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La République en représentations

 | 
Maurice Agulhon
, 
Annette Becker
, 
Évelyne Cohen

Marianne et l’histoire de l’art

République et publicité (IIIe-Ve Républiques)

Christian Delporte

Texte intégral

1Rapprocher les termes de « république » (au sens du symbole, mais aussi des formes matérielles de son expression) et « publicité » (au sens de « publicité commerciale ») peut paraître paradoxal, voire incongru. On sait, évidemment, l’importance de la symbolique républicaine dans la propagande politique. Ce que l’on ignore davantage, c’est la manière dont la publicité s’est saisie de la République et de ceux qui la conduisent à des fins purement commerciales. Autrement dit, à un moment donné, la République et ses représentants ont pu faire vendre des cycles, de l’alcool, des pneus, du savon ou du cirage, sans qu’on leur demande leur avis. À un moment donné : mais pas à n’importe quel moment ; car ce type de publicité, fréquente dans les premières décennies de la Troisième République, courante à la Belle Époque de la République radicale, se dilue dans les années 1920, disparaît quasiment dans les années 1930, et resurgit très sporadiquement au cours de la Quatrième et de la Cinquième République. Au moins dans la phase initiale, et sans toutefois en surestimer l’importance, on peut affirmer que la publicité a participé à la propagande républicaine, contribuant à enraciner ses symboles et ses signes dans l’imaginaire quotidien des Français-consommateurs, à nourrir une idée populaire de la République. À sa manière.

  • 1 Sur tous ces aspects voir notamment : R. Bachollet, A.-C. Lelieur, Célébrités à l’affiche, Paris, E (...)
  • 2 Voir C. Delporte, « De Bibendum à Culturepub. La publicité à la conquête des masses », dans J.-P. R (...)

2L’intérêt de l’étude proposée repose aussi sur la spécificité d’un contexte : en effet, l’essor du régime républicain et celui de la publicité, sur fond d’émergence de la société de masse, sont conjoints. L’affiche publicitaire, qui retient ici plus particulièrement notre attention, se développe au début des années 1890, sous l’effet conjugué de facteurs économiques, techniques et humains. De multiples annonceurs croient désormais au pouvoir de la publicité pour séduire le public et vendre leurs produits. La chromolithographie permet la fabrication d’affiches de qualité, reproduites en grand nombre (10000 exemplaires, parfois), sur grand format, par des imprimeurs spécialisés. Des artistes, comme Chéret, leur donnent leurs lettres de noblesse1. Ces affiches pénètrent peu à peu l’espace public, passant bientôt des murs des échoppes aux palissades des villes2.

3Le but d’une affiche publicitaire est, évidemment, de provoquer l’acte d’achat. Pour ce faire, le créateur doit partir de ce que le public connaît, de l’imaginaire partagé, de l’air du temps ; il doit aussi produire l’adhésion du public, en suscitant attention, envie, désir. C’est pourquoi les représentations publicitaires peuvent être, à bien des égards, considérées comme les reflets des multiples états d’une société. Mais n’en concluons pas au comportement passif de la publicité. Bien au contraire, elle se situe dans une démarche conquérante. Pour être efficace, elle doit concevoir les contours d’une identité forte (soutien de la marque), de telle sorte que le message soit clairement identifié. Appliquées à notre sujet, ces considérations ont une double signification. Par leur effet de miroir, les images publicitaires nous indiquent le cheminement de l’adhésion au pacte républicain, son rythme, ses caractères, ses paradoxes, parfois. Par leur effet dynamique, elles agissent également en accoutumant à une certaine vision de la République, elle-même mobile, au cours du temps.

Fierté républicaine et consensus républicain

4Quantitativement, la période qui produit le plus grand nombre de publicités évoquant la République est celle qui relie les années 1890 à la Grande Guerre. Les représentations s’y expriment sous plusieurs formes : la référence symbolique (Marianne), la référence institutionnelle (le président de la République), et la référence à l’action politique et la vie parlementaire (lorsque l’affiche met en scène l’homme politique, individu ou groupe). L’ancrage dans le politique s’explique par le contexte général et le contexte propre à la production publicitaire. Les affiches évoquant la République se développent au rythme du consensus républicain. Bien présentes à la fin du septennat de Sadi Carnot, elles deviennent très discrètes au temps de l’affaire Dreyfus, avant de se faire beaucoup plus courantes sous la présidence de Loubet et de Fallières, puis au-delà. Le consensus social, que recherche naturellement la publicité, rencontre alors le processus d’enracinement du consensus républicain. Autrement dit : l’imaginaire républicain fait vendre.

