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Des communistes en France

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Jacques Girault

Communisme et mouvements sociaux

Le Parti communiste français dans les grèves de novembre-décembre 1947

Robert Mencherini

Texte intégral

1Évoquer le rôle et la place du Parti communiste français dans les grèves de novembre-décembre 1947 renvoie immédiatement à de nombreux débats historiographiques. Certains ont trait au contexte direct et à l’insertion de l’épisode au cœur des tensions de la Guerre froide. D’autres sont de portée plus générale et concernent le PCF lui-même. C’est ce deuxième aspect que nous voudrions privilégier ici et envisager la crise de la fin de l’année 1947 comme un révélateur en cette matière. Et aussi comme un moyen de reprendre quelques questions déjà anciennes, mais auxquelles l’accès à des archives inédites autorise des réponses, sinon nouvelles, du moins plus complexes.

2Un éclairage différent permet ainsi de mieux approcher les processus de décision, les liens entre le centre soviétique et le parti français d’un côté, et, de l’autre, des tensions qui s’expriment au sein de ce dernier et que de nouveaux documents mettent en évidence. D’ailleurs, ce constat qui écorne quelques affirmations convenues, entretenues jusqu’à une époque récente par le PCF sur son unité sans faille doit inciter plus que jamais à prêter la plus grande attention à l’origine des discours de militants ou responsables communistes. Finalement, l’analyse de ces derniers et de la pratique du PCF au cours de ces événements conduit nécessairement à s’interroger sur sa nature propre, à la croisée de deux impératifs, celui, d’une part, de l’insertion dans la société française, ce que l’on a pu appeler son aspect « sociétal », et, de l’autre, celui de ses références stratégiques internationales (aspect dit « téléologique »).

3Il est à noter que cette distinction séduisante est susceptible elle-même de questionnement. En effet, en ce qui concerne le premier volet, encore faut-il mieux cerner cette « société » française en dialogue avec l’organisation. Même si on admet que le PCF privilégie son implantation ouvrière, bien évidemment, il cherche aussi à étendre son influence dans d’autres groupes sociaux qu’il doit de toute manière prendre en compte. Il ne faut pas non plus oublier que la « classe ouvrière », loin d’être homogène, est elle-même traversée de plusieurs courants qui se reflètent aussi au sein de ce parti quoiqu’il en ait. Par ailleurs, sur le plan des liens internationaux, ceux que le PCF entretient avec Moscou sont une évidence. Mais là encore, si le Parti communiste s’aligne, en règle générale, sur les positions de la direction russe ; encore faut-il, d’abord, que celles-ci soient clairement définies et suffisamment connues pour qu’il puisse s’en emparer et ensuite qu’il ait les capacités de le faire.

  • 1 Je me permets, pour la liste précise des sources utilisées, ainsi que pour l’analyse détaillée de l (...)

4Avec toutes ces nuances, la distinction de ces deux aspects peut toutefois offrir un bon point de départ, à condition de ne pas isoler un terme et de multiplier les aller-retour entre eux, sous peine de généralisation indue à partir d’un seul niveau. Ce qui implique la plus grande diversité des sources et leur croisement systématique depuis les documents produits par les directions internationales jusqu’à ceux des formations « de base », en passant par les archives des directions intermédiaires, régionales et nationales, du moins dans la mesure où elles sont accessibles. C’est ce que j’ai essayé de faire à propos des grèves de 1947, à partir des papiers du ministère de l’Intérieur, de divers préfets, du Parti communiste français, de la CGT d’un côté et, de l’autre, en utilisant des documents déjà publiés issus des « archives de Moscou » comme les actes des premières conférences du Kominform1.

Les grèves rouges, fruit de la Guerre froide et de la création du Kominform ?

5Rappelons rapidement la chronologie des grèves de novembre-décembre 1947. Tout commence le mercredi 12 novembre à Marseille et le samedi 15 dans le bassin minier du nord de la France. Le mouvement s’ordonne ensuite selon un rythme à quatre temps très inégaux. La première semaine, jusqu’au mercredi 19 novembre, voit l’extension volontariste des arrêts de travail alors que la seconde, jusqu’au mercredi 26 novembre, correspond aux débuts de la contre-offensive du gouvernement Schuman qui incarne le nouveau type d’alliance politique de la « troisième force ». Pendant dix jours, la montée de la violence va de pair, dans la plupart des régions, avec un reflux certain du mouvement. Le dernier temps est celui de la reprise du travail, les 9 et 10 décembre 1947.

