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Associations et champ politique

 | 
Claire Andrieu
, 
Gilles Le Béguec
, 
Danielle Tartakowsky

Vu des associations

Les mouvements de Libre Pensée 1879-1914

Jacqueline Lalouette

Texte intégral

  • 1 Voir Jacqueline Lalouette, « Approche comparative de la Libre Pensée belge et de la Libre Pensée fr (...)

1Les premières sociétés de Libre Pensée françaises furent créées durant la Seconde République. L’une, la Société démocratique des libres penseurs, était dirigée par des hommes dont la vie intellectuelle et les travaux étaient déjà connus : Jules Simon, Jules Barni, Henri Baudrillart, Alexis Pierron ; l’autre, la Société des libres penseurs, fondée par des journalistes et des hommes de lettres, avait des visées plus populaires et ses publications adoptaient un ton volontiers plébéien. L’orientation prise par la Seconde République, la politique romaine, le coup d’État du 2 décembre rendirent indésirable ce nouveau courant, dont les promoteurs se trouvèrent exilés ou proscrits. Après l’amnistie de 1859, des libres penseurs revinrent en France et y implantèrent des sociétés du type de celles qu’ils avaient pu connaître en Belgique, sous des noms divers (L’Affranchissement, les Solidaires, la Libre Pensée)1. La guerre de 1870-1871, la Commune et la répression qui s’en suivit mirent fin à cette deuxième période d’expériences libres penseuses et, après quelques essais timides tentés durant l’Ordre moral, les sociétés de Libre Pensée prirent véritablement leur essor, au plan national comme au plan local, avec la période dite de « la République aux républicains ». Lorsque la loi de 1901 fut promulguée, de très nombreuses sociétés de Libre Pensée avaient déjà été fondées.

La création des sociétés de Libre Pensée

Avant la loi de 1901

2Les premiers gros bataillons de libres penseurs se formèrent et s’organisèrent avant la loi de 1901, à une époque où, en vertu de l’article 291 du code pénal et de l’article 1er de la loi du 10 avril 1834, une association comptant plus de vingt personnes devait être autorisée pour exister légalement. Il serait d’ailleurs intéressant de pouvoir apprécier la connaissance exacte que les fondateurs de sociétés avaient de la législation en cours. Une lettre adressée par le président provisoire de la Société de la Libre Pensée d’Aix au préfet des Bouches-du-Rhône, le 30 octobre 1880, attire l’attention sur ce point. En effet, ce président écrit :

  • 2 4 M 636, archives départementales (abrégées par la suite en arch. dép.) des Bouches-du-Rhône.

« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance qu’un groupe d’honorables citoyens de cette ville a pris à tâche de former une société de libres penseurs à l’instar de celle qui existe à Marseille. Quelques réunions ayant eu lieu déjà dans le but de nous assurer le concours d’adhérents en nombre suffisant pour atteindre au moins le chiffre minimum fixé par la loi en vertu de laquelle il vous est permis d’accorder ou de refuser une autorisation, je viens aujourd’hui, Monsieur le Préfet, à titre de président, solliciter de votre haute bienveillance le droit de nous constituer définitivement sous le titre “Société de la Libre Pensée d’Aix” ».2

3Il est frappant de constater que la recherche d’adhérents semble correspondre non pas à un but de prosélytisme mais à une supposée nécessité législative. Le président entendait-il ainsi préparer des lendemains où, s’étoffant, la société aixoise aurait, de toute façon, regroupé plus de vingt adhérents ? Les libres penseurs d’Aix projetaient-ils de se rattacher à une fédération, ce qui les aurait obligés à tenir compte du passage de l’article 1er de la loi de 1834 stipulant que « les dispositions de l’article 291 du Code pénal » devaient être appliquées aux associations comptant plus de vingt personnes « alors même que ces associations seraient partagées en sections d’un nombre moindre, et qu’elles ne se réuniraient pas tous les jours ou à des jours marqués » ?

  • 3 Toutes ces indications ont été relevées dans le journal La Pensée libre.
  • 4 Pour l’Yonne, voir les dossiers III M 4 17 et III M 4 18, arch. dép. de l’Yonne ; pour l’Eure, les (...)
  • 5 Dossiers 4 M 187, 192, 200, 201, 202, arch. dép. de l’Eure.
  • 6 Registre de la société de la Libre Pensée socialiste de Clermont-Ferrand (1884- 188), Archives de l (...)

4Avec « la République aux républicains », les libres penseurs purent donner libre cours à leur dynamisme. Dès le mois de décembre 1880, des sociétés existaient dans treize arrondissements de Paris, dans une douzaine de communes de la Seine et de la Seine-et-Oise et dans un certain nombre d’agglomérations importantes, comme Lyon, Bordeaux, Lille, Le Havre, Dijon, Toulouse, Le Mans, etc.3 Dans les années qui suivirent, de nombreux bourgs, voire de petits villages, virent aussi se constituer une société de Libre Pensée ; ainsi, entre 1880 et 1885, dix-huit sociétés furent fondées dans le département de l’Yonne et vingt et une dans celui de l’Eure4 ; dans ce dernier département dix nouvelles sociétés furent encore créées de 1887 à 18995. En 1884, 207 sociétés se firent représenter au congrès anticlérical réuni à Lyon, parmi lesquelles une quinzaine de sociétés algériennes et une dizaine d’associations qui n’étaient pas de Libre Pensée à strictement parler, comme le Cercle républicain des originaires du Rhône de Paris. Dix ans plus tard, l’Almanach-annuaire de la Fédération française de la Libre Pensée répertoriait 540 sociétés fédérées. Un recoupement entre les deux listes de 1884 et de 1894, la presse libre penseuse et divers dossiers d’archives permettent d’établir un ensemble minimum de 567 sociétés pour la période 1879-1901. Ceci ne signifie pas, d’ailleurs, que ces groupes de libres penseurs fonctionnèrent tous en même temps. Certaines sociétés ne connurent qu’une éphémère durée de vie ; par exemple, la Libre Pensée socialiste de Clermont-Ferrand, créée en 1880, végéta durant quatre années puis tenta de se donner un second souffle ; son registre de délibérations laisse apparaître un rythme de réunions de plus en plus distendu à partir de 1885 et le dernier compte rendu est daté du 4 novembre 1888. En 1895, interrogés sur cette société, des membres du comité socialiste-révolutionnaire de Clermont-Ferrand répondirent qu’elle n’existait plus6. Mais, le plus souvent, il faut se résigner à ne pas savoir quand meurt une société.

5Avant 1901, il y eut un temps où les sociétés de Libre Pensée, comme toutes les sociétés républicaines vraisemblablement, purent se former avec la plus grande facilité, y compris quand le nombre de leurs adhérents était supérieur à vingt. En effet, le 4 juillet 1885, le ministre de l’intérieur, Allain-Targé, adressa à tous les préfets un télégramme-circulaire chiffré portant la mention « très confidentiel », dont la teneur, si elle avait été connue à l’époque, aurait profondément indigné l’opposition. Le ministre recommandait aux préfets d’expliquer aux « associations républicaines en voie de formation » qu’elles n’avaient « besoin d’aucune autorisation pour s’organiser et fonctionner ». Il continuait :

  • 7 Dossier 4 M 51, arch. dép. de la Haute-Savoie ; – M 1389, arch. dép. du Doubs.