5Mieux : l’image publicitaire contribue à la consolidation et au renouvellement du socle des représentations. À l’occasion, elle assume même, s’agissant du consensus républicain, une fonction pédagogique, faisant ainsi connaître aux Français, la République, ses institutions, ses représentants, ses bienfaisantes réalisations, aussi. Elle peut être alors un utile complément aux autres moyens qu’ont les Français pour se familiariser avec les visages de leurs dirigeants politiques, comme les portraits officiels (ceux des présidents de la République, marqués par les différents attributs du pouvoir) ; les dessins, abondants, des suppléments illustrés des quotidiens populaires à grand tirage (Le Petit Journal, Le Petit Parisien) ; les photographies qui s’imposent progressivement dans la presse (dans les hebdomadaires, d’abord, à partir des années 1890 : L’Illustration ; dans les quotidiens, ensuite, à partir de 1903 : Le Petit Parisien) ; les actualités cinématographiques, à compter de 1907-1908 (Pathé puis Gaumont). Et n’oublions pas que la vie politique et parlementaire est, de loin, le premier thème de la presse d’alors.

  • 3 Se reporter aux planches couleurs pour l’ensemble des affiches citées, p. 201-203.

6La publicité, instrument pédagogique : on le voit ainsi avec les photographies des 500 « célébrités » du moment, diffusées dans les tablettes de chocolat Félix Potin, lancées en deux séries, l’une en 1899 (figure 363), l’autre en 1907. L’affiche qui annonce l’initiative et présente quelques-unes des images à collectionner, place le chef de l’État lui-même au sommet de la hiérarchie. La publicité joue sur l’orgueil des Français, fiers des gloires de la République ; ainsi Sadi Carnot, dans la série de 1899, est-il accompagné de Pasteur, Alphonse Daudet, Gounod, Sarah Bernhardt, etc. La publicité met également en valeur les institutions « sociales » de la République, à commencer par l’école : une affiche des années 1890 saisit ainsi une scène de classe. L’instituteur a écrit au tableau : « Chocolat de Guyenne, Bordeaux », la marque de friandise servant d’étonnant support à l’apprentissage de la lecture.

  • 4 Alphonse XIII, Édouard VII, Léopold II, Victor-Emmanuel III, Nicolas II, Fallières, accompagnés de (...)
  • 5 Par exemple : Affiche de Grün pour les chemins de fer du Nord (1908) (figure 37). Est également val (...)

7Durant la Troisième République, la photographie, rare dans les multiples imprimés et objets publicitaires, reste absente de l’affiche. L’outil principal est le dessin. L’origine des affichistes, en effet, est triple : ils sont illustrateurs, peintres, caricaturistes (les affichistes professionnels restent l’exception). Or, ce sont ces derniers qui se saisissent du thème de la République, transportant dans l’affiche un imaginaire qu’ils exploitent dans la presse. Ils le font avec efficacité, mais avec une virulence moindre, publicité oblige. Ils le font, en tout cas, avec humour : l’humour, l’un des ressorts premiers de la publicité, qui permet de se moquer gentiment sans risque de poursuites ou de représailles. La République est magnanime : aucun auteur d’affiche mettant en scène un président de la République, même dans des situations peu flatteuses, ne fut poursuivi pour offense au chef de l’État. Il faut dire que les responsables du pays ne peuvent que se louer de l’écho fait à leur politique, notamment en matière de relations étrangères. Les caricaturistes, en effet, puisent souvent leur inspiration dans l’actualité, comme ils le font dans les journaux. Fréquentes, alors, sont les affiches publicitaires évoquant le concert des nations4 ; l’Entente cordiale est tout particulièrement mise en scène, traduite par l’amitié de Loubet puis de Fallières et d’Édouard V115. Or, le message est toujours identique, félicitant implicitement la République pour ses succès diplomatiques et sa sagesse.