  • 2 À l’exception sans doute de quelques corporations dans le Midi ou des mineurs du Nord.
  • 3 Ainsi, fin novembre, l’Humanité appelle à la mobilisation générale contre le coup d’État imminent.

6Les militants du PCF sont présents d’un bout à l’autre de ces événements. À Marseille et dans le nord de la France, ils sont à l’origine du mouvement. C’est, pratiquement en même temps, sous l’impulsion de la majorité (« unitaire ») de la CGT – et en opposition avec la minorité « confédéré » – qu’est décidée, au comité confédéral national des 12 et 13 novembre, une grande consultation des travailleurs, préparatoire à une grève nationale. Partout, les communistes poussent ensuite à l’action. Ce sont eux qui tentent d’organiser le mouvement en créant des comités de grèves locaux, départementaux et même un comité central national de grève (CNG) regroupant les fédérations d’obédience « unitaire », même si celles-ci ne sont pas forcément encore en grève. Cette dernière initiative est d’ailleurs considérée par la minorité comme une véritable déclaration de guerre : elle y voit la volonté de l’écarter totalement de la direction. Jusqu’à la reprise du travail, l’engagement des communistes ne se dément pas. Encadrant les manifestations, ils prennent également en charge les affrontements violents avec la police et l’armée à l’occasion, en particulier, des évacuations ou des « reconquêtes » des entreprises ou des gares occupées comme dans le Nord, à Valence ou Saint-Étienne. Ce qui ne veut absolument pas dire, loin de là, qu’ils maîtrisent toujours ces situations. Nationalement, le CNG garde jusqu’au bout le contrôle de l’action et c’est lui qui appelle à la reprise du travail le 9 décembre, consigne suivie dans l’ensemble sans trop de difficultés par la masse des grévistes2. Il faut aussi souligner le rôle très actif joué directement par le Parti communiste, en tant que tel, par l’intermédiaire, par exemple, de ses élus qui dénoncent violemment à l’Assemblée nationale, un gouvernement accusé d’être inféodé aux Américains et de vouloir établir une véritable dictature3. Jules Moch, ministre socialiste de l’Intérieur, devient alors, pour les communistes et leurs sympathisants, une véritable figure emblématique de la répression. La presse communiste nationale et régionale apporte un soutien sans faille au mouvement, s’indigne de sa répression et appelle les troupes à la fraternisation avec les grévistes.

7Cet engagement dans des luttes aussi âpres et violentes fait contraste avec l’attitude du PCF jusqu’à l’été 1947. En effet, même après que les ministres communistes ont perdu leur fonction en mai 1947, le PCF se définit toujours comme parti de gouvernement et insiste très nettement sur ce point lors de son congrès national à Strasbourg, fin juin 1947. Bien sûr, à ce moment-là, le Parti a tout de même infléchi sa ligne et ne condamne plus le recours à la grève comme « arme des trusts » ainsi qu’il avait pu le faire en 1946. Ramadier le dénonce même comme « chef d’orchestre clandestin » de la vague de grèves de juin, dans la lancée du conflit de mai chez Renault qui a provoqué la mise à l’écart du PCF du gouvernement. Mais le mouvement de juin n’a que peu de points communs avec celui de novembre-décembre. Mieux, jusqu’en octobre, le PCF rejette toute idée de grève générale, condamne même comme « provocations » les incidents violents du Mans du début septembre 1947.

8Beaucoup de non-communistes de droite et de gauche, depuis le RPF jusqu’au MRP, depuis Léon Blum jusqu’à Pierre Monatte qui dénonce les « grèves-Molotov », attribuent alors la violence des grèves de novembre-décembre à des consignes internationales. Et il est vrai que ces grèves font suite à la conférence de Sklarska Poreba en Pologne, du 22 au 28 septembre 1947, où, sur ordre de Staline a été créé le Kominform. On sait que, à cette occasion, Andréi Jdanov a prononcé son discours sur la division du monde en deux camps ennemis et surtout que le PCF a été vertement critiqué par les Soviétiques, mais aussi par les Yougoslaves, pour son attitude jugée réformiste et timorée au cours des années précédentes. Il est vrai également que le PCF s’est employé à diffuser largement les conclusions de cette conférence, y compris l’autocritique effectuée au comité central des 29 et 30 octobre 1947, qui remet en cause sa pratique depuis le Front populaire. La messe communiste semble donc dite et les grèves françaises paraissent répondre aux plus vifs souhaits, sinon aux consignes directes du Kremlin engagé dans la lutte contre le plan Marshall et l’hégémonisme américain en Europe.

