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Les parlementaires de la Seine sous la Troisième République. Vol. 1

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Jean-Pierre Chaline
, 
Alain Corbin
, 
Jean-Marie Mayeur

Les représentants de la Seine à l’Assemblée nationale

Rosemonde Sanson

Texte intégral

  • 1 Liste des 43 : Blanc, Hugo (dém.), Gambetta (option pour le Bas-Rhin), Garibaldi (dém.), Quinet (dé (...)
  • 2 Liste des 21 : Wolowski (inamovible), André, Pernolet, Louvet (décès : 12 février 1876), Dietz-Monn (...)

1L’article 3 du décret du 29 janvier 1871 stipule que l’élection à l’Assemblée nationale « aura lieu par département au scrutin de liste, conformément à la loi du 15 mars 1849. Chaque département élira le nombre de députés déterminé par le tableau annexé au décret du 15 septembre 1870, ci-après reproduit ». Ce dernier attribuait quarante-trois sièges au département de la Seine pendant le mandat de l’Assemblée nationale. En réalité, 66 représentants ont été élus dans ce département. Au lendemain du 8 février, six représentants, par suite d’élections multiples, ont opté pour un autre département, treize ont démissionné, enfin Étienne Vacherot et Jean-Baptiste Millière sont décédés respectivement en avril et mai1. Aussi, lors des élections complémentaires, le 2 juillet 1871, 21 nouveaux représentants ont dû être élus2. Plus tard, Eugène Vautrain remplace, le 7 janvier 1872, Édouard Simon dit Lockroy, démissionnaire, puis Désiré Barodet est élu le 27 avril 1873 en remplacement de François Sauvage décédé.

  • 3 Cf. J. Gouault, Comment la France est devenue républicaine. Les élections générales et partielles à (...)

2Il est bien connu que les électeurs de la Seine ont voté différemment de la majorité des citoyens français, tant à l’élection du 8 février qu’à celle du 2 juillet 1871. À la première date, ils ont envoyé siéger à l’Assemblée nationale une nette majorité de républicains affirmés, voire d’extrême gauche, ou encore des révolutionnaires, alors que les électeurs de la France profonde confiaient les mandats à une majorité de conservateurs, et même de royalistes. Inversement, aux complémentaires du 2 juillet, les électeurs de la Seine ont majoritairement voté en faveur de représentants du républicanisme « de raison », au moment où un sursaut républicain, la paix signée, caractérisait les élections dans une grande partie du territoire3.

3La disparité politique avérée entre les 43 représentants élus en février et les 21 élus en juillet autorise, dans une visée comparative, à axer la présentation des représentants autour de la coupure chronologique. La différence de coloration politique se traduit-elle dans le phénomène générationnel, l’appartenance socioprofessionnelle ? En un premier temps, il paraît nécessaire de présenter les hommes, leurs origines sociales, leur formation, leur profession. Les 43 représentants correspondent à 6,66 % des élus nationaux (hors Alsace-Lorraine annexées), mais les 21 constituent 18,58 % de 113 élus des partielles. Pourquoi cet écart ? Comment expliquer la différenciation politique entre les représentants de la Seine élus en février et ceux élus en juillet 1871 ? Pour ce, il conviendra aussi de se pencher sur leurs destins politiques antérieurs et au lendemain de l’élection. Bref, en un second temps, on s’attachera au politique. Alors, on pourra peut-être vérifier la licité ou l’illégitimité de l’opposition retenue comme fil conducteur.

Les hommes et les milieux sociaux

Les origines sociales

  • 4 J. Dupaquier (s.d.), Histoire de la population française, t. III, de 1789 à 1914, Paris, PUF, 1988, (...)

4Moins d’un tiers des représentants de la Seine est né dans la capitale ou sa proche banlieue (environ 30 % des 66 et seulement 27 % des 43). La grande majorité d’entre eux est donc venue de province. Le phénomène n’a rien d’exceptionnel. La croissance de Paris, qui passe de quelque 630 000 habitants en 1811 à 1 798 000 habitants en 1861 et atteint 2 millions en 1871-1872 est due essentiellement aux migrations internes, surtout au cours du premier XIXe siècle, la capitale exerçant une attraction par ses activités culturelles et professionnelles4. Que les 43 aient une origine provinciale plus marquée est sans doute à mettre en relation avec leur âge plus avancé. Enfin, quatre représentants ont vu le jour à l’étranger : Louis Blanc, son père ayant été envoyé à Madrid sous le gouvernement de Joseph Bonaparte, Pierre Tirard, fils d’un frontalier passé en Suisse à la recherche d’un travail, et Louis Wolowski, fils d’un grand propriétaire terrien polonais, seul authentique étranger, naturalisé Français en 1834 à l’âge de 24 ans. Enfin, il faut citer l’éphémère représentant Giuseppe Garibaldi né à Nice, alors ville italienne.

  • 5 J. Gouault, op. cit., p. 75.

5La moyenne d’âge des représentants de la Seine s’apparente à la moyenne nationale des élus de 1871 qui est de 53 ans5. Toutefois, l’âge moyen des 43 est plus avancé que celui des 21, ou même des 23 (53, 62 ans contre 50, 51 ans). En effet, si la plupart des élus du 2 juillet, ainsi que Vautrain et Barodet, oscillent autour de la cinquantaine, les deux plus âgés, Corbon et de Cissey, ayant à peine dépassé les 60 ans, l’écart d’âge est beaucoup plus net pour les 43 élus de février. Victor Hugo, Emile Littré, Adolphe Thiers sont septuagénaires en 1871, alors que Georges Clemenceau ou Benoît Malon viennent juste de passer le cap des 30 ans. On distingue, au vrai, trois générations : dix-sept parmi eux ont plus de 60 ans, donc sont nés avant 1815, vingt appartiennent à la génération des 40-50 ans, enfin six se situent dans la tranche d’âge comprise entre 30 et 40 ans. Il va de soi que cette répartition générationnelle laisse présager des expériences dissemblables. Les plus âgés ont vécu sous divers régimes et ont eu la possibilité d’exercer une action politique dès la monarchie de Juillet. La génération intermédiaire, c’est le cas aussi de la majorité des 21 ou des 23, n’a pu commencer sa carrière que sous la Deuxième République, et plus vraisemblablement sous l’Empire. Enfin, les cadets n’ont connu que le régime impérial et n’ont pu faire leurs preuves qu’à la fin de l’Empire. Il faudra y revenir.

  • 6 Cf. Dictionnaire des parlementaires de la Seine. La majorité des fiches concernant les représentant (...)

6La plupart des fiches établies sur les représentants informent de leurs origines sociales. Pour l’heure on retiendra la profession des pères6.

Professions des pères

Professions des pères

7L’examen du tableau des origines sociales des représentants de la Seine révèle des points communs et aussi quelques différences significatives.