  • 6 Par exemple : Sadi Carnot félicitant le cycliste Louis Cottereau, dans une publicité pour les cycle (...)
  • 7 Par exemple : Félix Faure représenté, en habit de cérémonie, un verre à la main dans une affiche po (...)

8Cette tendance à commenter l’actualité explique sans doute aussi un glissement symbolique de la République marqué par un mouvement de personnification de l’image : Marianne s’efface progressivement devant l’incarnation effective de la République, le chef de l’État lui-même, qu’il s’appelle Loubet, Fallières ou Poincaré. L’élan s’était timidement amorcé avec Sadi Carnot6 puis Félix Faure7. Mais c’est bien aux lendemains de l’affaire Dreyfus qu’il s’affirme plus nettement.

  • 8 En principe, les artistes sont sous contrat avec un agent (fréquemment imprimeur).

9Comme dans la caricature de presse, certains sont de meilleurs « clients » que d’autres. Fallières, simple et bonhomme, plaît incontestablement aux caricaturistes qui, selon les principes de l’époque, restent maîtres de leur sujet face aux commanditaires8. Il faut croire qu’il séduit aussi les annonceurs qui ne semblent pas voir malice dans le choix des affichistes ; exploiter l’image d’un personnage populaire ne peut nuire à la marque. Ajoutons que le chef de l’État est d’autant plus consensuel que l’histoire politique l’a réduit à un rôle de représentation. Il devient le symbole, à la fois lointain et familier, d’une République elle-même familière.

La République familière

10Car, ce qui frappe, à cette époque, c’est bien la proximité qui émerge des représentations publicitaires, comme en atteste l’exemple de Marianne. Dans les années 1880-1890, elle présente un visage ambivalent. Elle peut être une Marianne-République, révolutionnaire à bonnet rouge et cocarde, qui s’apprête à régler ses comptes, aussi bien avec les monarchistes qu’avec les bonapartistes, comme dans la publicité pour le savon Saponite, où la blanchisseuse, femme du peuple et représentante légitime du peuple (ceinte d’une écharpe tricolore), menace un comte de Paris apeuré et un Prince Napoléon interdit avec un paquet de lessive. Cette affiche a fait l’objet de plusieurs versions, dont l’une où Marianne lance ces mots : « Avec quoi allons-nous laver notre linge sale ? » Ce type de représentation s’efface, dès lors que l’orientation du régime ne fait plus guère de doute et que la lessive… a profité aux républicains.

11Elle peut être, par ailleurs, une Marianne-France, solennelle, statufiée, mère de la patrie, charriant un lourd arsenal symbolique ; une allégorie féminine monumentale, drapée, bonnet phrygien et couronne d’olivier sur la tête, déployant, bien haut, un gigantesque drapeau tricolore ; une Marianne, l’air grave, qui impose le respect, comme dans l’affiche pour la Teinture française, à Dôle. Plus classiquement, Marianne-France est convoquée dans les images publicitaires saluant la coopération internationale : selon un schéma bien établi, elle compose un duo avec l’oncle Sam ou John Bull, par exemple. Toutefois, ce type de figure, lui aussi, se fait bientôt rare.

  • 9 Cycles Jussy et Cie, Pneu Hartford (vers 1895).

12En revanche, se développe une autre image de Marianne, qui masque bientôt toutes les autres : celle de l’incarnation de la Française séduisante, élégante, vive, malicieuse ; une Marianne (à bonnet phrygien) un brin provocante et frivole, stéréotype de la « Parisienne » de la Belle Époque (si chère au dessinateur Albert Guillaume), juchée sur un tandem en compagnie de Rochefort9, ou se promenant, bras dessus, bras dessous, avec John Bull, au moment de l’Entente cordiale (figure 38) ; bref, une Marianne qui se familiarise, qui se banalise, qui établit aussi un lien de connivence avec ceux qui l’observent (voire d’identification, dans le cas du public féminin). Elle marque les années qui séparent le tournant du siècle à la Grande Guerre.

  • 10 Affiche d’Édouard Bernard (caricaturiste qui collabora notamment à L’Assiette au beurre), 1908.