9Pourtant, d’autres éléments, peu connus au moment même des faits, jettent quelques doutes sur cette filiation directe, en particulier, la deuxième autocritique faite à l’issue des grèves au comité central de décembre 1947.

Les leçons d’une deuxième autocritique

10Les discussions mouvementées au comité central des 22 et 23 décembre 1947 à Paris mettent en évidence des divergences d’appréciation importantes sur l’attitude des communistes pendant les grèves. Des « erreurs », considérées comme très graves, sont critiquées de manière incisive par une bonne partie de la direction, Maurice Thorez et Jeannette Vermeersch en tête. Les reproches portent sur des problèmes tactiques comme la constitution du Comité national de grève, l’attitude envers les reprises partielles du travail, mais posent aussi des questions stratégiques à propos de la grève générale et de la tentation insurrectionnelle. On trouve dans la ligne de mire du secrétaire général les principaux dirigeants du mouvement et du Comité national de grève, comme René Arrachard et Gaston Monmousseau qui défendent encore la nécessité de ce dernier, alors que Benoît Frachon, moins critiqué, le soutient de manière plus ambiguë. Face à ces interventions de syndicalistes qui, tout en faisant partiellement une autocritique, maintiennent peu ou prou l’intérêt d’une structure centralisatrice du mouvement, Maurice Thorez donne le ton : « On a fait un Comité de Grève avant d’avoir les grévistes » dit-il. Pour Jeannette Vermeersch également,

« le Comité National de Grève a été une erreur […] Étant donné qu’il y avait un comité central de Grève qui comprenait des non-grévistes dont la discussion sur les salaires n’était pas essentiellement entre les ouvriers et les patrons mais entre CGT et gouvernement, cela a accrédité la grève générale, et de là à accréditer l’idée que c’était une grève politique il n’y avait qu’un pas ».

11Et Maurice Thorez, tout en se défendant d’émettre une « critique statutaire » contre le comité de grève souligne qu’il « a servi la campagne des adversaires sur notre volonté de déclencher la grève générale ». On retrouve des jugements de même type à propos des reprises partielles du travail qu’il aurait fallu, selon le secrétaire général, encourager et populariser lorsque les revendications avaient été satisfaites :

« Une décision de reprise là où les ouvriers avaient satisfaction pouvait aider les autres ouvriers, le mouvement, en montrant que là où les patrons donnaient satisfaction on rentrait. Par conséquent, il était possible aux ouvriers des autres entreprises d’arracher satisfaction puisque telle ou telle entreprise acceptait. Secondement, cela détruisait la calomnie des autres qu’il s’agissait d’une grève générale, d’une insurrection et qu’au fond les revendications étaient placées au 36e plan ».

12Si on met bout à bout l’ensemble des interventions et remarques de la direction sur de nombreux autres points, ce que je ne peux faire ici, l’ampleur de la critique apparaît. C’est finalement le mouvement lui-même qui est remis en cause. On pourrait estimer à ce niveau qu’il s’agit d’un constat factuel dressé a posteriori. De fait, les choses sont plus complexes.

Les explications du tournant de décembre

  • 4 Maurice Thorez prend tout son temps pour revenir à Paris. Ce qu’on pourrait peut-être interpréter c (...)