  • 7 J. Estèbe : Les ministres de la République 1871-1914, FNSP, 1982, p. 22-23 permet d’établir des cor (...)

8Nombre de pères se rattachent, de façon évidente, à la catégorie des notables. Si l’on totalise ceux appartenant au monde des affaires, les grands propriétaires terriens et les rentiers, l’impression s’en trouve renforcée. On aboutit à un pourcentage de 23,24 % pour les ascendants des élus de février et de 38,09 % pour les ascendants des élus de juillet. On peut conclure à une surreprésentation des propriétaires de moyens de production, surtout si l’on considère qu’ils représentent autour de 5 % de la population active nationale. De même, on peut évoquer la surreprésentation, absolue pour les élus de février et relative pour ceux de juillet, des pères faisant partie des classes moyennes au sens où François Guizot employait cette désignation. Beaucoup ont acquis la notoriété grâce aux études. A contrario, troisième constatation, assez surprenante au vrai : huit élus de 1871 (soit 12,50 % de l’échantillon retenu) sont d’origine sociale très modeste ; leurs pères étaient ouvriers ou journaliers. Le pourcentage est beaucoup plus élevé que celui établi par Jean Estèbe pour les ministres7 et constitue, sans nul doute, une particularité des élus de la Seine.

9Mais on observe trois différences essentielles entre les origines sociales des 43 et celles des 21. Les fractions possédantes sont mieux représentées dans l’ascendance des élus de juillet. Autre originalité de ceux-ci, les contrastes sociaux s’avèrent plus accentués. L’ascendance paternelle ouvrière s’élève à 14,28 % contre 11,62 % pour les 43. La catégorie sociale des commerçants et artisans est représentée de façon quasi égale, autour de 14 %.

10Aucune déduction systématique ne s’impose. Tout au plus peut-on avancer quelques corrélations. Ainsi, si l’on met en parallèle pour les 21 représentants élus le 2 juillet l’origine sociale et l’appartenance politique, des lignes se dégagent. Que les « héritiers » aillent s’inscrire au Centre gauche, voire au Centre droit n’a rien de surprenant. Mais Émile Brelay, fils de négociant, négociant lui-même, a un engagement à l’extrême gauche acquis dès sa jeunesse. De même, l’origine modeste n’induit pas une sympathie pour un républicanisme radical. Ainsi Anthime Corbon et Jean-Baptiste Drouin, tous deux fils d’ouvriers agricoles, se situent aux deux extrémités de l’échiquier politique ; le premier, fondateur de l’Atelier en 1840, journal écrit par des ouvriers et pour des ouvriers, reste un militant d’extrême gauche ; en revanche, le second, devenu négociant en produits chimiques, se retrouve au Centre gauche à côté des Say ou Denormandie. Les fils de commerçants et d’artisans se partagent entre diverses familles politiques. Léon Gambetta apparaît comme le leader du radicalisme, un Athanase Louvet ou un Louis Sebert, enfants d’artisans, l’un devenu négociant en passementerie, l’autre notaire, ont une sensibilité conservatrice.

11Il paraît tout aussi impossible, en ce qui concerne les représentants élus en février, d’établir des liens directs entre le milieu socioprofessionnel du père et l’engagement politique du fils. Le théoricien du socialisme Louis Blanc était le fils d’un négociant devenu armateur. Charles Delescluze, le communard jacobin, avait un père commissaire de police. Le révolutionnaire Henri Rochefort, en fait de son vrai nom Henry de Rochefort-Luçay, était le fils d’un légitimiste et... vaudevilliste. Pierre Tirard et Louis Tolain, respectivement fils d’un ouvrier mécanicien et d’un maître de danse, se situent certes à gauche en 1871, mais évolueront vers l’opportunisme.

12Autre règle aux multiples exceptions : la génération des aînés est issue de milieux généralement plus favorisés. Les pères d’Émile Littré, de l’amiral Saisset, de Victor Schœlcher appartenaient aux fractions dominantes des fabricants ayant pignon sur rue. Le père d’Edgar Quinet était haut magistrat. Adolphe Thiers, fils légitimé d’un affairiste véreux, ou Étienne Vacherot, le théoricien de La démocratie, fils d’un ouvrier maçon, sont autant de cas infirmant la règle.

Formations

13Il est temps maintenant de mettre en regard de la profession des pères la formation scolaire, voire universitaire des fils.

Niveau d’études des 66 représentants

Niveau d’études des 66 représentants
  • 8 Ch. Charle a établi que 76,7 % des sénateurs inamovibles ont suivi un cursus supérieur, cf. « La mé (...)

14Il convient d’ajouter que Vautrain a suivi des études de droit et que Barodet a dû arrêter les siennes au niveau du brevet. Ainsi, 21 représentants de la Seine, soit 31,82 % des 66, n’ont pas suivi un cursus supérieur. C’est dire que la majorité d’entre eux, soit plus de 68 %, a acquis un diplôme dans l’enseignement supérieur ou, à tout le moins, entamé des études supérieures8.

15Il importe d’abord de distinguer les autodidactes de ceux qui n’ont pas poussé au-delà de l’enseignement secondaire. Les quatre représentants étiquetés autodidactes sont évidemment issus de classes défavorisées. Les pères de Benoît Malon et d’Anthime Corbon étaient respectivement journalier et laboureur ruiné ; celui de Jean-Baptiste Millière était ouvrier tonnelier et celui d’Henri-Louis Tolain exerçait le métier de maître de danse. Jean-Baptiste Millière, malgré une instruction primaire incomplète et une entrée dans le monde du travail comme apprenti tonnelier vers 12 ans, est parvenu à passer le baccalauréat, puis à fréquenter la Faculté de droit de Dijon, et ce jusqu’à l’obtention du doctorat. Devenu avocat à Dijon, il est « monté » ensuite à Paris. Corbon, Malon et Tolain ont commencé à travailler comme berger ou apprenti ouvrier dès l’enfance. Leur goût de l’étude les a conduit à apprendre le métier de typographe ou de comptable. Tous trois ont acquis des connaissances, pour faire vite, par trois voies différentes : le journalisme, le militantisme ouvrier avec appartenance à FAIT, l’initiation à la franc-maçonnerie, à l’exception de Tolain.

