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La discontinuité critique

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Jean-Paul Hubert

Deuxième partie. La discontinuité dans la théorie de la forme urbaine

Chapitre VIII. Les phénomènes liés à l’organisation géographique

Texte intégral

Le parcours morphogénétique

  • 1 Ce sens particulier peut correspondre au concept de prégnance chez R. Thom.

1Après la présentation des mécanismes proposés par la théorie de la forme urbaine et leur formalisation, il reste à présenter comment la théorie considère le sujet dans le processus de constitution de l’organisation géographique. La théorie propose que l’expérience de l’organisation soit fondamentalement l’expérience d’un sens, et toute la phénoménologie de l’organisation est en fait une mise en forme progressive et une montée de ce sens du suprasensible transcendant vers le monde sensible 1La compréhension de cette phénoménologie, c’est-à-dire de la façon dont l’objet se manifeste à la perception du sujet représente le quatrième et dernier moment transcendantal de la constitution de l’objectivité géographique. Cette étape finale conditionne toutes les autres car il serait évidemment absurde de vouloir connaître scientifiquement un objet sans savoir comment il est possible d’en avoir l’expérience.

2Dans la théorie de la forme urbaine, c’est le développement par G. Desmarais de la question « morpho-sémiotique » qui traite cette question et donne toute son utilité au formalisme de la sémiotique présenté précédemment. La sémiotique structurale n’étudie pas le sens en lui-même mais la « forme du sens », en supposant que tout élément signifiant manifeste une narrativité saisissable à travers une combinaison d’unités syntaxiques et sémantiques. La structure géographique est investie de sens, et les discontinuités qui la composent interviennent comme la forme à travers laquelle ce sens apparaît.

3Dans cette problématique de la forme du sens, la sémiotique structurale a développé le concept de parcours génératif qu’elle présente ainsi :

  • 2 Greimas, Courtés, 1979, p. 157-158.

« Nous désignons par l’expression parcours génératif l’économie générale d’une théorie sémiotique [...], c’est-à-dire la disposition de ses composantes les unes par rapport aux autres, et ceci dans la perspective de la génération, c’est-à-dire en postulant que, tout objet sémiotique pouvant être défini selon le mode de sa production, les composantes qui interviennent dans ce processus s’articulent les unes avec les autres selon un « parcours » qui va du plus simple au plus complexe, du plus abstrait au plus concret. »2

4S’il est supposé qu’un sens informe « en profondeur » et «abstraitement » un lieu, à un niveau plus concret, ce sont autant les unités sémantiques que la manière dont elles se combinent dans des représentations qui portent ce sens et le rendent perceptible. La sémiotique montre que, en tant qu’elles sont la forme du sens investi dans l’espace géographique, les discontinuités géographiques participent à cette génération du sens.

5G. Desmarais a ainsi proposé un « parcours morphogénétique de la forme urbaine », qui présente quatre niveaux dans l’organisation du sens de la forme urbaine. Le niveau inférieur est le cadre structural du niveau supérieur, c’est-à-dire qu’il surdétermine l’apparition des phénomènes du niveau supérieur en conditionnant a priori leurs modalités. Voici la présentation du parcours morphogénétique de la forme urbaine tel que la donnent G. Desmarais et G. Ritchot :

6« Les quatre niveaux d’organisation sont :

  • le niveau profond qui correspond à une sémantique fondamentale composée des représentations symboliques de l’imaginaire anthropologique ;
  • le niveau politique de la dynamique d’appropriation spatiale se traduisant par des trajectoires de mobilité, génératrices des genres de vie nomade et sédentaire ;
  • le niveau des discontinuités abstraites de l’espace géographique dont la catégorisation globale surdétermine le découpage parcellaire local ;
  • le niveau de surface des formes concrètes colocalisées par les discontinuités abstraites, où s’effectue une valorisation foncière par la rente de situation qui stimule l’édification architecturale et la rentabilisation de celle-ci par les forces productives.

