1Née en mai 1958, « l’Association nationale », comme la désignent ses dirigeants et ses membres, existe toujours, même si elle connaît depuis les années 1980 une mise en sommeil officieuse et si elle n’a pas pris de position publique depuis le débat sur le traité de Maastricht en 1992. Bien qu’elle ait changé partiellement de nom à deux reprises, elle a toujours gardé dans ses appellations la référence au général de Gaulle, fait rarissime dans les mouvements gaullistes. Son histoire correspond parfaitement à trois époques d’un demi-siècle de gaullisme. Au temps de la lutte pour la conquête du pouvoir sous la IV^e République, elle est pour quelques jours « l’Association nationale pour l’appel au général de Gaulle dans le respect de la légalité républicaine » (du 25 mai au 28 mai 1958) ; au temps de l’exercice du pouvoir par de Gaulle et jusqu’à la mort du fondateur de la V^e République, elle devient : l’Association nationale pour le soutien de l’action du général de Gaulle (du 28 mai 1958 au 13 novembre 1970) et au temps de l’après de Gaulle, elle se transforme en Association nationale pour la fidélité à la mémoire du général de Gaulle1.

2Si une telle longévité fait d’elle la plus ancienne et la plus durable des associations « gaullistes », l’Association nationale n’est pas la plus connue : elle n’a pas suscité autant de passions qu’une autre association gaulliste née à la même époque, le Service d’action civique (SAC) ! L’histoire de l’Association nationale n’a jamais été étudiée en profondeur2. Elle est pourtant aujourd’hui possible grâce à d’exceptionnelles archives mais aussi aux écrits croisés de Pierre Lefranc et de Jacques Foccart3. Si le rôle de l’Association nationale dans l’histoire de la France politique depuis la fin des années 1950 reste méconnu, est-ce la preuve d’une place négligeable ? Notre objectif ne consiste pas à écrire ici son histoire mais à s’interroger sur les raisons qui ont conduit à sa création puis à son maintien en dehors des partis gaullistes, sur ses relations avec ces partis, de l’Union pour la nouvelle République (UNR) au Rassemblement pour la République (RPR), et sur sa place dans le gaullisme et la vie politique française depuis 1958.

Une constante : une association gaulliste en dehors des partis gaullistes

3Si son nom n’apparaît à aucun moment dans l’organigramme de l’Association nationale, le général de Gaulle a incontestablement souhaité la création puis le maintien de l’Association. En mai 1958, c’est « l’entourage du Général » qui donne l’ordre de fonder, selon les dispositions de la loi de 1901, une association4. Concrètement, ce sont Pierre Lefranc et Jacques Foccart qui ont joué le rôle essentiel même si leurs noms ne figurent pas parmi les fondateurs5. Les deux hommes se retrouvent au 5 rue de Solférino et c’est là, au siège du Rassemblement du peuple français (RPF), dans l’immeuble où de Gaulle a son bureau parisien, qu’ils lancent l’idée de l’Association nationale, le 16 mai semble-t-il6. Ce n’est pourtant que le 25 mai qu’est officiellement fondée l’Association nationale dont les statuts sont déposés à la préfecture le 27 mai7. Aux yeux de tous les observateurs, derrière les noms des fondateurs effectifs et des dirigeants officiels de la nouvelle organisation, il y a sans aucun doute de Gaulle. Le lien direct avec de Gaulle est souligné par jeune Nation, le 30 octobre 1958, comme la première caractéristique de l’Association par comparaison avec d’autres « boutiques gaullistes » : « On y est directement branché sur le cabinet du Général »8. C’est de Matignon puis de l’Élysée que viennent plus tard à la fois l’ordre de mise en sommeil et de maintien de l’Association en janvier 1959, puis la consigne de reprise des activités en mars 19609. En 1967 puis en juin 1969, de Gaulle lui-même confirme à Pierre Lefranc son désir de voir l’Association continuer d’exister10.