13Mais, à vrai dire, au début du siècle, Marianne n’est déjà plus l’élément premier de la République représentée. Ce rôle revient désormais au président de la République – muni des attributs symboliques de la fonction, à commencer par ceux de la photographie officielle –, qui établit avec Marianne une relation si étroite que les deux personnages finissent par former un couple. Du coup, ce n’est plus directement le regard porté sur Marianne qui détermine sa figuration, mais le regard sur l’hôte de l’Élysée, incarnation de la République. Prenons quelques exemples concernant Fallières. D’abord, l’affiche pour West End Tailors (figure 39), de Calais – « conséquence de l’Entente cordiale », est-il précisé : tandis que le chef de l’État essaie le veston fabriqué sur mesure à son intention, Marianne, satisfaite, s’observe sous toutes les coutures dans un miroir ; en quelque sorte, le respect dû à Fallières, président garant de l’amitié franco-anglaise, rejaillit sur la représentation d’une Marianne attirante et élégante : « Avec tes vêtements, la République sera toujours belle !! » En revanche, dans le deuxième exemple, où un Fallières aux allures d’ivrogne rejette brutalement les vins de sa propriété pour une eau pure (grâce au Filtre Maignen), Marianne est identifiée à une bonne mafflue et revêche. Troisième exemple : celui d’un Fallières, vieillard sympathique, espiègle, mais en pantoufles (reflet de la réalité de sa fonction), qui soigne le buste souriant et familier de Marianne, grâce à « l’Aspirator », sous le regard amusé de la soubrette (figure 40)10. Enfin, mentionnons cette affiche bien connue pour le Cirage-crème au Papillon noir où le chef de l’État, toujours en pantoufles, mais portant l’écharpe présidentielle, est affublé, sur le derrière, de la marque au papillon ! Et de lancer à l’adresse de Marianne, absente de l’image : « Bonne idée, Marianne, d’employer le “papillon noir”. Il marquera dans l’Histoire…!! »

14On voit ainsi comment la familiarité avec la République tend vers la banalisation de la représentation, voire l’irrespect ; un irrespect qui correspond davantage à la moquerie bon enfant (nous sommes en publicité) qu’à la charge sarcastique des caricatures.

  • 11 Difficile à dater précisément.
  • 12 Relevons aussi cette affichette pour L’Aérophone représentant Henri Brisson et Jean Jaurès dans l’e (...)

15La publicité ne nie pas les querelles et les divisions de la République. Mais elle les exploite désormais pour prétendre que le produit scelle la réconciliation. Ce thème de la réconciliation est fondamental. Il avait déjà été mis en avant au sortir de l’affaire Dreyfus. On relève ainsi une affichette étonnante11 où les adversaires d’hier, et non des moindres, Édouard Drumont, Paul de Cassagnac, Georges Clemenceau et quelques autres lèvent leur verre, rempli de Château Cognac, devant l’autel de la « réconciliation » (surmonté d’une bouteille dudit breuvage), les antidreyfusards semblant subjugués par son pouvoir divin, les dreyfusards se réjouissant avec Marianne (les deux camps ne se mêlaient cependant pas)12.

  • 13 Futur auteur du fameux « Bolchevik le couteau entre les dents » (1919).
  • 14 Affiche de Verger, 1907.