13On constate d’abord que beaucoup d’idées avancées par Maurice Thorez au comité central de la fin décembre circulent déjà, au niveau de la direction, dès le début du mois. On en retrouve trace par exemple, sous la plume de Marcel Cachin dans les Carnets. Il est vrai que se fait sentir au début décembre un certain fléchissement du mouvement et que ceci peut expliquer, par exemple, le débat autour des reprises partielles de travail. Mais ces propos reflètent bien autre chose et renvoient à une appréciation plus globale du conflit lui-même. Il est à souligner que la phrase employée par Marcel Cachin dans son journal a été prononcée à Moscou deux semaines plus tôt... par Staline. En effet, le 18 novembre, Maurice Thorez a rencontré Staline qui a fait part au secrétaire du PCF de son scepticisme à propos des grèves qui commencent à peine en France. Il s’agit, dit-il, d’une grève sans grévistes. Maurice Thorez a dû s’employer à faire connaître cette appréciation du maître du Kremlin dès son retour à Paris4.

14C’est également cette critique qui se retrouve sous une forme développée au comité central de décembre. Il est vrai que Maurice Thorez s’appuie alors sur un bilan assez réaliste : échec du mouvement, non respect des décisions du Comité confédéral national, mobilisation inégale nationalement. Mais ceci n’est pas le plus important dans sa remise en cause de l’action du PCF pendant les grèves. De fait, la critique des erreurs commises par la direction, selon Thorez, se fonde véritablement non sur une analyse factuelle, mais sur les nécessités nouvelles de la situation internationale. Ainsi, le secrétaire général constate un hiatus entre certaines orientations données au mouvement et les nécessités de la lutte contre le plan Marshall. D’où son insistance sur la nécessaire union nationale, avec les patrons patriotes et autres, pour mener bataille contre l’impérialisme américain. La polémique à la réunion du Comité central entre Thorez et Monmousseau est, à ce sujet, extrêmement parlante. Gaston Monmousseau qui privilégie l’aspect revendicatif et met en cause le patronat qui a, selon lui, des « positions de classe », est vertement critiqué par Maurice Thorez dont les propos méritent d’être cités un peu longuement :

« Celui qui a dit, tous les patrons sont solidaires plus ou moins, sauf exceptions, est-ce que nous admettons, est-ce que notre dernier Comité central avait admis et posé le principe que sur le plan de notre ligne générale, dans les conditions actuelles, où nous en sommes, il est possible dans notre lutte pour l’indépendance nationale de solidariser la classe ouvrière, non seulement des éléments des classes moyennes, non seulement des paysans, des petits commerçants, des techniciens, etc. mais aussi des patrons ».

15Et le secrétaire général développe cette problématique en rappelant que

« Cela a assez fait scandale cette histoire. Est-ce qu’il y a actuellement des patrons qui pour d’autres raisons que nous, mais en définitive dans la conjoncture actuelle dans le même chemin que nous peuvent avec nous lutter pour le maintien de l’indépendance nationale, en commençant d’abord sur le plan économique. Et bien, à ces patrons vers lesquels nous nous sommes tournés en disant “nous allons avec vous constituer des unions pour la défense de votre branche industrie”, en même temps, vis-à-vis de ces patrons, nous avons proclamé des grèves dans ces corporations, avec en même temps interdiction pour les ouvriers, même s’ils avaient satisfaction, de rentrer dans l’usine. C’est une faute politique, non seulement par rapport à la grève elle-même, mais en rapport avec la perspective. C’est en contradiction avec la ligne fixée par la dernière session du Comité central ».

16L’opposition entre l’action de grève et l’unité large contre le plan Marshall est ici nettement mise en valeur. Et insistance qui révèle toute l’importance qu’il attache à ce problème, Maurice Thorez revient encore sur cette question dans son intervention finale :

  • 5 Archives du Parti communiste français, Comité central, 22-23 décembre 1947.

« S’il y a peut-être un élément plus grave encore, une telle position et surtout lorsqu’elle est exposée par René [Arrachard], je crois que c’est une contradiction avec la thèse de notre dernier Comité central. Nous avons admis, nous admettons, c’est du moins l’opinion du Comité central, c’est aussi l’opinion, qui s’exprime dans la résolution votée à l’unanimité, nous admettons la possibilité de nous entendre avec certains patrons, parce que du point de vue de leurs intérêts qui coïncident dans ce cas avec l’intérêt du pays, ils sont amenés à vouloir défendre leur propre industrie, ils sont amenés ainsi à lutter avec nous, avec la classe ouvrière, avec les éléments de la petite paysannerie, pour l’indépendance nationale contre l’expansionnisme américain, et c’est cette thèse que nous avons admise au dernier Comité central. Il faut à tout instant considérer les problèmes dans leur ensemble, et si j’ai dit tout à l’heure que pour donner le caractère de la grève, il fallait tenir compte que dans les décisions du CCN il y avait la lutte contre le plan Marshall, alors, il faut revenir à cet argument et par conséquent, rattacher largement la parallèle qu’il y a des patrons avec lesquels nous pouvons et nous devons nous entendre dans la bataille contre le plan Marshall. Il ne faut pas prendre, et ce ne serait pas bien, dans une résolution ce qui peut plus ou moins servir une idée et repousser de la résolution ce qui peut plus ou moins contredire une pensée. Il faut la prendre dans son ensemble et voir où elle peut et doit nous conduire. Dans ce cas, nos résolutions disent contre le plan Marshall on doit s’entendre avec certains patrons. Il eut été bien d’avoir l’appui de ces patrons contre le gouvernement »5.