4Alors que Gaulle n’a pris qu’une seule fois, en 1947 avec le RPF, l’initiative de fonder une formation politique, pourquoi a-t-il voulu créer puis maintenir l’Association nationale ? Une telle attitude s’explique par des intérêts conjoncturels mais aussi par la nature même du gaullisme. Dans trois circonstances importantes dans la vie politique nationale, en 1958 – les événements d’Alger et la crise du régime –, en 1960 – la mise en place de l’autodétermination de l’Algérie –, et en 1969 – la démission du Président –, le général de Gaulle a grand intérêt à disposer de l’Association nationale. En mai 1958, de Gaulle sait qu’il n’a pas au Parlement et dans le pays de parti politique pour le ramener au pouvoir : si les républicains sociaux se présentent et sont perçus comme gaullistes, ils ne constituent qu’un petit parti dont de Gaulle s’est toujours tenu à distance. De plus, comme toutes les forces politiques participant au pouvoir, ce parti est associé au discrédit dont est victime le régime. Les seules autres organisations par lesquelles les gaullistes peuvent espérer agir sur la situation présentent d’incontestables handicaps : le Rassemblement, s’il a gardé de nombreux adhérents, est démobilisé depuis 1955 et ne peut guère symboliser l’avenir ; l’Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française de Jacques Soustelle n’est pas un mouvement spécifiquement gaulliste et son combat est trop « ciblé » alors que les objectifs du général de Gaulle sont plus larges (et peut-être déjà différents) ; les nombreux groupes gaullistes transformés en comités de salut public au cours du mois de mai 1958 contribuent à donner l’image d’un complot contre la République et d’une volonté d’un retour au pouvoir par la force. Comme l’a dit ultérieurement Jacques Foccart, « cette association s’inscrit dans la campagne d’opinion » du mois de mai 195811. L’Association nationale tente un regroupement des gaullistes et un rapprochement des « affluents du grand fleuve gaulliste en crue en ce moment »12. Pierre Lefranc, tout comme Foccart, insistent sur cet objectif13. L’Association contribue à élargir les appuis pour revenir au pouvoir en utilisant le mot « appel » pour mobiliser, comme à Londres le 18 juin 1940 ou à Strasbourg le 7 avril 1947... Elle rassure par son nom, sur les intentions légalistes du général de Gaulle et des gaullistes : l’article 3 des statuts de l’Association en appelle aux « moyens légaux » et rejette « tout recours à la violence et à l’illégalité ». Le 6 juin 1958, le président Dupérier ne s’en cache pas : « les noms et les buts de l’Association étaient choisis de façon à éviter une dissolution immédiate sur ordre de Jules Moch » ce qu’explicite Pierre Lefranc quand il écrit :

« Il fallait trouver un nom qui suggérât l’affiliation au Général sans alarmer en apparaissant comme une ligue destinée à bousculer ou à remplacer les formations politiques »14.

5En 1960, après avoir été un temps mise en sommeil, l’Association est maintenue quand la politique algérienne du général de Gaulle trouble la famille gaulliste : le chef de l’Etat mesure l’intérêt de disposer d’une organisation qui lui est directement reliée et toute dévouée. C’est dit explicitement à propos de l’implantation de l’Association nationale en Algérie en 1960 :

« Elle devra être constituée de gaullistes inconditionnels offrant à notre structure des piliers inébranlables... La qualité de gaulliste inconditionnel suppose en ce qui concerne le destin final de l’Algérie l’acceptation, a priori, des voies et des buts proposés par le général de Gaulle... »15.

6En 1969, au moment où de Gaulle se brouille avec Pompidou, se retire du pouvoir et où sa succession divise les gaullistes, l’ancien président de la République en maintenant l’Association espère peut-être disposer d’un instrument d’intervention dans le débat public mais surtout comme le déclare Jacques Vendroux :

« Le seul moyen de garder un certain ciment parmi les gaullistes en dehors des partis »16 .

7La création et le maintien de l’Association illustrent aussi une des formes les plus originales et les plus efficaces de l’engagement gaulliste : le lien direct et personnel avec le général de Gaulle17. C’est pendant la guerre qu’est née cette forme de compagnonnage illustrée alors par le serment d’obéissance au chef des Français libres signé par ceux qui rejoignent de Gaulle. Au temps du RPF, de Gaulle l’a pratiquée avec un certain succès dans « l’Union privée pour l’aide à l’action du général de Gaulle » (UPANG) en 1949, dans la campagne de la carte en 1951 ou encore dans la nouvelle formule du Rassemblement après 1953 quand il demande à chaque adhérent de s’engager « à participer personnellement à l’action » qu’il dirige.