« Je leur demande de ne point me mettre en demeure de les connaître officiellement et de ne pas me forcer, par des autorisations publiques, à généraliser une mesure dont les ennemis de la République se hâteraient de profiter, ce qui ne serait pas, en certains pays et en certaines circonstances, sans graves inconvénients. »7

  • 8 Dossier 4 M 183, arch. dép. de l’Eure.

6Avant même que cette extraordinaire latitude ait été prescrite par Allain-Targé, des sociétés de Libre Pensée poursuivaient leurs activités sans avoir obtenu de reconnaissance légale. Ainsi, en 1883, les libres penseurs de Barquet (Eure) déposèrent leurs statuts dont certaines formulations, brutalement anticléricales et même anti-catholiques, pouvaient difficilement être avalisées alors que le culte catholique était reconnu et protégé par l’État ; ils reçurent diverses observations, amendèrent leur texte et le réexpédièrent ; en 1887, ils n’avaient toujours pas obtenu de réponse, et, comme le préfet le reconnaissait lui-même dans une lettre datée du 6 août 1887, cette société non autorisée fonctionnait au grand jour8.

  • 9 Lettre du 26 avril 1883, arch. dép. de l’Yonne, III M4 18.
  • 10 Lettre du 12 février 1884, ibid.
  • 11 4 M 655, arch. dép. des Bouches-du-Rhône, 4 M 655.
  • 12 Lettre du maire de Montauban au préfet du Tarn-et-Garonne, M 550, arch. dép. du Tarn-et-Garonne.

7Mais les projets de statuts n’étaient, en principe, officialisés qu’après avoir reçu l’approbation de l’administration, qui leur était parfois refusée – assez rarement, semble-t-il. Certains préfets, effrayés par l’audace des textes qui leur étaient soumis, exigeaient des modifications ou se tournaient vers le ministre de l’Intérieur pour obtenir des éclaircissements sur ce qui était admissible et sur ce qui ne l’était pas. Par exemple, en 1883, hésitant à autoriser la Ligue anti-cléricale de la Libre Pensée auxerroise, le préfet de l’Yonne consulta le ministre de l’Intérieur ; celui-ci lui répondit que les statuts communiqués ne contenaient « aucune disposition contraire à l’ordre public » et qu’ils pouvaient être approuvés ; il demandait toutefois la modification d’un article9. En 1884 encore, découvrant le but que s’était assigné la société de Libre Pensée de Charbuy – « organiser une œuvre de préservation sociale contre le cléricalisme »– le préfet de l’Yonne demanda un avis à son autorité de tutelle ; le ministre de l’Intérieur estima que lutter contre le cléricalisme ne signifiait pas lutter contre le clergé – comportement intolérable en régime concordataire – mais « contre des tendances et des doctrines qu’on a le droit de combattre par les moyens légaux »10. Pour prendre une décision, les préfets requéraient éventuellement l’avis du sous-préfet concerné ; en 1882, avant de reconnaître l’existence de la société de Libre Pensée de Fontvieille, le préfet des Bouches-du-Rhône consulta le sous-préfet d’Arles ; pour ce dernier, à condition « de se garder des excès qui ne tarderaient pas à la ridiculiser et à lui faire perdre toute influence », la société pouvait « rendre de réels services à la cause de la liberté et de l’enseignement laïque » ; le sous-préfet d’Arles se disait encore convaincu que « grouper au moyen de l’association (...) tous ceux qui veulent par tous les moyens légaux s’opposer aux envahissements du clergé » contribuait à la défense des « droits de la société civile » ; néanmoins, il pensait que certains articles des statuts devaient être modifiés. Les fondateurs de la société recopièrent alors textuellement les statuts de la société de Libre Pensée de Nîmes, autorisée par un arrêté préfectoral du Gard, le 11 février 188111. En 1897, c’est du maire de Montauban que le préfet du Tarn-et-Garonne sollicita un avis relatif à une seconde société de Libre Pensée montalbanaise ; le magistrat municipal se montra hostile aux statuts de la société en gestation, car l’article 5 prévoyait l’admission de toute personne, « sans distinction de sexe, de nationalité ou de domicile », ce qui lui semblait éminemment répréhensible12.

  • 13 Lettre du 18 août 1884, arch. dép. de la Loire-Atlantique, 1 M 1114.

8Comme le prouve l’exemple de la société de Fontvieille, certaines sociétés de Libre Pensée empruntaient leurs statuts à d’autres sociétés ; des modèles nationaux circulaient. Ainsi les statuts de l’Union démocratique de propagande anti-cléricale inspirèrent les fondateurs de La Sentinelle de l’Avenir, société de Libre Pensée fondée à Nantes en 1884 ; dans leur demande d’autorisation adressée au préfet de la Loire-Inférieure, les libres penseurs nantais précisèrent que le préfet de Police avait approuvé les statuts de l’Union démocratique de propagande anti-cléricale le 19 août 188013. D’autres statuts-types, dont l’origine demeure inconnue, circulèrent ; la phrase « combattre l’ignorance, l’erreur, les préjugés que répandent et maintiennent les religions et les prêtres » figure en effet dans les statuts de plusieurs sociétés de Libre Pensée de la Côte-d’Or (Gevrey-Chambertin, 1889 ; Nuits-Saint-Georges, 1898 ; Aignay-le-Duc, 1904) mais aussi de la société de Rambervillers (Vosges, 1905) et de Saverdun (Ariège, 1907).

  • 14 Voir Jacqueline Lalouette, « Du bûcher au piédestal. Étienne Dolet, symbole de la Libre Pensée », R (...)
  • 15 Voir le dossier Ba 1493, archives de la préfecture de Police (abrégées par la suite en arch. pol.).

9Au plan national, la période 1879-1901 vit coexister ou se succéder un certain nombre de fédérations, d’associations, d’unions ou de ligues. La première en date fut la Société pour la propagation de la foi civile, née à l’initiative d’Edmond Lepelletier, journaliste à La Marseillaise puis au Mot d’Ordre, et de Victor Meunier, journaliste au Rappel. Cette société fut, semble-t-il, très vite détournée de son cours primitif et transformée en une Fédération de la Libre Pensée, qui prit ensuite le nom de Fédération française des groupes socialistes de la Libre Pensée. Parallèlement se créaient l’Union démocratique de propagande anti-cléricale, d’origine maçonnique, et la Ligue anti-cléricale de Léo Taxil. En 1889, apparut la Fédération française de la Libre Pensée, qui se proposait de regrouper non seulement toutes les sociétés de Libre Pensée mais encore toutes les sociétés républicaines ou socialistes ; en 1893, elle n’avait toujours pas reçu de reconnaissance officielle, ce qui ne l’empêchait pas de participer à des congrès universels, d’organiser des réunions privées et publiques, des congrès nationaux et des manifestations diverses, comme les rassemblements au pied de la statue d’Étienne Dolet, place Maubert à Paris14. Outre les arguments avancés par Allain-Targé, d’autres considérations pouvaient amener l’administration à fermer les yeux sur ce caractère illégal : comme le prouvent de nombreux documents conservés aux archives de la préfecture de Police15, le conseil central de la Fédération française de la Libre Pensée était infiltré par un nombre proportionnellement élevé d’indicateurs. Le ministère de l’Intérieur aurait peut-être été mal avisé de se priver d’une instance qui lui fournissait à bon compte de multiples informations sur les tendances et les projets de certains milieux avancés de la capitale.

