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La discontinuité critique

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Jean-Paul Hubert

Conclusion générale

Texte intégral

Le continuum de la pensée géographique

1L’analyse menée sur la constitution de l’objectivité de l’organisation géographique par la théorie de la forme urbaine a probablement laissé des questions importantes en suspens et certaines articulations devront être améliorées. Nous espérons cependant qu’elle montre le tour de force réalisé par cette théorie et le pas décisif qu’elle fait franchir à la géographie humaine. A l’issue de ce travail, il nous paraît que le projet de la discipline était étouffé dans les antinomies qui empêchent de concevoir l’organisation géographique comme sa propre cause et poussent à lui rechercher vainement une finalité externe.

2La recherche d’une finalité externe semble pourtant plus conforme à l’explication scientifique. L’organisation géographique n’existe objectivement que dans la mesure où elle est un « objet d’expérience possible », c’est-à-dire si elle émerge concrètement dans le substrat terrestre. Or elle ne peut émerger que par des mécanismes sociaux, économiques ou techniques mis en œuvre par les individus, et ces mécanismes ne se comprennent que dans l’analyse des relations fonctionnelles et des rapports de causalité. La cause de cette activité humaine qui organise l’étendue terrestre est la cause efficiente des phénomènes de la géographie humaine, mais, pour autant, cette cause est-elle externe à l’organisation du monde? N’est-elle pas conditionnée par l’objet géographique qui se manifeste à travers les contraintes que tout individu, en tant qu’il habite dans l’espace géographique, rencontre fatalement dans ses activités? Aucune finalité explicite de l’organisation géographique ne peut être recherchée à l’extérieur de l’espace géographique. L’existence d’une structuration objective de la surface terrestre ne peut pas être réduite à la seule conséquence des mécanismes empiriques qui s’y déroulent, pour la simple raison que, puisqu’elle en est la scène, les premiers présupposent la dernière.

  • 1 Petitot, 1985, p. 30, souligné dans le texte.
  • 2 Ibid., p. 31-32, souligné dans le texte.

3Puisque l’idée d’une finalité externe introduit des contradictions, il faut postuler l’existence d’une finalité interne à l’objet géographique. Mais, alors qu’on pouvait espérer expliciter une finalité externe par les fonctions remplies par cet objet, l’idée d’une finalité interne à l’organisation géographique est désespérément obscure. L’existence d’une organisation géographique du monde est un fait qui se constate sans discuter, en renonçant à l’expliquer scientifiquement. La science géographique doit réduire ses ambitions à l’explication de la façon dont l’objet géographique peut fonctionner en tant que sa propre cause. J. Petitot montre que ce problème est général aux sciences structurales dont l’objet est une organisation, et il apparaît clairement que la géographie entre dans cette catégorie. L’auteur souligne que le problème a été mis en évidence par Kant, dans la Critique de la faculté de juger téléologique, lorsque ce dernier « a montré que la compréhension théorique des phénomènes d’organisation exigeait nécessairement le recours à deux principes (à deux « maximes » du jugement) antinomiques, l’un réductionniste, l’autre holistique »1. C’est pourquoi l’explication en géographie doit s’appuyer à la fois sur l’analyse des mécanismes, qui conditionnent empiriquement l’existence d’un monde organisé, et sur l’idée de la finalité interne de l’organisation, en tant que totalité existant pour soi. Le programme scientifique de la discipline peut alors consister à découvrir des lois et des modèles mathématiques qui soient conformes aux deux principes. Selon J. Petitot, « l’obstacle épistémologique magistralement dégagé [par Kant] est encore loin d’être levé ». Et, pour le cas de la biologie (comme, nous semble-t-il, pour celui des sciences sociales) : « La difficulté n’est pas tant expérimentale que théorique. Ce sont les concepts qui manquent et non les faits »2 Notre Notre projet se devait donc de commencer par une recherche sur les concepts, dans le but de parvenir à constituer une description objective de l’organisation géographique, prélude à une schématisation mathématique ultérieure.

  • 3 Nous avons, à cette occasion, découvert l’intérêt des travaux de C. Vallaux dont la réflexion s’es (...)
  • 4 Il manque la « case vide » de la structure, c’est-à-dire le manque initial du vacuum. Peut-être l’ (...)

4L’objectivité de l’organisation géographique ne se laisse pas concevoir sans un effort théorique important pour surmonter l’antinomie de la faculté de juger qui la dissimule. Cet effort oblige souvent à remettre en question le mode d’existence de l’homme tel qu’il est entendu dans les sciences sociales. Une rapide enquête sur les démarches théoriques en géographie a montré combien cette antinomie marque la discipline, autant dans sa façon de représenter l’organisation du monde que dans le développement de ses raisonnements. Mais cette enquête a également montré que la plupart des éléments d’une géographie structuraliste se trouvaient déjà dans les démarches analysées3. Ces éléments sont notamment : le rôle esthétique des paysages, l’interdépendance des parties dans un tout, l’efficacité de la position, sa relativité et le dynamisme de la structure4. C’est pourquoi il paraît possible de retrouver une continuité de la pensée géographique qui, pour aller de la tradition vidalienne à la géographie structurale, franchit néanmoins un point critique.