8L’Association nationale constitue, d’autre part, une des nombreuses tentatives des gaullistes pour rassembler au-delà des frontières d’un parti politique et éviter de lier le nom du Général à un parti et à une fraction de l’opinion. La méfiance du général de Gaulle envers les partis politiques s’est exprimée longtemps avant la création de l’Association nationale, mais l’échec du RPF et le parcours des républicains sociaux sous la IV^e République n’ont fait que la renforcer.

9L’Association ne représente-t-elle pas un meilleur cadre que le parti pour concrétiser cette conviction gaulliste : « La France c’est tous les Français. Ce n’est pas la gauche, la France. Ce n’est pas la droite, la France »18 ?

10Pour toutes ces raisons, l’Association nationale reste en dehors des partis gaullistes. C’est un choix essentiel qu’elle effectue très tôt, le 1^er octobre 1958 et qu’elle justifie clairement :

« On nous propose, l’UNR étant trop marquée à droite, d’y pénétrer pour en constituer le centre, en amenant avec nous le Centre de réformes républicaines qui constituerait l’aile gauche... Si certains veulent faire de la politique, pourquoi y entraîner toute l’Association nationale ? Qu’ils aillent tout seuls faire cette politique que le RPF n’a pas su réussir... et que les fidèles de l’esprit de l’Association nationale restent groupés pour continuer l’action de soutien du général, action civique et apartisane »19.

11Ce dernier qualificatif revient désormais constamment chez les membres de l’Association nationale qui ont si peu le sentiment de faire de la politique qu’ils emploient souvent l’adjectif « apolitique » ce qui conduit un des dirigeants, Gorce-Franklin, à rectifier :

« l’Association nationale n’est pas apolitique – un non sens – mais “apartisa »20
ne" ».

12Parmi les sept organisations convoquées par Jacques Soustelle pour créer un grand mouvement gaulliste, l’Union pour la nouvelle République, l’Association nationale est effectivement la seule à refuser de « s’agréger aux autres »21. Pourtant, la question de l’indépendance de l’Association envers l’UNR n’est pas définitivement réglée et se pose à nouveau aux débuts de la V^e République. Des négociations sont entreprises dès janvier 1959 entre les deux organisations et durent au moins jusqu’à l’été 1960. L’UNR, par la voix de son secrétaire général, Albin Chalandon, souhaite « une collaboration étroite » mais les dirigeants de l’Association, comme Gorce-Franklin, conseillent « la plus grande prudence pour ne pas compromettre l’Association nationale dans les positions politiques de l’UNR »22. De nombreux membres écrivent à l’Association pour refuser une fusion avec l’UNR et l’Association dément en juillet 1960 son « ralliement » à l’UNR annoncé par Paris Presse. L’intransigeant. Si le sujet est aussi sensible durant cette période, c’est dû à la question algérienne comme l’explique sans détours le responsable de l’Association dans l’Ariège :

« L’UNR en Ariège s’est livrée à des gens venus au gaullisme par le Comité de salut public d’Alger. Et ces gens-là ne sont pas avec de Gaulle (c’est le moins qu’on puisse dire...) sur le problème de l’Algérie. »23

13À partir de la fin du conflit algérien, l’indépendance de l’Association n’est plus menacée et l’Association s’efforce de devenir une « organisation de masse »24. Elle conserve depuis ses débuts les fondements de son identité : son statut d’association (loi du 1^er juillet 1901) déposé à la préfecture de Police25, un siège26, ses dirigeants27, ses membres28, son organisation nationale29, son budget et ses publications30. Au fil des années toutefois, sa puissance d’action s’amenuise : les effectifs chutent fortement31 ; l’implantation dans le pays se rétrécit32 et les recettes financières s’effondrent33.