16L’absence d’études supérieures n’est pas, en revanche, un indice systématique de gêne pécuniaire de la part des parents. On distingue trois cas de figure. Premier cas : le refus volontaire d’étude. Ainsi Garibaldi, éduqué par des précepteurs, a fui la maison paternelle, refusant d’entrer dans les ordres. Deuxième cas : une condition modeste, un revers de fortune peuvent entraîner l’arrêt des études. Désiré Barodet, fils d’un instituteur communal, interrompt ses études au niveau du brevet pour embrasser lui-même le métier d’instituteur. Louis Blanc a quitté le collège, son père négociant étant conduit à la ruine. Enfin, troisième cas, très différent : il concerne les jeunes gens de milieux aisés. Leurs parents, des notables, jugent superfétatoire l’acquisition d’un diplôme supérieur. Ils préfèrent associer leurs héritiers aux affaires familiales, le cycle secondaire terminé. À titre d’exemple, on peut citer deux noms : Victor Schœlcher et Charles Dietz-Monnin. Tous deux entrent dans la fabrique paternelle. Le premier, après le décès de son père, quatre ans plus tard, quitte la fabrique de porcelaine pour se consacrer aux voyages et étudier les sociétés esclavagistes. Vivant de ses rentes, il milite pour l’abolitionnisme. Le second, après son mariage à 23 ans avec Catherine Monnin-Japy, passe de la fabrique paternelle à « employé intéressé » dans l’entreprise de son beau-père, qu’il fait prospérer. Au passage, il convient de remarquer que le troisième cas représente 33,39 % des 21. La cessation des études correspond bien à un réflexe de classe pour laquelle le capital culturel n’apparaît pas indispensable.

17Cependant, près de 70 % des représentants de la Seine ont mené des études supérieures. Certaines élites sont loin de mépriser les études. Léon Say, fils d’un président de la Chambre de commerce de Paris, petit-fils de l’économiste Jean-Baptiste Say, suit des cours en sciences économiques, en droit, mais aussi en chimie. A fortiori, la moyenne et même la petite bourgeoisie désirent que leurs descendants, mâles en tout cas, acquièrent un capital culturel favorable à l’ascension sociale.

18Le Droit a attiré plus de la moitié des étudiants (55,55 %), toutes générations et toutes catégories sociales confondues. Les aînés comme les cadets : Adolphe Thiers, Alphonse Peyrat, Félix Pyat, aussi bien que Léon Gambetta, Arthur Ranc ou Henri Brisson ; les héritiers comme les pauvres ou les fils des classes moyennes : Ernest Denormandie, issu d’une grande dynastie, aussi bien qu’Alphonse Peyrat, fils d’un porteur de chaise, ou les cadets déjà cités représentatifs de la moyenne ou petite bourgeoisie. C’est que le Droit ouvre des portes : celles de la politique, du journalisme et aussi des affaires. Dix représentants sont passés par des écoles militaires. Par atavisme ? Louis de Cissey entre à Saint-Cyr ; son père était colonel ; Victor Hugo a suivi des cours à Polytechnique avant de se consacrer à la littérature ; son père était général. Mais Jean-Marie Saisset et Amédée Langlois, font Navale, alors que leurs pères exerçaient respectivement les métiers de négociant et de peintre d’histoire. Les autres étudiants se répartissent entre les écoles d’ingénieurs et les facultés de lettres ou de sciences. Seul Edmond de Pressensé, d’une famille convertie au protestantisme, étudie la théologie à Lausanne, puis à Berlin, en vue du pastorat. Cette continuité entre études suivies et la profession embrassée est-elle une caractéristique ?

Professions avant l’élection en 1871

Profession des représentants

Profession des représentants

19Ce tableau doit être analysé en regard des deux autres établis précédemment. En gros, trois observations se dégagent : pas de réelle continuité entre les études poursuivies et la profession exercée ; une ascension socioprofessionnelle des fils par rapport aux pères ; des contrastes très nets de situation entre les 43 et les 21.

20Il faut nuancer le premier point. La plupart des élèves des écoles militaires sont devenus officiers supérieurs. Pourtant François Sauvage, fils de coiffeur, premier de sa promotion à Polytechnique, a préféré ensuite entrer à l’Ecole des mines et faire une brillante carrière d’ingénieur dans les chemins de fer. Le marquis de Plœuc renonce à la marine à la suite d’une blessure et obvie vers l’administration des finances. Il gravit les échelons de l’inspection et en 1868 se retrouve sous-gouverneur de la Banque de France. Si, chez les 43, sur seize étudiants en droit, onze ont choisi le métier d’avocat ; chez les 21 on relève seulement deux avocats sur les huit étudiants en droit : Léon Gambetta et Édouard de Laboulaye appelé ensuite au Collège de France. En revanche, Louis Sebert a choisi le notariat, et surtout Léon Lefébure, ou encore Louis Wolowski après avoir intégré le Conseil d’État, optent pour le pantouflage dans les conseils d’administration de sociétés privées. Alfred André et Louis Denormandie entrent directement dans les affaires.

  • 9 Voir Christophe Charle, Les élites de la République 1880-1900, Paris, Fayard 1987, 556 p.

21Les représentants de la Seine offrent des exemples d’ascension sociale, ce qui répond à l’ambition de la petite et moyenne bourgeoisie. Cela se vérifie à tous les niveaux sociaux. Les fils d’ouvriers ou de journaliers ont quasiment réussi à s’affranchir de leur condition originelle. Si le phénomène de la reproduction des élites économiques se vérifie9, certains sont parvenus à forcer la porte. On peut citer Jean-Baptiste Drouin, Louis Lefébure, ou encore Paul Morin. Ce dernier, fils d’un commissaire de police, d’abord préparateur de chimie, fonde une usine de fabrication du bronze d’aluminium à Nanterre et devient maire de cette ville. Jules Favre, Léon Gambetta, François Sauvage, trois fils de petits commerçants, grâce aux études, sont parvenus à être avocats ou ingénieurs ; les deux premiers ont connu une brillante carrière politique, le troisième a accédé aux fractions dominantes et se fît alors élire à l’Assemblée nationale.

  • 10 Daniel Halevy, t. I, La fin des notables, et t. II La république des ducs, Paris, Grasset, 1930 et  (...)
  • 11 Jean Garrigues, La République des hommes d’affaires (1870-1900), Paris, Aubier, 1997, 432 p.

22Le contraste est frappant entre l’appartenance socioprofessionnelle des 43 et celle des 21. Pour dire vite, d’un côté le renom de grands professeurs (Littré, professeur à l’École polytechnique et auteur du dictionnaire portant son nom ; Quinet, professeur au Collège de France ; Vacherot, professeur à la Sorbonne, dont il a démissionné pour ne pas prêter serment à l’Empire), des écrivains célèbres (Victor Hugo, l’historien Henri Martin, Adolphe Thiers, membre de l’Académie française dès 1833, également homme d’Etat) ; de l’autre côté, l’argent (le banquier André est régent de la Banque de France, Denormandie en est gouverneur, et une pléiade de riches industriels : Dietz-Monnin, Pernolet, Scheurer-Kestner). D’un côté, la prédominance des « nouvelles couches » (onze avocats, un médecin, quatre journalistes), de l’autre côté, les « notables » dont on ne peut encore prédire « la fin »10. Le monde des affaires, des conseils d’administration, représente la majorité absolue des 21 ; encore faudrait-il ajouter l’ingénieur Krantz ou de Plœuc, passés à leurs côtés, et aussi le général de Cissey. Cette différenciation a sa traduction politique : d’un côté, les républicains affirmés, les militants de 1848, les opposants à l’Empire, bref la gauche, voire l’extrême gauche ; de l’autre côté, la bourgeoisie libérale en partie ralliée à l’Empire qui se libéralise, puis à la République de Thiers, le monde du Centre gauche qui va dominer « la République des ducs » ou « La République des hommes d’affaires »11.