16Autrement dit, le produit et la publicité qui la valorise sont sources de consensus. Le thème de la réconciliation est ainsi fréquemment décliné. À titre d’exemple, on retiendra cette affiche de 1906 (figure 41), signée Adrien Barrère13, où, dans un bar, les adversaires politiques se réconcilient autour d’un verre d’orangeade Lieutard, outil de l’« accord parfait ». Combes trinque avec Pelletan, Jaurès avec Delcassé, Séverine avec Viviani ; Clemenceau, le nouveau président du Conseil, devise avec l’abbé Lemire et Briand ; on reconnaît aussi Brisson et Poincaré. Et comment, dans cette autre affiche, les plus farouches ennemis des socialistes ne trouveraient-ils pas sympathique Jean Jaurès, vêtu comme un ouvrier, à l’heure de l’apéritif, dégustant un « Dubonnet au quinquina14 » ? L’idée que la consommation rapproche les hommes politiques se prolonge au-delà de la Grande Guerre, comme dans une affiche de 1927 signée Tel (figure 42), qui rassemble treize membres du nouveau gouvernement, réunis autour de la table du Conseil des ministres. Chacun d’entre eux se réjouit en voyant entrer un huissier chargé d’un plateau muni d’une bouteille et de verres. La publicité transpose, ici, dans l’action, les personnages de la photographie officielle : Poincaré, Georges Leygues, Herriot, Briand, Maurice Bokanowski, Tardieu, Marin, etc. sont « tous d’accord » pour réclamer un « Vichy-Quina ». Dans tous ces cas, c’est le boire, tradition française, qui rejoint l’imaginaire politique républicain, l’apéritif assurant la pause nécessaire au débat.

De la République à l’idéal républicain

  • 15 Par exemple : Poincaré, en habit, effectue une sorte de danse qui lui permet de désigner son talon  (...)
  • 16 Une publicité antérieure (tout début du siècle) d’Albert Guillaume pour la bretelle Guyot prenait d (...)

17À vrai dire, cette dernière image est déjà atypique. Le glissement de Marianne à l’institution républicaine, de l’institution politique à la vie politique s’interrompt dans la publicité à la fin des années 1920. Poincaré est le dernier président de la République familièrement croqué par les affichistes15. Durant la Grande Guerre, la publicité, même la plus patriotique, se garde d’exploiter la symbolique républicaine et préfère évoquer le poilu plutôt que les dirigeants politiques. Effet de la censure ? Même Clemenceau reste absent des affiches. La victoire semble mettre fin à cette timidité. Et l’on voit ainsi, sous le crayon d’Albert Guillaume, le Tigre vanter les mérites de la Bretelle Guyot, que « les artisans de la Victoire portent tous » (1919). Toutefois, Clemenceau n’est pas seul, mais accompagné de Joffre, Foch, Wilson, Lloyd George, Victor-Emmanuel III, Albert Ier. Surtout, il n’est pas la principale vedette de l’affiche, dominée par un poilu au casque couvert d’une couronne de laurier, défiant le passant du regard, les deux mains ostensiblement enfoncées dans les poches16.

  • 17 Voir M.-E. Chessel, La Publicité. Naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, CNRS éditions, 1998

18Après guerre, en effet, les caricaturistes s’effacent devant les graphistes, et la publicité rejoint d’autres horizons, éloignés des contingences politiques, et même de la simple actualité. La publicité se professionnalise17. Mais aussi, on peut penser qu’à l’heure des querelles partisanes des années 1930, il est vain d’évoquer la réconciliation. L’affiche pour le Cirque Karmah, qui date de 1935, fait exception. La « femme sciée en deux, phénomène inconcevable » est annoncée comme le clou du spectacle. Or, l’affichiste Finot a choisi la métaphore politique pour en faire la promotion (figure 43). Doumergue, mi-chirurgien, mi-boucher, actionne, sans émotion apparente, la longue scie qui découpe en deux parties le corps d’une femme endormie, vêtue d’une robe rouge, sous le regard amusé, impatient ou indifférent des principaux acteurs de la vie politique, subtilement mêlés : hommes de droite (Laval, qui enserre le crâne de la victime pour qu’elle ne bouge pas, Tardieu, Mandel, Chéron, Caillaux…) ou hommes de gauche (Herriot, Blum, Paul-Boncour…). La charge antiparlementaire est transparente, d’autant que le public n’a guère d’effort à produire pour identifier la femme étendue à la France, belle endormie livrée aux artifices des divisions partisanes. Cette affiche reste cependant marginale. Reste que la République est en crise et ne fait plus vendre. Ici, la rudesse et la corrosion de la charge ont effacé le vieux thème, bon enfant, de la réconciliation.