7D’un point de vue dynamique :

  • le parcours morphogénétique débute par la saisie esthétique et affective, c’est-à-dire précognitive, de prégnances anthropologiques, au fondement des représentations symboliques que le sujet se fait des destins individuels et collectifs ;
  • le passage du niveau profond au niveau suivant de la dynamique interne est opéré en vertu de la règle de propriété, qui actualise les prégnances en “produisant” l’espace géographique. Cette actualisation d’envergure politique privilégie un domaine spatial investi de prégnances et qui devient par le fait même interdit et/ou attractif. Il s’agit d’un vacuum, objet de désir et enjeu de quêtes et de rivalités dont la résolution passe par la prise de contrôle de la mobilité des acteurs sociaux ;
  • autour de ce vacuum, la dynamique d’appropriation territoriale engendre, au niveau des formes abstraites, la catégorisation globale de l’espace géographique en domaines différenciés, des aires positives de nomadisme sélectif urbain qui informent des aires négatives de sédentarité rurale. Et ces aires sont subdivisées en unités cellulaires locales diversement valorisées par la rente foncière ;
  • au niveau figuratif des formes architecturales concrètes, l’édification s’effectue en fonction de ces valorisations par la rente foncière qui stimule la rentabilisation économique par les forces productives. La valorisation et l’édification permettent aux forces productives de “cibler” l’établissement humain de qualité (cf. le tableau ci-dessous). »
  • 3 Ritchot, 1991, p. 10-11. Cf. également Desmarais, 1991, p. 36-37, et 1992 in Ritchot, Mercier, p. (...)

Tableau récapitulatif du parcours morphogénétique, à lire de 7 à 1, en suivant les flèches de présupposition.3

8La disposition de ce tableau ressemble à celle du « parcours génératif » selon A.-J. Greimas, mais elle présente un niveau supplémentaire. Elle met particulièrement en évidence la conception de l’espace géographique en tant qu’espace des formes abstraites, ainsi que la situation de tiers-terme de ces formes qui permettent l’actualisation des dynamiques anthropologiques fondamentales dans l’organisation des formes concrètes de l’établissement humain. Les structures spatiales ne sont pas déterminées causalement par des actions individuelles dont les effets s’aggloméreraient au hasard. Au contraire, ces actions sont canalisées par la structure géographique qui porte le sens des dynamiques fondamentales, et que le sujet saisit sur le mode esthétique. Mais cette structure géographique est aussi un ensemble de positions diversement valorisées par la rente foncière (selon la forme que lui donne le système économique en vigueur). C’est la règle de propriété qui a permis de convertir l’axiologie fondamentale et transcendante en une valorisation différenciée des positions (cf. la deuxième étape du parcours). G. Desmarais montre que, dans la problématique de la structuration abstraite de l’espace par l’établissement humain, la géographie structurale peut trouver dans la théorie sémiotique les outils intellectuels pour analyser ce mécanisme de conversion dont dépend toute la production des structures géographiques. On comprend ainsi la place inhabituelle de la rente, qui est généralement tenue pour une résultante de l’action des forces productives et qui apparaît ici comme une variable fondamentale.

La spatialité des phénomènes sociaux et économiques

  • 4 Cf. Desmarais, 1991, Chapitre 2, p. 63-65.

9La théorie de la forme urbaine spatialise l’ensemble du processus d’investissement de sens dans la surface terrestre. Le parcours morphogénétique fait correspondre chaque niveau de signification avec une étape de la constitution de l’organisation géographique. Grâce à cette articulation, cette théorie parvient à dépasser l’hypothèse selon laquelle la signification est simplement «projetée »4 sur la surface terrestre - comme le serait un film sur un écran de cinéma -, après avoir été complètement élaborée dans un processus psychosociologique.

10Dans cette conception, l’espace n’intervient que dans la phase finale de la projection. Dans la phase initiale, le projecteur, qu’il s’agisse du sujet ou de la société, produit le sens sans que soit envisagée une spatialisation préalable, ou plutôt : sans que la spatialisation initiale du sujet ou du groupe ne fasse sens. Or cette opposition entre l’espace avant et après la projection n’est pas sans conséquence pour la réflexion sur l’investissement du sens dans l’organisation géographique. Cette dichotomie oblige à poser la question de l’apparition de ce sens comme la recherche de son origine dans l’esprit du sujet ou dans un sentiment collectif flottant dans une sorte d’Ether social, milieu subtil qui imprégnerait les corps symboliques. La question de l’apparition du sens est d’ordre théorique car elle porte sur la manifestation de phénomènes géographiques dans leur espace, mais la question de l’origine du sens hors de tout espace est, elle, d’ordre métaphysique. Et la métaphysique ne peut apporter qu’une solution dogmatique, invérifiable, donc a priori insatisfaisante sur le plan scientifique et théorique.