23Bien évidemment, cette sèche opposition est réductrice. Le libéral Léon Say, chef de ce Centre gauche, président des Mines de Decazeville et vice-président de la Compagnie des chemins de fer du Nord a été élu le 8 février 1871. À l’inverse, Edouard-René de Laboulaye, qui se vit confier, en 1849, la chaire de législation comparée au Collège de France, et dont les écrits, tels Le parti libéral, son programme et son avenir, ou encore La République constitutionnelle, ont tant inspiré les auteurs des lois constitutionnelles de 1875, a été élu le 2 juillet. Il est vrai qu’il se définit lui-même comme « républicain de raison » et siège au Centre gauche. On pourrait multiplier les exceptions, mais il suffit.

24Avant d’en terminer avec les professions, il convient d’indiquer que presque tous les représentants de 1871 ont, à un moment ou l’autre, participé à la rédaction d’un journal, véhicule des opinions, moyen par excellence de prosélytisme, quelles que soient les sensibilités. Aussi bien Adolphe Thiers qui lance en juillet 1830 dans Le National la pétition contre l’ordonnance rétablissant la censure, qu’un Alphonse Peyrat, collaborateur de La Tribune, puis journaliste à La Presse avant de fonder, grâce aux fond d’Edmond Adam, L’Avenir national, tribune antibonapartiste et franchement républicaine, ou encore que Léon Say qui transforme Le Journal des débats – il a épousé la fille de son directeur Bertin – en haut lieu du libéralisme tout en collaborant au Journal des Economistes. Bref, tous ont consacré une partie de leur activité au journalisme, marchepied souvent à l’entrée en politique.

Les politiques : passé, présent et avenir

25Si l’on considère maintenant l’engagement politique avant l’élection à l’Assemblée nationale et au sein de l’hémicycle, il va de soi que la distinction entre les 43 et les 21 l’emporte sur quelques rapprochements. D’ailleurs, le passé permet de comprendre les attitudes des représentants élus en février.

Le passé

26Seul parmi les 43, Henri Brisson peut faire état d’un héritage politique. Son père, conseiller général du Cher, avait rassemblé, dans ce département, l’opposition républicaine. En revanche, Émile Brelay, Charles Dietz-Monnin et Léon Lefébure peuvent se prévaloir respectivement d’un grand-père député de Charente-Inférieure sous la monarchie de Juillet, élu de l’opposition républicaine il est vrai, d’un grand-père maire de Barr et conseiller général sous le régime de Louis-Philippe, d’un père député du Haut-Rhin, lui-même fils d’un conseiller général de ce département. Par ailleurs, Sébastien de Plœuc descend d’un aïeul paternel conseiller au Parlement de Bretagne ; enfin, le père de Louis Wolowski a présidé la Diète polonaise en 1831. La grande majorité des 66 représentants de la Seine s’avère donc être des self made-men sur le plan politique.

27Si quatorze des 43 ont commencé leur carrière d’homme politique ou de militant sous la monarchie de Juillet, on ne relève aucun cas semblable en ce qui concerne les 21. Une question de génération.

28Adolphe Thiers, député de Seine-Inférieure, est le seul à avoir servi Louis-Philippe. Il préside le gouvernement en 1839. A contrario, treize futurs représentants de la Seine en 1871 se sont opposés, à des degrés divers, au régime monarchique et ont pâti de la sévérité du régime comme opposants de gauche. Émile Littré et Félix Pyat auraient pris part au mouvement révolutionnaire de juillet 1830. Les deux lyonnais, Louis Greppo et Jules Favre, ont soutenu les mouvements des canuts en 1831, puis en 1834. Le jeune avocat Jules Favre prend même leur défense en 1834. D’autres ont été victimes de la répression du régime. Edgar Quinet, professeur au Collège de France, voit son cours suspendu en 1843. Quatre sont arrêtés et emprisonnés pour participation à une société secrète : Martin Bernard, Charles Delescluze, Marc Dufraisse en tant que membres de la Société des Droits de l’Homme, interdite, et Louis Greppo comme membre de la Société des Égaux, jugée également subversive. Martin Bernard, en 1839, compromis dans un complot contre le roi fomenté par la Société des Saisons, a encouru le jugement de la Cour des pairs lors d’un retentissant procès.

  • 12 Ch. Ledré, « La presse nationale sous la Restauration et la Monarchie de Juillet », in Cl. Bellange (...)

29Le militantisme passe aussi par l’arme de la plume et conduit parfois à un emprisonnement. Louis Blanc, sous la monarchie de Juillet, publie différents ouvrages et brochures, dont L’organisation du travail en 1840, qui le consacre comme un des pères du socialisme dit de l’utopie. Alexandre Ledru-Rollin, député de la Sarthe à partir de 1841, fonde avec ses amis Godefroy Cavaignac, Etienne Arago, Louis Blanc La Réforme, qui professe « un radicalisme politique » porté par un programme de réformes électorales, mais aussi sociales, assez proche, somme toute, du socialisme professé par Louis Blanc12. Victor Schœlcher collabore aussi à ce quotidien d’opposition. Alphonse Peyrat écrit, quant à lui, dans Le National. Félix Pyat, qui publie aussi bien dans Le Charivari que La Revue de Paris et dans d’autres journaux, fait un séjour de six mois à Sainte-Pélagie à la suite d’un délit de presse.

  • 13 Cf. M. Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République 1848-1852, Paris, Seuil, rééd. en 1992, p. (...)

30Bref, près d’un représentant sur trois élus le 8 février 1871 dans le département de la Seine peut faire état d’un militantisme radical ancré à 1830. Bien évidemment, la plupart des personnalités citées jouent un rôle actif lors de la proclamation de la République en février 1848 et sous ce nouveau système politique. Louis Blanc et Alexandre Ledru-Rollin figurent parmi les onze du gouvernement provisoire constitué au soir du 24 février. Bientôt, Victor Schœlcher reçoit la responsabilité du sous-secrétariat à la Marine et va pouvoir faire passer la loi sur l’abolition de l’esclavage. Louis Blanc se voit confier, quelques jours plus tard, la direction de la Commission du Luxembourg. Quant à Ledru-Rollin, on le retrouve, après les élections d’avril, membre de la Commission exécutive de cinq membres, et en décembre 1848 candidat de la « Montagne » et aussi de « La Solidarité républicaine » à l’élection présidentielle. Cette dernière association, éphémère car tombant « sous le coup de la loi des clubs ambitionnait de réaliser une unité républicaine »13. Charles Delescluze, Marc Dufraisse et Félix Pyat, « républicains de la veille », sont envoyés comme commissaires respectivement dans les départements du Nord, de la Dordogne et de l’Indre.

