouvoir municipal. Comment s’étonner alors que parfois elle disparaisse, une fois l’objectif atteint ?

11Le deuxième trait est le caractère congloméral du réseau ainsi constitué, son absence de spécialisation apparente. Au début du xx^e siècle, continuent à y adhérer pêle-mêle des loges maçonniques, des sociétés explicitement politiques, des groupes féministes ou pacifistes, des amicales d’instituteurs, des sociétés de préparation militaire, à côté des intitulés traditionnels (cercles, bibliothèques). Les appellations ne reflètent pas toujours la vocation éducative, dont se réclament sans doute la majorité de ces structures (mais à travers une très grande diversité de formules). Globalement, la Ligue apparaît comme un monde sans frontières, un conglomérat assez hétéroclite qui ignore la différenciation entre organismes à vocation politique, syndicale, éducative, sociale ou philosophique.

12Enfin, ce conglomérat associatif est une construction aux liens assez lâches. Les sociétés adhérentes paraissent avant tout attachées à leur indépendance, notamment financière. La plupart s’abstiennent de toute présence ou représentation dans les congrès et semblent confinées dans un horizon de préoccupation purement local. Ce mode de rassemblement extensif, qui permet de ratisser large, ignore les critères formels de la représentativité démocratique et la « discipline » dans l’application des décisions prises en commun, qui en est le pendant5. La mobilisation collective recourt ici à des moyens exclusivement incitatifs : tournées de conférences des dirigeants, primat des affinités personnelles, synergie avec les organisations-amies, parmi lesquelles jouent – sans exclusivité – les connivences maçonniques. Et jusqu’à la fin du siècle la direction échouera à établir des structures départementaies, dotées de pouvoirs statutaires, entre elle-même et les sociétés de base. Cette innovation était pourtant la clé de l’émergence d’un nouveau mode de fonctionnement de la vie associative, en introduisant un critère de représentativité, condition d’une gestion à la fois « démocratique » à l’intérieur et différenciée vis-à-vis de l’extérieur.

13Mais le tournant du siècle a également vu les premiers ébranlements sérieux de ce modèle traditionnel de régulation, et c’est pourquoi la Ligue est à ce moment-là en pleine transition du point de vue des formes associatives. L’afflux des sociétés nouvelles à partir de 1894-95 provoque en effet un intérêt accru pour les formules de regroupements intermédiaires en unités complexes. De nombreuses Petites A, patronages, mutualités – adhérents ou non de la Ligue – s’affilient parallèlement par unions locales, régionales, nationales dans certains cas. On discute du bien-fondé de regrouper les œuvres par spécialité ou sur critères géographiques, les deux formules rivales finissant par devenir complémentaires. Bientôt la formule des fédérations départementales va s’imposer à partir de la région lyonnaise et stéphanoise. Dans ces nouvelles structures départementales, qui regroupent elles-mêmes plusieurs centaines de sociétés, la représentativité de celles-ci dans les instances départementales s’effectue sur la base du nombre d’adhérents ; les décisions des congrès sont exécutoires ; enfin, pour le dire très vite, les premiers critères de différenciation sont posés vis-à-vis du politique, du syndical, des sociétés de pensée : on entre dans l’âge démocratique moderne de la vie associative. Cette transformation n’affectera la Ligue, sur le plan national, qu’après la Première Guerre mondiale ; elle sera entérinée en 1925-26, lorsque celle-ci deviendra Confédération générale des œuvres laïques, les associations de base étant alors regroupées en fédérations départementales (les FOL) et, progressivement en fédérations nationales spécialisées par secteurs d’activité, les UFOS.

14C’est donc dans un contexte de mutation commencée mais inachevée qu’intervient la loi de 1901. On est alors tenté de se demander si elle a accéléré la transformation. De façon générale, comment cette loi, dont l’absence n’avait en rien hypothéqué l’essor de la Ligue, s’est-elle articulée, sur le moment, avec l’histoire de celle-ci ?