17On pourrait trouver curieux et même anachronique ce rappel d’une forme d’union nationale à la fin décembre 1947. Ce serait oublier qu’à Sklarska Poreba, Jdanov a prêché pour un bouleversement de la géographie politique et a soutenu la nécessité de s’allier même avec des « émirs afghans » contre l’impérialisme américain, tout en dénonçant un Parti socialiste devenu le suppôt de ce dernier. C’est cette orientation dont Thorez demande l’application et qui est contradictoire avec la forme prise par les grèves. C’est cette orientation que le PCF a essayé d’appliquer à la suite de la réunion du comité central d’octobre, en appelant à développer partout des « comité de défense ». C’est aussi cette volonté de créer un front le plus large possible qui explique l’étonnant entretien paru le 5 novembre 1945 en première page de Ce Soir, qui pose le président du Conseil national du patronat français (CNPF) en fervent adversaire des « Américains ». L’article suscite d’ailleurs quelque émotion au sein du Parti lui-même, à tel point que le bureau politique se voit contraint de souligner que la lutte contre l’impérialisme américain ne doit pas effacer un contenu de classe auquel les ouvriers français sont très sensibles, même si les « vieilles notions » de droite et de gauche sont dépassées.

18Mais, pour en revenir aux événements de novembre-décembre lui-même, si ce constat de l’attitude très critique de la direction soviétique et du secrétaire du PCF met fin définitivement à la thèse des grèves insurrectionnelles téléguidées par Moscou, il ne donne pas pour autant une explication de la forme que le mouvement a pris en France. Il est donc nécessaire de faire intervenir d’autres facteurs explicatifs.

De la nature des grèves à la nature du PCF

  • 6 C’est ce que j’ai essayé de démontrer en utilisant à la fois les indices de hausse de prix, de pouv (...)

19Peut-on accepter l’explication que le PCF a toujours donnée et qui ne voit dans les grèves que l’expression spontanée du « mécontentement » des salariés qu’il aurait simplement encadré ? Certes, le mécontentement est réel et s’exprime bien avant les grèves elles-mêmes. La grève de Renault en mai 1947 ou les mouvements de juin en sont d’ailleurs la preuve. Il est vrai aussi que les indices d’insatisfaction sont extrêmement élevés à l’automne 19476. Mais un « mécontentement objectif » tout seul ne secrète pas de manière mécanique une forme d’action. Pour utiliser des termes convenus, il faut nécessairement prendre en compte également l’aspect « subjectif ». Comment croire que la création du CNG, par exemple, relève de la seule « spontanéité des masses » ? C’est l’intervention des militants communistes qui donne forme au mouvement, y compris en allant bien au delà de ce que souhaite Moscou. Et les militants syndicalistes jouent un rôle moteur dans ce processus. Dans ce cadre, l’importance prise par ces derniers pendant les grèves au détriment, semble-t-il, du fonctionnement des structures directement politiques est à souligner. Ces militants sont d’ailleurs la cible de toutes les critiques au Comité central de décembre. Il est également essentiel de noter qu’une véritable tentation insurrectionnelle a existé à ce moment-là dans les rangs du PCF : témoignages individuels, débats au Comité central ou dans les fédérations en font foi. On peut donc légitimement admettre qu’une fraction de militants et dirigeants communistes ont considéré que le « tournant » proclamé à Sklarska Poreba et l’autocritique formulée au Comité central d’octobre annonçaient le retour à une orientation « révolutionnaire », après des années d’une union nationale qui, souvent, les avaient mis en porte-à-faux devant les mouvements revendicatifs. Le modèle de la Révolution russe, accommodé à la sauce stalinienne, a, sans doute, été alors brusquement réactivé. Ce qui laisse supposer qu’il était resté très présent chez les militants, en dépit des tentatives de définition « d’autres voies » de passage au socialisme et de la politique menée depuis la Libération.