5Nombreux sont les auteurs qui, dans leurs tentatives théoriques, se sont heurtés à l’« obstacle épistémologique » des « deux principes antinomiques ». Ils ont tenté de construire des mécanismes expliquant l’organisation du monde en cherchant la cause de cette organisation dans les besoins de l’homme. Le problème théorique devenait alors le suivant : l’homme a des besoins, la nature offre des ressources en quantité limitée, comment l’homme peut-il s’en servir au mieux pour subvenir à ses besoins? Mais les raisonnements mécanistes développent une problématique essentiellement économique d’où sont absentes les questions de la constitution de la nature en tant que ressource pour l’homme, et de celle de l’homme en tant qu’utilisateur de cette nature. On paraît penser que l’humanité tient les ressources naturelles en son pouvoir. Or, parallèlement, cette hypothèse implique logiquement que les hommes devraient tous aller s’établir là où la nature est la plus généreuse et, finalement, obéir aux lois qui ont présidé à la répartition des ressources naturelles. Par conséquent, bien que roi de la création, l’homme verrait son établissement conditionné par les caractéristiques du milieu. Sa liberté serait contrainte par un certain déterminisme géographique.

  • 5 Cf., par exemple, le débat sur le déterminisme paru dans l’Espace géographique, n° 2, 1985, p. 99 (...)

6Le déterminisme du milieu naturel vers l’homme a été, est encore, violemment combattu, et considéré de toute part comme scandaleux5. Mais l’aspect scandaleux du déterminisme géographique réside d’abord dans son incapacité à expliquer les phénomènes alors qu’il suit apparemment le modèle de l’explication scientifique.

7Quel est le problème? Les postulats réductionnistes conduisent très logiquement à un théorème, disant à peu près ceci : la répartition des formes de l’établissement humain sur la Terre est le résultat de conflits aléatoires ; la constitution des structures géographiques est le fruit du hasard ; leur reproduction suit le principe de moindre action ; en elles-mêmes, ces structures ne peuvent rien signifier. Ce théorème n’appelle qu’une réaction, fort bien exprimée par J. Brunhes et C. Vallaux dans le cas de la frontière et généralisable à toutes les structures géographiques. Rappelons cette citation :

  • 6 Brunhes, Vallaux, 1921, p. 338.

« On est tenté de croire que leur tracé dépend uniquement des hasards de la politique et de la guerre. A quoi bon, dans ce cas, tenter d’étudier scientifiquement un fait de cet ordre? »6

  • 7 Cf. Girard, 1978, « Le skandalon », p. 573-592.

8Et en effet, quel est finalement l’intérêt de la géographie? Il nous semble s’être dégagé au cours de cette recherche. Le projet de la géographie vise à constituer une représentation objective du monde sur laquelle tous les individus puissent s’accorder. Il présuppose par là qu’aucun désaccord dans l’appréciation des paysages et des relations de positions n’est essentiel et ne peut être résolu pacifiquement. La géographie cherche dans l’organisation des lieux un sens qui puisse éclairer objectivement la réalisation d’une fin pour l’humanité. Or le théorème empiriste contredit formellement tout projet de cet ordre. Il confine la géographie à l’anecdote, et l’empêche d’assumer pleinement son rôle. C’est pourquoi les postulats empiristes récapitulés ci-dessus prennent un caractère scandaleux, au sens fort du terme, tel que le définit R. Girard7 Ils donnent le modèle de l’explication, mais ils sont aussi un véritable obstacle à la constitution d’une connaissance. Comme l’écrit R. Girard :

  • 8 Ibid., p. 574.

« Ce n’est pas un obstacle simplement posé là et qu’il suffit d’écarter, c’est la tentation par excellence du modèle qui attire en tant qu’il fait obstacle et fait obstacle en tant qu’il attire. »8

  • 9 Demangeon, 1942, « Une définition de la géographie humaine », p. 26-30. Mentionnons également l’ar (...)

9Le structuralisme dynamique parvient à renverser l’obstacle, en proposant une alternative théorique au réductionnisme et en affirmant la finalité interne de la structure. Cette alternative n’existait pas au début du siècle. On peut bien affirmer, et nous l’avons fait, que P. Vidal de la Blache et la plupart de ses élèves, F. Ratzel et, à sa suite, A. Lösch et la géographie économique anglo-saxonne, adoptent les présupposés réductionnistes. Mais on doit aussi remarquer que, dès qu’il s’agit de faire de la géographie, ces principes ne sont plus suivis. Si l’économie spatiale tente de les conserver (car la science économique est fondamentalement réductionniste), la géographie régionale a toujours eu pour règle de remettre ces principes en cause, voire de tout mettre en œuvre pour les invalider. Sans doute, les auteurs introduisent-ils alors des contradictions dans leurs tentatives théoriques, mais elles sont nécessaires pour faire de la géographie. Nous avons pu observer de telles contradictions dans la géographie française chez P. Vidal de la Blache, J. Brunhes, P. George, J. Gottmann, R. Brunet, par exemple. Mais nous pouvons également montrer de quelle manière ces auteurs parviennent à écarter ces contradictions pour pratiquer leur discipline. Dans l’un de ses derniers textes9 A. A. Demangeon décrit cette démarche avec une précision et une clarté dignes d’éloges.

  • 10 Ibid., p. 27-28, souligné dans le texte.
  • 11 Ibid., p. 28-29.

10L’objet de ce texte est la « définition de la géographie humaine ». L’auteur ne cherche pas à imposer des principes sans discussion, mais à construire sa définition par « approximations successives ». A. Demangeon part de l’idée que la géographie humaine est « l’étude des rapports des hommes avec le milieu physique  ». Mais il apporte rapidement une rectification, et donne une nouvelle définition où la « géographie humaine est l’étude des groupements humains dans leurs rapports avec le milieu physique »10 Enfin, Enfin, A. Demangeon retouche une dernière fois la définition en remplaçant « milieu physique » par « milieu géographique », car cette dernière expression « embrasse non seulement les influences naturelles qui peuvent s’exercer, mais encore une influence, qui contribue à former le milieu géographique, l’environnement tout entier, l’influence de l’homme lui-même »11.