Une variable : les relations avec les partis gaullistes

14Deux temps se distinguent clairement dans l’histoire des relations de l’Association nationale avec les partis gaullistes : quand de Gaulle est au pouvoir, l’Association agit, dans l’ensemble, aux côtés des partis gaullistes ; à partir de son départ de l’Élysée, commence au contraire une période d’éloignement croissant qui conduit l’Association à s’opposer aux partis gaullistes.

Un temps aux côtés des partis gaullistes (1958-1969)

15Si l’action principale de l’Association consiste à soutenir le général de Gaulle en dehors des partis gaullistes, elle n’exclut pas une collaboration avec eux au service du gaullisme.

16L’Association a défini elle-même sa conception du soutien à de Gaulle : « être l’agence de relations publiques personnelle du général de Gaulle »34. Son action majeure consiste à expliquer aux Français la politique du Général soit « une tâche d’information civique »35. Comme le déclare Jacques Foccart, « le but exact de l’Association nationale est surtout de publier des documents, d’être une espèce de conscience gaulliste »36. Elle doit aussi remplir un rôle de « bouclier » du général de Gaulle, comme le prouve la réaction du chef de l’État à propos des remous suscités par sa phrase sur le Québec libre lors de son voyage au Canada en 1967. À Pierre Lefranc, président de l’Association nationale, de Gaulle déclare alors que :

« L’Association devait se manifester chaque fois que c’était nécessaire, en particulier chaque fois que j’étais mis en cause. Par exemple, lorsque je suis revenu du Canada avec toute cette cabale, vous et votre Association, puisque vous êtes “pour le soutien du général de Gaulle”, vous auriez dû tout de suite réagir et faire des articles, car, en fin de compte, c’était le général de Gaulle qui était visé dans ces attaques, et il vous appartenait de défendre et expliquer sa politique »37.

17Le principal moyen d’action utilisé par l’Association nationale pour remplir ses missions fut effectivement la publication d’articles dans son Bulletin hebdomadaire de presse. Durant les années 1960, les éditoriaux sont signés par une vingtaine de noms différents en tête desquels arrivent – dans l’ordre – André Laurent, Pierre Sandhal, Georges Broussine, André Frossard, Stanislas Fumet, Raymond Labelle, Michel Sinninger... qui n’appartiennent pas au personnel politique mais aussi – exceptionnellement – par quelques hommes politiques comme Louis Vallon, Jean Charbonnel, Jean-Paul Palewski, Christian Fouchet, Edgar Pisani ou René Capitant38.

18Toutefois, soutenir de Gaulle ne se limite pas à une diffusion des idées du gaullisme, cela passe également par une participation aux combats électoraux des gaullistes malgré les réticences initiales à l’égard de cette forme de politique. L’Association nationale a joué un rôle électoral très actif d’abord entre 1958 et 1962 puis en 1965 et cela s’explique pour trois raisons directement liées à la personne de Charles de Gaulle : assurer l’installation de la V^e République ; soutenir de Gaulle dans l’affaire algérienne et contribuer à faire du Président à l’occasion de l’élection au suffrage universel direct un élu des Français et non pas celui d’un parti. C’est essentiellement pour les référendums que l’Association s’engage car, aux yeux du général de Gaulle, les questions posées aux Français ne relèvent pas des partis. En septembre 1958, la tâche était d’autant plus lourde que l’UNR n’existait pas encore. La mission est considérée comme prioritaire dès la fin juillet. Elle se traduit par une grande campagne d’information dont le coût exact est difficile à établir mais incontestablement très élevé, ce qui n’est pas sans susciter quelques critiques internes comme en témoigne cette note :

« Vendre le référendum comme Omo représente un budget que nous n’avons pas... Notre Association est beaucoup plus une œuvre de bonne volonté qu’une action de publicité commerciale »39.

