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La République en représentations

 | 
Maurice Agulhon
, 
Annette Becker
, 
Évelyne Cohen

Marianne et le Gender

Le genre de Marianne

Michelle Perrot

Texte intégral

1Fondateur de l’ethnologie politique, Maurice Agulhon a été un précurseur, y compris en ce qui concerne la différence de sexes qu’il a été un des premiers à percevoir, et à identifier comme un problème, à une époque où cette dimension était fort peu ou pas prise en compte dans l’étude de la symbolique politique, en un temps où il n’était guère question d’histoire des femmes.

  • 1 M. Agulhon, « Histoire et ethnologie : les chambrées en Basse-Provence », Revue historique, avril-j (...)

2Cette préoccupation apparaît dès 1971, dans un article consacré aux « chambrées en Haute-Provence », où il scrute les formes de sociabilité provençale, son premier terrain d’études, celui de La République au village. Les veillées mixtes, dominées par la parole des femmes et leurs traditionnels récits, s’opposent aux chambrées purement masculines et beaucoup plus politiques. Il assimile la première forme à un certain « archaïsme » des mœurs, et la seconde à leur modernité : « La participation féminine ou, plus précisément, le comportement commun des femmes et des hommes est lié à l’archaïsme économique et social1. »

  • 2 Au début du xixe siècle, les femmes anglaises boivent avec les hommes dans les inns et les ale hous (...)

3La modernité, du moins celle du xixe siècle, c’est la séparation des sexes ; elle achemine vers la pratique du bulletin de vote masculin, vers « l’action moderne, et toute masculine, du syndicat ou de la coopérative ». Le suffrage « universel » a créé ou accentué la tendance à la séparation des sexes dans la mesure où l’éducation politique du peuple par le droit de vote s’est longtemps adressée à l’homme et à lui seul. Les femmes sont rejetées du côté de l’église, vers la dévotion. Ainsi, aux espaces communs relativement confus de l’Ancien Régime, succède une ségrégation sexuelle beaucoup plus poussée de l’espace public. Point de vue que Maurice Agulhon développe dans une longue note terminale : « Un problème connexe : historicité de la ségrégation sexuelle » (p. 46-51). Maurice Agulhon rejoint le constat fait par Dorothy Thompson sur la ségrégation de l’espace public anglais à l’époque du chartisme : les inns et les pubs deviennent purement masculins ; les femmes se taisent, se retirent dans un coin, silencieuses, avant de disparaître pour presque deux siècles2.

  • 3 Marianne au combat, p. 140.

4Article novateur, donc, surtout à cette date de 1971. On peut toutefois, rétrospectivement il est vrai, lui faire deux objections. Estimer par exemple, qu’il s’agit d’un problème central, et non « connexe », qui porte sur l’organisation même de l’espace politique au xixe siècle, ce qui sera le point de vue introduit par le genre. Et, d’autre part, discuter le point de vue « archaïsme/modernité » appliqué à ce processus de ségrégation croissante. Émile Durkheim voyait, dans la division sexuelle du travail, un signe de civilisation. Un progrès en somme. Le XIXe siècle pensait de même. Il faisait de la séparation du public et du privé, ces deux « sphères » équivalentes des sexes, un principe organisateur fondamental. Il n’est pas certain que Maurice Agulhon souscrive à ce jugement de valeur. Mais la reprise sans nuance de l’expression « archaïsme/modernité » prête à confusion. « Nous croyons de plus en plus à l’universalité des mentalités populaires. L’archaïsme est théâtral sous tous les climats3. »

  • 4 Op. cit., p. 7.

5En tout cas, la différence des sexes est, pour lui, une préoccupation sinon constante, du moins réitérée. Au vrai, elle est consubstantielle à son objet ; elle s’impose à lui. Aussi, en 1979, en ouverture de Marianne, il pose d’emblée la question. Il se demande « pourquoi c’est le corps de la femme (plutôt que celui de l’homme, ou d’un animal, ou de tout autre objet) qui, dans notre culture occidentale, sert de support visuel à l’allégorie des grandes valeurs… » Et « d’abord pourquoi la femme4 ? » L’auteur avance d’emblée un certain nombre d’hypothèses, d’abord grammaticales : le genre de la langue. Puis, historiques : ce serait l’effet d’une « séquence millénaire de cultures fondées sur la prépondérance masculine vouant la femme aux rôles subalternes d’objets, le support allégorique étant en somme un “mannequin de l’abstraction” ». L’hypothèse, centrale, du mannequin de l’abstraction est reprise avec des modulations successives dans la suite de l’œuvre. C’est une intuition décisive.