11Cette modification est une conséquence de la précédente car, dans la mesure où le groupe est spatialisé, l’individu perçoit son milieu à travers la spatialisation du groupe et il ne peut donc pas faire nettement la séparation entre le milieu marqué par la présence humaine et le milieu purement physique ou naturel. Seul l’homme en l’état de nature pourrait percevoir un milieu naturel, mais nous ne sommes pas cet homme naturel. Néanmoins, A. Demangeon sépare ces deux étapes car il prête aux sociétés une psychologie collective (s’exprimant à travers les « genres de vie »), et n’envisage pas la constitution du groupe par la structuration de son espace géographique.

  • 12 Ibid., p. 29.

12Une fois la définition construite, l’auteur envisage « quatre grands groupes de problèmes [pour la géographie humaine] qui résultent précisément des rapports des sociétés humaines avec le milieu géographique »12 L’ordre dans lequel l’auteur expose ces groupes de problèmes (en les ponctuant par : « en premier lieu », « en second lieu », « en troisième lieu », etc.) n’est pas neutre. Les problèmes s’enchaînent logiquement comme si les sociétés suivaient exactement le même comportement que des êtres naturels individuels accédant directement aux ressources de l’environnement.

  • 13 Ibid. On remarque la nuance entre la nature conquise, humanisée, et la na- ture offerte, vierge. L (...)
  • 14 Ibid., p. 30.
  • 15 Mais non dans ses travaux où il accorde une place essentielle à l’étude de l’habitat.

13Leur première préoccupation serait de subvenir à la subsistance en mettant en valeur les « ressources que leur fournit la nature ou qu’elles ont conquises sur elle »13 Tel serait l’objectif des sociétés et tel est le premier groupe de problèmes. Les moyens pour parvenir à cette fin, ainsi que l’économie de ces moyens, constituent le deuxième groupe de problèmes : c’est l’étude des « procédés » pour parvenir à cette subsistance. Compte tenu de cette économie de la subsistance, et des ressources que la société peut mettre à profit, les hommes sont répartis plus ou moins densément dans l’espace. Cette répartition constitue le troisième groupe de problèmes. Enfin, le quatrième porte sur les « établissements humains, c’est-à-dire les modes d’occupation de la terre, depuis les formes les plus simples jusqu’aux groupements les plus compliqués »14. Ce qu’A. Demangeon place en dernier dans son exposé15 est précisément pour nous l’élément clé de la constitution du groupe. Ce « quatrième groupe de problèmes » ne concerne pas seulement la description de formes architecturales et urbanistiques. Il permet d’expliciter le changement de perspective, du milieu physique au milieu géographique, qui parachève son élaboration d’une définition de la géographie humaine. On pourrait croire qu’A. Demangeon adopte complètement les présupposés empiristes, et qu’il en fait des principes constitutifs de l’organisation géographique, ce qui contredirait sa définition. Il n’en est rien : il s’agit bien de « problèmes » pour la géographie et non de lois objectives. Les « principes » de la « méthode de la géographie humaine », qui suivent l’exposé des « grandes questions », viennent, avec force exemples, renverser le réductionnisme apparent de cet enchaînement.

14Les trois principes qu’expose l’auteur sont :

  • 16 Ibid, p. 31.

a) « Il ne faut pas croire en géographie humaine à une sorte de déterminisme brutal, à une fatalité issue des facteurs naturels. »16

15Ainsi est réfutée l’apparente logique de l’enchaînement des « grandes questions » de la géographie.

  • 17 Ibid., p. 32.

b) « La géographie humaine doit travailler en s’appuyant sur une base territoriale. »17

16Ce principe exprime ainsi la nécessité d’introduire des discontinuités dans l’espace, qui ne sont justifiées par aucune économie de subsistance. Il s’agit, pour A. Demangeon, d’un aspect proprement géographique des groupements humains, qu’il oppose aux aspects psychologiques qui sont, selon lui, du ressort de la sociologie.

  • 18 Ibid, p. 33.

c) « Pour être compréhensive et explicative, la géographie humaine ne peut pas s’en tenir à la seule considération de l’état actuel des choses. »18

17Or cet « état actuel des choses » suffit au déterminisme mécanique qui déduit l’état d’un système à partir des éléments présents dans l’espace. En revanche, l’explication géographique a besoin de considérer que les actions humaines apparaissent toujours dans une structure de positions constituée dans le passé et pour l’avenir. On remarque pour finir qu’A. Demangeon consacre presque cinq pages denses et illustrées d’exemples pour corriger la tendance au réductionnisme que pouvait induire l’exposé des « questions » étudiées par la géographie humaine, lequel tient en une demi page. Ce fait paraît illustrer ce qui, dans l’esprit de l’auteur, revêt le plus d’importance : non pas la théorie empiriste et réductionniste, mais son invalidation qui permet de faire de la géographie.

18En considérant la constance avec laquelle l’école vidalienne a cherché à invalider les postulats réductionnistes, nous sommes incité à penser que le fossé entre géographie classique et géographie structurale n’est pas si profond. C’est toujours la même aspiration qui anime ces projets : comprendre le sens de l’organisation du monde en tant qu’elle permet à l’homme d’y faire usage de sa liberté.

  • 19 Cependant, cette critique a régulièrement trouvé des cibles privilégiées à la faveur d’une caricat (...)