19Au-delà de cette époque, la République fait de bien courtes apparitions. En 1946, au moment de l’adoption de la Constitution, Sennep reprend la tradition des caricaturistes-publicitaires, en figurant une Marianne, aux allures de sans-culotte, pour les peintures Soudée (figure 44). L’image, sous forme d’affiche ou de placards imprimés, acquiert une grande notoriété. « Les républiques passent, les peintures Soudée restent ! » clame le slogan, tandis qu’une Quatrième République enfant emboîte le pas à celles qui l’ont précédée. Espiègle, elle inscrit au mur : « Encore une couche ». En 1958, le dessinateur du Figaro ravive la scène avec, cette fois, une petite Cinquième République ; mais cette dernière image ne bénéficie pas de la notoriété acquise par la première.

  • 18 Cette affiche fait partie d’une série de trois avec, notamment, Lénine lisant La Croix.

20L’allusion publicitaire à la République comme à ses représentants est désormais éphémère. Parce qu’il est fondamentalement un caricaturiste parlementaire de la Troisième République, Sennep utilise encore le visage des hommes politiques à des fins commerciales, comme dans cette affiche pour Oxygène (1947) où Vincent Auriol, Francisque Gay, Robert Schuman, Paul Reynaud ou Édouard Herriot se mêlent à Maurice Chevalier, Jean-Paul Sartre, Louis Jouvet ou Joséphine Baker pour affirmer qu’ils lisent chaque semaine l’« hebdomadaire de la fantaisie française ». Mais Sennep, publicitaire, appartient déjà au passé à la fin des années 1940. Le mouvement observé paraît irréversible : Marianne, présente dans l’affiche politique, est désormais absente de l’affiche commerciale ; absents aussi sont les chefs de l’État successifs, les leaders de partis, les ministres ou députés. Les sources, les modèles créatifs, les types de créateurs de la publicité changent ; l’expansion de la photographie, dans les années 1960, achève la mutation. À l’heure de la grande consommation, la République, si familière à chacun, n’excite plus l’imagination. Les personnalités politiques ne font plus rêver ; la politique elle-même n’est plus un sujet vendeur. Mais aussi, les institutions et les hommes politiques sont soucieux de leur image et de son éventuelle exploitation. On peut, toutefois, encore trouver, sous la Cinquième République, quelques évocations. Par exemple, en 1985, André Hayat achète une pleine page de Libération, pour lancer une marque de vêtements, et produit un photomontage avec le Président Mitterrand qui, par le mouvement des lèvres, semble déclarer : « André Hayat dédie sa première boutique à tous ceux qui aiment la mode. » Il s’agit bien d’une page de journal, et non d’une affiche, objet éventuel de détournements (sous forme de bulles, par exemple). L’annonceur renoue, ici, avec les procédés d’autrefois : l’humour associé à la politique. On pourrait citer quelques autres exemples, comme celui d’Info-matin qui, pour sa campagne publicitaire, reprend un cliché (réelle celui-là) montrant Édouard Balladur lisant le quotidien d’André Rousselet. Mais, a contrario, on peut mentionner la campagne de La Croix, en 2003, qui, pour « bousculer les certitudes » (sic), préfère utiliser le portrait du populaire José Bové lisant le quotidien, plutôt que celui d’un quelconque élu de la République18.

21On le voit, au terme de cette brève analyse, en fonction même des ressorts qui la gouvernent, la publicité a nourri l’imaginaire républicain, en a renforcé certains traits, en a infléchi certains autres. Elle nous semble donc un test intéressant pour comprendre la manière dont l’image a su refléter l’enracinement du modèle républicain et même, parfois, contribué à l’affermir. Grâce à elle, notamment, nous pouvons suivre certaines modalités de l’accoutumance et de l’appropriation, la familiarisation progressive, la banalisation bientôt, et les étapes qui l’accompagnent dont celle, essentielle, du passage de l’allégorie républicaine à la personnalisation de la République, obéissant elle-même aux règles de la codification.