La ligue et la loi de 1901

15Les contemporains ont été plus attentifs, on le sait, lors du vote de la loi de 1901, au statut des congrégations qu’au régime libéral accordé aux associations ordinaires. La Ligue n’a pas échappé à cette vision, qui apparaît rétrospectivement réductrice. Mais quel rôle précis a-t-elle joué dans le débat d’opinion qui a accompagné la loi ? Si, comme nous le verrons, elle s’est abstenue d’intervenir publiquement sur d’autres points que le statut des congrégations enseignantes, il semble bien que sa philosophie de l’associationnisme n’ait pas été étrangère à l’esprit du texte adopté. Enfin, comment a-t-elle utilisé jusqu’en 1914 les possibilités juridiques offertes par la loi ?

Le soutien à la loi : une étape dans la bataille anti-congréganiste

16L’adoption de la loi de 1901 s’inscrit dans le cadre d’une mobilisation républicaine contre le péril congréganiste, en particulier dans l’enseignement. De cette campagne, la Ligue de l’enseignement était partie prenante, avec d’autres organisations, telle la franc-maçonnerie ou la Ligue des droits de l’homme, depuis que le convent du Grand Orient de 1898 avait sonné le réveil des troupes en mettant sur la place publique deux propositions pour s’opposer à la liberté d’enseignement : le monopole de l’enseignement public, et l’introduction du « stage scolaire »6. Toutefois pendant plusieurs mois, cette campagne se déroula indépendamment du débat sur la liberté d’association. Le projet primitif de Waldeck-Rousseau « relatif au contrat d’association », déposé par le président du Conseil le 14 novembre 1899, n’abordait pas le problème de l’enseignement. Il devait être traité à part dans un projet de loi favorable au stage scolaire déposé le même jour par le ministre de l’Instruction publique, Georges Leygues. Celui-ci avait annoncé quelques jours plus tôt le ralliement du gouvernement de Défense républicaine à cette solution dans un discours prononcé au congrès de la Ligue de Toulouse :

« Le gouvernement estime qu’il a le droit et le devoir d’exiger de tous ceux qui aspirent à servir l’État, qui se destinent aux fonctions publiques, des garanties de fidélité et de loyalisme. La liberté n’y perdra rien ; la bonne administration de nos affaires publiques et le développement de nos institutions y gagneront beaucoup. »

17Le ministre reprenait ici textuellement les idées de la Ligue. Celle-ci, un moment hésitante, avait en effet adopté l’idée du stage scolaire après une retentissante conférence de l’un de ses dirigeants, l’historien Alphonse Aulard, prononcée à la Sorbonne le 15 avril 1899. Aulard dressait un tableau très noir de l’enseignement congréganiste et de la « maladie » de la bourgeoisie française, qui par peur du socialisme se jette comme en 1850 dans les bras de l’Église, mais il n’estimait pas nécessaire de recourir à un remède aussi extrême que le monopole, dont un professeur d’université, expliquait-il, ne saurait demander le rétablissement ; une loi exigeant simplement des candidats aux fonctions publiques importantes (nécessitant le baccalauréat) et aux grandes écoles, qu’ils accomplissent les trois dernières années de leur scolarité dans un établissement d’État, devrait suffire ; elle aurait l’avantage de ne pas paraître supprimer la liberté d’enseignement, mais seulement de la « réglementer »7.

18Cette position servit quelque temps de base à la propagande de la Ligue de l’enseignement dont le congrès de Rennes en octobre 1898 avait adopté un vœu relevant du même esprit :

« Le Congrès fait appel à l’activité de propagande des sociétés fédérées pour parer aux graves atteintes portées à l’union morale et sociale de la France par l’enseignement secondaire congréganiste, et signale à l’attention du gouvernement le danger de recruter ses fonctionnaires parmi des jeunes gens qui ne sortent pas des établissements de l’État. »

19L’avantage de cette position, c’est qu’elle permettait de rallier un certain nombre d’esprits modérés, effrayés par des solutions trop radicales8. La Ligue était apparemment parvenue à en convaincre le ministre. Mais le projet Leygues ne vint jamais en discussion à la Chambre. Dès janvier 1900, il fut enterré par 14 voix contre 9 à la Commission de l’enseignement, où la gauche n’était pas majoritaire9. Le stage scolaire était également l’objet de critiques de la part des anticléricaux les plus intransigeants qui lui reprochaient son inefficacité. Certains députés radicaux eurent alors l’idée d’insérer une mesure hostile à l’enseignement congréganiste dans le projet sur les associations. Ils étaient majoritaires à la Commission des associations, ce qui semblait garantir la réussite de l’entreprise. Tout ceci aboutit à une proposition déposée le 14 juin 1900 par Fernand Rabier, député du Loiret, aussitôt acceptée par la Commission des associations. Dans sa forme, elle avait l’avantage symbolique de paraître ressusciter le fameux article 7 de Jules Ferry, dont l’échec en 1880 était resté sur le cœur de nombreux anticléricaux :