10Les rapports entre les sociétés locales et les associations à caractère national restaient à cette époque encore très lâches. Des particuliers pouvaient adhérer directement à un groupement national. Il existait peu de structures intermédiaires entre la base et les états-majors ; l’Almanach-annuaire de 1894 ne mentionne que trois fédérations départementales, celles de la Seine-et-Oise, de la Seine-Inférieure et de l’Yonne. Par ailleurs, de nombreuses sociétés, dont le nombre est difficile à estimer, refusaient de se fédérer, y compris au plan national, soit pour des raisons idéologiques, soit plus prosaïquement, pour des raisons financières ; devenir membre d’une fédération entraînait le versement d’une cotisation fédérale qui grevait la caisse de la société locale et l’obligeait à élever ses propres cotisations, au risque de perdre des adhérents.

Après la loi de 1901

11Sauf à en connaître l’existence par la presse libre penseuse, il est impossible de savoir combien de sociétés de Libre Pensée firent usage de l’article 2 de la loi et se formèrent sans se déclarer. Quant aux sociétés déclarées, elles furent peu nombreuses durant les années 1901 et 1902, respectivement 7 et 8. En revanche, la Libre Pensée connut une expansion remarquable durant les années suivantes : 42 sociétés déclarées en 1903, 36 en 1904, 52 en 1905, 39 en 1906, 56 en 1907. Ce pic s’explique vraisemblablement autant par la progressive marche à la Séparation qui caractérise les premières années du vingtième siècle que par les vertus de la loi de 1901 ; la création de nouvelles sociétés de Libre Pensée constitue un bon indicateur de la tension de plus en plus vive existant alors entre l’Église et l’État républicain.

  • 16 Ce nombre a pu être établi à partir du dépouillement systématique des Recueils des actes administra (...)
  • 17 Recueil des actes administratifs (abrégé par la suite en RAA) de la Côte d’Or, 1904, p. 191.
  • 18 Compte rendu de l’assemblée générale du 17 janvier 1903, archives privées de la société de Libre Pe (...)
  • 19 RAA de l’Isère, 1910, p. 29 ; 1911, p. 22.

12Au total, de 1901 à 1914, 409 sociétés se déclarèrent, dont 52 avaient été fondées avant la loi de 190116. Fait remarquable, diverses sociétés créées avant cette loi hésitèrent durant un temps plus ou moins long avant de se conformer à l’article 5 de la loi. Celle de Dijon, fondée en 1880, n’accomplit cette démarche que le 8 mars 190417, après en avoir longuement débattu ; les tenants de la déclaration mettaient en avant divers avantages : le droit de percevoir des cotisations et de procéder à des acquisitions, la possibilité de saisir la justice dans les cas où le testament civil d’un adhérent serait violé par la famille, ou pour tout autre motif. Peu avant que la décision de procéder à la déclaration n’ait été arrêtée, la société dijonnaise, ne pouvant agir elle-même faute de remplir les conditions légales, avait dû s’adresser à la section locale de la Ligue des droits de l’homme pour la prier de défendre devant les tribunaux des instituteurs d’Arnay-le-Duc « persécutés à cause de leur dévouement à la Libre Pensée »18 et la majorité de ses membres ne voulaient plus être bloqués par une telle incapacité juridique. Dans l’Isère, les sociétés de Grenoble et de Saint-Marcellin, respectivement créées en 1879 et 1886, attendirent 1909 et 1910 pour se déclarer19. Dans divers départements, des sociétés fondées avant 1901 ne figurent pas sur les listes de sociétés déclarées après cette date ; faute d’une recherche approfondie dans les archives locales, il est impossible de dire si ces sociétés avaient périclité avant le vote de la loi sur les associations – comme ce fut le cas pour la société de Clermont-Ferrand mentionnée plus haut – ou si elles firent le choix de la discrétion. Ainsi, dans le département de l’Hérault, sur les seize sociétés déclarées entre 1901 et 1914, seules deux, celles de Mèze et de Cette, existaient avant 1901, les sociétés de Montpellier, de Béziers, de Lodève, de Lunel, etc. n’apparaissant pas dans le Recueil des actes administratifs du département postérieurs à cette année.

  • 20 La Libre Pensée intellectuelle, morale, sociale, Paris, 1905, p. 88-89. Une soixantaine d’autres gr (...)
  • 21 En 1908, ces diverses obédiences comptaient ensemble 32 000 membres, Pierre Chevallier, Histoire de (...)

13Une importante société nationale, la plus prestigieuse de toutes les associations libres penseuses jamais créées, vit le jour après le vote de la loi sur le contrat d’association. Au mois d’octobre 1902, le journal libre penseur La Raison, critiquant le mauvais fonctionnement de la Fédération française de la Libre Pensée, annonça la fondation de l’Association nationale des libres penseurs de France, présentée comme le rassemblement de toux ceux qui entendaient « protéger la liberté de penser contre toutes les religions et tous les dogmatismes, quels qu’ils soient, et assurer la libre recherche de la vérité par les seules méthodes de la raison ». Victor Charbonnel, prêtre défroqué, en devint le secrétaire-général, tandis que Ferdinand Buisson occupait le poste de président ; la présidence d’honneur fut dévolue à Marcelin Berthelot puis, après le retrait de celui-ci, elle échut à Anatole France. Lors de son congrès de 1905, l’Association nationale des libres penseurs de France comptait 25124 adhérents, soit isolés, soit regroupés dans 202 sociétés locales20 ; son importance numérique était alors assez proche de celle des diverses obédiences maçonniques (le Grand Orient de France, la Grande Loge de France et le Droit humain)21.

  • 22 Nombre rappelé par Maurice Bonnardot en 1922, La Libre Pensée française, 30 avril 1922.

14Après diverses démarches échelonnées durant les années 1909-1912, une réunification s’opéra au mois d’août 1913 entre la Fédération française de la Libre Pensée et l’Association nationale des libres penseurs de France ; le nouvel organisme, qui prit le nom d’Union fédérative de la Libre Pensée de France et des Colonies, rassemblait environ 12 000 militants à la veille de la Première guerre mondiale22, ce qui montre que le mouvement libre penseur connaissait, dès avant 1914, un processus de décadence, que la guerre ne fit qu’accentuer.