19L’information de l’Association est diffusée à l’écrit par la publication de brochures (expliquant la République, la démocratie, le régime présidentiel, le régime parlementaire...), par une vaste campagne d’affiches et de tracts et oralement, à la radio et à la télévision où s’expriment Jean Dutourd et Louis Pauwels, mais surtout par de très nombreuses réunions à Paris et à travers le pays au cours desquelles interviennent des personnalités comme Jacques Debû-Bridel, Yvon Morandat, Léo Hamon, Maurice Clavel et aussi des orateurs inconnus à cette époque, parfois issus des mouvements de jeunesse gaullistes sous la IV^e République, André Fanton, Christian Poncelet, Jean Tibéri, Jean-François Chabasse, etc.40. Une campagne de propagande identique avec affiches, photographies, tracts est menée pour les référendums du 8 janvier 1961, du 8 avril 1962 et du 28 octobre 1962. Enfin, l’Association s’engage avec force – y compris financièrement – dans la préparation du référendum du 27 avril 1969 et elle appartient au Comité pour le « oui » au référendum, créé le 28 février 1969, aux côtés de l’UDR et de plusieurs autres associations et partis41. Officiellement, l’Association nationale ne participe pas aux élections législatives. Ce principe est le plus souvent respecté sauf en 1958 car contrairement à ce qu’elle annonce – pas de candidats, pas d’investitures – le 30 octobre, l’Association participe discrètement certes mais activement à la sélection des candidats42. Elle dispose d’atouts pour cette activité dont son antériorité sur l’UNR, parti nouveau-né et surtout sa bonne connaissance des milieux gaullistes : en 1958, un quart des délégués départementaux de l’Association ont déjà exercé des responsabilités au temps du RPF et 38 % des membres des comités départementaux sont des anciens du RPF, très peu ayant exercé de responsabilités depuis 195343. Pour les autres élections législatives, l’investissement de l’Association nationale est beaucoup plus réduit mais il n’est pas inexistant. « L’Association a donné à l’UNR-UDT de très nombreux candidats en 1958, 1962 et 1967 » rappelle Pierre Lefranc en 1967 mais elle a aussi fait « un gros effort » en 1967 selon Jacques Foccart qui se traduit, par exemple, dans son budget par des dépenses deux fois supérieures à celles de 1966 et des frais de propagande dix fois plus élevés44. Mais c’est en 1965 que l’Association joue son rôle majeur dans une campagne électorale : elle est chargée par de Gaulle de la coordination et de la responsabilité de sa campagne à l’occasion de l’élection présidentielle45. Elle s’y investit avec ardeur et le budget qu’elle y consacre témoigne de l’ampleur de l’enjeu46. Cela n’empêche pas les critiques, venues au lendemain de la mise en ballottage du général de Gaulle : si l’Association reconnaît qu’il a été difficile de faire agir rapidement une organisation « en veilleuse », elle estime que son rôle de coordination a été efficace, les seules difficultés étant venues, selon Pierre Lefranc, de l’UNR47. Au soir de la réélection du général de Gaulle, l’Association peut se réjouir mais elle ne peut alors deviner que le second mandat confié au chef de l’État s’achèverait plus tôt que prévu, le 28 avril 1969. Pourtant, elle ne s’interdit pas de penser à l’après-de Gaulle. Le 28 mars 1967, P. Lefranc écrit dans une note :

« Un jour viendra où le successeur du général de Gaulle aura besoin de l’appui du “sentiment gaulliste” pour être adopté et dans cette circonstance, l’Association nationale pourra jouer un rôle non négligeable »48.

20Les choses se sont révélées un peu plus difficiles et 1969 marque réellement une nouvelle étape dans les relations entre l’Association, le parti gaulliste et le nouveau président de la République.

Un temps contre les partis gaullistes à partir de 1969 ?