  • 14 Arnaud (Ariège, 1848 et 1849) ; Bernard (Loire, 1848 et 1849) ; Brunet (Haute-Vienne, 1848) ; Dufra (...)

31Douze futurs représentants à l’Assemblée de 1871 sont d’anciens élus à la Constituante en avril et/ou à la Législative en mai 1849. Deux représentent le département de la Seine : Victor Hugo et Adolphe Thiers ; les neuf autres, un département14. Quant à Louis Blanc, il a été élu à l’Assemblée constituante en qualité de membre du gouvernement. Républicains de la veille, à l’exception d’Adolphe Thiers, la plupart fréquentent les clubs, en particulier le club de la Révolution de Barbés. Il convient d’ajouter que Charles Floquet, encore lycéen, aurait participé aux combats de rue en février 1848 avant d’entrer à l’École d’administration créée par Hippolyte Carnot et que, si Arthur Ranc, alors âgé de 16 ans, semble s’être tenu à l’écart du mouvement révolutionnaire de 1848, il entre vite dans l’action : il se bat sur les barricades en décembre 1851. Plus tard, il présidera la Société des victimes du Deux Décembre.

32De fait, quinze des 43 représentants de la Seine élus en février 1871 (près de 35 % de l’échantillon) ont dû s’exiler pour échapper aux peines encourues pour actions subversives au cours de la Deuxième République. On dénombre trois vagues successives de répression. Louis Blanc compromis, malgré lui, lors de la journée du 15 mai 1848, doit quitter le territoire national, au lendemain des Journées de juin, lorsque s’ouvre le procès sur le 15 mai. Il part pour Londres. La deuxième vague d’exil se situe en juin 1849, après la journée de protestation contre l’occupation de Rome : Ledru-Rollin, qui a officiellement proclamé son désaccord à la tribune de la Législative, mais aussi Delescluze, Gambon, Pyat, fuient pour échapper aux arrestations. La plupart des quinze sont les victimes de la répression antirépublicaine qui précède immédiatement ou suit le coup d’État du Deux Décembre 1851. La proscription touche les représentants de gauche, tels Victor Hugo ou Victor Schœlcher, ou encore Edgar Quinet. Marc Dufraisse et Louis Greppo, qui avaient joué un rôle dans la réaction au Deux Décembre, sont menacés de déportation à Cayenne, peine commuée en exil.

33Bien évidemment, le plus célèbre exilé est Victor Hugo qui, de Jersey, puis de Guernesey, vitupère Napoléon le Petit. Edgar Quinet, Victor Schœlcher, comme l’auteur des Châtiments, sont restés à l’étranger pendant toute la durée de l’Empire. D’autres, Charles Delescluze en 1853, Félix Pyat en 1869, profitent d’amnisties partielles pour rentrer en France et reprendre le combat. Quant à l’ex-chef du parti de l’Ordre, du Comité de la rue de Poitiers, Adolphe Thiers, il doit aussi s’exiler, Louis-Napoléon Bonaparte craignant les ambitions de cette forte personnalité.

34Dans le camp des 21 représentants élus le 2 juillet 1871, quatre seulement ont joué un rôle au cours de la Deuxième République. Anthime Corbon et Louis Wolowski ont siégé à la Constituante, et le premier a travaillé à l’élaboration de la Constitution de novembre 1848. Paul Morin est envoyé à Nantes comme commissaire de la République. Quant à Émile Brelay, il a échoué à représenter la Seine en avril 1848 et Sébastien Krantz a rencontré l’échec en Seine-et-Marne en mai 1849.

35Si la Deuxième République a marqué le destin de la moitié environ des 43, il n’en fut pas de même pour les 21, puisque quatre d’entre eux seulement se sont engagés à cette époque, sans connaître une issue tragique. Qu’en est-il au temps du Second Empire ?

36Quatre futurs représentants en février 1871 ont, antérieurement, siégé au Corps législatif sous le Second Empire. On en compte deux seulement parmi les 21 : Léon Gambetta et Léon Lefébure qui reprend le mandat exercé par son père dans le Bas-Rhin. Les quatre autres élus au Corps législatif appartiennent à l’opposition, soit libérale, soit irréductible. Adolphe Thiers, élu en 1863, devient le chef de l’opposition libérale, revendiquant les « cinq libertés nécessaires ». Jules Favre, ainsi que quatre autres républicains passant outre le serment à l’Empereur, s’est fait élire dès 1857. Pierre Dorian et Léon Gambetta, l’un dans la Loire, l’autre à Belleville et Marseille, sont élus en 1869 (Rochefort aussi, mais il est arrêté peu après) comme candidats « irréductibles » à l’Empire. Léon Gambetta avait fait, l’année précédente, une entrée fracassante sur la scène de l’opposition, en défendant Delescluze qui, dans Le Réveil, avait ouvert une souscription pour restaurer la tombe du député Baudin, tué sur les barricades du 2 décembre 1851.

  • 15 Cf. J.-B. Duroselle, Clemenceau, Paris, Fayard, 1988, p. 47-49.

37Sous l’Empire, quatorze des 43 sont victimes de représailles du régime impérial. Georges Clemenceau est arrêté le 23 février 1862 et conduit à la prison de Mazas pour avoir apposé une affiche appelant à une grande manifestation pour le quatorzième anniversaire de la proclamation de la République en 1848. Il reste deux mois et demi emprisonné15. Étienne Vacherot, Édouard Lockroy, Henri Rochefort ont encouru les foudres de l’Empire pour leurs écrits, le premier pour avoir publié, en 1860, La Démocratie, les deux autres pour délits de presse dans Le Réveil ou La Lanterne, brûlot antibonapartiste. Plus gravement, Arthur Ranc, inculpé d’attentat contre l’Empereur en 1855, est envoyé au bagne à Lambessa, en Algérie, dont il s’évada au bout de quelques mois. Louis Tolain, Benoît Malon sont emprisonnés pour participation à FAIT, association poursuivie particulièrement à la fin de l’Empire. Parmi les 21, si Auguste Scheurer-Kestner a été incarcéré pour avoir fait entrer en France des écrits jugés subversifs, Alfred André administra la colonie agricole et pénitentiaire de Sainte-Foy-la-Grande.

38Le passé des 43 diffère profondément de celui des 21. D’un côté, des hommes à l’engagement républicain ou révolutionnaire précoce ; un sur deux a assumé des responsabilités politiques sous la Deuxième République ; un bon nombre d’entre eux a été victime de la répression des régimes personnels, et a vécu l’exil. De l’autre côté, des hommes de peu d’expérience politique qui ont traversé, sauf exception, les régimes républicain et impérial sans encombre. Le passé des uns et des autres permet de mieux comprendre leur prise de position dans les premiers mois de la Troisième République.