Les sociétés de Libre Pensée et le droit d’association

  • 23 Statuts de la société des libres penseurs du canton de Sauzé-Vaussais, arch. dép. des Deux-Sèvres, (...)
  • 24 Eugène SPULLER, Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus. Étude d’histoire politique et religieuse(...)

15La solidarité étant une valeur maîtresse de la Libre Pensée, le thème de l’associationnisme – ce moteur essentiel de la solidarité – aurait pu occuper une place importante dans les débats libres penseurs. D’ailleurs quelques statuts se réfèrent explicitement aux vertus du principe d’association. Ayant adopté comme devise le célèbre aphorisme « l’union fait la force », les libres penseurs du canton de Sauzé-Vaussais (Deux-Sèvres) firent remarquer en tête de leurs statuts « qu’avec l’association, il n’y a pas d’obstacles qu’on n’arrive à vaincre »23. Or, s’il arriva aux sociétés de Libre Pensée de s’intéresser au droit associatif, ce ne fut pas, semble-t-il, dans l’espoir de voir triompher pour tous la liberté d’association, mais dans celui de la voir refusée à toutes les congrégations. Pour les libres penseurs, celles-ci – notamment la Compagnie de Jésus – incarnaient tout ce qui pouvait être reproché à la doctrine catholique et à l’institution ecclésiastique ; Eugène Spuller, membre de l’Union démocratique de propagande anti-cléricale, présentait « le grand Institut des Jésuites (...) comme le maître, le dominateur de l’Église romaine, et qui la tourne à son profit contre les sociétés modernes »24.

  • 25 La Marseillaise, 18 septembre 1881.
  • 26 Congrès universel des libres penseurs tenu à Paris du 15 au 20 septembre 1889, compte rendu officie (...)
  • 27 Bulletin mensuel de la FFLP.

16Aussi, en 1879, le célèbre article 7 hostile aux congrégations fut-il accueilli avec joie par les libres penseurs, de même que les décrets du 29 mars 1880 ; le 19 juillet 1882, La République anti-cléricale, organe de la Ligue anti-cléricale, publia un étonnant portrait de Jules Ferry, signé Coll-Toc : transformé en ange de la mort, Ferry, armé d’une faux, qui n’est autre que ce fameux article 7, précipite un jésuite du haut d’un clocher. Divers congrès de la Libre Pensée inscrivirent à leur ordre du jour une question relative aux associations et aux congrégations. Ainsi, au mois de septembre 1881, « le droit des pouvoirs publics sur les associations religieuses » figurait à l’ordre du jour du congrès de Paris, de même que « le moyen d’empêcher la reconstitution des biens de mainmorte »25. Le 1er juillet 1882, La République anti-cléricale annonça un congrès anti-clérical au cours duquel serait discutée « l’abolition définitive et sans réserves des congrégations religieuses ». Lors du Congrès universel des libres penseurs réuni à Paris du 15 au 20 septembre 1889, le groupe Voltaire de Gex (Ain) présenta un rapport qui déplorait le trop grand nombre de congréganistes en France et dénonçait « le but immoral » des congrégations, car interrogeaient ses auteurs, « quoi de plus immoral que de s’engager d’une façon absolue à ne pas constituer de famille et à ne pas avoir d’enfants ? »26. En octobre 1893, la Fédération française de la Libre Pensée disait ne pas se faire d’illusions : elle n’espérait pas que la nouvelle Chambre voterait la suppression des congrégations, mais, du moins, elle en attendait « des réformes préparatoires », au premier rang desquelles elle plaçait précisément « la loi sur les associations »27.

17Bien que la loi de 1901 ait souvent été qualifiée de « loi contre les congrégations », son texte ne donna pas entièrement satisfaction aux libres penseurs ; au plan national comme au plan local, ils militèrent en faveur de dispositions plus drastiques que celles du titre III de la loi, relatif aux congrégations. Anatole France, président d’honneur de l’Association nationale des libres penseurs de France, publia en 1904 un ouvrage intitulé L’Église et la République ; présentant la loi du 1er juillet 1901, il y écrivait ceci :

  • 28 Il s’agit d’édits de l’Ancien Régime et de lois votées sous la Restauration et la Monarchie de Juil (...)
  • 29 Anatole France, L’Église et la République [1904], présentation, notes et index de Roger Sazerat, po (...)

« Après avoir parcouru cette longue suite de lois28, on ne croira plus que celle du 1er juillet 1901 est singulière ; on ne lui trouvera rien d’un monstre ; on s’apercevra plutôt avec inquiétude qu’elle ressemble trop aux autres, qui n’ont point eu l’effet qu’on en attendait, et il sera impossible de ne pas craindre que des prescriptions vaines et méprisées sous les régimes qui inspiraient au pape la confiance ou la peur, ne soient encore plus insuffisantes pour la défense du régime que l’Église hait le plus et redoute le moins ».29

  • 30 Ferdinand Buisson, « Rapport fait au nom de la Commission de l’enseignement chargée d’examiner le p (...)
  • 31 Ibid., p. 9.

18En 1904, Ferdinand Buisson, président d’honneur de l’Association nationale des libres penseurs de France, présenta un rapport « au nom de la commission de l’enseignement chargée d’examiner le projet de loi relatif à la suppression de l’enseignement congréganiste »30 ; pour lui, un État laïque ne pouvait pas accorder « une investiture légde » à des congrégations dont les vœux constituaient « une éclatante infraction à notre droit public »31 et une atteinte aux règles de la démocratie. Après le vote de la loi du 7 juillet 1904, relative à l’enseignement congréganiste, Ferdinand Buisson regretta certaines de ses dispositions qu’il jugeait trop laxistes, comme le délai de dix ans accordé aux congrégations ou la faculté laissée aux congrégations établies à l’étranger et dans les colonies de conserver un noviciat. Certes, cette loi de 1904 ne remettait pas en cause le droit des congrégations autorisées à exister, mais leur retirait le droit d’enseigner ; cependant, pour les congrégations enseignantes, ces deux droits étaient étroitement liés, d’où les multiples cas d’exil et de sécularisation.

19De son côté, en 1901, la société de Libre Pensée de Dijon vota une résolution visant à un rejet systématique de toutes les demandes d’autorisation déposées par les congrégations, formulée dans les termes suivants :

  • 32 Les libres penseurs de Dijon commettaient un contre-sens puisque, précisément, les promoteurs de la (...)
  • 33 Assemblée générale du 21 juillet 1901, registre des procès-verbaux de la société de Libre Pensée de (...)

« La section de Dijon de la fédération départementale de Libre Pensée : Considérant que la loi sur les associations oblige les associations religieuses32 non autorisées à demander au parlement l’autorisation nécessaire pour exister. (...) Qu’en fait chacun sait que ces associations de célibataires sont un perpétuel danger pour la jeunesse, qu’elles empoisonnent de leurs mensonges. Qu’elles sont non seulement inutiles, mais immorales et contre-nature. Invite les députés des deux circonscriptions de Dijon, ainsi que les sénateurs du département, à rejeter toutes demandes émanant d’associations religieuses, quel que soit le prétexte. Invite en outre les libres penseurs faisant partie d’une assemblée communale ou départementale à faire adopter des vœux dans ce sens et passe à l’ordre du jour. »33

  • 34 Réunion du conseil d’administration du 8 octobre 1901, ibid.
  • 35 Fédération départementale de la Libre Pensée de la Côte-d’Or, dimanche 15 août 1909, congrès de Gev (...)