11On y retrouve l’empreinte de l’antinomie :

  • la conception projective suppose que les phénomènes symboliques sont autonomes par rapport à la réalité géographique ;
  • or la réalité économique et sociale relève de cet ordre symbolique et les structures de la géographie humaine spatialisent cette réalité ; en outre, les relations symboliques entre les acteurs ne peuvent s’actualiser que dans l’écoumène, par leur immersion dans l’espace géographique ;
  • il est donc demandé au social et à l’économique d’expliquer les phénomènes de position dans ces structures ; mais ni le social, ni l’économique, ne peuvent proposer des mécanismes capables de s’actualiser sans le concours d’une structuration de l’espace ;
  • ils ne peuvent donc pas fournir l’explication demandée.

12La sortie de l’antinomie n’est possible que si la question de l’apparition du sens peut recevoir une réponse théorique et non métaphysique. A cette fin, la question ne doit pas être posée dans les termes de la recherche d’une origine non spatiale du sens mais dans ceux d’une explication de la présentation au sujet d’un sens spatialisé qu’il peut partager avec les autres membres du groupe. On en déduit la nécessité de poser que toute spatialisation fait sens a priori, ainsi que l’obligation de dépasser la conception projective prisonnière de l’antinomie. Il ne peut exister d’espace géographique relatif insignifiant en soi.

13Avec la présentation du parcours morphogénétique, l’espace géographique apparaît comme un espace relatif investi a priori d’un sens perceptible par le sujet sur le mode de l’affect esthétique. Dans cette perspective, les oppositions couramment utilisées entre, d’une part, un espace géographique et, d’autre part, un espace économique (en tant qu’espace des relations économiques), ou un espace social (en tant qu’espace des relations sociales), doivent être entièrement reconsidérées. Sans doute, les relations économiques ou sociales contiennent-elles des éléments qui ne sont pas du tout réductibles aux structures de positions, en particulier des structures liées aux mécanismes monétaires ou encore à la parenté et aux classes sociales. Toutefois, dans la mesure où toutes les structures économiques ou sociales sont spatialisées et présupposent l’interdit spatial de propriété, qui est le fondement même de la réalité de l’organisation géographique, une séparation et une opposition trop nette entre ces espaces ne peut être qu’artificielle. La théorie de la forme urbaine montre que la dimension symbolique n’est pas réservée aux espaces dits «sociaux » ou «économiques », pour ne parler que de ceux-là, et que l’actualisation spatiale des discontinuités est un phénomène morpho-sémiotique relativement autonome. L’ordre géographique ne se réduit pas à une relation empirique entre l’homme et son milieu.

14C’est pourquoi il ne faut pas considérer que le social et l’économique puissent engendrer des espaces autonomes séparés de l’espace géographique et projetables sur ce dernier.

  • 5 Aydalot, 1976, p. 6.

15On peut alors remarquer que les relations économiques ou sociales correspondent généralement à un cadre géographique privilégié. Ph. Aydalot montre notamment que « l’économie nationale a toujours servi d’unité spatiale de référence depuis les origines de la science économique »5 En En suivant cet auteur, nous pouvons dire que l’économie dite «générale » présuppose automatiquement l’existence d’une relation de position géographique entre les acteurs dont elle étudie l’interaction. Dans ces conditions, nous pouvons considérer que les relations économiques sont en rapport avec un certain type de relations de positions, et qu’elles n’apparaissent que dans le cadre spatial d’une structure géographique d’un certain niveau. Quant aux relations sociales, on peut faire l’hypothèse que leur cadre géographique est celui de l’urbain et du rural dont l’articulation est à la base du contrat social. Ainsi l’espace social ne serait, lui aussi, qu’une échelle de l’espace géographique, c’est-à-dire un niveau de structure. Il paraît donc profitable de considérer les ordres sociaux et économiques comme la combinaison d’une échelle théorique géographique (qui est une entité globale), avec des entités non géographiques telles que les structures de parenté ou le langage, pour ce qui est du social, les mécanismes de l’échange et la monnaie, pour ce qui est de l’économique. La spatialité, c’est-à-dire le mode d’existence des phénomènes sociaux et économiques, est géographique.

16C’est dans cette optique que nous tentons de lever une objection selon laquelle la théorie de la forme urbaine ne pourrait s’appliquer qu’au couplage ville-campagne et serait inopérante pour l’étude des structures d’échelles différentes, notamment en géographie régionale ou en géographie politique.