  • 7 Les rapports des renseignements généraux à ce propos sont parfois contradictoires et souvent totale (...)

20Cette situation complexe au niveau de la véritable direction des grèves permet de mieux comprendre les hésitations des observateurs contemporains des événements. À commencer par le ministre de l’Intérieur lui-même. Autant le discours public de Jules Moch est sans nuance et dénonce le complot communiste et les tentatives insurrectionnelles téléguidées par le Kremlin, autant le bilan interne qu’il dresse des grèves, à partir des rapports des préfets, est balancé. Il conclut d’ailleurs à l’absence de tentative insurrectionnelle directe : la non-utilisation d’armes par les communistes lors d’affrontements pourtant très violents est un test, même si des sabotages ont été pratiqués et ont eu parfois des conséquences dramatiques, comme le déraillement de l’express Paris-Lille dans la nuit du 2 décembre. Il y voit une preuve, parmi d’autres éléments, que ces grèves n’ont constitué pour le PCF qu’une sorte de répétition générale, l’action véritable devant se jouer au mois de février. Ce faisant, n’ayant pas la connaissance que nous pouvons avoir aujourd’hui des débats au sein du parti7, il surestime la maîtrise que la direction de celui-ci a pu avoir de ces événements.

21Les tensions suscitées par ces grèves au sein du PCF sont bien évidemment directement liées aux processus de décision. Elles mettent en évidence un hiatus entre les plus hauts sommets de l’appareil, directement liés au Kremlin et informés des intentions de celui-ci et d’autres couches de militants plus enracinés, syndicalement par exemple, dans la société française. Il ne faudrait pas pour autant faire de cette distinction une opposition absolue. Mais le constat de ces décalages permet de réfléchir à la complexité des liens entre les communistes français et Moscou. Ces derniers vont bien au delà des relations directes : celles-ci existent, les entretiens Thorez-Staline en témoignent et nous savons qu’ils n’en sont que l’aspect le plus spectaculaire. Mais les grèves de 1947 et les débats qu’elles ont engendrés montrent précisément que les « consignes de Moscou » ne peuvent tout expliquer. L’analyse doit prendre en compte plus largement la manière dont les communistes appréhendent l’URSS.

22Il faut d’abord souligner que tous les communistes reconnaissent in fine la légitimité de la direction soviétique en tant qu’avant-garde du prolétariat mondial, même si l’Internationale communiste a été dissoute par Staline pendant la guerre et si le Kominform ne prétend pas la remplacer. Cette reconnaissance absolue d’une direction mythifiée est d’ailleurs l’un des éléments qui explique que, le plus souvent, la critique débouche sur l’autocritique. Et la période n’en est pas avare qui voit en moins de trois mois se succéder deux comités centraux remettant en cause, pour l’un, l’essentiel de la politique du PCF depuis le Front populaire et, pour l’autre, la manière de mener une lutte qui a ébranlé le pays. Mais la perception de l’URSS comprend plusieurs niveaux : la fonction d’avant-garde internationale attribuée à la direction soviétique va logiquement de pair avec l’admiration pour le pays où le socialisme s’incarne pour le bonheur du peuple. Elle inclut aussi l’événement fondateur qu’est la Révolution d’octobre comme archétype d’une transformation politique et sociale véritable. C’est d’ailleurs à l’occasion de la commémoration de celle-ci que Thorez fait le voyage de Moscou en novembre 1947. Mais tous ces niveaux ne s’harmonisent pas nécessairement. On sait que la priorité stratégique sous Staline est donnée à la défense du socialisme réalisé, à laquelle sont subordonnées logiquement les actions des partis nationaux. Dans ce cadre, le schéma d’octobre 1917, s’il est célébré, est loin d’être diffusé par les Soviétiques comme un modèle à appliquer, bien au contraire. Ainsi, Staline, trois ans avant d’émettre des réticences sur les grèves de 1947, a critiqué les tentations révolutionnaires de création d’un double pouvoir en France à la Libération et préconisé la politique d’union nationale lors d’un premier entretien avec Maurice Thorez, le 19 novembre 1944. Pourtant, et en dépit de ces réajustements réguliers et de ces rappels à l’ordre, l’image d’octobre nourrit encore à des degrés divers les rêves des militants. C’est à notre avis l’élément décisif qui explique le « dérapage » de la fin 1947. La réactivation du modèle révolutionnaire de 1917, du moins de certains de ses éléments, est autorisée par la brutalité du tournant de la direction soviétique à l’automne 1947. La ligne ancienne d’union nationale pratiquée jusqu’alors par le PCF s’écroule, la nouvelle ligne d’union large contre l’impérialisme américain peine à se mettre en place : ce ne sera fait que progressivement, en particulier dans le cadre du mouvement de la Paix. C’est ainsi que s’est ouvert un espace permettant la résurgence du modèle insurrectionnel chez un certain nombre de militants, expliquant ainsi certaines formes prises par les grèves de novembre-décembre 1947.