« Nul n’est admis à diriger, soit directement, soit par personne interposée, un établissement d’enseignement de quelque ordre qu’il soit, ni à y donner l’enseignement, s’il appartient à une congrégation religieuse non autorisée.
Les contrevenants seront punis des peines prévues par l’article 8 § 2.
La fermeture pourra en outre être prononcée par le jugement de condamnation. »

20Abandonnant alors le stage scolaire, la Ligue se rallia avec éclat à la proposition de Rabier, demandant, en juillet 1900 au congrès de Paris, qu’elle soit rapidement votée par les deux Chambres. Elle engagea ensuite une action de pression directe sur le Parlement qui n’avait guère de précédent dans son histoire, et qui prit surtout la forme d’une campagne de conférences, à travers tout le pays, coïncidant de janvier à mars 1901 avec l’ouverture de la discussion à la Chambre. Parfois, les cercles politiques furent associés étroitement aux manifestations10. Simultanément, le bulletin rendit compte – autant que l’y autorisait sa périodicité – du débat parlementaire lui-même, se félicitant au bout du compte que « le vœu de la Ligue » soit devenu « loi de l’État ». L’amendement Rabier devint en effet l’article 14 de la loi du 1^er juillet 1901. Au congrès de Caen, quatre semaines plus tard, l’article 14 fut présenté comme « un des actes les plus significatifs de la défense républicaine »11. La Ligue s’en attribuait le mérite, en le partageant avec d’autres. Il y a eu ici conjonction de forces mais sa contribution, souvent méconnue, n’a pas été forcément la plus négligeable. Le paradoxe, c’est que cet article n’avait dû qu’à une péripétie parlementaire, en somme, de figurer dans le texte de la loi !

21La Ligue en revanche s’abstint de tout commentaire sur les autres aspects de la loi, y compris sur le problème plus général du statut des congrégations. La clé de son abstention est peut-être dans une phrase de Dessoye, le rapporteur des questions laïques, deux ans plus tôt, au congrès de Toulouse. Expliquant que la Ligue ne devait pas sortir de son rôle en touchant à des questions « qui pourraient être discutées dans une autre enceinte » il ajouta : « Nous sommes la Ligue de l’enseignement, occupons-nous d’enseignement ; le droit d’association pourrait paraître nous être étranger ».

22Cette abstention était donc dictée par l’efficacité politique, dans un contexte où la Ligue avait ciblé son intervention sur un enjeu précis. Néanmoins ce n’était pas la seule attitude possible, puisque Léon Bourgeois avait invité les ligueurs, à ce même congrès, à aborder la question des congrégations dans son ensemble12 ! C’était donc tout autant la prudence qui expliquait ce choix.

23L’absence d’appréciation politique portée sur le contenu de la liberté d’association en général ne peut que susciter des conjectures : ces dimensions étaient-elles perçues alors comme des enjeux politiques ? Certaines dispositions de la loi paraissaient-elles provisoires ? C’est un fait qu’elle ne fut pas alors célébrée – et ce jusqu’en 1914 – comme une loi fondamentale de la République. Enfin, le caractère très libéral qu’on lui attribue de nos jours était-il considéré de la même façon à l’époque ?