  • 5 Marianne au combat, p. 236.

6Mais comment traiter ces questions ? L’auteur se défie des interprétations en termes de psychologie collective, ou, pire encore, de psychanalyse. En 1979, en conclusion de la première Marianne, il écrit : « Le sexe des nations !… à suivre cette piste, on voit les belles promenades que l’on se promettrait dans la forêt des méditations sociopsychanalytiques. Nous avouons ne pas trop y croire, craignant que l’application au collectif des catégories de la psychologie individuelle ne mène à l’erreur de prendre des métaphores pour des réalités5. » Il invite plutôt à y voir l’effet d’« une extrême inégalité entre les sexes » et d’« un très grand mépris de la femme », qui marquent le xixe siècle. Hypothèse intéressante : être choisie comme emblème est moins un signe d’estime que de subordination.

  • 6 « Leçon inaugurale au Collège de France », 11 avril 1986, repris dans « Conflits et contradictions (...)

7Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1986, Maurice Agulhon fait part à nouveau de sa perplexité : « La France est un problème […]. J’ai parlé de psychanalyse de la France. Rien n’interdit en effet, dès maintenant, de commenter en termes de psychologie, voire de sexualité (mais qu’est-ce que le sexe d’une nation ?) le fait bien connu que l’État français républicain se représente en femme. » Mais il écarte cette hypothèse au profit d’une enquête continuée, la plus exhaustive possible, qui permettrait de « disposer de l’histoire complète de cette invention culturelle de la France-République-Femme6 ».

  • 7 Histoire vagabonde, t. III, 1996, p. 225.

8Réfléchissant, dans « La République à la fontaine7 », sur les rapports de la féminité avec l’eau, susceptibles d’expliquer l’association si fréquente des Mariannes de village avec les fontaines, il écrit : « Une certaine logique, en effet, appelle ensemble l’eau, la fécondité, le bien public, la maternité et la féminité […]. Mais faut-il recourir à ce genre d’explication par les profondeurs quand l’histoire classique offre déjà, au niveau qui lui est propre, des raisons claires assez plausibles ? Cette dernière interrogation étant d’ordre purement philosophique, on se contentera ici de la poser ». Maurice Agulhon est décidément un précurseur réticent, que trouble son objet même.

  • 8 « La représentation de la France. Quelques réflexions sur l’image féminine en politique », dans M.- (...)

9 Enfin, dans un dernier texte sinon plus théorique, du moins plus distancié par rapport au matériau8, Maurice Agulhon s’interroge sur « l’hyper féminité de l’imagerie politique française ». Elle relève de l’histoire, dit-il, et non « du Sexe comme tel ». Mais y a-t-il une éternité du sexe ? Peut-on l’opposer à l’histoire comme un invariant ?

10Sensible à la différence des sexes, Maurice Agulhon est donc encombré par cet objet insolite, qu’il ne sait comment interpréter. Il appartient pourtant à une génération de chercheurs très concernés par ce problème. Pour ne prendre que les savants du Collège de France, ses collègues, ses contemporains, ou presque, c’est très frappant. Citons Michel Foucault et La Volonté de savoir (1976) ; Pierre Bourdieu et les études qui donneront La Domination masculine (1998) ; Georges Duby, Le Chevalier, la femme et le prêtre (1983) et ses analyses de l’amour courtois comme une stratégie de domination ; Françoise Héritier, enfin, et l’apport fondamental des deux tomes de Masculin/Féminin (I, La Pensée de la différence ; II, Dissoudre la hiérarchie). La constellation est impressionnante.