Échelles théoriques et référentiels objectifs

17La problématique de l’établissement humain épuise la question de la structure globale de l’espace géographique mais n’épuise pas la notion de position. Elle explique l’origine du phénomène, mais la référence aux formes de l’établissement ne paraît pas définir complètement la position géographique. L’articulation urbain / rural est globale, au sens où le référentiel objectif produit par la forme urbaine informe la totalité du monde ouvert à la liberté de l’homme - dans les limites de la réalité de la nature -, ce que nous rapportons au concept d’écoumène en tant que complémentaire du vacuum. Non seulement ce référentiel détermine la position des lieux déjà visités, mais encore il permet d’en attribuer une à tout lieu à découvrir ultérieurement. La forme urbaine définit donc bien une classe de référentiels, ou encore ce que nous avons appelé une échelle théorique.

18Les formes urbaines sont des référentiels objectifs car elles définissent une position pour un sujet doué de raison en général, en tant qu’il peut accorder son espace représentatif sur la structure abstraite. Ainsi, l’espace géographique n’est pas seulement l’ensemble de toutes les structures abstraites possibles, mais il est aussi la réunion des espaces représentatifs de tous les êtres humains possibles. En outre, la théorie de la forme urbaine montre que ces espaces représentatifs se constituent en s’accordant (comme les musiciens d’un orchestre s’accordent sur le La du hautboïste) sur une structure topologique qui résulte de l’investissement du sens axiologique dans des lieux déterminés. Le vacuum est une sorte de point d’ancrage qui médiatise les relations intersubjectives. De cette façon, la réunion indéterminée et quasi infinie d’espaces représentatifs subjectifs est équivalente à la réunion finie de formes urbaines abstraites. Cette équivalence est un point tout à fait crucial sur le plan épistémologique. Ces formes urbaines se manifestent par des formes de l’établissement plus ou moins anciennes, associées à différents systèmes économiques et à différentes cultures, et qui peuvent paraître hétérogènes. Mais au niveau abstrait, on peut découvrir un recouvrement fini de l’écoumène qui lui confère, à une autre échelle, une véritable morphologie géométrique et dynamique.

  • 6 A ce titre, on peut considérer que le vacuum constitue une structure distincte de la forme urbaine (...)

19En géographie humaine, les études de géographie structurale se sont jusqu’à présent focalisées sur l’articulation entre les domaines urbains et ruraux (au sens de la théorie de la forme urbaine), c’est-à-dire, au niveau des manifestations phénoménales, sur la ville et sur son environnement proche. Elles sont restées dans le cadre de la géographie urbaine (au sens traditionnel du terme). Rien n’interdit pourtant d’envisager des structures géographiques se manifestant par des phénomènes plus vastes, à condition que l’existence de telles structures n’entre pas en contradiction avec celle des formes urbaines présentes simultanément dans l’écoumène. C’est pourquoi notre démarche consiste à tenter de déduire de la structure abstraite de la forme urbaine, vue en tant que cause, d’autres structures abstraites qui en seraient l’effet. La primauté de la forme urbaine sur ces nouvelles structures vient de la primauté du vacuum dans les conditions de possibilité de l’établissement humain6 et dans la phénoménologie de la position. Puisque la forme urbaine est constituée par des discontinuités, et produite par les trajectoires de l’établissement humain, nous cherchons à déduire de la dynamique urbaine de nouvelles classes de trajectoires, puis à en définir le sens politique. Ces nouvelles trajectoires seront pertinentes pour la géographie humaine si elles peuvent correspondre à la définition a priori de nouveaux types de discontinuités géographiques et, partant, à de nouveaux rapports de positions dans des structures engendrées par ces trajectoires. Ainsi peuvent se définir d’autres échelles théoriques.