Une philosophie convergente de l’associationnisme

24La question du droit d’association avant 1901 n’avait guère fait l’objet d’une approche réflexive à la Ligue, en dehors de quelques personnalités13. Par contre, une philosophie associationniste diffuse que nous avons tenté d’explorer sous le nom de « modèle associatif laïque » (Martin, 1988) y constituait bien une référence constante. Or cette philosophie nous apparaît très proche de l’« esprit » de la loi de 190114. Selon les interprétations récentes (Barthélemy, 2000 ; Huard, 1996 ; Ion, 1988, 1997), la conception « fin de siècle » du droit d’association se présente, du point de vue républicain, comme un « compromis » qui doit concilier l’individualisme issu des Lumières et de la Révolution et la nécessité de reconstruire des corps intermédiaires. Cette vision coïncide avec les paradigmes de la science sociale naissante, notamment dans sa version durkheimienne. La légitimité de l’association vient, ici, de ce qu’elle constitue un maillon indispensable entre les individus atomisés et la « grande association de tous les hommes » qu’est l’État. Mais la difficulté du modèle républicain est alors de trouver un point d’équilibre entre deux excès : l’excès d’individualisme (hérité de son histoire) qui l’incline à penser l’association dans les limites du simple « contrat »15, et celui qui consisterait à légitimer des groupements « fermés », exerçant une emprise totale sur leurs adhérents. C’est pourquoi la liberté (républicaine) d’association ne peut pas être tout à fait un droit naturel mais reste une liberté octroyée16, dont l’État, en tant que garant suprême des intérêts collectifs, mais aussi comme protecteur des liberté individuelles, est seul juge en dernière instance. Pas de cadre légal concevable pour la vie associative en dehors d’un jugement évaluatif sur ce qui distingue « bonne » et « mauvaise » association. La bonne, c’est celle qui obéit au critère de l’intérêt général et de la liberté individuelle (au sens privilégié de : capacité à disposer de soi-même) ; la mauvaise, celle qui aliène les individus à des intérêts trop particuliers.

25Or les critères de la « bonne » association se retrouvent à l’identique dans les discours tenus à la Ligue sur le phénomène associatif. Le point de départ est sans doute différent, il consiste à célébrer l’« initiative privée » : « Nous sommes le camp de l’initiative privée » répètent constamment Macé et ses successeurs. Mais le résultat est le même, car cette auto-définition n’installe pas la Ligue dans la « sphère privée » du calcul égoïste ou intéressé, bien au contraire : en effet, ce qui a motivé ses membres à agir et à se regrouper n’est autre que la poursuite d’un but d’intérêt général : contribuer à l’éducation de leurs semblables sous toutes ses formes, à la création de « mœurs républicaines » et à la solution de la « question sociale ». L’initiative privée, en ce sens particulier, est même la seule qui puisse venir à bout de l’individualisme (« Une association, c’est l’apprentissage de la vie sociale, parce que c’est l’habitude donnée aux hommes de penser à autre chose qu’à eux-mêmes » explique Léon Bourgeois) et fabriquer des citoyens (« Prendre en main comme affaires personnelles les choses d’intérêt public, dit Macé, tout le citoyen est là »). L’association, en ce sens, fait mieux que l’État :

« C’est par la libre-association des initiatives privées que l’entreprise peut aboutir. Ce n’est pas seulement l’étendue, c’est la nature même de l’objet qui l’exige. La condition de tout progrès moral, c’est l’effort personnel (...). L’État, en la matière, ne peut qu’aider les initiatives, il ne peut pas, il ne doit pas se substituer à elles » (Léon Bourgeois, 1895).

26Mais l’essentiel dans ce schéma, c’est qu’il aboutit à installer l’association sur le même plan de légitimité que l’État : la poursuite de l’intérêt général, tout en exaltant l’individu et la liberté individuelle. Il permet en somme de tenir deux discours : « Le but principal de l’association, c’est faire sur son petit terrain, dans son petit domaine, l’image réduite de ce que doit être la grande société humaine » (Léon Bourgeois) ; et d’autre part : « Personne n’a de mot d’ordre à recevoir ; chaque membre de la Ligue, comme chaque société est libre de son action : il fait ce qu’il veut mais sous sa responsabilité personnelle et nul ne peut engager la Ligue » (Jean Macé, 1883). À ce compte, on l’aura compris, la Ligue « n’est pas une congrégation », car elle se distingue essentiellement « des associations qui ligotent leurs membres » (Ferdinand Buisson, 1903).

27Les formes concrètes des relations avec l’État n’en sont pas prédéterminées pour autant, et peuvent osciller ici de l’affirmation d’indépendance associative à la volonté d’institutionnalisation. Bornons-nous à évoquer les conséquences possibles de la loi de 1901 à cet égard. Pour le dire vite, celle-ci a bien repris à son compte la distinction entre « bonne » et « mauvaise » association, et d’une double manière. D’une part, elle oppose le statut précaire et rigoureux, imposé à ces groupements « illégitimes » que forment les congrégations, à la liberté inconditionnelle pour les associations ordinaires. D’autre part, elle répartit ces dernières en trois catégories (associations non déclarées, déclarées, reconnues d’utilité publique) et leur attribue des moyens juridiques et financiers croissants en fonction de leur degré de dépendance vis-à-vis de l’État.