11Ces recherches sont concomitantes. Elles traduisent une préoccupation identique, sans être pour autant commune, ou partagée. Comme si elles traduisaient la montée plus ou moins consciente, d’un nouveau paradigme, « la conscience de genre », à l’œuvre dans l’épaisseur épistémologique, selon un processus en somme très foucaldien.

12Les réserves, voire les réticences, de Maurice Agulhon traduisent son embarras devant son objet, cet objet qu’il a trouvé sur son chemin niché au cœur de sa recherche et, en quelque sorte, découvert, inventé et qui le laisse incertain. Incertitude méthodologique de l’historien, timidité du savant, pudeur de l’homme ?

Un quêteur amoureux de vfarianne

13C’est dans l’enquête la plus complète possible que Maurice Agulhon pense trouver la réponse au mystère du sexe de Marianne. L’enquête historique et géographique, voilà la tâche, modeste mais efficace, de l’historien. Celui-ci n’est ni psychanalyste ni philosophe. Il se revendiquerait plutôt d’un certain empirisme ethnologique, à la manière de Marc Bloch, le maître inégalé, dont Ernest Labrousse reprenait l’exigence quantitative d’exhaustivité, défiante vis-à-vis des échantillons. L’enquête de terrain est une méthode, et aussi une morale. Elle évite les généralisations hâtives et prétentieuses. Elle tente simplement d’établir des faits, de les mettre en relation et, au bout du compte, elle permet de saisir une vérité. L’enquête est pour ainsi dire interminable et tant qu’elle ne l’est pas, on ne peut que formuler des hypothèses prudentes.

14Enquêter donc. Pérégriner. Pèleriner, presque, tant l’objet de l’enquête est digne, précieux, captivant. De cette enquête, on connaît l’ampleur, la précision, l’acuité. L’auteur sait chercher, trouver, regarder, contempler. Il sait aussi nous communiquer son plaisir d’une enquête qui devient une quête intrigante. Nous le suivons dans ses déambulations, trop systématiques pour être un vagabondage, principalement dans les villages du Midi, sur les places, au bord des fontaines. Sa statuomanie nous gagne. Ces Mariannes, nous les regardons comme jamais nous ne l’avions fait. Nous découvrons des variantes régionales ou locales insoupçonnées, tant le regard vague, mal informé, glisse négligemment, d’habitude, sur ces emblèmes villageois sans signification à nos yeux indifférents. Nous nous piquons au jeu. L’envie nous prend de nous faire enquêteur, de trouver une Marianne inconnue, dans une posture inédite. Certains ont pu d’ailleurs ajouter un détail à l’ensemble, voire le communiquer à l’initiateur, avec la fierté du collaborateur détective. Rarement, tant il était difficile de rivaliser avec le maître. Mais c’est ainsi, par le plaisir de la promenade, que se renouvellent les manières de voir et, plus subtilement encore, de sentir et de penser.

15Apport de premier ordre à l’histoire de la symbolique politique, cette enquête est aussi une contribution majeure à l’histoire des femmes : un chapitre inédit à leur histoire iconographique ; et plus encore à celle de leur inclusion/exclusion dans l’espace républicain. Et c’est ici qu’une lecture sexuée, à l’aune du genre, peut ajouter au déchiffrement, quitte à complexifier encore un peu plus l’analyse.

La visitation du genre

  • 9 F. Thébaud, Écrire l’histoire des femmes, Presses de l’ENS de Fontenay, t998.
  • 10 R. Ivekovic, Le Genre de la Nation, Paris, Léon Scheer, 2003.

16Le genre, en tant que « catégorie utile de l’analyse historique », selon l’expression de Joan Scott, s’est beaucoup développé dans les dernières années. Faut-il le rappeler ? Le genre n’est pas le sexe, mais la différence des sexes construite par la culture et par l’histoire, et par conséquent susceptible de déconstruction. Françoise Thébaud9 a montré comment on est passé d’une histoire relativement descriptive des femmes à une histoire plus problématisée du genre, d’abord dans les pays anglo-saxons, puis plus timidement dans les pays latins. L’avantage d’une telle interrogation réside dans son caractère relationnel, qui questionne sans cesse les rapports des hommes et des femmes, les hiérarchies du masculin et du féminin, variables selon les lieux et les temps, les sociétés et les cultures. Savoirs, pouvoirs, création, religion, art, travail, etc. sont susceptibles d’être disséqués à ce scalpel. La nation également, et divers colloques s’y sont attachés. Tout récemment, Rada Ivekovic, dans Le Genre de la Nation10, tente d’éclairer la guerre en ex-Yougoslavie, du moins certains de ses aspects, à la lumière de la différence des sexes, qui y fut si dramatiquement présente. Son analyse pertinente est riche de suggestions relativement à nos pacifiques Mariannes.