19En revenant à un plan épistémologique et théorique, en effet, la géographie régionale vidalienne peut apparaître comme une démonstration par l’absurde de la présence d’un sens dans l’organisation du monde. Puisque les postulats réductionnistes impliquent que les structures géographiques sont l’effet du hasard, l’invalidation de ces postulats par l’observation et la constitution d’une représentation ordonnée des régions montre qu’il y a une raison d’espérer. On comprend alors pourquoi la condamnation du déterminisme géographique est si courante et si générale. Mais le point capital est qu’on ne peut pas vraiment considérer qu’elle s’adresse à une école en particulier. Elle est plutôt dirigée contre la tentation réductionniste qui menace tout géographe dès qu’il fait de la théorie19 Et comme le constate F. Durand-Dastès :

  • 20 Durand-Dastès, 1985, p. 105.

« Les formules que l’on peut lire sous la plume des géographes [à l’encontre du déterminisme] relèvent trop souvent de l’exorcisme, et, qui plus est, de l’exorcisme d’un spectre aux contours flous. »20

20Les foudres se dirigent alors sur l’idée d’une théorie en géographie. Le géographe est ainsi conduit à s’en éloigner, mais cela ne la rend que plus attirante. La pratique de la géographie ne peut instituer des méthodes heuristiques qu’en réfutant les principes constitutifs théoriques. La pratique de la géographie et sa théorie deviennent antinomiques.

21La question du déterminisme est donc un point critique. La tradition vidalienne a toujours pensé le déterminisme dans la relation entre l’homme et la nature : soit dans le sens du milieu naturel vers l’homme, soit, ce qui soulève finalement tout autant de problèmes, dans le sens de l’homme vers le milieu naturel. En effet, comment le milieu naturel se transforme-t-il en milieu humanisé, sinon par l’émergence d’une volonté politique? La tradition vidalienne a toujours considéré la nature comme s’il s’agissait d’un point fixe que le sujet pouvait atteindre, dont il pouvait s’éloigner ou se rapprocher. Or le point de référence n’est pas à chercher dans la nature. Ce n’est pas dans la connaissance de cette nature qu’on trouvera le support du levier qui renversera l’« obstacle épistémologique » de la géographie. Les lois de la constitution des représentations géographiques qu’apporte la théorie de la forme urbaine, et qui sont fondées dans l’ordre transcendantal, démontrent que le déterminisme en géographie n’est pas à chercher dans la relation homme-nature. On ne le découvre que perpendiculairement à cette relation : dans la structure de l’espace qui médiatise l’accès du sujet aux phénomènes naturels et l’oblige à justifier ses droits à utiliser les ressources de la nature. C’est pourquoi il est nécessaire de remplacer, comme le fait la théorie de la forme urbaine, les principes constitutifs empiristes des systèmes concrets par les principes transcendantaux de la connaissance des structures de l’établissement humain.

Une ontologie régionale des phénomènes de l’établissement humain

22Le réductionnisme se montre incapable d’expliquer l’organisation géographique et, en particulier, les structures de positions qu’elle engendre dans le substrat terrestre. On se voit donc conduit à envisager que cette structure de positions relève d’un ordre particulier de phénomènes, irréductible à ceux auxquels le réductionnisme tente de les subordonner. La structure des positions et le cloisonnement du monde ne sont pas le résultat superficiel de l’activité humaine. Pourtant ces phénomènes de position sont bien liés aux phénomènes de la société. Ils ne constituent pas un cadre neutre vis-à-vis de l’activité humaine. Ils rendent possible cette activité, la déclenchent et la canalisent. Il n’y a donc guère de choix, n’étant pas un phénomène superficiel, l’organisation des positions géographiques doit être considérée comme le niveau de base d’une ontologie régionale.

  • 21 Les exemples abondent. Il est cité au Chapitre III une phrase de Ph. Aydalot où le mot « espace » e (...)

23Cependant, le concept de position est intrinsèquement lié à celui d’espace. Pour arriver à tirer pleinement profit d’une notion élargie de la position, telle que la propose F. Ratzel dès la fin du siècle dernier, il faut améliorer la conception de l’espace géographique. Lorsque le mot « espace » a tant de significations différentes qu’il ne veut plus rien dire21, l’idée d’une position dans l’organisation de l’écoumène n’a plus de fondement théorique. Par suite, la géographie n’est pas en mesure de marquer théoriquement la différence entre un lieu indéterminé du substrat, simplement présent à l’observateur, et un lieu déterminé par sa position relative au sein d’une structure. Il n’est guère étonnant que, par le passé, la détermination d’une position géographique ait été laissée au calcul géodésique ou à la description topographique du site et des ressources qu’il recèle. Mais, dans ces conditions, la position en géographie humaine est réduite à n’être qu’une convention sociale ou l’effet de la géographie physique. A l’image exacte de ce qu’il advient à son phénomène, la géographie humaine, en tant que discipline, est condamnée à osciller entre une théorie idéaliste de l’espace géographique comme plan des projections symboliques de la société, et une théorie matérialiste et finaliste qui fait disparaître la géographie dans les sciences de la nature. Si bien que nous pouvons affirmer que le sort d’une géographie théorique est lié au statut épistémologique de la position déterminée à la surface de la Terre, et non à la connaissance des processus empiriques et spatialisés.