Le présent : 1871

39Le 4 septembre 1870, la République est proclamée. Un gouvernement de défense nationale se met en place, présidé par Trochu, mais l’homme fort en est Gambetta. Ce gouvernement est divisé entre ceux qui, à l’instar de Léon Gambetta, veulent continuer « la guerre à outrance » et ceux qui, tel Jules Favre, chargé des Affaires étrangères, traitent avec Bismarck. Ces derniers l’emportent. Un armistice est conclu le 28 janvier 1871. Il doit permettre d’élire les représentants de la nation, car les vainqueurs, qui assiègent Paris, entendent traiter avec un gouvernement émanant d’une assemblée élue.

40Aux élections du 8 février, la majorité des 43 sièges échus à la Seine, soit 36, revient à la liste finalement constituée, après entente, par les comités de l’Alliance républicaine, de l’Union républicaine, des Défenseurs de la République et de trois sections de l’internationale. Ils reviennent à des républicains bien évidemment, à quelques internationaux et socialistes aussi. Cinq parmi eux figuraient également sur une liste contrôlée par des socialistes révolutionnaires et des jacobins. Ce sont Garibaldi, le condottiere de l’unité italienne, Ferdinand Gambon, Benoît Malon, Félix Pyat et Louis Tolain. Aucun n’accepte la capitulation de Paris et les conditions fixées pour l’armistice. En revanche, sept candidats ont été élus sur des listes favorables à la paix : les amiraux Saisset et Pothuau, Adolphe Thiers, le triomphateur de ces élections, « plébiscité » dans vingt-trois départements, Jules Favre, François Sauvage, le général Frébault et Léon Say. La majorité se présente composite. Elle comprend trois des onze membres du gouvernement de défense nationale, composé d’élus de la Seine en 1869, soit Jules Fabre, Léon Gambetta et Henri Rochefort. À ceux-ci, il convient de rattacher Pierre Dorian, à qui avait été confié le ministère des Travaux publics. Cette majorité inclut des maires d’arrondissement de Paris élus le 5 novembre 1870, tels Arnaud de l’Ariège, Georges Clemenceau, Pierre Tirard, Étienne Vacherot, Henri Martin, ou encore le jacobin Charles Delescluze. D’anciens quarante-huitards, souvent revenus d’exil, sont élus, tels Louis Blanc, celui qui a remporté le plus grand nombre des suffrages des électeurs parisiens, mais aussi Victor Hugo, Victor Schœlcher, Louis Greppo et Alexandre Ledru-Rollin. Edgar Quinet ou Émile Littré figurent parmi les rangs de la majorité élue. Celle-ci se compose aussi de jeunes républicains radicaux. Citons Henri Brisson, Georges Clemenceau, Édouard Lockroy, ou encore Arthur Ranc. Elle insère également des émeutiers, mêlés aux récentes tentatives du 31 octobre ou du 22 janvier, avec Félix Pyat et Jean-Baptiste Millière, l’étemel révolté.

41Mais les rangs de la majorité républicaine vont s’affaiblir. Six représentants optent pour une autre élection. Gambetta préfère représenter le département-symbole du Bas-Rhin. Pierre Joigneaux, Henri Martin, Jules Favre, Victor Schœlcher choisissent le département dont ils ont été antérieurement mandataires. On compte, par ailleurs, treize représentants de gauche ou d’extrême gauche qui démissionnent. Garibaldi, dès le 13 février, remercie les électeurs parisiens de l’avoir élu, mais dit tenir à la nationalité italienne ; il démissionne, hué par « la majorité rurale » qui voit en lui le révolté. Les ratifications des préliminaires de paix, approuvées par les représentants réunis à Bordeaux le 1er mars, suscitent plusieurs démissions. Arthur Ranc, Félix Pyat, Henri Rochefort, Benoît Malon, Victor Hugo, patriotes « à outrance » suivent l’exemple des représentants des départements annexés qui ont, les premiers, démissionné. La troisième vague de départ est liée à la formation de la Commune au soir du 18 mars. En désaccord total avec la politique de Thiers et par sympathie pour le mouvement communard, voire « communeux » eux-mêmes, certains démissionnent dans les jours qui suivent : Frédéric Cournet, Eugène Razoua, Charles Delescluze, Ferdinand Gambon, Edouard Lockroy. Enfin, à la fin avril, Charles Floquet, nommé préfet de la Seine, ne vient plus siéger à l’Assemblée.

42Ces démissions successives ont deux principales conséquences : l’aile gauche de l’Assemblée se trouve affaiblie, et le département de la Seine est celui qui connaît le plus d’élections partielles le 2 juillet suivant. En revanche, un seul des élus de juillet, de Cissey, opte pour représenter l’Ille-et-Vilaine, alors qu’il est élu aussi à Paris.

  • 16 Cf. en ce qui concerne les élections des représentants et la Commune : J. Gouault, op. cit. ; W. Se (...)

43Sans entrer dans l’histoire de la Commune de Paris, il convient d’apporter quelques précisions. Frédéric Cournet, Charles Delescluze, Ferdinand Gambon, Benoît Malon et Félix Pyat sont membres du gouvernement de la Commune au soir des élections du 16 avril. Deux représentants de la Seine meurent, victimes de la répression, au cours de la semaine sanglante. Charles Delescluze, membre du Comité de Salut Public, est tué sur une barricade, place du Château-d’Eau, et Jean-Baptiste Millière tombe, fusillé à genoux selon les ordres du général de Cissey, commandant la deuxième armée qui reconquiert Paris. Dans les jours suivants, Cournet, Gambon, Malon, Pyat, Ranc, Razoua s’exilent pour fuir la répression judiciaire hâtive. Henri Rochefort est condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie16. Il ne reviendra qu’au temps de l’amnistie totale, après le 13 juillet 1880. Edmond Adam, son ami, bien que plus modéré, prend sous sa protection ses enfants.

  • 17 Cf. J.-M. Mayeur, La vie politique sous la Troisième République 1870-1940, Paris, Seuil, 1984, p. 3 (...)

44Ainsi, près d’une dizaine de représentants de la Seine ont payé un lourd tribut pour leur engagement communard. Deux y ont laissé leur vie. Pourtant, d’autres républicains, même radicaux, préfèrent se rallier à la Ligue d’Union républicaine des droits de Paris, fondée le 4 avril, qui tente de concilier les revendications parisiennes et les exigences d’une République dont le gouvernement a été confié à Adolphe Thiers dès le 17 février. Ce courant « des conciliateurs »17 l’a emporté chez les 21 représentants élus le 2 juillet. Parmi ceux-ci, seul Emile Brelay, maire du IIe arrondissement, a fait un court bout de chemin avec les « communeux », avant de remettre sa démission d’élu municipal comme d’autres radicaux. Le général de Cissey s’est, à l’inverse, distingué comme commandant la reconquête de Paris et la répression.