21L’éloignement commence sous Pompidou et s’accentue à partir de 1974. Au sein de l’Association, les critiques à l’égard de l’UDR se multiplient. Il est reproché au parti gaulliste de « se borner trop souvent à se proclamer gaulliste sans toutefois rappeler suffisamment quelles étaient les grandes options nationales énoncées par le général de Gaulle », et il lui est fermement « conseillé de ne pas se laisser enfermer par ses associés dans une attitude de conservatisme »49. L’Association s’oppose à tout ce qui affaiblit l’UDR au sein de la majorité, considérant que l’UDR doit, par exemple, être présente partout au premier tour des élections législatives. Même les relations entre l’Association et le chef de l’État se crispent et se dégradent. Ainsi, l’Association regrette l’absence d’un engagement personnel plus vif du successeur du général de Gaulle lors des élections législatives, c’est-à-dire « le principal souffle » sous la V^e République. Elle estime que la campagne de 1973 ne s’est pas faite sur les options gaullistes, que le gouvernement Messmer ne s’oriente pas dans le sens du gaullisme et que « les militants font la différence entre la politique du gouvernement et le gaullisme »50. Parfois, ces critiques ne sont pas seulement émises dans le huis clos des comités directeurs de l’Association, mais publiées. À deux reprises, l’Association prend publiquement position contre la politique du président Pompidou, en s’opposant en 1972 à l’élargissement de la Communauté européenne et en 1973 à la réforme instituant le quinquennat. Dès l’élection présidentielle de 1969, l’Association avait pris ses distances : elle avait – en accord avec de Gaulle – choisi de ne pas participer à la campagne électorale. Dans les milieux gaullistes, l’Association – le plus souvent par la voix de son président – ne cache pas ses désaccords avec la politique du chef de l’État et de ses gouvernements, ce qui est, bien sûr, rapporté au Président d’où son irritation à l’égard de P. Lefranc51. À la mort de Pompidou, l’Association prend position en faveur de la candidature Jacques Chaban-Delmas mais reste silencieuse pour le deuxième tour.

22À partir de 1974, à partir du moment où les gaullistes perdent l’Élysée, l’Association devient de plus en plus critique et elle l’exprime souvent par des prises de position publiques. Elle est ainsi hostile au droit de saisine en 1974 et à l’élection du Parlement européen au suffrage universel. Elle réaffirme en juin 1976 son attachement à l’indépendance nationale et à la force nucléaire. Elle proteste contre « les tentatives de transformation des instances européennes » et suggère d’élargir le référendum afin, par exemple, de pouvoir demander l’avis des Français sur le projet de loi sur l’interruption de grossesse en 1974. Ses positions lors des élections manifestent un même éloignement à l’égard de la majorité et du nouveau parti gaulliste, le RPR. Ainsi, lors des municipales de 1977, l’Association ne prend pas position ; lors des législatives de 1978, elle accorde son soutien à ceux qui affirment vouloir défendre les choix du général mais sans citer le RPR ; lors des européennes de 1979, elle soutient la liste Debré/Chirac mais ajoute :

« En appuyant, dans cette circonstance dramatique, cette liste du RPR, les signataires déclarent qu’ils gardent par ailleurs leur entière liberté d’appréciation vis-à-vis de la formation politique dont ils ont toujours désapprouvé les alliances avec le conservatisme »52.

23Si lors de la présidentielle de 1981, l’Association appuie la candidature Michel Debré dès octobre 1980, elle souhaite à deux jours du premier tour son retrait car :

« Un résultat catastrophique nuirait non seulement à son image mais à celle du gaullisme »53 .

24Il faut s’interroger sur les sources de l’éloignement croissant entre l’Association et le principal parti gaulliste : est-ce dû à un « gaullisme orthodoxe » (Jean-Christian Petitfils) ou à l’« intégrisme » d’un « gardien de la flamme » (Andrew Knapp)54 ? Bien sûr, l’Association ne cesse de mettre en avant son attachement à l’action du général de Gaulle et sa volonté de ne pas transiger avec les principes. Cela la conduit effectivement à considérer comme intouchable l’œuvre du premier président de la V^e République, qu’il s’agisse des institutions ou de la politique étrangère notamment. Elle voit dans l’affirmation croissante d’une majorité présidentielle à compter de 1969, symbole d’une ouverture politique, une menace pour la solidité du gaullisme. Mais si elle redoute que le gaullisme ne perde son originalité, n’est-ce pas aussi parce qu’elle veut éviter que le gaullisme ne soit identifié à un parti et à la seule droite ? Tel est le sens d’une intervention publique de Pierre Lefranc à la télévision déclarant, le 12 janvier 1982 :

« Les gaullistes de conviction ne sont ni de droite, ni de gauche... Leur attitude vis-à-vis de la nouvelle majorité ne saurait se confondre avec celle d’aucune autre formation politique... Les gaullistes de conviction ne critiqueront pas en bloc ni une politique, ni une majorité. Ils soutiendront les formules qui leur paraissent aller dans le sens qu’ils souhaitent, c’est-à-dire le sens de l’intérêt national, ils critiqueront les autres »55.