20Peu après, le Conseil d’administration de la société blâma le conseil municipal de Dijon, « élu comme républicain », parce qu’il avait apporté son soutien à la communauté des Dominicaines. Les religieux « n’enseignent que le mensonge, la dissimulation, l’injustice, etc. » estimaient ses membres, or, « le devoir de tout républicain est de combattre le mal sous quelque forme il se présente (sic), afin de chercher à rendre l’humanité meilleure » ; il était donc clair que le conseil municipal avait « failli à son mandat », et, pour ce motif, le conseil d’administration lui envoya « l’expression de son mépris » et donna rendez-vous aux prochaines élections « à tous ces ambitieux, qui pour se parer du titre de conseiller municipal, ont trompé les électeurs sur leur opinion politique »34. En 1909, le troisième point inscrit à l’ordre du jour du congrès de la Fédération de la Libre Pensée de la Côte-d’Or était ainsi libellé : « Sociétés cléricales. Abrogation de la loi de 1901 »35 ; autant dire que ces libres penseurs bourguignons ne supportaient pas que la loi de 1901 permît l’existence de certaines sociétés d’inspiration catholique, comme la Ligue Saint-Maurice, ou bien d’autres encore.

Libre-Pensée et politique

Appartenance politique des libres penseurs

  • 36 Rapport de l’indicateur A.P., 22 mars 1880, arch. pol., Ba 1493.
  • 37 Rapport de l’indicateur Athanase, 8 octobre 1880, ibid.
  • 38 Rapport du 27 février 1881, arch. pol., Ba 1472.
  • 39 Arch. pol., Ba 1493.
  • 40 Discours tenu par Émile Odin dans une réunion publique le 21 janvier 1886, rapport de l’indicateur (...)
  • 41 Arch. pol., Ba 199.
  • 42 Rapport du 16 avril 1881, ibid.
  • 43 Rapport du 13 mars 1886, arch. pol., Ba 1514.
  • 44 Le Radical, 28 juin 1886.
  • 45 Le cri du peuple, 25 juin 1888.
  • 46 Articles 1 et 3 des principes fondamentaux.
  • 47 La République anti-cléricale, 13 septembre 1882.
  • 48 Dossier Ba 1493. Un des promoteurs de cette fédération se nommait Ravet ; des années plus tard, en  (...)
  • 49 Jean-Marie Mayeur, Les débuts de la Troisième République. 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 96.

21Forts de leurs engagements de 1848 et de leur opposition au Second Empire, les libres penseurs se considéraient comme le fer de lance de la République et se présentaient comme les défenseurs attitrés des institutions républicaines et de la démocratie. Durant les premières années de « la République aux républicains », cela n’alla d’ailleurs pas sans heurts entre les différents courants de la grande famille républicaine. La Société pour la propagation de la foi civile semble bien avoir été un enjeu entre differents courants ; pour Edmond Lepelletier, « la Libre Pensée [était] intimement liée à l’œuvre politique »36 et, durant toute l’année 1880, les groupes libres penseurs furent écartelés entre les militants opportunistes et les militants socialistes, d’autres libres penseurs désirant, il est vrai, se tenir en dehors de toute action politique37. Le 27 février 1881, le militant socialiste et libre penseur Labusquière, traitant devant ses auditeurs de la question « Libre Pensée et socialisme » reprocha à Gambetta d’avoir trahi ses électeurs de 186938 ; d’après le rapport d’un officier de paix datant du 14 juillet 1883, les libres penseurs entendaient « se dresser en face de l’avachissement des députés opportunistes »39 et aller à l’encontre de leur action en combattant pour la suppression du budget des cultes, pour la séparation de l’Église et de l’Etat, en mettant fin aux guerres coloniales et en « expropriant le capital au profit des meurt-de-faim »40. La Fédération française des groupes socialistes de la Libre Pensée comptait, elle, de nombreux blanquistes ; un rapport de police du 14 mars 1881 – antérieur d’un peu plus de trois mois à la fondation du Comité révolutionnaire central – mentionne que « la grande préoccupation des chefs blanquistes » était le regroupement des forces révolutionnaires et qu’Henri Place, occupé à dresser une sorte « d’état des lieux », s’intéressait tout particulièrement aux groupes libres penseurs41 ; au mois d’avril, l’idée fut émise de créer un nouveau mouvement qui fédérerait les différentes fractions « de l’opinion la plus avancée »42 : la Libre Pensée fut placée en tête de la liste dressée à cette occasion. En 1886 encore, la totalité des membres du groupe « Ni Dieu ni maître » et plusieurs délégués de la Fédération française des groupes socialistes de la Libre Pensée appartenaient au Comité révolutionnaire central43. Les possibilistes entretinrent, eux aussi, des liens forts avec la Libre Pensée ; des délégués des sociétés de Libre Pensée des XIe et XVIIIe arrondissements de Paris assistèrent, ès qualités, aux congrès de l’Union fédérative du centre en 1886, 1887 et 1888 et déposèrent des motions relatives à la journée de travail de huit heures44 ou à l’abrogation des mesures contre l’Internationale45. Pour sa part, d’après ses principes fondamentaux, la Ligue anti-cléricale se définissait comme « une institution essentiellement socialiste » acceptant dans ses rangs « tous les démocrates socialistes, sans distinction d’écoles ou de systèmes »46. À cette époque, le terme de « socialiste » demeurait très flou et, en 1882, Léo Taxil reprocha à « dix-huit mauvais citoyens » de la Ligue d’avoir voulu transformer celle-ci en « une fédération révolutionnaire destinée à grouper les collectivistes et les anarchistes »47 ; les mauvais citoyens en question, qui, de leur côté, attribuaient bien des malhonnêtetés à Léo Taxil, fondèrent une Fédération socialiste de la Ligue anti-cléricale, que nous ne connaissons que par un document unique conservé dans un dossier des archives de la préfecture de Police48. Durant ces mêmes années, l’Union démocratique de propagande anti-cléricale se présentait comme un mouvement politiquement plus divers. Ses deux présidents d’honneur étaient Victor Hugo et Louis Blanc et son comité de patronage comptait Allain-Targé, Paul Bert, Cantagrel, Germain Casse, Émile Deschanel, Charles Floquet, Jean Macé, Benjamin Raspail, Victor Schoelcher, Eugène Spuller, Alfred Talandier ; des hommes comme Barodet, Laisant, Édouard Lockroy et Alfred Naquet donnèrent leur adhésion. On trouve donc dans cette Union des représentants des vieux socialistes utopiques, comme le fouriériste Cantagrel, des gambettistes comme Paul Bert ou Eugène Spuller et des radicaux appartenant « à cette partie de la famille radicale [qui] garde quelque affinité avec Gambetta et ses amis »49. Les parlementaires membres de l’Union démocratique de propagande anti-cléricale appartenaient à l’Extrême gauche ou à la Gauche radicale ou bien encore à l’Union républicaine.