28Cette hiérarchisation associative ne pouvait a priori, semble-t-il, qu’entrer dans les vues de la Ligue. Le seul point éventuellement problématique à ses yeux était que les associations catholiques (autres que les congrégations) aient la faculté de se réclamer du droit commun en tant qu’associations simplement déclarées. Ce statut s’avéra en effet très favorable aux patronages catholiques, aux associations de défense des écoles privées, aux associations de pères de familles soucieux de contrôler les manuels laïques, que la Ligue affrontera au cours des années suivantes. Mais il n’est pas sûr qu’elle eût souhaité venir à bout de ses adversaires par des moyens administratifs (c’est en tout cas ce qu’elle affirmera). D’autant que cet « inconvénient » pouvait raisonnablement être surmonté en recourant à la pression directe sur l’État à partir de la panoplie des moyens d’intervention discriminants dont disposait celui-ci dans le jeu associatif. N’y avait-il pas à agir par exemple pour que l’usage du critère de l’intérêt général pour attribuer la reconnaissance d’utilité publique à certaines associations – ou pour attribuer toute autre subvention ou avantage institutionnel – se fasse sur la base politique de la « solidarité républicaine » ? Ce fut incontestablement la stratégie essayée par la Ligue dans les années suivantes en matière de subvention, puisqu’elle ne cessa de demander que le soutien public aux sociétés sportives et de préparation militaire, par exemple, soit exclusivement réservé aux associations « laïques et républicaines ». Mais qu’en a-t-il été plus particulièrement des usages de la loi de 1901 et pour quel résultat ?

La mise en œuvre de la loi et ses effets juridiques

29La Ligue chercha immédiatement à mettre en œuvre les possibilités juridiques offertes par la loi. Dès le 9 juillet 1901, sa direction effectua la déclaration prévue par l’article 5 et, le 1^er août suivant, fit adopter par le congrès une modification des statuts17. On note ici une certaine précipitation, dont la Ligue n’était guère coutumière : à ce moment le règlement d’administration publique, accompagnant la loi, n’était pas publié, ce qui amena le congrès à ratifier une révision statutaire, dont certaines dispositions n’étaient pas encore définies. Hasard de calendrier, sans doute18, mais aussi volonté d’aller vite pour obtenir la reconnaissance d’utilité publique de la Ligue. Les nouveaux statuts semblaient en effet rédigés en fonction de cette exigence, qu’il fut explicitement demandé au congrès d’approuver19.

30Parallèlement, la Ligue incita dès le début ses propres associations à accomplir les formalités nécessaires pour se déclarer, « toutes compliquées qu’elles soient »20, car la déclaration faite au niveau national n’étendait pas automatiquement le bénéfice de la personnalité juridique à chacune des composantes21. Des conseils furent publiés au bulletin (lettre-type à l’administration, conseils pour rédiger l’extrait à publier au Journal Officiel).

31L’affaire fut relancée en 1905, date à laquelle la Ligue entama les démarches en vue de la reconnaissance d’utilité publique22. Elle présenta alors clairement la déclaration des associations affiliées comme une condition pour l’obtenir, tout en faisant valoir à celles-ci les avantages qu’elles pourraient retirer simultanément de l’attribution de la « grande personnalité » juridique à la Ligue, et de leur propre déclaration :

« En vue de prévenir toutes difficultés dans l’obtention de la reconnaissance (d’utilité publique), il est nécessaire que les sociétés qui composent la Ligue fassent la déclaration prévue par l’article 5 de la loi du 1^er juillet 1901 : il serait fort à craindre que celles qui ne l’accompliraient pas se trouvent privées de certains des avantages réservés aux sociétés de la Ligue.
() Seules, au terme de l’art. 6 de la loi de 1901, les associations qui ont fait la déclaration peuvent recevoir des subventions et percevoir des cotisations de leurs membres. À défaut de déclaration, toute perception de cotisations est irrégulière et expose la société aux sanctions de la loi ».23

