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La discontinuité critique

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Jean-Paul Hubert

Postface

Le Cloisonnement Du Monde : Théories Et Faits

Jean Gottmann

Texte intégral

1Cet ouvrage est certes d’actualité. Il discute en termes théoriques et philosophiques le cloisonnement du monde à un moment où l’on parle beaucoup de mondialisation, globalisation, soit l’unité de l’espace géographique, mais aussi où dans la pratique politique cet espace se morcelle de plus en plus, États et nations semblent se multiplier, le cloisonnement augmenter et se compliquer. Nous sommes aussi à un moment où les éducateurs, après s’être efforcés de développer un esprit scientifique recherchant la théorie générale et l’expérimentation en laboratoire commencent à se demander s’ils n’ont pas, ce faisant, perdu la tradition et l’art de l’observation des faits, de la confrontation des faits et des textes, d’où surgit l’innovation et le progrès.

2La discussion des principes de la géographie humaine a produit force textes et idées depuis plus d’un siècle. Mais voici qu’en 1992 parut un petit livre intitulé « Fin de la géographie » (The End of Geography) ; il annonce que l’unité du monde est faite, et donc que le cloisonnement ne doit plus compter. Son auteur R. O’Brien est un économiste praticien éminent, et l’ouvrage est publié sous les auspices de deux institutions des plus influentes dans la politicologie de l’Occident : le Council of Foreign Relations de New York et le Royal Institute of International Affairs (Chatham House) de Londres. Le sort de la géographie humaine préoccupe donc en ce moment bien plus que les géographes et les philosophes des sciences sociales.

3M. Jean-Paul Hubert a bien voulu me demander d’écrire cette Postface. Je le fais avec plaisir car je crois être d’accord sur le fond de cet ouvrage qui fait d’ailleurs bon et efficace usage de certains de mes travaux. La postface me permet de commenter et de répondre au texte qui précède. Mais cette réponse-ci provient d’une autre génération que celle de M. Hubert et je m’exprime dans un langage différent du sien, bien que les deux soient compatibles. Ma pensée et la sienne empruntent des cheminements différents pour traverser le même territoire. Je crois que la pensée humaine a subi vers le milieu du siècle (entre 1945 et 1960) une inflexion notable due aux effets des chocs successifs de la bombe d’Hiroshima, du Spoutnik, des radios de poche et de la première vague d’ordinateurs. L’humanité fut amenée à reconsidérer ses propres capacités envers l’Univers et envers elle-même. Elle s’est mise à réviser bien des méthodes et des concepts ; chacun s’est posé la question de son rôle dans le monde physique d’une part et dans le monde, très différent, des relations humaines de l’autre. Cette révision est loin d’être conclue, mais elle a creusé un fossé (un vacuum ?) entre ma génération et celle de M. Hubert, un fossé sur lequel il nous faut construire des ponts.

4L’impulsion des géographes vers la théorie générale ne date certes pas de 1950. On la trouve chez les Anciens (Aristote, Ptolémée, et autres), et certainement dès le xvie siècle à la suite des explorations de continents lointains. Jean Bodin s’y intéresse, soulignant la diversité des peuples et de leurs coutumes, plaidant déjà pour la conservation de cette diversité car création divine, elle doit être bonne. Au cours des siècles qui suivirent, ce genre de raisonnement progressa vers des formes plus scientifiques. On en vint ainsi à Ratzel, qui à part les concepts d’espace (Raum) et de position (Lage) mentionne aussi un sens de l’espace (Raumsinn) qui annonce déjà les problèmes de « territorialité. » Ratzel avait certainement été influencé par la dynamique des idées de Darwin sur l’évolution et, en corollaire, par le début de la réflexion sur le comportement des animaux dans ses similarités avec celui du genre humain.

5Dans la discussion des discontinuités de l’espace géographique par M. Hubert, je me serais attendu à quelqu’allusion aux études sur la territorialité de diverses espèces d’oiseaux et de mammifères qui ont fleuri depuis 1930. En 1973 le prix Nobel de médecine fut décerné à Nikolaus Tinbergen, von Fritsch et Conrad Lorenz pour leurs travaux en éthologie, la nouvelle science du comportement des animaux. Dans les commentaires qui s’ensuivirent, il fut admis que cette distinction reconnaissait surtout la méthode d’analyse de leur comportement par l’observation des animaux en liberté, dans leur milieu naturel, qui avait auparavant été considérée comme moins scientifique que les expériences menées en laboratoire, comme Pavlov le fit sur les chiens au début du siècle.

6J’anticipe là sur la séquence historique de l’évolution des études de géographie humaine. A la position un peu darwinienne, d’inspiration biologique, de Ratzel et de son école, répondit en France, l’enseignement de Vidal de la Blache et de l’école française, anti-déterministe et parfois qualifié de possibiliste. Pendant l’été de 1940 que je passais à Montpellier, replié de Paris, Madame Jules Sion me demanda de mettre de l’ordre dans les papiers de son mari, décédé subitement. Je passais alors deux mois dans l’intimité de l’oeuvre, accumulée depuis 1910, d’un grand géographe. J’y trouvais une lettre de Vidal, datée de 1911, commentant une première version de chapitres sur l’Asie des Moussons que Jules Sion avait été chargé d’écrire pour la Géographie Universelle qui se préparait sous la direction de Vidal. Le Maître insistait que toute description devait être accompagnée et soutenue par l’explication. J’avais été de 1932 à 1940 l’élève, puis l’assistant de recherche d’Albert Demangeon. Je savais que l’explication des phénomènes était le but de toute pensée scientifique, mais aussi qu’en géographie humaine l’explication était particulièrement difficile à cause de l’abondance des faits et des forces dans l’arène. Il n’est pas possible, même aujourd’hui avec la meilleure informatique, de tenir compte de toutes les informations, de tous les faits. Il faut constamment choisir et le choix ne peut éviter d’être de quelque manière subjectif, intuitif, comportant un risque. Ce risque est beaucoup plus élevé en géographie humaine qu’en physique ou en chimie, domaines où il y a moins de faits, moins de forces cinétiques et la possibilité de vérifier beaucoup d’idées en laboratoire.