45L’élection des 21 s’est déroulée dans un climat moins tendu par rapport à février. Les Parisiens, encore choqués des épisodes dramatiques de la Commune, aspirent au calme. Il est vrai que l’extrême gauche est laminée et ses leaders ont disparu ou sont exilés. On comprend, dans ces conditions, que la liste présentée par « l’Union parisienne de la presse » qui soutient des républicains modérés et des ralliés à la politique d’ordre de Monsieur Thiers ait emporté seize des vingt et un sièges à pourvoir. De Cissey est même élu. L’ancien fusilleur des communards est devenu, il est vrai, ministre de la Guerre. Pourtant, cinq républicains, soutenus par la liste radicale, obtiennent le nombre nécessaire de suffrages pour être élus. Il s’agit de Léon Gambetta, revenu assagi de son exil volontaire à Saint-Sébastien, d’Émile Brelay, d’Anthime Corbon, de Léon Laurent-Pichat et d’Auguste Scheurer-Kestner, ancien représentant du Haut-Rhin. Tous les cinq s’inscrivent au groupe de l’Union républicaine de l’Assemblée, le plus à gauche en juillet.

46En effet, l’hétérogénéité, d’une part, entre les 43 eux-mêmes, et, d’autre part, entre les 43 et les 21, a sa traduction dans l’inscription aux groupes parlementaires de l’Assemblée, certes informels.

  • 18 Rainer Hudemann, Fraktionsbildung im französischen Parlament. Le formation des groupes politiques a (...)

Répartition aux groupes18

Répartition aux groupes18

47Le tableau permet de mieux dégager l’inversion des tendances entre juillet et février. Les centres, en juillet, l’emportent, encore qu’il faille distinguer Centre gauche, penchant vers les républicains et Centre droit rattaché aux forces conservatrices. Les républicains radicaux liés à l’extrême gauche avaient triomphé en février. On note aussi l’absence de représentant de droite en février, alors que trois représentants élus le 2 juillet vont s’inscrire au Centre droit. Mais en juillet l’Extrême Gauche n’a évidemment aucun représentant. Deux représentants, Paul Morin et Charles Pernolet, font une double inscription au Centre gauche, mais aussi à la Gauche républicaine. Plusieurs de ces élus du 2 juillet étaient connus des électeurs parisiens par leur action municipale : Anthime Corbon, Anathase Louvet, Charles Pernolet avaient été maires d’arrondissement de Paris, Paul Morin était à la tête de la municipalité de Nanterre, enfin Alfred André, Ernest Denormandie, Louis Sebert figuraient au nombre des adjoints élus le 5 novembre 1870. On dénombre trois revenants de 1848 : Paul Morin, Anthime Corbon et Louis Wolowski, mais ils apparaissent alors comme des modérés. Par ailleurs, de Laboulaye et de Pressensé étaient connus comme deux libéraux, deux opposants à l’Empire et des publicistes.

48Les deux élections partielles ultérieures ne modifient pas le rapport des forces, puisque Eugène Vautrain, élu en janvier 1872, s’inscrit au Centre gauche et que le radical Désiré Barodet, élu en avril 1873, lors d’une élection hautement significative puisqu’il l’emporte sur Rémusat, « candidat officiel », va naturellement s’inscrire à l’Union républicaine.

L’avenir

49Environ 60 % des représentants de la Seine élus à l’Assemblée nationale, tant en février qu’en juillet, continuent une carrière politique avec des bonheurs divers (soit vingt-six pour les 43 et quatorze pour les 21).

50Adolphe Thiers a attribué un portefeuille à trois d’entre eux : l’amiral Pothuau reçoit la Marine, le général de Cissey la Guerre, et Jules Favre les Affaires étrangères.

51Plus tard, quatre ont présidé un gouvernement : Louis de Cissey, au temps de l’Ordre moral, du 22 mai 1874 au 25 février 1875. Léon Gambetta, finalement appelé par Jules Grévy, forme son « grand ministère » en novembre 1881 ; on connaît sa courte durée. Pierre Tirard fut deux fois président du Conseil ; au cours de son second ministère (février 1889-mars 1890) il mit fin à la crise du boulangisme. Enfin, Georges Clemenceau prit, la première fois, la présidence du Conseil en 1906. Par ailleurs, Edouard Lockroy, Léon Say, Léon Lefébure ont exercé la charge de ministres.

52Quinze représentants de la Seine à l’Assemblée nationale ont été élus sénateurs inamovibles, soit six des 43 (Adam, Frébault, Littré, Pothuau, Schœlcher, puis Tirard), neuf des 21 (de Cissey, Corbon, Denormandie, Krantz, Laboulaye, Morin, Scheurer-Kestner, Wolowski, puis Dietz-Monnin), chiffre important qui marque la notabilité. Treize ont été cooptés par les représentants eux-mêmes et deux, Pierre Tirard et Charles Dietz-Monnin, élus par les sénateurs. Ces quinze « immortels du Sénat » représentent environ 23 % des 66 représentants de la Seine. Ils se sont répartis entre quatre groupes du Sénat.

Répartition des 15 sénateurs

Répartition des 15 sénateurs
  • 19 Cf. J.-M. Mayeur et A. Corbin (sous la dir.) : Les Immortels du Sénat 1875-1918, Paris, Publication (...)

53Il s’ensuit deux constatations principales. La surreprésentation des élus de la Seine chez les inamovibles est manifeste, comparée aux 75 sénateurs inamovibles élus par quelque 750 représentants, voire par rapport aux 116. La supériorité en nombre des sénateurs inamovibles républicains affirmés sur les sénateurs centristes apparaît nettement, encore que le Centre gauche soit républicain. En effet, la tactique employée par Léon Gambetta, qui a associé à la liste des gauches quelques élus de la droite légitimiste, a été payante19.

54Par ailleurs, quatre autres représentants ont siégé au Sénat, et vingt et un ont été élus à la Chambre des députés en 1876 ou aux échéances électorales suivantes. Ils sont plus nombreux en chiffres absolus et relatifs (18 contre 3) parmi les 43 à obtenir un mandat de député. Deux explications à cela : la jeunesse de certains représentants élus le 8 février, et l’engagement politique plus marqué qui ne s’arrête pas avec l’élection à l’Assemblée nationale.