22Aujourd’hui, la République peut paraître un sujet trop sérieux pour inspirer la publicité, qui préfère l’humour, le rêve et, pour partie, la provocation. L’« usure politique » des symboles, pour reprendre la formule de Maurice Agulhon, joue, là comme ailleurs, ou plus qu’ailleurs. Toutefois, le message universel de la République reste une valeur sûre de la publicité : Liberté, Égalité, Fraternité. La valorisation de ces trois mots est, de nos jours, au cœur du registre publicitaire, ce qui n’était absolument pas le cas au temps où les graphistes se saisissaient si facilement de Marianne. Comme si l’expression des valeurs n’avait plus vraiment besoin de symboles… Bien sûr, on nous explique que c’est tel ou tel produit, telle ou telle forme de consommation qui rend libre ou rapproche les hommes entre eux (Carrefour a vanté les mérites de ses « produits libres »). Il n’empêche : le message, même affadi, reste porteur, vendeur, car universellement partagé.

Notes

1 Sur tous ces aspects voir notamment : R. Bachollet, A.-C. Lelieur, Célébrités à l’affiche, Paris, Edita, 1989 (indispensable à notre étude, notamment par la richesse iconographique) ; M. Martin, Trois siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992 ; R. Bargiel, C. Zagrodski, Le Livre de l’affiche, Paris, Syros, 1985 ; A. Weill, L’Affiche dans le monde, Paris, Somogy, 1991 (rééd.) ; Art & Pub. Art et publicité, 1880-1990, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1990 ; D. Spiess, Affiches publicitaires. 100 ans d’histoire à travers l’affiche, Lausanne, Vilo, 1987 ; Quand l’affiche faisait de la réclame ! L’affiche française de 1920 à 1940, Paris, RMN, 1991. Nous renvoyons également au dossier de la revue Le Temps des médias, n° 2, printemps 2004), « Publicité : quelle histoire ? ».

2 Voir C. Delporte, « De Bibendum à Culturepub. La publicité à la conquête des masses », dans J.-P. Rioux et J.-E Sirinelli (dir.), La Culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, p. 410-434.

3 Se reporter aux planches couleurs pour l’ensemble des affiches citées, p. 201-203.

4 Alphonse XIII, Édouard VII, Léopold II, Victor-Emmanuel III, Nicolas II, Fallières, accompagnés de leurs enfants, sont réunis dans une salle de cinéma Pathé : « Tous y mènent leurs enfants ! » (Barrère, 1909).

5 Par exemple : Affiche de Grün pour les chemins de fer du Nord (1908) (figure 37). Est également valorisée l’amitié franco-américaine, comme dans cette affiche de Gus Bofa pour la Chemiserie franco-américaine (1910) qui figure Taft et Fallières se serrant la main.

6 Par exemple : Sadi Carnot félicitant le cycliste Louis Cottereau, dans une publicité pour les cycles Vincent fils (1893).

7 Par exemple : Félix Faure représenté, en habit de cérémonie, un verre à la main dans une affiche pour le Quinquina Monceau (1895).

8 En principe, les artistes sont sous contrat avec un agent (fréquemment imprimeur).

9 Cycles Jussy et Cie, Pneu Hartford (vers 1895).

10 Affiche d’Édouard Bernard (caricaturiste qui collabora notamment à L’Assiette au beurre), 1908.

11 Difficile à dater précisément.

12 Relevons aussi cette affichette pour L’Aérophone représentant Henri Brisson et Jean Jaurès dans l’enceinte du Palais-Bourbon. De cette « machine parlante » qui « rallie toutes les voix » s’échappe un message, allusion claire à l’article de Zola : « Je n’accuse que des succès. »

13 Futur auteur du fameux « Bolchevik le couteau entre les dents » (1919).

14 Affiche de Verger, 1907.

15 Par exemple : Poincaré, en habit, effectue une sorte de danse qui lui permet de désigner son talon : « Le talon tournant SELECT rallie tous les suffrages » (Barrère, 1913) ; Poincaré vantant les mérites de l’auto Luxor qui « s’impose à tous, voyageurs de commerce, présidents de la République, huissiers, etc. » (Vieillard, 1913).

16 Une publicité antérieure (tout début du siècle) d’Albert Guillaume pour la bretelle Guyot prenait déjà pour thème la représentation des personnalités : Abdul-Hamid, Léopold II, Loubet, François-Joseph, Nicolas II, Guillaume II, Édouard VII.

17 Voir M.-E. Chessel, La Publicité. Naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, CNRS éditions, 1998.

18 Cette affiche fait partie d’une série de trois avec, notamment, Lénine lisant La Croix.

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