24La science géographique doit concevoir un espace qui ne soit, ni le contenant des éléments concrets (qui est homogène et manque de dimensions), ni l’ensemble des relations produites par les flux entre ces éléments (qui est empirique et particulier). Il faut un espace permettant de représenter l’organisation géographique dans son objectivité, et cette dernière réside moins dans les éléments concrets du substrat que dans la structure émergeante. La théorie des catastrophes et le structuralisme dynamique permettent aujourd’hui de concevoir un tel espace géographique comme une forme transcendantale pour l’ontologie régionale des phénomènes de l’établissement humain, et notamment des phénomènes de position. Chaque partie de la surface terrestre ne peut recevoir une position que dans la mesure où une forme abstraite peut émerger sur ce substrat. Autrement dit : une partie de la Terre ne reçoit une position que dans la mesure où elle est immergée dans l’ensemble de toutes les formes abstraites possibles obtenues par variations différentielles, et qui est le véritable espace géographique absolu.

  • 22 Gottmann, 1980, p. 53 et 1952, p. 1.

25A nouveau, la géographie théorique n’a pas d’alternative. Si elle estime pouvoir constituer une connaissance spécifique sur les structures de positions, elle doit considérer les phénomènes de l’organisation de la Terre comme la manifestation d’une organisation objective et réelle, qui est sa propre finalité, selon le principe téléologique de la faculté de juger réfléchissante. Le principe de finalité interne conditionne ici la possibilité d’un savoir et manifeste par là son caractère transcendantal. La géographie humaine a abandonné les explications de l’organisation par le relief et les conditions naturelles, rétablissant la liberté créatrice des sociétés. Elle doit également abandonner, au nom du principe transcendantal de finalité interne, les explications utilitaristes de l’aménagement de la surface terrestre qui introduisent une finalité externe contradictoire à ce principe. Dès lors, il ne reste qu’un seul argument pour justifier l’existence des organisations géographiques et le projet de connaissance sur ces objets : le sentiment esthétique éprouvé par le sujet devant la forme de cette organisation. Cela peut paraître mince mais qu’y a-t-il à demander de plus à une organisation réelle que d’apparaître dans l’espace à la faculté de juger du sujet? La question peut être prise en sens inverse. Dans la Politique des États et leur géographie, J. Gottmann se demande si « l’humanité habitant une sphère bien ronde, uniforme, polie, d’une consistance homogène comme une boule de billard, aurait été divisée en autant de groupements différents que les États de notre planète »22 Il reprend cette interrogation dans un article ultérieur, avouant qu’il « ne sai[t] s’il avait bien répondu par l’affirmative en 1952 ». Il ajoute :

  • 23 Ibid.

« Aujourd’hui cependant ma conviction est faite : le cloisonnement du monde a sans aucun doute eu dans le passé un substratum de géographie physique ; mais c’est une œuvre de l’homme, que les peuples font et refont et qui, sans se lasser, influence aussi et profondément les populations qui subissent et participent à cette évolution. »23

26J. Gottmann réaffirme avec force l’autonomie des structures de la géographie humaine vis-à-vis de la nature, mais il soutient aussi que les formes de la géographie physique ont joué un rôle crucial dans l’émergence de ces structures. Aussi nous permettons-nous d’ajouter, à la réponse de J. Gottmann, que dans un monde parfaitement uniforme, le sujet ne trouverait aucun objet pour sa faculté de juger réfléchissante. Privé de sentiment esthétique, il ne pourrait avoir aucune conscience de la réalité d’une organisation géographique susceptible de produire un cloisonnement du monde. N’ayant aucune intuition des phénomènes de cette organisation, il ne pourrait pas être guidé pour aménager le monde avec ses semblables. Il n’y aurait donc pas de cloisonnement du monde et les hommes isolés erreraient sans fin sur cette « boule de billard ». Sauraient-ils seulement qu’ils sont des hommes ?

27La saisie esthétique de la forme abstraite de l’établissement humain est le principe majeur affirmé par la théorie de la forme urbaine. Il justifie son ancrage dans la philosophie kantienne. C’est à partir de ce fil, ténu en apparence, que cette théorie reconstitue toute l’objectivité de l’organisation géographique : le moteur de sa dynamique, les mécanismes profonds de son fonctionnement et les différentes modalités sociales - juridiques, politiques, économiques et techniques - de son fonctionnement qui sont reliées dans une théorie de l’échelle.

28Cette théorie vient répondre à la question posée par la participation de discontinuités de l’espace géographique à la constitution des objets des sciences sociales. Nous avons pu constater le rôle déterminant des discontinuités dans l’existence même du marché économique, du droit positif et, finalement, du groupe social. Tout événement d’origine humaine est localisé ; il s’inscrit dans différentes topologies définissant des types de rapports de positions et conditionnant les relations avec les autres événements produits antérieurement ou simultanément. Ces topologies remplissent l’espace géographique et lui apportent des dimensions multiples. La théorie de l’échelle, déduite du parcours morphogénétique, permet de relier les effets de cet événement selon les différentes dimensions de l’organisation, à savoir : l’organisation sociale entre nomades sélectifs et sédentaires, l’organisation de la production à l’échelle de la région et la dynamique économique de la valeur investie dans la forme urbaine.

29La théorie de l’échelle est le résultat auquel devait aboutir cette recherche des fondements épistémologiques de la géographie. Le rejet de la représentation en système, au profit d’une représentation structurale recentrée sur les questions fondamentales de la géographie, a fait perdre la pluridisciplinarité du concept de système. Il fallait donc parvenir à retrouver la variété des mécanismes et des phénomènes de l’organisation géographique qui font émerger la structure dans le substrat terrestre. Une issue était de retrouver un sens géographique aux phénomènes juridiques, politiques, économiques et techniques, en les rapportant aux étapes de la formation de la structure détaillées dans le parcours morphogénétique. C’est la perspective qu’ouvre le Chapitre VIII. Le parcours morphogénétique paraît résumer la phénoménologie de l’ontologie régionale de l’établissement humain.