20Nous pensons que l’existence d’échelles différentes n’est pas conditionnée par les phénomènes, et que ces échelles ne se construisent pas a posteriori. Nous rejetons ainsi cette conception selon laquelle, sous l’effet de dynamiques démographiques et d’expansion urbaine, des villes entreraient en conflit, conflits qu’elles ne pourraient régler qu’en instituant des contrats adaptés à la situation, et par lesquels elles se regrouperaient en régions. Puis les régions se combattant entre elles, on inventerait l’État-nation, etc., jusqu’à l’O.N.U. Ce mécanisme atomiste est contraire à tout ce que nous avons tenté de faire jusqu’à présent. G. Ritchot montre qu’il est faux dans le cas de la ville. Comment serait-il vrai par rapport à ces autres structures ? Il est aussi extrêmement simpliste car il met en relation des niveaux de réglementation politique et des niveaux géographiques en spéculant une chronologie manifestement douteuse. Qu’est-ce-qui permet de penser, par exemple, que l’idée politique de la cité serait séparée de celle de l’État, et que cette dernière ne serait apparue que lorsque le besoin s’en serait fait sentir ? Il paraît préférable de faire l’hypothèse que ces niveaux politiques sont déjà a priori contenus dans le sens politique de la forme urbaine. Nous supposons donc que la différenciation des trajectoires qui préside à l’instauration de discontinuités dans de nouvelles structures morphologiques peut être déduite de celle des trajectoires de mobilité visant à l’établissement humain (à la base de la structure abstraite de la ville).

21Cependant, ces structures d’une nouvelle échelle ne se manifestent pas a priori par des relations de positions différentes de celles qui sont produites par une forme urbaine. Les déterminations engendrées par les différentes structures peuvent très bien porter sur les mêmes lieux. Tant qu’on n’envisage qu’une seule forme urbaine, les rapports de positions correspondant aux différentes échelles sont probablement liés et difficiles à séparer. On pourrait parler de « cas dégénéré ». C’est pourquoi il est pertinent de considérer non pas une mais plusieurs formes urbaines localisées en différents lieux de la surface terrestre, chacune autour d’un centre attracteur propre. La question est alors de comprendre comment ces structures peuvent coexister et s’articuler au sein de structures d’autres échelles. Cette démarche ne signifie pas que les nouvelles échelles n’existent pas lorsque les sujets n’ont pas conscience de l’existence d’un autre vacuum (et, de toute façon, on ne peut pas voir une position à travers deux référentiels en même temps). Si des trajectoires pertinentes peuvent être déduites a priori de la forme abstraite, elles fondent les échelles également a priori. Ce n’est pas la confrontation empirique de plusieurs centres organisateurs qui les fait naître. C’est seulement leur manifestation qui peut, dans cette confrontation, produire un phénomène identifiable pour lui-même.

Dynamiques induites par la forme urbaine

22Le parcours morphogénétique laisse entrevoir deux nouvelles dynamiques attachées à l’existence de la forme abstraite. Rappelons quelques étapes du parcours :

23« 7) les forces productives rentabilisent...

246) les édifications qualitativement spectaculaires stimulées par...

255) la rente de situation valorisant...

264) des domaines vides catégorisés par un système de discontinuités abstraites...

273) engendrées par le contrôle de la mobilité [...]. »

28La première dynamique est attachée à la régulation économique des différences de valeurs investies dans les lieux, qui sont organisées par la forme abstraite et qui déterminent des rentes de situation. Dans une société en évolution, ces rentes doivent périodiquement être stimulées par l’apport sur les lieux de nouvelles quantités de valeur qui se transforment en richesses dans le système économique. La seconde dynamique est liée aux échanges de biens réalisés dans les formes concrètes, en tant qu’unités de production et de consommation et qui rentabilisent les positions.

  • 7 Braudel, 1985, p. 56.

29Les modalités empiriques de ces dynamiques peuvent beaucoup varier selon le mode d’organisation sociale et le système économique. Le point qui nous importe, à ce niveau de la recherche, est de montrer qu’elles peuvent être fondées en théorie. Il convient néanmoins d’essayer d’en donner une illustration empirique. Dans le contexte européen et capitaliste, la première dynamique, qui stimule l’édification, paraît être celle de la mobilité du profit et de la circulation de la monnaie. La seconde, qui rentabilise les positions, organise les échanges de biens de consommation, mais sans modifier la distribution spatiale de la rente. La distinction paraît correspondre à celle que présente F. Braudel entre «capitalisme » et « économie de marché » du xve au xviiie siècle. Par opposition à la « sphère de circulation »7 des échanges capitalistes, l’auteur définit la circulation des marchandises dans l’économie de marché en évoquant :

  • 8 Ibid., p. 54.