17Marianne est un cas particulier de la femme image. Être une image correspond au statut le plus courant de la femme. Exclue de l’action et de la création, elle est dans l’espace public une représentation, créée, imaginée, voire manipulée par les hommes, peintres, artistes, acteurs de la Cité, selon une pratique générale étudiée par Georg Simmel, Paul Veyne, Georges Duby, mais ordinairement davantage sous l’angle de la beauté que sous celui de la politique. D’où l’originalité de la démarche de Maurice Agulhon. Il nous montre que le corps de la femme n’est pas seulement un objet désirable ou haïssable ; mais un instrument susceptible de supporter, de faire passer un message, un message global, un message raffiné signifié par chaque détail de son corps, de sa gestuelle, de sa mise, de son mouvement, de ses attitudes.

18La Marianne est un palimpseste qu’il s’agit de déchiffrer, un rébus à élucider, comme le tente Maurice Agulhon. Elle se situe à la confluence de modèles plastiques et symboliques antérieurs, inscrits dans des figurations aux racines plus ou moins anciennes dont il faut retrouver les significations et les usages, ce qui suppose culture et perspicacité.

  • 11 N. Loraux, « Qu’est-ce qu’une déesse ? », dans Histoire des femmes en Occident, t. I, p. 61.

19Déesse de la Liberté, elle s’inscrit d’abord dans le sillage des allégories gréco-latines de la déesse. « Qu’est-ce qu’une déesse ? », s’interrogeait Nicole Loraux, dans un des textes liminaires de l’Histoire des femmes. « Une déesse n’est pas une femme », même si elle peut en avoir les qualités. Elle est « un dieu au féminin ». Mais ce féminin est « un enjeu de spéculation, comme un support de rêveries pour la cité des hommes ». « Une déesse n’est pas l’incarnation du féminin tout en présentant de la féminité une forme souvent épurée, mais plus souvent déplacée »11. On sait à quel point la Grande Déesse, la Grande Mère sont des images fortes du panthéon grec où notre Marianne puise sa source, elle qui est la Grande Mère de la République.

20Elle en est aussi la Muse, sœur aînée des innombrables muses, chères à la statuaire républicaine, qui inspirent, protègent, couronnent les Grands Hommes qui peuplent nos villes.

  • 12 J. Baschet, La Civilisation féodale, Paris, Seuil, 2004, p. 450.

21Seconde grande source d’inspiration, chrétienne cette fois : la Vierge, objet, dès le xiie siècle d’un véritable culte dont Jérôme Baschet a montré le substrat politique. La promotion de la Vierge « suit assez exactement celle de l’affirmation de l’institution ecclésiale12 », écrit-il. « Au xiie siècle, Dieu changea de sexe », disait Michelet qui avait bien perçu le phénomène. Au xixe siècle, il y a pareillement concomitance entre l’affirmation de la République et celle de la représentation qu’elle s’est donnée. Marianne au pouvoir, c’est la République au pouvoir qui conquiert les autels et cherche à conquérir les cœurs, à façonner les imaginaires, en substituant Marianne à Marie, dont elle reprend certains des traits. Ainsi, la mariannolâtrie absorbe la mariolâtrie.