  • 50 Rapport du 16 mars 1894, arch. pol., Ba 1493.
  • 51 Rapport du 14 août 1894, ibid.
  • 52 Rapport du 9 février 1897, arch. pol., ibid.

22Fondée en 1889, la Fédération française de la Libre Pensée s’engageait, d’après ses statuts, à recevoir des groupes républicains et démocratiques aussi bien que des groupes socialistes. Toutefois, son orientation socialiste devint très vite manifeste ; au mois de mars 1892, son Bulletin estimait que la Libre Pensée pouvait se concilier « avec toute recherche sincère de la justice et de la solidarité dans les questions économiques et sociales » et appelait tous les démocrates socialistes à mettre fin « à leurs discussions d’école ou de système ». En 1894, dressant la liste de diverses organisations socialistes qui, disait-il, se trouvait toutes plus ou moins en concurrence les unes avec les autres, l’indicateur Argus mentionna la Fédération française de la Libre Pensée, au même titre que le Comité révolutionnaire central ou que la Fédération des travailleurs socialistes de France50. Au sein du Conseil central de la Fédération, siégeaient des Allemanistes, comme le Dr Meslier, Henri Ranvier, Edmond Toussaint, des représentants du socialisme coopérateur, comme Henry Vaudémont, des personnalités davantage marquées par les thèses marxistes, comme Léonie Rouzade et Paule Minck, ou, bien encore, campant aux confins du socialisme et de l’anarchie, comme Émile Odin. L’influence la plus forte fut probablement celle des Allemanistes ; au mois de juin 1894, le Bulletin mensuel de la Fédération de Libre Pensée annonça le XIIe congrès national du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, qui devait se tenir à Dijon, du 14 au 22 juillet et la Fédération y envoya d’ailleurs un délégué, Auguste Morin51. En revanche, les Blanquistes étaient pour ainsi dire absents de la nouvelle fédération et ce phénomène pourrait bien s’expliquer par le rejet massif de tous les militants libres penseurs qui s’étaient compromis lors de la crise boulangiste. Enfin, une minorité radicale appartenait à cette Fédération – il convient notamment de citer les noms du député Gustave Hubbard et du journaliste Bourceret ; ces radicaux supportèrent de moins en moins bien les orientations prises par la majorité socialiste et, au mois de février 1897, excédé par les attaques de plus en plus vives portées contre la franc-maçonnerie et par la propagande menée en faveur du collectivisme, Chenavaz, député de l’Isère, décida de quitter la Fédération52.

23Au sein de l’Association nationale des libres penseurs de France, l’équilibre entre les radicaux et radicaux-socialistes et les socialistes était, semble-t-il, inversé. En 1909, la Commission exécutive comptait en effet seize parlementaires de la première famille et huit seulement de la seconde tandis que, dans le bureau, se côtoyaient trois socialistes (Maurice Allard, Jean-Louis Breton, Marcel Sembat) et deux radicaux ou radicaux-socialistes (Charles Beauquier et Ferdinand Buisson). Bien d’autres personnalités connues pour leur engagement radical ou socialiste appartinrent à l’Association nationale des libres penseurs de France ; tel fut le cas de Frédéric Desmons, du Dr Bourneville, l’infatigable pourfendeur des congréganistes dans le domaine de l’Assistance publique, Édouard Herriot, Paul Reclus, Aristide Briand, Paul Brousse ; enfin, une sensibilité libertaire caractérisait le musicien Francis Casadesus, les frères Margueritte et le fameux Thalamas.

Libres penseurs et action politique

24Parmi les principaux buts des sociétés de Libre Pensée figuraient l’organisation d’enterrements civils, la lutte « contre les erreurs, les préjugés et la superstition », le triomphe de la liberté de conscience et la défense de la laïcité, tous buts éminemment politiques, y compris le premier : le 19 février 1881, La Semaine anti-cléricale ne lançait-elle pas ce cri :

« La mort sans le prêtre, voilà le cri de conscience du républicain ! » ?

25Et, le 2 avril 1893, des socialistes ayant émis des doutes sur les convictions républicaines de Gambetta et de Jules Ferry, un assistant ne leur rétorqua-t-il pas :

  • 53 Réunion à la Maison du Peuple du XVIIIe arrondissement, archives de la préfecture de Police, Ba 154 (...)

« Oui, ces hommes ont fondé la République et donné l’instruction à la classe ouvrière et les socialistes ne peuvent contester leur républicanisme attendu qu’ils ont été enterrés civilement. »53 ?

  • 54 La Pensée libre, 31 décembre 1880.

26Les orateurs qui prenaient la parole à l’occasion des enterrements civils n’hésitaient pas à se lancer dans des considérations d’ordre politique : « aimons donc et soutenons la République, car elle seule peut nous donner l’instruction qui nous débarrassera à jamais de toutes les superstitions », déclara ainsi un « orateur des dernières paroles » au cimetière de La Charité-sur-Loire (Nièvre) au mois de décembre 188054. À l’ issue des obsèques civiles, retentissaient souvent les cris de « Vive la République ! » ou de « Vive la République démocratique et sociale ! ». En outre, malgré les dénégations des statuts, qu’il ne faut surtout pas prendre pour argent comptant, certaines de ces sociétés s’occupaient activement de la vie politique.

  • 55 Rapport du 13 juin 1893, ibid.
  • 56 L’Aurore, 3 août 1898.
  • 57 Ibid., 28 décembre 1898.

27La Libre Pensée se considérait comme un acteur politique à part entière. En 1893, le groupe libre penseur d’Angoulême ayant demandé au conseil central de la Fédération française de la Libre Pensée quelle attitude il convenait d’adopter à l’occasion des élections législatives, se vit conseiller de présenter au premier tour un candidat de son choix et, au second tour, « de reporter ses voix sur le candidat le plus avancé, même s’il est modéré », ce qui permettrait de « faire tomber la réaction »55. Comme les organisations socialistes dans leur ensemble, la Fédération française de la Libre Pensée intervint tardivement dans l’affaire Dreyfus. Au mois d’août 1898, dans un appel lancé en faveur de la manifestation annuelle à la statue d’Étienne Dolet, l’Union des libres penseurs du XIVe arrondissement souligna « la complicité du sabre et du goupillon » et appela tous les républicains à bien se rappeler que « la caserne et la sacristie sont sœurs »56. Au mois de décembre 1898, la Ligue pour la propagande de la Libre Pensée du XIe arrondissement vota « un blâme énergique au gouvernement soi-disant républicain, qui détient prisonnier le colonel Picquart contre toute justice et tout droit » et exprima tout son mépris « à ceux qui agissent ainsi pour être agréables au cléricalisme qui cherche à renverser la République »57. Les élections si passionnées de 1902 furent l’occasion d’un appel lancé par La Raison ; le 4 mai, celle-ci publia le communiqué suivant :

« Nous rappelons aux sociétés de Libre Pensée que, selon les décisions de la Fédération française et de son secrétaire général, le citoyen Paul Dobelle, elles doivent intervenir dans la lutte électorale pour le second tour du scrutin et faire un appel en faveur de ceux des républicains qui auront obtenu le plus de voix. »

  • 58 Bulletin mensuel de la Fédération française de la Libre Pensée, janvier 1893.
  • 59 Ibid., avril 1902.