30Cette théorie transdisciplinaire, qui articule les différentes sciences sociales, n’est pas fondée sur l’homme en tant qu’objet d’expérience (défini par exemple comme une espèce biologiquement déterminée dans la nature). En effet, l’homme défini selon la nature de l’espèce n’explique pas l’homme social qui n’existe pas sans un « autre ». Dans la démarche de la géographie structurale, l’homme est un objet dont le concept est toujours à constituer, et dont la recherche engendre dans l’histoire l’organisation dynamique de l’espace géographique.

Objectivité et altérité des structures géographiques

31La structure objective de l’organisation géographique est la manifestation d’une médiation nécessaire entre le sujet et la nature qu’il habite, car cette structure modèle les représentations subjectives et conditionne les actions entreprises à l’égard de cette nature. Une fois l’objectivité de la structure géographique constituée par la théorie de la forme urbaine, il faut revenir au niveau de l’individu pour en apprécier les conséquences, en essayant notamment de comprendre comment peuvent se manifester au sujet les lois objectives de l’organisation géographique.

  • 24 Cf. Kauffmann, 1967, ainsi que Mercier, 1986, p. 335-337. G. Mercier fait aussi référence, à ce pro (...)

32L’idée de la médiation d’un « autre asymétrique », dans les rapports du sujet au monde, se rencontre en psychanalyse ou en psychologie, dans l’étude des rapports interindividuels24 La médiation de l’organisation spatiale, pour fonder un ordre de légalité politique et culturel, n’est pas non plus une idée nouvelle. C’est le principe de l’utopie. Mais, dans l’utopie, l’organisation spatiale n’est considérée que du point de vue de la morphologie empirique (taille des rues et des îlots, nombre de bâtiments par îlots, nombre d’îlots par arrondissements, angles des rues, distances entre les bâtiments, rapport entre la surface bâtie et non bâtie, etc.). Cette morphologie est supposée ne plus devoir évoluer car elle a atteint la perfection en contraignant empiriquement les individus à se comporter de manière exemplaire, à respecter l’autre et la nature. Dans l’utopie, l’organisation spatiale impose un ordre social par la médiation d’une contrainte matérielle sur des individus passifs. Selon la théorie de la forme urbaine, en revanche, la structure spatiale est immédiatement législatrice et s’adresse à un sujet moral. La contrainte de l’organisation géographique n’est pas fondamentalement matérielle. Elle repose sur l’interdit de propriété, propriété que les utopies sont justement censées abolir.

33Pour comprendre le caractère normatif de la discontinuité géographique et son rôle régulateur dans l’organisation sociale, il a fallu que nous nous engagions sur le terrain de la philosophie politique et historique et de la « métaphysique des mœurs ». A nouveau l’objectif était limité et de nombreuses questions sont restées en suspens.

34Sans doute, selon la thèse kantienne du « mal nécessaire » ou celle du meurtre fondateur chez R. Girard, il ne peut exister, à l’origine du système de discontinuités, que le hasard et la faute. Mais, une fois que la structure a émergé en catégorisant l’étendue, elle s’impose et permet à la collectivité de se constituer historiquement en une totalité sociale. Notre problème a alors été de montrer que le « cloisonnement du monde » peut être considéré, non comme un obstacle au droit ou à la quête du « souverain bien », mais comme une condition pour que l’humanité puisse s’en rapprocher dans l’action. Afin de réaffirmer ce qui nous paraît être le projet de la géographie, nous avons voulu montrer que les discontinuités géographiques pouvaient se concevoir autrement que comme le simple résultat de violences, voire comme un moyen pour rechercher la « paix perpétuelle ».

  • 25 Cf. Gottmann, 1952, p. 71-72.

35Parmi les auteurs étudiés, c’est encore chez J. Gottmann que nous trouvons une source de cette problématique, lorsque, pour illustrer l’importance de la notion de position, il cite la célèbre pensée de Pascal sur « la place au soleil »25

  • 26 Pascal, Pensées..., Br.295, p. 468.

« Mien, tien. « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c’est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. »26

36Mais l’auteur poursuit en expliquant que le verbe « usurper » n’avait pas à l’époque un « sens péjoratif », et qu’il peut être dégagé de sa connotation morale et juridique, en signifiant simplement « employer », « faire usage de ». Ainsi, l’usurpation est réintégrée dans une conception de l’accès direct de l’homme à la nature ; la lumière et la chaleur ne sont-elles pas un don de cette nature? Cette interprétation surprend, notamment à la lecture de cet extrait de la pensée précédente, dans l’édition Brunschvicg :

  • 27 Ibid., Br.294, p. 468. Dans presque toutes les éditions des Pensées, anté- rieures ou postérieures (...)

« Il ne faut pas qu’il [le peuple] sente la vérité de l’usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si l’on veut qu’elle ne prenne bientôt fin. »27

37L’usurpation n’est-elle donc pas plutôt l’origine nécessaire du droit de propriété ? Comment les hommes en effet peuvent-ils justifier l’appropriation d’une terre? Celle-ci est légitime si l’ancien propriétaire qui détenait personnellement les droits sur cette terre s’en est librement dessaisi au profit d’un autre individu. Cette transmission doit respecter des procédures formelles qui imposent la présence du propriétaire initial, ou de son représentant, sans quoi il est strictement impossible de juger qu’il a librement renoncé à ses droits. Il est clair qu’en remontant de possesseur en possesseur, la régression arrive à une impasse où toute procédure formelle est en défaut car le possesseur originel est introuvable. Celui-ci est absent et n’a désigné personne nommément pour le représenter. Il est donc impossible de juger si l’appropriation réalisée dans ces conditions est légitime ou si elle est usurpée. Il faut alors déplacer le problème et chercher la réponse dans les règles pratiques qui commandent l’usage fait de la chose possédée.