7Lorsqu’après 1945 sont venus les grands chocs intellectuels dont j’ai déjà parlé, les géographes n’ont pu éviter de s’interroger sur eux-mêmes et leur discipline. Beaucoup se sont tournés vers des études à base de méthodes mathématique, économétrique ou logique, vers les modèles et les structures : d’où la vogue des philosophes allemands, de Christaller et de Lösch parmi les novateurs en géographie, et la poussée de toute une génération, peut-être de deux générations déjà, de géographes qui recherchent la solution, soit l’explication, dans un effort de déterminer par une théorie logique s’appuyant sur une réflexion algébrique et géométrique. L’ouvrage de Jean-Paul Hubert est issu de cette évolution. Je le crois caractéristique de son temps et de sa génération. Pour l’école française il est très en avance sur l’évolution générale, qui fut lente car en France les géographes avaient (et reçoivent encore) une forte préparation historique ; or la méthode historique, par les précédents et l’évolution continue dans le temps, est le seul autre moyen d’arriver à un choix parmi les faits et de créer de nouveaux concepts en dehors de la logique à base mathématique.

8De temps en temps d’ailleurs la pensée de M. Hubert se rabat sur des données historiques. Comment ne pas le faire alors que l’humanité vit et change dans le temps, et modifie graduellement l’espace géographique à son usage. Il me semble qu’avec son approche méthodologique très moderne, qu’il s’efforce de concilier avec les écoles« classiques, » à démarche historique, cet ouvrage nous présente une double théorie de l’organisation de l’espace géographique : d’abord il voit les discontinuités, dans leur signification humaine, comme l’élément critique, essentiel de l’organisation de cet espace ; et ensuite, pour l’expliquer, il propose le système des établissements urbains, des villes comme clé de cette organisation : polis mène à politique.

9A ces principes je consens volontiers, ayant terminé mon livre sur le concept de territoire (The significance of territory, Charlottesville, Virginia, 1973) en définissant le territoire comme un « phénomène psychosomatique »; et par ailleurs j’avais présenté mon volume sur Megalopolis (New York, 1961) comme une étude d’un nouvel ordre dans l’organisation de l’espace habité, ordre nouveau résultant de l’urbanisation moderne.

10M. Hubert entreprit cet ouvrage au début de sa carrière, résumant une thèse de doctorat : Entreprise audacieuse et originale qui témoigne d’un grand enthousiasme pour un travail difficile et annonce de nouveaux développements à venir. Il faut louer M. André Fischer pour avoir accepté un sujet de thèse aussi singulier pour notre coutume et de l’avoir dirigé à bon port en un périple qui a dû être périlleux.

11Je me dois cependant de dire ce qui m’a manqué le plus en lisant La Discontinuité critique : c’est le facteur des communications entre individus et sociétés. L’humanité se sépare du reste de la faune de notre planète par sa capacité, constamment accrue, à communiquer. Les discontinuités sont si importantes parce qu’elles interfèrent avec la communication ; la ville est un ancrage de tout le système d’organisation parce qu’elle a toujours été le lieu de communication par excellence. Le vieux mythe de la Tour de Babel, la diversité linguistique doivent être incorporés, il me semble, à toute théorie des discontinuités. L’éminent politicologue Jean Laponce a consacré un excellent ouvrage à Langue et Territoire (Québec, 1984). Un obstacle essentiel à la compréhension mutuelle entre géographes classiques et structuralistes se retrouve dans les vocabulaires différents, les langages dont ils usent.

12L’ouvrage mentionné au début de cette postface de M. Richard O’Brien The End of Geography propose la thèse de la liquidation des discontinuités par l’intégration financière du globe grâce au progrès des télécommunications et de l’informatique. L’unité du monde serait assurée par une administration financière unique reposant sur le trépied Londres-New York-Tokyo. Nous retrouvons là le plan esquissé par Alexandre le Grand d’un vaste empire fonctionnant grâce aux liaisons entre de grandes villes posées aux bouches des grands fleuves, carrefours stratégiques selon les communications de l’époque. L’écrivain anglais H. G. Wells nous menaça d’un gouvernement universel, sis à Londres, pour le xxiiie siècle, dans son roman Quand le Dormeur se réveilla (1899) ; dans l’utopie de Wells, au nom et avec la fortune du Dormeur un conseil de gérance avait graduellement acheté le monde entier. Pour M. O’Brien de telles opérations ne sont même pas utiles puisqu’un consensus d’institutions financières peut administrer tous les avoirs, tout le crédit sur le globe. Il n’a donc que faire d’un cloisonnement qui à ses yeux n’a plus de sens.

13M. O’Brien reconnaît pourtant (page 90 de son livre) que le concept d’États-nations divers défendant chacun son intérêt national subsiste, en particulier dans le commerce international, et cela l’inquiète. La « balkanisation » actuelle d’une grande partie du monde devrait faire réfléchir sur la vitalité du cloisonnement malgré le progrès des communications. Des considérations de morale et d’esthétique affectent toujours la dynamique des relations humaines dans l’espace diversifié du globe. Ces forces sont souvent introduites par M. Hubert dans son raisonnement. Ses théories sont intéressantes. Il reste à voir comment en de futurs ouvrages il les confrontera à l’enchevêtrement des faits.

14Oxford, Janvier 1993.

Auteur

© Éditions de la Sorbonne, 1993

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