22Mais si la Vierge est aussi Mère, ô combien plus Marianne ! Et cette fonction marque sa silhouette. D’abord d’allure juvénile, jeune fille au pied léger, à la chevelure dénouée et court vêtue, Marianne devient progressivement grande femme robuste et nourricière, mère au sein dénudé et gonflé par le suc maternel. Cette mutation de sa représentation s’inscrit dans l’histoire démographique française et dans les préoccupations natalistes qui s’affirment notamment sous la troisième République. Mais aussi dans l’histoire plus générale et politique de l’incarnation de la Nation en Mère. La langue maternelle, la maternité de la Nation et de la terre originelle s’opposent au caractère mâle et à la virilité de l’État. On prête à celui-ci l’autorité du père et à la Nation, la chaleur de la mère. D’ailleurs, selon certains juristes de la Troisième République, les femmes appartiennent à la Nation, non à la Cité. La figuration de Marianne en mère, c’est l’affirmation logique d’une division sexuelle du travail et des fonctions dans la République.

  • 13 J. Michelet, Histoire de la Révolution française, La Pléiade, II, VIII.

23Marianne, c’est aussi la femme du peuple, et partant, l’incarnation du Peuple lui-même. De celui-ci, il existe peu ou pas de représentations iconographiques masculines dans la tradition française, avant celles que fournira en abondance le mouvement ouvrier ultérieur. « Ce qu’il y a dans le peuple de plus peuple, je veux dire de plus instinctif, de plus inspiré, ce sont, à coup sûr, les femmes13 », écrit Michelet, traduisant ainsi la représentation duelle qu’il se fait de la spontanéité du peuple et de celle des femmes, l’un et l’autre du même côté de l’univers sensible. Ainsi confluent dans Marianne des traditions symboliques et figuratives de plusieurs origines, qui s’imposent aux artistes chargés de sa fabrication.

24Ces représentations globales se traduisent dans le détail et l’ajustement d’un corps dépecé, dont chaque membre est émetteur de signes et porteur de significations. Maurice Agulhon excelle dans cet inventaire sémantique. Il décline les caractéristiques de la chevelure, longue et presque toujours brune, dénouée la plupart du temps ; de la coiffure, couronne, ou surtout bonnet, et la plupart du temps bonnet phrygien. La corpulence importe : Marianne est « une grande et forte femme », virile par la force qui la situe du côté des Grands Hommes, et féminine par les attributs, en tout cas très éloignée des « petites femmes » de Paris ou d’ailleurs. Ses traits évitent la beauté mondaine, la pâleur et la maigreur chlorotique ; ils visent non la finesse, mais la robustesse et la santé. Marianne est ordinairement calme et sereine. Il lui arrive pourtant d’être véhémente, voire hystérique, lorsqu’elle doit mener de durs combats. Marianne n’est pas intemporelle. Elle répond aux problèmes de son temps, d’un temps dans lequel elle s’inscrit résolument. En période de combat et de conquête, tout fait sens, chaque détail est signe. Ce lexique est connu de tous, comme l’étaient dans les églises de la mère de François Villon les détails des fresques et des vitraux. Il facilite l’échange dans un dialogue commun.

  • 14 Marianne au combat, p. 140.

25Mais le plus important de Marianne, c’est le sein. Marque de la féminité, cet équivalent du phallus est en même temps le symbole de la fonction nourricière. C’est pourquoi14 Daumier, en quête d’une nouvelle icône de la Seconde République, imagine une grande femme aux deux seins découverts, auxquels sont suspendus deux enfants qui les tètent. Tels Remus et Romulus accrochés au flanc de la louve romaine. Mais la louve s’est faite femme, nourrissant des enfants qui sont ses fils, les citoyens. Ainsi confluent les imaginaires dans une nouvelle syntaxe politique, volontairement syncrétique.

26Un lexique somme tout restreint permet des combinatoires multiples, qu’il faut l’œil exercé de Maurice Agulhon rompu aux mille ressources de la sémantique politique pour les déchiffrer.

Quelles spécificités françaises ?

  • 15 Marianne au combat, p. 140.

27Maurice Agulhon insiste à maintes reprises sur « l’hyper féminité » de la République en France. Il en fait même un trait de la modernité démocratique. Le retrait des femmes de l’espace public réel est visible aussi bien dans les chambrées provençales que dans les manifestations de rues ou dans les barricades. « Nous reconnaissons la tendance – et nous en reconnaissons l’ambiguïté déjà signalée en 1830 – : la femme qui est rarement dans la lutte, y est le plus souvent avec un rôle spécial : mannequin ou déesse, ou plus exactement mannequin et déesse15. »

  • 16 F. Cosandey, La Reine de France. Symbole et pouvoir, Paris, Gallimard, 2000.
  • 17 P. Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.