38Dans la philosophie politique classique représentée par Locke, le droit de propriété est justifié comme un droit fondé dans la nature de l’homme. Il s’agit bien là d’une tentative de légitimer l’appropriation de la terre par l’usage qui en est fait (c’est-à-dire la satisfaction des besoins naturels). Mais elle paraît reposer sur l’idée d’une nature humaine immuable, ainsi que sur une représentation morale d’un fait posé comme naturel. Or cette idée de la nature est contradictoire, et avec celle de la morale, et avec l’historicité des modalités de la satisfaction des besoins. Il est impossible de fonder une morale sur des phénomènes naturels. Il est, de la même façon, impossible de déduire de la connaissance des besoins immuables de la nature humaine la façon dont les individus les satisfont dans un contexte social et historique, qui présuppose une organisation géographique locale. En ne considérant que l’individu isolément, l’être naturel immuable et le devoir être dynamique sont inconciliables.

  • 28 Weil, 1970, p. 184.
  • 29 Ruyer, 1950, « Les caractères généraux de l’utopie sociale : Dirigisme », p. 47-48, et « Les tares (...)

39La règle de propriété ne peut pas non plus se réduire à un ensemble de lois positives réglementant l’usage des ressources. Cette règle conditionne la coexistence des individus. Elle n’est pas un droit dérivé de la nature de l’homme, elle est « juste de nature » comme l’écrit E. Weil28 reprenant reprenant Aristote. Le changement de perspective est très important car il permet d’échapper au plan de l’individu isolé et autorise une autre articulation entre une naturalité et le devoir-être du sujet. La règle de propriété est « juste de nature » et conforme à la loi morale transcendante. Elle représente un fondement des lois positives. Les systèmes juridiques ne peuvent pas abolir l’interdit de propriété sans faire disparaître également la communauté et son projet collectif. Pour en revenir aux utopies, celles-ci montrent généralement, selon R. Ruyer29 des des sociétés dirigistes ayant force réglementations, mais qui n’en sont pas forcément morales pour autant. Les utopies présentent des sociétés sorties de l’histoire, sans art, sans projet, dont la morale est éteinte, étouffée sous les réglementations.

  • 30 Kant, C.R.Prat., p. 119, souligné dans le texte.

40En suivant Kant, la légitimation de l’appropriation de la nature ne peut être trouvée que dans la volonté d’en faire un moyen pour se rapprocher du « souverain bien », ce qui signifie que la Terre doit, par son organisation historique, diriger le sujet vers un bonheur qui serait, selon les termes de Kant, « tout à fait exactement proportionné à la moralité »30 et et viendrait récompenser sa vertu. On comprend donc que, face à la limitation de l’entendement humain, ce sont les concepts de la raison, médiatisés par les sentiments esthétiques, qui permettent de se représenter la Terre comme ressource. Les ressources naturelles sont construites et non pas données. C’est pourquoi l’objectivité de la géographie n’est pas donnée par la chimie, la biologie ou l’écologie, et c’est aussi pourquoi la structure abstraite de l’établissement, en tant qu’objet géographique, canalise et dynamise les forces productives. Comme l’écrit E. Dardel :

  • 31 Dardel, 1952, p. 133.

« [...] l’attitude objective entre dans une compréhension totale du monde qui ne peut manquer d’être aussi morale, esthétique, spirituelle. »31

41L’organisation géographique est saisie sur le mode esthétique avant que l’entendement ne puisse la concevoir. C’est ce sentiment qui, comme dans le cas des structures vivantes, révèle au sujet l’adéquation de la structure abstraite avec sa propre finalité (et ultérieurement la possibilité d’en connaître les ressources au moyen des concepts).

42La forme abstraite n’est donc pas seulement un objet pour le sujet, elle est aussi un « autre » car, comme l’écrit R. Ruyer :

  • 32 Ruyer, 1946, p. 10, souligné dans le texte.

« [...] il est clair que l’autre ne peut être autre que s’il n’est pas seulement un objet pour moi, mais un être pour soi, en d’autres termes une existence subjective, ou, pour préciser par une expression barbare, « auto-subjective ». »32

  • 33 Cf. Weil, 1956, p. 140.

43La finalité interne est supposée par l’entendement au titre d’une hypothèse nécessaire lorsque celui-ci cherche à étudier l’organisation de l’extérieur, comme un objet. L’hypothèse n’est pas vérifiable expérimentalement car cette finalité est suprasensible. Néanmoins, le sujet peut en avoir conscience de l’intérieur de l’organisation, grâce à sa raison pure pratique, car, selon Kant, la raison possède avec la loi morale un accès - le seul dont dispose le sujet - au monde suprasensible. C’est pourquoi la forme abstraite contraint par une injonction morale les sujets auxquels elle s’est révélée dans le jugement esthétique. Elle est un « autre » à la fois proche du sujet et infiniment supérieur. Cet autre est le modèle dont le sujet cherche à s’approprier les pouvoirs, et il est également un obstacle à cette appropriation. L’expérience esthétique perçue dans l’espace géographique est la révélation de cette altérité sociale incarnée dans l’organisation de l’écoumène. La forme abstraite est, ni plus ni moins, « l’autre asymétrique » dans lequel se réfléchit le sujet de la conscience de soi. Elle est, sous ce nom, le garant de la « règle de propriété » dans ce monde. Elle est encore, selon l’admirable expression d’E. Weil, la « morale vivante d’une communauté historique »33

44Cette altérité ne peut jamais être comprise tant qu’on cherche dans la ville, dans les formes de l’établissement humain en général, un objet matériel et non une structure objective, une forme en soi. Dans le premier cas en effet, l’observateur n’analyse les phénomènes concrets que par rapport à lui-même et aux besoins empiriques qu’ils lui permettent de satisfaire, comme si ces besoins constituaient le point fixe de sa connaissance. Pris dans le mouvement de l’organisation du monde, il ne comprend pas que la position géographique est relative à un référentiel dynamique, constitué par cette forme en soi qui produit localement et historiquement les concepts de ses besoins.