28Toutefois, c’est pour obtenir la séparation des Églises et de l’État – en fait essentiellement de l’Église catholique et de l’État – que les libres penseurs déployèrent la plus grande activité. Fondée le 1er mars 1882, la Ligue pour la séparation des Églises et de l’État reçut l’adhésion de diverses personnalités – Désiré Barodet, Charles Beauquier, le comte de Douville-Maillefeu, Clovis Hugues, Édouard Lockroy, etc. – appartenant déjà à un – ou à plusieurs – des organismes libres penseurs existant à l’époque. Puis les élections de 1885 constituèrent un temps fort de propagande séparatiste ; pour La Semaine anti-cléricale du 17 octobre 1885, « la première qualité » des candidats était « l’adhésion formelle à la société moderne en voie de formation, formation qui ne peut se réaliser que par la Séparation de l’État et de toutes les Églises et par l’instruction exclusivement laïque à tous les degrés. » Le 12 décembre 1891, Gustave Hubbard, membre de la Fédération française de la Libre Pensée, déposa un ordre du jour invitant le gouvernement « à préparer à bref délai la Séparation »58. En 1902, la Fédération élabora un programme devant « être imposé à tous les candidats républicains et socialistes qui se présenteront aux prochaines élections législatives », lequel programme incluait la dénonciation du Concordat, la séparation des Églises et de l’État, la suppression de l’ambassade du Vatican, l’inéligibilité des « fonctionnaires sacerdotaux » et diverses mesures de laïcisation59. Après l’Affaire Dreyfus, les pressions libres penseuses pour obtenir la séparation se firent particulièrement pressantes. « La politicaillerie concordataire » du gouvernement Combes était jugée assez sévèrement ; néanmoins, comme « le Petit Père » avait su appliquer comme il convenait la loi de 1901, les libres penseurs espéraient qu’il saurait faire preuve de la même fermeté pour abroger le Concordat. Le 17 août 1902, la société de la Libre Pensée de Nuits-Saint-Georges lui adressa le vœu suivant :

  • 60 Cahier de délibérations de la société de Libre Pensée de Nuits-Saint-Georges, 1898-1908, archives p (...)

« Les libres penseurs de la section de Nuits-Saint-Georges approuvent le ministère de Défense républicaine pour l’énergie qu’il a déployée en faisant respecter la loi sur les congrégations et l’engage en outre à persévérer dans son œuvre de justice jusqu’à y compris la séparation de l’Église et de l’État. »60

  • 61 L’Action, 25 décembre 1905.
  • 62 Document communiqué par Florence Rochefort et Laurence Klejman.

29Le 17 mai 1903, l’Association nationale des libres penseurs de France organisa à travers toute la France une grande journée en faveur de la séparation ; elle recruta 77 conférenciers radicaux (Charles Beauquier, Henry Bérenger, Ferdinand Buison, Gustave Hubbard), socialistes (Jean Allemane, Emmanuel Chauvière, le Dr Meslier, Francis de Pressensé, Paul Renaudel, Alexandre Zévaès), anarchistes (Urbain Gohier, Marie Murjas, Laurent Tailhade) qui, sous le patronage de sociétés de Libre Pensée, mais aussi de comités républicains et radicaux divers, de sections de la Ligue des droits de l’homme, d’Universités populaires, prononcèrent des conférences dans des villes comme dans des bourgades ; s’il n’y eut pas d’incidents graves en province, en revanche, à Paris et dans la banlieue parisienne, des heurts plus ou moins violents se produisirent à Notre-Dame de Plaisance, à Saint-Jean-Baptiste de Belleville et à Aubervilliers. Le 20 mai, Gustave Hubbard demanda l’urgence pour discuter de la séparation : 30 voix manquèrent pour que l’urgence fût adoptée. Peu après, le 11 juin, fut élue la commission parlementaire chargée d’étudier toutes les propositions de loi relatives à la séparation qui avaient été déposées ; parmi les dix-sept députés anti-concordataires que comptait cette commission, siégeaient cinq membres de la commission exécutive de l’Association nationale des libres penseurs de France, notamment Ferdinand Buisson – qui était par ailleurs président de l’Association nationale – et Aristide Briand, respectivement président et rapporteur de la commission parlementaire. La séparation fut votée à la Chambre le 3 juillet 1905 et au Sénat, le 6 décembre. Entre ces deux dates, s’était tenu à Paris le congrès universel de la Libre Pensée, dont les travaux, pensaient les organisateurs, devaient hâter le vote de la loi ; ce congrès s’était doté d’une commission de la séparation qui considérait la séparation comme « l’événement historique le plus important qui se soit produit en Europe depuis la Révolution française », mais qui estimait cependant que la République avait consenti à l’Église « une faveur inouïe, scandaleuse » en lui laissant la libre disposition de biens qui auraient dû revenir à la Nation. Alphonse Aulard, membre de cette commission, rédigea un rapport relatif aux divers usages affectés aux églises durant la Révolution. De nombreux membres de l’Association nationale des libres penseurs de France furent mécontents de la loi promulguée le 9 décembre : ils la jugeaient trop favorable à l’Église. Néanmoins, le grand principe de séparation auquel ils aspiraient depuis plus d’un quart de siècle était enfin acquis et, le 24 décembre 1905, ils fêtèrent cette victoire par un grand banquet présidé par Adrien Veber, entouré de Ferdinand Buisson, de Marcel Sembat, d’Emmanuel Chauvière et du Dr Meslier61. Quant à l’Association des artistes libres penseurs, elle édita une carte postale représentant un petit bas-relief réalisé à l’occasion de la séparation : devant un grand soleil, une République triomphante, coiffée d’un bonnet phrygien, tend la loi de séparation à un peuple qui l’acclame et se porte vers elle62.

30L’image de la Libre Pensée a longtemps pâti de la réputation de certains libres penseurs, assimilés à de simples « saucissonniers du Vendredi saint », à des gens tout juste bons à crier « À bas la calotte ! ». Mais, loin de se réduire à ces comportements facilement vulgaires et parfois haineux – auxquels certains de leurs adversaires répondaient d’ailleurs par des arguments relevant du même registre –, la Libre Pensée doit être considérée comme un mouvement républicain d’avant-garde qui a largement contribué à des modifications institutionnelles et à des apports législatifs essentiels.

Notes

1 Voir Jacqueline Lalouette, « Approche comparative de la Libre Pensée belge et de la Libre Pensée française. 1848-1914 », in Marc Quaghebeur et Nicole Savy (dir.), France-Belgique (1848-1914). Affinités – Ambiguïtés, Actes du colloque des 7, 8, 9 mai 1996, Bruxelles, Éditions Labor, 1997, p. 67-86, Coll. « Archives du Futur ».