« [...] ces échanges sans surprise, «transparents », dont chacun connaît à l’avance les tenants et les aboutissants et dont on peut supputer à peu près les bénéfices toujours mesurés [...]. »8

30On peut dire que cette seconde dynamique se situe dans un contexte social et technique donné. L’offre et la demande se déterminent mutuellement ; elles portent sur des objets identifiés et présents en des quantités déterminées. En revanche, pour la première dynamique, l’offre est indéterminée a priori car la demande ne porte pas sur un objet socialement défini. Elle aspire à faire opérer la règle de propriété pour stimuler la rente de situation là où il convient. L’objectif est de préserver la stabilité de la forme abstraite afin de la maintenir dans son statut d’objet-valeur. Mais sur quel objet doit porter la règle de propriété ? Il est impossible de le connaître a priori, et c’est peut-être, entre autres, pourquoi on part le chercher au loin, dans des contrées inconnues.

31Ces dynamiques vont s’actualiser à l’intérieur de domaines plus vastes que ceux qui ont été aménagés sous l’impulsion de la forme urbaine. Ces domaines ainsi rattachés à l’espace représentatif (vu depuis la forme urbaine en tant que référentiel informateur) ne peuvent y apparaître avec la même qualité que les domaines centraux. Les domaines attachés à la première dynamique sont des lieux extraordinaires, ou étranges. Ils sont des sources de «valeur » relativement à l’axiologie fondamentale qui guide l’établissement humain. Dans l’histoire, ce sont des territoires tels que l’Inde au moment du commerce des épices, les gisements aurifères d’Afrique ou d’Amérique du Sud aux temps modernes, puis l’Extrême-Orient, etc. Aujourd’hui, il semble qu’il ne reste que l’Antarctique, l’Amazonie ou les grands fonds marins. Les domaines attachés à la seconde dynamique sont, à l’opposé, des lieux beaucoup plus banals. Le référentiel urbain projette sur ces lieux une utilité. Il les fait voir comme une nature reconstituée, un milieu où l’on pourrait « se servir » et qu’on exploiterait progressivement. La règle de propriété y joue tout autant, mais elle est masquée, comme par un effet de perspective.

32Nous pouvons donc envisager deux familles de discontinuités ayant des significations politiques distinctes, et qui se déploient autour de la forme urbaine. La question à poser est alors : quelles sont les classes de trajectoires qui ont pu produire ces discontinuités ? Lorsque nous avons esquissé ces deux dynamiques, nous les avons reliées à un processus de conservation de la stabilité des structures et avons envisagé, non pas des trajectoires de migrants mais de biens, plus ou moins matériels, et destinés à des communautés ayant déjà structuré leur territoire. L’organisation de ces flux est le résultat d’une étape préalable au cours de laquelle les trajectoires de l’établissement humain étaient non pas focalisantes, mais diffusantes (orientées du centre vers la périphérie), c’est-à-dire des trajectoires d’évasion ou bien de dispersion.

33Nous faisons donc l’hypothèse que c’est la différenciation de ces trajectoires qui structure les deux types de domaines envisagés : d’une part, les trajectoires d’évasion des nomades sélectifs et, d’autre part, les trajectoires de dispersion des sédentaires dépourvus du contrôle de leur mobilité. Par suite, du fait du cycle de l’établissement humain, ces trajectoires diffusantes d’évasion et de dispersion conditionnent respectivement des trajectoires focalisantes de rassemblement et de concentration, et induisent l’organisation de flux économiques. A partir de ces structures topologiques, les organisations des flux seront ensuite concrétisées dans des réseaux, en rapport avec l’état des techniques et celui des institutions politiques et juridiques.

34Enfin, c’est nécessairement au cours de trajectoires diffusantes que des habitants d’une forme urbaine peuvent entrer en contact avec les habitants d’une autre forme urbaine. Les migrants, qui désirent s’établir à une certaine position-but, peuvent rencontrer des individus dont la perception du monde extérieur (et notamment de cette position-but) est déterminée depuis un certain référentiel, lié à un certain système de valeurs. Les sujets migrants vont être confrontés à d’autres sujets ayant un autre point de vue et d’autres valeurs. Cela peut entraîner des contradictions. Imaginons par exemple que, vu d’une structure A, un point P apparaisse dans une zone négative rurale tandis que, depuis une structure B, il apparaisse dans une zone positive de nomadisme sélectif ou vice-versa. Cette contradiction doit être résolue.