28C’est ici, sans doute, que la problématique du genre permettrait de mieux comprendre la portée de ce processus de féminisation, du moins d’en dégager la portée politique en termes de rapports entre les sexes. Il illustre et correspond à l’extrême virilisation de la politique en Europe occidentale et plus particulièrement en France. Ce phénomène de longue durée vient de loin. De par la loi salique, en France la reine n’est que la femme du roi, comme l’a montré Fanny Cosandey16. Et la Révolution n’a pas supprimé cette disposition. Au contraire, elle l’a incorporée dans la Constitution. Mais surtout elle organise la cité en distinguant les « sphères », le public et le privé, assimilés aux sexes, dont la différence en nature et en fonction est réaffirmée de manière plus ferme et raisonnée. La confusion des sexes est en effet considérée comme un archaïsme et leur distinction, comme principe d’ordre, la clef d’une saine organisation de la cité. La République exclut d’autant plus vigoureusement les femmes de l’exercice de la politique, qu’on estime néfaste l’influence des salons, l’empiétement du privé sur le public. Le syndrome Marie-Antoinette, rendu responsable des dérives de la monarchie, conduit à récuser la présence des femmes dans l’exercice de la politique. Celle-ci est chose trop sérieuse pour leur être confiée. Plus tard, Guizot se fera le théoricien et l’organisateur de la professionnalisation de la politique, métier mâle, exercice viril17.

29En France, l’État est spécialement mâle. La tradition royale, celle des chefs de guerre – Napoléon, plus tard Boulanger, de Gaulle –, conflue avec celle des Grands Hommes. Les héros de la République sont des acteurs réels. Marianne n’est que symbole : tout le monde et personne. Un « mannequin de l’abstraction », selon l’expression de Maurice Agulhon. « Marianne et les Grands Hommes », tel pourrait être le titre de l’histoire de France. Tel est bien en somme son contenu.

  • 18 T. Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992

30À ce processus proprement politique s’ajoute au xixe siècle un mouvement de sexualisation, que Thomas Laqueur a décrit18. Il touche particulièrement le corps des femmes et la maternité. La République devient de plus en plus Mère. La Patrie est une Matrie, selon l’analyse de Gilbert Durand, que Maurice Agulhon reprend à son compte. Cette maternalisation de Marianne pourrait expliquer son succès dans la France méditerranéenne.

  • 19 É. Zola, Fécondité, 1899.

31D’autant plus que fécondité, natalité, donc maternité, deviennent des thèmes nationaux. La Marianne de la statuaire rejoint celle de la littérature. Le roman de Zola, Fécondité19, roman poème en prose, résolument nataliste, célèbre la Mère dont « nous devrions avoir le culte », dit-il. Son héroïne s’appelle Marianne, Marianne Froment.

32Cette sexualisation de Marianne a divers inconvénients que souligne Maurice Agulhon. D’abord, elle est plus aisément injuriée. « La féminité de la représentation allégorique est un handicap pour la République » (Marianne, II, p. 323). Toutes les injures ou allusions sexistes, si riches dans la culture gauloise, peuvent lui être appliquées. Femme, elle subit le sort de toutes les femmes. On la traite de fille facile, de mégère ou de gueuse. « La mégère se carre où planait l’Homme-Dieu », écrit François Coppée. Consciente de ce risque, la droite, de son côté, propose une héroïne réelle, seule capable de rivaliser avec les Grands Hommes : Jeanne d’Arc. C’est pourquoi Armand Barbés, en quête d’incarnation républicaine, suggère à son amie George Sand d’écrire un grand roman historique sur Jeanne. Sand refuse. Elle fait, dit-elle, non des scènes d’histoire, mais des scènes dans l’histoire. Ses héroïnes populaires sont Jeanne ou Nanon. Des femmes du peuple ordinaire. Non des femmes célèbres. Dans cette perspective sexuelle, on comprend aussi l’insistance des républicains sur l’austérité de la Grande Femme, qui n’a rien à voir, justement, avec les « petites femmes » (de Paris, toujours sous-entendu) dont on fait à l’étranger l’essence de la femme française.