2 4 M 636, archives départementales (abrégées par la suite en arch. dép.) des Bouches-du-Rhône.

3 Toutes ces indications ont été relevées dans le journal La Pensée libre.

4 Pour l’Yonne, voir les dossiers III M 4 17 et III M 4 18, arch. dép. de l’Yonne ; pour l’Eure, les dossiers 4 M 183, 188, 193, 194, 195, 196, 197, 200, 20, 203, arch. dép. de l’Eure. Pour une présentation de la Libre Pensée dans ces deux départements, voir Jacqueline Lalouette, La Libre Pensée en France. 1848- 1940, Paris, Albin Michel, 1997, p. 50-53.

5 Dossiers 4 M 187, 192, 200, 201, 202, arch. dép. de l’Eure.

6 Registre de la société de la Libre Pensée socialiste de Clermont-Ferrand (1884- 188), Archives de l’OURS.

7 Dossier 4 M 51, arch. dép. de la Haute-Savoie ; – M 1389, arch. dép. du Doubs.

8 Dossier 4 M 183, arch. dép. de l’Eure.

9 Lettre du 26 avril 1883, arch. dép. de l’Yonne, III M4 18.

10 Lettre du 12 février 1884, ibid.

11 4 M 655, arch. dép. des Bouches-du-Rhône, 4 M 655.

12 Lettre du maire de Montauban au préfet du Tarn-et-Garonne, M 550, arch. dép. du Tarn-et-Garonne.

13 Lettre du 18 août 1884, arch. dép. de la Loire-Atlantique, 1 M 1114.

14 Voir Jacqueline Lalouette, « Du bûcher au piédestal. Étienne Dolet, symbole de la Libre Pensée », Romantisme, n° 64, 1989, 2e trimestre, p. 82-100.

15 Voir le dossier Ba 1493, archives de la préfecture de Police (abrégées par la suite en arch. pol.).

16 Ce nombre a pu être établi à partir du dépouillement systématique des Recueils des actes administratifs de tous les départements.

17 Recueil des actes administratifs (abrégé par la suite en RAA) de la Côte d’Or, 1904, p. 191.

18 Compte rendu de l’assemblée générale du 17 janvier 1903, archives privées de la société de Libre Pensée de Dijon.

19 RAA de l’Isère, 1910, p. 29 ; 1911, p. 22.

20 La Libre Pensée intellectuelle, morale, sociale, Paris, 1905, p. 88-89. Une soixantaine d’autres groupements avaient donné leur adhésion au congrès de l’Association nationale des libres penseurs de France, mais elles n’étaient pas à jour de leur cotisation vis-à-vis de celle-ci.

21 En 1908, ces diverses obédiences comptaient ensemble 32 000 membres, Pierre Chevallier, Histoire de la Franc-Maçonnerie française, t. 3 : La Maçonnerie : Église de la République (1877-1944), Paris, Fayard, 1975, p. 28.

22 Nombre rappelé par Maurice Bonnardot en 1922, La Libre Pensée française, 30 avril 1922.

23 Statuts de la société des libres penseurs du canton de Sauzé-Vaussais, arch. dép. des Deux-Sèvres, TR 316-R6.

24 Eugène SPULLER, Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus. Étude d’histoire politique et religieuse, Paris, Georges Decaux, 2e édition, s.d., p. 19.

25 La Marseillaise, 18 septembre 1881.

26 Congrès universel des libres penseurs tenu à Paris du 15 au 20 septembre 1889, compte rendu officiel de la commission du Congrès, Paris, E. Dentu, 1890, p. 277.

27 Bulletin mensuel de la FFLP.

28 Il s’agit d’édits de l’Ancien Régime et de lois votées sous la Restauration et la Monarchie de Juillet.

29 Anatole France, L’Église et la République [1904], présentation, notes et index de Roger Sazerat, postface de J.-F. Revel, Coll. « Libertés », Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 66. Les chapitres 3, 4 et 5 de ce livre, étaient précédemment partis sous le titre Le Parti noir.

30 Ferdinand Buisson, « Rapport fait au nom de la Commission de l’enseignement chargée d’examiner le projet de loi relatif à la suppression de l’enseignement congréganiste », Impressions, projets de lois, propositions, rapports, etc., Chambre des députés, 8e législature, session de 1904, annexe au procès-verbal de la séance du 11 février 1904, t. XXXIII, Paris, Imprimerie Motteroz, 1904.

31 Ibid., p. 9.

32 Les libres penseurs de Dijon commettaient un contre-sens puisque, précisément, les promoteurs de la loi de 1901 refusaient de considérer les congrégations comme des associations.

33 Assemblée générale du 21 juillet 1901, registre des procès-verbaux de la société de Libre Pensée de Dijon, archives privées de la société.

34 Réunion du conseil d’administration du 8 octobre 1901, ibid.

35 Fédération départementale de la Libre Pensée de la Côte-d’Or, dimanche 15 août 1909, congrès de Gevrey-Chambertin, programme, archives privées de la société de Libre Pensée de Dijon.

36 Rapport de l’indicateur A.P., 22 mars 1880, arch. pol., Ba 1493.

37 Rapport de l’indicateur Athanase, 8 octobre 1880, ibid.

38 Rapport du 27 février 1881, arch. pol., Ba 1472.

39 Arch. pol., Ba 1493.

40 Discours tenu par Émile Odin dans une réunion publique le 21 janvier 1886, rapport de l’indicateur n° 13, ibid.

41 Arch. pol., Ba 199.

42 Rapport du 16 avril 1881, ibid.

43 Rapport du 13 mars 1886, arch. pol., Ba 1514.

44 Le Radical, 28 juin 1886.

45 Le cri du peuple, 25 juin 1888.

46 Articles 1 et 3 des principes fondamentaux.

47 La République anti-cléricale, 13 septembre 1882.

48 Dossier Ba 1493. Un des promoteurs de cette fédération se nommait Ravet ; des années plus tard, en 1899, un militant portant le même nom représenta le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire au congrès de la salle Japy, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. 15, p. 111.

49 Jean-Marie Mayeur, Les débuts de la Troisième République. 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 96.

50 Rapport du 16 mars 1894, arch. pol., Ba 1493.

51 Rapport du 14 août 1894, ibid.

52 Rapport du 9 février 1897, arch. pol., ibid.

53 Réunion à la Maison du Peuple du XVIIIe arrondissement, archives de la préfecture de Police, Ba 1544. Souligné par nous.

54 La Pensée libre, 31 décembre 1880.

55 Rapport du 13 juin 1893, ibid.

56 L’Aurore, 3 août 1898.

57 Ibid., 28 décembre 1898.

58 Bulletin mensuel de la Fédération française de la Libre Pensée, janvier 1893.

59 Ibid., avril 1902.

60 Cahier de délibérations de la société de Libre Pensée de Nuits-Saint-Georges, 1898-1908, archives privées de la société.

61 L’Action, 25 décembre 1905.

62 Document communiqué par Florence Rochefort et Laurence Klejman.

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