Fig. 12 Contradiction entre deux formes urbaines

35Les acteurs vont devoir régler ce différend afin de réaliser l’objectif de l’établissement du migrant. Nous faisons l’hypothèse que ce règlement se fait à l’intérieur d’un cadre pré-défini qui détermine tous les cas possibles. Il apparaît alors que ces contradictions se résolvent a priori différemment selon qu’il s’agit de trajectoires de nomades sélectifs ou de sédentarisés. Les deux cas doivent être abordés séparément. Nous les traiterons par le formalisme des structures actantielles évoqué plus haut.

La différenciation des trajectoires de dispersion

36Reprenons les éléments du programme narratif de la trajectoire de dispersion :

  1. Un sujet de faire S2 en état de syncrétisme actoriel9 avec avec le Destinateur délégué qui a reçu du Destinateur transcendant le sens axiologique ;
  2. Un sujet d’état S1 qui a perdu au profit de S2 le contrôle de sa mobilité ;
  3. Deux positions-objets : O1 (source) et 02 (but) ;
  4. Une séquence notée : S2 → [(O1 ∩ S1 ⋃ O2) → (O1 ⋃ S2 ∩ O2)].

37S2 fait que SI quitte son état de conjonction avec O1 et de disjonction avec 02 pour un état de disjonction avec O1 et de conjonction avec 02.

38La proximité de O1 ou de 02, par rapport au vacuum attractif, confère à des lieux une qualité centrale fortement valorisée ou, au contraire, périphérique et faiblement valorisée. Lorsqu’on conserve le même vacuum de référence pendant toute la durée de la trajectoire de dispersion, O1 et 02 sont respectivement endorégulée et exorégulée. Pour éviter une confusion, lorsqu’on envisage plusieurs lieux possibles pour la régulation de la mobilité, nous emploierons les adjectifs «positif » et «négatif » que G. Ritchot emploie (en référence à la courbure des profils géomorphologiques) comme synonymes de, respectivement, endorégulé ou exorégulé.

39Si l’on envisage deux vacua attractifs alors, bien que O1 soit toujours positive pour le sujet d’état, 02 peut désigner un lieu alternativement négatif ou positif selon sa position relative par rapport au deuxième vacuum, et selon le point de vue qui prédominera pour décider où sera détenu le contrôle de la mobilité du sujet d’état S1. Les positions relatives ne se définissent plus unilatéralement comme centrales ou périphériques, ni même comme urbaines ou rurales. On entre dans une autre structure géographique.

40Ainsi, une différenciation des trajectoires se dessine autour de deux alternatives :

  1. 02 est situé, soit dans une zone positive, soit dans une zone négative de la seconde forme urbaine ;
  2. le contrôle de la mobilité de S2 est attribué, soit depuis la première forme urbaine, soit depuis la seconde.

41Nous en déduisons quatre types de trajectoires qu’il s’agit de qualifier par autant de concepts. Les dénominations sont données à titre provisoire, voire à titre d’hypothèses. Il en sera de même à la section suivante. D’autres mots correspondent peut-être mieux aux mécanismes théoriques que nous décrivons. Ce n’est pas ici le point important. L’important est que la théorie puisse détailler le mécanisme de formation des structures engendrées par la forme urbaine, et qu’elle puisse ainsi guider l’étude des phénomènes pour confirmer ou infirmer les termes proposés. Nous ne pouvons malheureusement pas mener plus loin ce travail dans le cadre de cet ouvrage.

42Au niveau sémio-narratif, le passage d’une première forme abstraite à une seconde signifie qu’une nouvelle phase de transfert a lieu. Elle va déterminer quel acteur sera en position de Destinateur délégué et donc qui, à la fin de la phase d’action, détiendra le contrôle de la mobilité du migrant. Si 02 est une zone doublement négative (la mobilité y est, à chaque fois, contrôlée depuis l’extérieur), alors ce pouvoir de régulation se dispute entre deux acteurs en position de sujet de faire, et distincts du migrant. Ce dernier sera à nouveau sédentarisé, mais il peut en quelque sorte changer d’orbite. Si sa mobilité reste contrôlée depuis la source, la trajectoire réalisée a pour effet l’appropriation d’un territoire au profit de la source et au détriment du but.