55La césure entre les 43 et les 21 s’avère licite. Elle repose plus sur les données politiques que les considérations socioprofessionnelles. Les élus politisés avant 1871 le demeurent. L’observation vaut aussi bien pour Adolphe Thiers, pour Léon Say, que pour Louis Blanc ou encore Henri Rochefort qui rentre en France après l’amnistie de 1880. Les républicains de la veille, des quarante-huitards mais aussi des républicains plus jeunes qui ont fait leurs premières armes comme irréductibles à l’Empire, entendent être les acteurs de la vie politique de cette Troisième République qu’ils ont appelée de tous leurs vœux et proclamée. Léon Gambetta, Arthur Ranc, Georges Clemenceau sont à l’aurore d’une brillante carrière, trop tôt arrêtée par la mort pour le premier d’entre eux.

56Une corrélation existe cependant entre les aspects socioprofessionnels et l’engagement politique. Les 21, dont une majorité est engagée dans le monde des affaires, ou bien obtiennent leur bâton de maréchaux en tant que sénateur inamovible, ou bien, le mandat effectué de 1871 à 1876, délaissent la politique. En revanche, les nouvelles couches d’avocats, de journalistes, montrent une appétence plus grande vers les responsabilités politiques auxquelles ils peuvent maintenant prétendre.

57Ainsi, les représentants de la Seine apparaissent comme symboliques de deux mondes : celui des notables qui tend à s’effacer, mais non à disparaître ; celui des délégués du monde ouvrier ou des membres de la petite et moyenne bourgeoisie, qui prétendent, soit changer le monde politique et social, soit prendre les rênes d’une République qu’ils veulent libérale et démocratique.

Notes

1 Liste des 43 : Blanc, Hugo (dém.), Gambetta (option pour le Bas-Rhin), Garibaldi (dém.), Quinet (décès : 27 mars 1875), de Rochefort-Luçay dit Rochefort (dém.), Saisset, Delescluze (dém.), Joigneaux (option pour la Côte-d’Or), Schœlcher (option pour la Martinique), Pyat (dém.), Martin (option pour l’Aisne), Pothuau (dém.), Gambon (dém.), Simon dit « Lockroy » (dém.), Dorian (option pour la Loire), Ranc (dém.), Malon (dém.), Brisson, Thiers, Sauvage (décès : 11 novembre 1872), Bernard, Dufraisse (décès : 22 janvier 1876), Greppo, Langlois, Frebault (inamovible), Clemenceau, Vacherot (dém.), Floquet (dém.), Brunet, Cournet (dém.), Tolain, Littré (inamovible), Favre (option pour le Rhône), Arnaud « de l’Ariège », Say, Ledru-Rollin (dém.), Tirard, Razoua (dém.), Adam (inamovible), Millière (fusillé le 26 mai 1871), Peyrat, Farcy.

2 Liste des 21 : Wolowski (inamovible), André, Pernolet, Louvet (décès : 12 février 1876), Dietz-Monnin, Dehault de Pressensé, Gambetta (arr. Bas-Rhin), Corbon (inamovible), Morin (inamovible), Denormandie (inamovible), Courtot de Cissey (option pour l’Ille-et-Vilaine), Krantz (inamovible), de Plœuc (dém.), Scheurer-Kestner (arr. Haut-Rhin) (inamovible), Lefebvre de Laboulay (inamovible), Lefébure, Laurent-Pichat (inamovible), Sebert, Brelay, Drouin, Moreau.

3 Cf. J. Gouault, Comment la France est devenue républicaine. Les élections générales et partielles à l’Assemblée nationale 1870-1875, Paris, A. Colin 1954 240 p.

4 J. Dupaquier (s.d.), Histoire de la population française, t. III, de 1789 à 1914, Paris, PUF, 1988, p. 199 et sv.

5 J. Gouault, op. cit., p. 75.

6 Cf. Dictionnaire des parlementaires de la Seine. La majorité des fiches concernant les représentants à l’Assemblée nationale a été établie par des étudiants de maîtrise sous notre direction. Elles ont été complétées par l’apport des membres de l’équipe et grâce aux recherches complémentaires, en particulier, d’Arlette Schweitz. Les comptages ont été effectués à partir du dictionnaire, mais nous assumons la responsabilité des répartitions catégorielles.

7 J. Estèbe : Les ministres de la République 1871-1914, FNSP, 1982, p. 22-23 permet d’établir des corrélations avec les gouvernants au temps de l’Assemblée nationale.

8 Ch. Charle a établi que 76,7 % des sénateurs inamovibles ont suivi un cursus supérieur, cf. « La méritocratie incertaine » in J.-M. Mayeur et A. Corbin (sous la dir.), Les Immortels du Sénat 1875-1918, Paris, Publications de la Sorbonne 1995, p. 35-44. Ses analyses sont en grande partie valables pour les représentants.

9 Voir Christophe Charle, Les élites de la République 1880-1900, Paris, Fayard 1987, 556 p.

10 Daniel Halevy, t. I, La fin des notables, et t. II La république des ducs, Paris, Grasset, 1930 et 1937, 298 et 415 p.

11 Jean Garrigues, La République des hommes d’affaires (1870-1900), Paris, Aubier, 1997, 432 p.

12 Ch. Ledré, « La presse nationale sous la Restauration et la Monarchie de Juillet », in Cl. Bellanger (s.d.), Histoire générale de la presse française, t. II, De 1815 à 1871, p. 129.

13 Cf. M. Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République 1848-1852, Paris, Seuil, rééd. en 1992, p. 96.

14 Arnaud (Ariège, 1848 et 1849) ; Bernard (Loire, 1848 et 1849) ; Brunet (Haute-Vienne, 1848) ; Dufraisse (Dordogne, 1849) ; Favre (Rhône, 1848 et 49) ; Gambon (Nièvre, 1848 et 1849) ; Greppo (Rhône, 1848 et 1849) ; Joigneaux (Côte-d’Or, 1848 et 1849) ; Quinet (Ain, 1848 et 1849).

15 Cf. J.-B. Duroselle, Clemenceau, Paris, Fayard, 1988, p. 47-49.

16 Cf. en ce qui concerne les élections des représentants et la Commune : J. Gouault, op. cit. ; W. Serman, La Commune de Paris, Paris, Fayard 1986, p. 174-179 et 278- 279.

17 Cf. J.-M. Mayeur, La vie politique sous la Troisième République 1870-1940, Paris, Seuil, 1984, p. 30.

18 Rainer Hudemann, Fraktionsbildung im französischen Parlament. Le formation des groupes politiques au parlement français 1871-1875, München, Artemis Verlag, 1979, p. 396-429.

19 Cf. J.-M. Mayeur et A. Corbin (sous la dir.) : Les Immortels du Sénat 1875-1918, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995. Voir articles de J.-M. Mayeur, « Naissance des inamovibles », et de R. Sanson, « Groupes et tendances face aux scrutins », p. 15- 27 et p. 131-161.

Table des illustrations

Titre Professions des pères
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Titre Niveau d’études des 66 représentants
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Titre Profession des représentants
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Titre Répartition aux groupes18
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Titre Répartition des 15 sénateurs
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