45La théorie de la forme urbaine est parvenue à modifier le point de vue, ouvrant la voie à une meilleure compréhension des phénomènes géographiques. D’une part, grâce au parcours morphogénétique, elle propose une description plus systématique des diverses modalités de ces phénomènes. D’autre part, elle constitue l’ontologie régionale de ces phénomènes en explicitant leur mode d’existence. Elle permet de comprendre ces phénomènes comme la manifestation d’un type d’objet ayant des lois générales, pour ainsi dire, physiques voire naturelles, mais qui leur sont propres et ne contredisent pas la liberté du sujet. Probablement, ce renversement a-t-il été rendu possible par le désinvestissement du sens axiologique dans les formes abstraites que connaît l’époque présente. L’autre asymétrique n’est pas là où nous croyions l’atteindre. Nous pouvons ainsi occuper sa place et constater que ce que nous prenions pour un centre n’en est pas un. Néanmoins, comment ne pas être tenté d’écrire que cette théorie réalise, pour ce qui concerne l’épistémologie des sciences sociales, une révolution copernicienne ?

Notes

1 Petitot, 1985, p. 30, souligné dans le texte.

2 Ibid., p. 31-32, souligné dans le texte.

3 Nous avons, à cette occasion, découvert l’intérêt des travaux de C. Vallaux dont la réflexion s’est portée avec insistance sur ces problématiques. Il paraît intéressant de rapporter ce commentaire de Cl. Raffestin qui le considère comme « la première victime » de la « crise [ouverte] dans la pensée géographique », lorsque « le courant vidalien [a relativisé] le rapport homme-sol ». C. Vallaux donne pour Cl. Raffestin l’image d’un géographe « mal à l’aise scientifiquement parlant » (Raffestin, 1981, p. 14-15). Mais ce malaise est inhérent aux insuffisances de la théorie vidalienne.

4 Il manque la « case vide » de la structure, c’est-à-dire le manque initial du vacuum. Peut-être l’enquête était-elle insuffisante.

5 Cf., par exemple, le débat sur le déterminisme paru dans l’Espace géographique, n° 2, 1985, p. 99 sq.

6 Brunhes, Vallaux, 1921, p. 338.

7 Cf. Girard, 1978, « Le skandalon », p. 573-592.

8 Ibid., p. 574.

9 Demangeon, 1942, « Une définition de la géographie humaine », p. 26-30. Mentionnons également l’article sur la « question du surpeuplement » (Ibid., p. 35- 52), où l’auteur critique l’idée selon laquelle la limitation des ressources naturelles explique la géographie humaine, et en rejette les implications malthusiennes.

10 Ibid., p. 27-28, souligné dans le texte.

11 Ibid., p. 28-29.

12 Ibid., p. 29.

13 Ibid. On remarque la nuance entre la nature conquise, humanisée, et la na- ture offerte, vierge. La dernière est d’ailleurs probablement bien plus rare que la première.

14 Ibid., p. 30.

15 Mais non dans ses travaux où il accorde une place essentielle à l’étude de l’habitat.

16 Ibid, p. 31.

17 Ibid., p. 32.

18 Ibid, p. 33.

19 Cependant, cette critique a régulièrement trouvé des cibles privilégiées à la faveur d’une caricature des positions théoriques de certains auteurs, dont vraisemblablement F. Ratzel.

20 Durand-Dastès, 1985, p. 105.

21 Les exemples abondent. Il est cité au Chapitre III une phrase de Ph. Aydalot où le mot « espace » est employé six fois, et chaque fois dans un sens différent.

22 Gottmann, 1980, p. 53 et 1952, p. 1.

23 Ibid.

24 Cf. Kauffmann, 1967, ainsi que Mercier, 1986, p. 335-337. G. Mercier fait aussi référence, à ce propos, à la philosophie d’E. Lévinas.

25 Cf. Gottmann, 1952, p. 71-72.

26 Pascal, Pensées..., Br.295, p. 468.

27 Ibid., Br.294, p. 468. Dans presque toutes les éditions des Pensées, anté- rieures ou postérieures à 1917, ces deux fragments se suivent de très près (ils portent par exemple les numéros 60 et 64 dans l’édition Le Guen de 1977). Cependant ce n’est apparamment que dans l’édition Brunschvicg que les fragments sont placés l’un à la suite de l’autre.

28 Weil, 1970, p. 184.

29 Ruyer, 1950, « Les caractères généraux de l’utopie sociale : Dirigisme », p. 47-48, et « Les tares profondes de l’utopie sociale : Trompe l’œil axiologique », p. 56-58.

30 Kant, C.R.Prat., p. 119, souligné dans le texte.

31 Dardel, 1952, p. 133.

32 Ruyer, 1946, p. 10, souligné dans le texte.

33 Cf. Weil, 1956, p. 140.

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