25Si l’Association a pu être définie comme représentant le gaullisme « apolitique » et dans une certaine mesure le gaullisme « de gauche », à partir de 1969, quand la plupart des gaullistes de gauche s’éloignent du successeur de Charles de Gaulle, et quand à partir de 1976, le RPR incarne ce que René Rémond a appelé « un gaullisme rétréci », l’Association n’est-elle pas fidèle à ses convictions au risque d’apparaître comme immobile ? N’incarne-t-elle pas, à sa manière, une résistance à une dérive droitière du principal parti dans lequel se retrouvent la majorité des gaullistes ?

26Cependant, l’éloignement entre l’Association, le président Pompidou et les partis gaullistes est accentué par la longue présence à la présidence de l’Association de Pierre Lefranc, un des plus anciens gaullistes, un homme de l’entourage du général de Gaulle mais un homme qui n’a fait carrière ni dans l’appareil du parti gaulliste ni comme élu, un homme qui symbolise le gaulliste « apolitique » ou en tout cas « a-partisan ». À partir de 1968 et principalement après la mort du général de Gaulle, les positions de Pierre Lefranc, de plus en plus critiques envers les partis gaullistes, n’expriment pas l’opinion unanime de l’Association comme en témoignent les avis divergents et les démissions de membres du comité directeur56. Des voix s’élèvent pour regretter un ton trop agressif qui risque d’« envenimer les dissensions entre gaullistes », pour souhaiter qu’on cesse « de critiquer le RPR qui est la seule force valable de recours face aux socialistes et aux communistes », et pour condamner « la main tendue aux socialistes »57. Jacques Foccart a d’ailleurs reproché à Pierre Lefranc, dès 1970, d’être « un héritier abusif du gaullisme »58. Les dissensions deviennent telles que P. Lefranc lui-même doit en prendre acte en 1988 :

« Depuis 1981, l’Association nationale s’est trouvée dans l’impossibilité de prendre position : en effet, des divergences de point de vue se sont manifestées au sein de son Comité et parmi les adhérents sur l’interprétation à donner aux événements politiques par rapport à la ligne politique du Général. Certaines déclarations de l’Association nationale appelant à l’Union nationale étaient interprétées comme une attaque contre le mouvement RPR lequel passe aux yeux de beaucoup pour l’héritier de la pensée du général de Gaulle »59.

*

27Ainsi, après avoir servi de Gaulle aux côtés des partis gaullistes – non sans quelques tensions avec eux – durant les années 1958-1969, l’Association nationale prend le chemin d’une totale indépendance envers l’UDR et le RPR à partir de 1969 ce qui la conduit à afficher, de plus en plus, des positions divergentes, qu’il s’agisse – par exemple – du quinquennat, de l’Europe ou de l’attitude à adopter après l’alternance de 1981. Cependant son influence au sein de la famille gaulliste et dans la vie politique française devient effectivement très limitée au temps de l’après-de Gaulle. L’Association est affaiblie en effectifs, en moyens financiers, en soutiens et elle est tellement divisée qu’elle ne peut plus prendre la parole. Par ailleurs, elle est isolée : elle n’a pas cherché à s’entendre avec d’autres associations ou personnalités gaullistes qui restent, comme elle, à l’écart de l’UDR et du RPR, voire s’en démarquent clairement. Son histoire illustre les ambitions et les difficultés d’un gaullisme qui veut dépasser le clivage droite-gauche et refuse le carcan d’un parti. Elle témoigne depuis 1970 du malaise du gaullisme sans de Gaulle et en particulier de ses divisions internes. Mais en s’opposant au principal parti gaulliste, le RPR, l’Association a défendu des convictions que d’autres ont plus tard eux aussi exprimées. Les combats contre l’Europe des successeurs du Général ou contre le quinquennat n’ont-ils pas à leur tour secoué la famille gaulliste à partir de la fin des années 1980 au point d’aboutir à une division lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992, à une cassure du RPR en 1999 avec la création du Rassemblement pour la France par Charles Pasqua, et à des votes opposés lors du référendum sur le quinquennat en 2000 ?