En conclusion provisoire

23En réponse aux questions posées en introduction, on peut dire que ce parcours des grèves de novembre-décembre 1947 nous permet de nuancer la distinction entre la part « sociétale » et la part « téléologique » dans la politique du PCF. Finalement, les deux se mêlent et se combinent, en faisant appel à des éléments « sociétaux » ou « téléologiques » distincts selon les périodes. La persistance de la part « téléologique », en d’autres termes ici du lien avec l’URSS, mais au sein d’un complexe réorganisé entre reconnaissance d’une « direction révolutionnaire », défense de la « patrie du socialisme », modèle de la Révolution d’octobre, permet de comprendre que la diversité relative du PCF, constatée en son sein en 1947, ne résiste pas à la réaffirmation de liens étroits avec l’URSS au temps du stalinisme triomphant. De même, en ce qui concerne l’aspect « sociétal », les grèves de 1947 montrent que, là encore, tout dépend de la couche sociale que l’on privilégie, en fonction de l’orientation choisie. Si le tournant de 1947 entraîne, par exemple, une coupure assez profonde avec la couche des cadres, ingénieurs, techniciens que le parti avait su attirer au temps de la « bataille de la production », en revanche, le PCF assoit son influence auprès d’une couche de jeunes militants combatifs, souvent critiques dans la période précédente, et qui constituent le socle solide de l’influence du PCF, du moins jusqu’aux années 1960.

24On pourrait estimer que l’épisode ayant conduit à ces conclusions, quoique essentiel, est limité dans le temps. Je pense, à l’inverse qu’il serait sans doute fructueux d’interroger à partir de cette grille, d’autres moments de crise et de « décalage » entre le PCF et Moscou comme la période de la Libération, où on retrouve des caractéristiques semblables et où Staline a dû également intervenir pour remettre le PCF dans le droit chemin. Cette démarche serait aussi une manière de confirmer la fécondité de l’étude des périodes de crise en matière historique.

Notes

1 Je me permets, pour la liste précise des sources utilisées, ainsi que pour l’analyse détaillée de la période, de renvoyer à Mencherini (R.), Guerre froide, grèves rouges. Parti communiste, stalinisme et luttes sociales en France. Les grèves insurrectionnelles de 1947- 1948, Paris, Syllepse, 1998, 307 p.

2 À l’exception sans doute de quelques corporations dans le Midi ou des mineurs du Nord.

3 Ainsi, fin novembre, l’Humanité appelle à la mobilisation générale contre le coup d’État imminent.

4 Maurice Thorez prend tout son temps pour revenir à Paris. Ce qu’on pourrait peut-être interpréter comme le signe d’un embarras, le secrétaire général hésitant sur l’évolution des événements.

5 Archives du Parti communiste français, Comité central, 22-23 décembre 1947.

6 C’est ce que j’ai essayé de démontrer en utilisant à la fois les indices de hausse de prix, de pouvoir d’achat réel, mais aussi « l’indice psychologique » des prix, à partir des sondages de l’IFOP.

7 Les rapports des renseignements généraux à ce propos sont parfois contradictoires et souvent totalement fantaisistes.

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