  • 20 E. Hobsbawm, Actes de la recherche en sciences sociales, 23 septembre 1978 ; réponse de M. Agulhon, (...)

33Autre problème : l’identité sociale de Marianne. Le mouvement ouvrier rejette Marianne comme bourgeoise et se donne, quant à lui, des représentations plus viriles empruntées au monde du travail et, singulièrement, à celui des métiers. La ménagère au panier, gardienne du juste prix des denrées, s’efface dans la représentation du peuple, au profit du mineur, du métallo, du gars du bâtiment. La classe ouvrière s’affirme par la vigueur, le muscle, la force physique, par le corps du travailleur, si souvent bafoué, source de son dynamisme et de son honneur. Cette mutation iconographique a été mise en lumière naguère par Eric Hobsbawm, et son étude a du reste donné lieu à un échange intéressant entre lui et Maurice Agulhon20. Le genre ici croise le social.

  • 21 M. Agulhon : « La représentation de la France. Quelques réflexions sur l’image féminine en politiqu (...)

34Il croise plus encore le national. Pourquoi ? Comment ? C’est une question ouverte qui demande des études comparatives au niveau européen. Un colloque les a esquissées et Maurice Agulhon y a participé21, en donnant à cette occasion une de ses dernières analyses.

35On voit la richesse des chemins de Marianne, explorés par Maurice Agulhon, chemins ouverts à toutes sortes de perspectives. « Psychanalyser la France » n’aurait en effet guère de sens. S’interroger par contre sur l’usage et la hiérarchie des sexes dans la construction du politique en a un. Sans doute, s’agit-il moins de poursuivre une enquête déjà si étendue, mais de regarder autrement ce matériau immense. À cela, le genre peut à sa manière contribuer.

Notes

1 M. Agulhon, « Histoire et ethnologie : les chambrées en Basse-Provence », Revue historique, avril-juin 1971, repris dans Histoire vagabonde, t. I, p. 17-59.

2 Au début du xixe siècle, les femmes anglaises boivent avec les hommes dans les inns et les ale houses où se tiennent les réunions des « radicaux » et des grévistes ; au milieu du siècle, tout un courant moraliste et antialcoolique leur refuse l’accès aux public houses et, par le fait même, aux trade-unions qui y tiennent leurs rencontres.

3 Marianne au combat, p. 140.

4 Op. cit., p. 7.

5 Marianne au combat, p. 236.

6 « Leçon inaugurale au Collège de France », 11 avril 1986, repris dans « Conflits et contradictions dans la France contemporaine », dans Histoire vagabonde, t. II, 1988.

7 Histoire vagabonde, t. III, 1996, p. 225.

8 « La représentation de la France. Quelques réflexions sur l’image féminine en politique », dans M.-C. Hoock-Demarle (éd.), Femmes, Nations, Europe, CERIC, 1995, p. 12-18.

9 F. Thébaud, Écrire l’histoire des femmes, Presses de l’ENS de Fontenay, t998.

10 R. Ivekovic, Le Genre de la Nation, Paris, Léon Scheer, 2003.

11 N. Loraux, « Qu’est-ce qu’une déesse ? », dans Histoire des femmes en Occident, t. I, p. 61.

12 J. Baschet, La Civilisation féodale, Paris, Seuil, 2004, p. 450.

13 J. Michelet, Histoire de la Révolution française, La Pléiade, II, VIII.

14 Marianne au combat, p. 140.

15 Marianne au combat, p. 140.

16 F. Cosandey, La Reine de France. Symbole et pouvoir, Paris, Gallimard, 2000.

17 P. Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.

18 T. Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.

19 É. Zola, Fécondité, 1899.

20 E. Hobsbawm, Actes de la recherche en sciences sociales, 23 septembre 1978 ; réponse de M. Agulhon, même revue, 28 juin 1979.

21 M. Agulhon : « La représentation de la France. Quelques réflexions sur l’image féminine en politique », dans M.-C. Hoock-Demarle (éd.), Femmes, Nations, Europe, op. cit., p. 12-18.

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