32La Ligue redoutait donc, dans le cas où ses sociétés ne se déclareraient pas, qu’elles se trouvent légalement privées de ressources, et surtout que la présence d’associations non-déclarées gêne la reconnaissance d’utilité publique. La première crainte découlait strictement de la loi24. La seconde renvoyait, semble-t-il, à un problème d’interprétation débattu à l’époque : était-il nécessaire que les unions d’associations réunissent des associations de même type25 ? Mais l’essentiel de l’attitude de la direction de la Ligue se situait peut-être ailleurs : ne cherchait-elle pas à saisir l’occasion pour resserrer et formaliser davantage les liens de solidarité entre elle et ses associations, et donc pour renforcer le contrôle qu’elle exerçait sur ces dernières ? Il y aurait ici à examiner l’utilisation « pédagogique » de la loi de 1901...

33Sur quels résultats débouchèrent ces démarches ? On notera qu’en 1914, la Ligue n’était toujours pas reconnue d’utilité publique (ceci n’interviendra qu’en 1930), sans qu’on sache si c’est en raison de lenteurs administratives « normales » ou parce que la procédure se heurtait à des objections26. L’attribution de cette reconnaissance était alors très sélective et contraignante pour les associations. Il en allait de même pour les contrôles dans l’utilisation des dons et des legs. Le Cercle parisien eut lui-même à en pâtir vers 1910-1911, lorsqu’il dut faire face, pour l’aménagement du nouvel immeuble de la Ligue, à une dépense excédentaire par rapport à celle (provenant d’un legs) qui avait été autorisée par le Conseil d’État. Paradoxalement se retournait contre une association parfaitement respectable du point de vue républicain, une doctrine hantée par le risque de reconstitution de la mainmorte congréganiste.

34Quant au nombre de sociétés disposant de la « capacité juridique », il peut être mesuré avec une certaine précision, grâce aux listes publiées par le bulletin entre 1905 et la fin de 191327. À cette date, on en dénombrait 1801 au total, dont 1 570 sont comptabilisées comme « associations déclarées d’éducation et d’enseignement » relevant du régime de la loi de 1901, auxquelles s’ajoutent 14 sociétés reconnues d’utilité publique28. Comment interpréter ces données ?

351) Sans doute sont-elles nettement inférieures au chiffre de 5 000 associations officiellement annoncées comme membres de la Ligue en 191429. Mais ce dernier état n’est pas fiable : il comptabilise les sociétés avec leur numéro d’ordre depuis l’origine, et ignore la mortalité associative. À partir des sociétés enregistrées depuis 1895 – base plus réaliste quoiqu’approximative elle aussi – on peut estimer qu’environ une société de la Ligue sur deux possède en 1914 une « capacité juridique », dont 42 % en tant qu’association déclarée loi de 1901. Il reste donc apparemment une masse importante de sociétés non-déclarées, la loi n’a pas fait disparaître en un jour le caractère informel de la vie associative...

362) Néanmoins, le résultat obtenu est loin d’être négligeable. Il montre comment grâce à la loi de 1901 des habitudes de visibilité et de « normalisation » sont en train de gagner progressivement la vie associative. L’évolution des années 1909-1913 le confirme, où l’écart entre associations déclarées et associations nouvellement adhérentes se réduit.

37C’est peut-être cette visibilité nouvelle, liée à la légalité qui constitue ici la ligne essentielle d’évolution. Visibilité légale qui fournit un cadre commun, normatif et « égalitaire », à toutes les associations, catholiques aussi bien que laïques, partis politiques autant qu’organisations culturelles et sportives. Les effets « démocratiques » de la loi sont désormais indissociables des effets de concurrence et de différenciation portés par la dynamique associative elle-même. Au point qu’il est difficile de distinguer ce qui relève de la dimension socio-politique et de la dimension juridique. C’est pourquoi, sans couper en deux l’histoire de la Ligue, on dira que la loi de 1901, dont la philosophie convergeait avec la sienne, fut un des éléments qui l’a aidée à entrer dans une nouvelle culture associative, faite à la fois d’une conscience plus vive des liens de solidarité à l’intérieur des grandes organisations, et d’une meilleure prise en compte de la spécialisation des réseaux.