43Pour proposer des appellations qualifiant ces trajectoires, il est utile de revenir sur la question de la dette contractée par le sédentaire, et qui a été introduite à la fin du chapitre précédent. Dans le premier cas, le migrant conserve sa dette vis-à-vis du même acteur, mais peut-être les conditions de remboursement seront-elles différentes, du fait du nouveau travail qu’il réalisera pour étendre la zone d’influence de son créancier. Nous proposons de l’appeler « trajectoire de pionnier ». Dans l’autre cas, le migrant change de créancier espérant probablement une plus grande facilité de remboursement. Nous proposons de parler alors de « trajectoire d’émigration ».

  • 10 Nous retrouvons à cette occasion une catégorisation des domaines selon que le travail est plus ou (...)

44Si 02 est finalement une zone positive, alors le pouvoir se dispute entre l’acteur qui détenait le contrôle de la mobilité du migrant et ce dernier qui peut acquérir par cette délocalisation le statut de nomade sélectif. Nous proposons de parler de « trajectoire d’émancipation ». Dans le cas contraire, le migrant devient un agent d’une supériorité hiérarchique de la forme urbaine de départ sur celle d’arrivée. Il parvient en effet à transférer sa créance sur les sédentaires qui sont déjà localement endettés. Ainsi, la rémunération du travail en 02 est dorénavant ponctionnée pour payer une dette contractée en O110. Nous utiliserons le terme de « vassalisation » pour qualifier la trajectoire.

Tabl. 2 Différenciation des trajectoires de dispersion

45Les phases de dispersion président ainsi à l’établissement d’une structure abstraite d’un autre niveau que le couplage ville-campagne. Les relations entre plusieurs formes urbaines y sont organisées dans l’optique politique d’une régulation des trajectoires visant à la conservation et au fonctionnement des formes concrètes par l’exploitation technique des ressources du milieu. Elles préparent l’organisation des flux matériels à une échelle que nous pensons pouvoir assimiler à celle de la région. La différenciation des trajectoires catégorise l’étendue. Elle définit, selon la colonne de gauche (qui donne la deixis positive du carré sémiotique), un domaine de l’espace contenant plusieurs villes, bourgs ou villages en relation politique, de manière à assurer le fonctionnement des « fonctions utilitaires pratiques qui rentabilisent les formes de l’édification ». La colonne de droite (la deixis négative) présente les trajectoires qui franchissent la discontinuité régionale.

La différenciation des trajectoires d’évasion

46Dans l’analyse sémiotique, la trajectoire d’évasion concerne, quant à elle, des acteurs en position de nomade sélectif, c’est-à-dire possédant une compétence politique. Selon les termes de la sémiotique, ces acteurs occupent la position d’actants en conjonction avec le pouvoir de faire que représente le contrôle de leur mobilité.

47Dans la séquence « S2 → [(O1 ∩ S1 ⋃ O2) → (O1 ⋃ S1 ∩ O2)] », le sujet de faire S2 est en syncrétisme actoriel avec le sujet d’état (S 1 <=> S2). L’acteur a la compétence pour décider d’arrêter sa trajectoire au lieu qu’il choisit. Cependant, le migrant peut rencontrer auparavant les membres d’une autre société qui ne sont pas forcément disposés à le laisser s’approprier une partie de leur territoire. Dans la contradiction pour l’appropriation, le conflit, qui dans la formalisation sémiotique oppose un sujet à un antisujet, porte, non pas sur le contrôle de la mobilité du migrant, mais sur le pouvoir d’attribuer transitivement un lieu-objet au nom de l’autre asymétrique. En d’autres termes : l’issue du conflit désigne l’acteur qui pourra occuper la situation de Destinateur délégué. La qualification des trajectoires qui se dessine est donc sensiblement différente. La position-but 02 est unilatéralement positive pour le sujet d’état, même si elle est physiquement éloignée du vacuum initial. Le nomade sélectif en phase d’évasion est en effet conjoint au vacuum qu’il est en train de fuir. Et c’est encore ce dernier qui, aux yeux de l’acteur réalisant une trajectoire d’évasion, informe O2 et en fait un lieu attracteur, c’est-à-dire le valorise. On retrouve à nouveau deux alternatives, qui sont les suivantes :

  1. soit la position 02 est négative par rapport à la nouvelle forme urbaine, soit elle est positive ;
  2. soit le sujet d’état retrouve sa situation de syncrétisme avec le Destinateur délégué, soit il ne la retrouve pas.

48Remarquons que, dans le cas où l’acteur ne retrouve pas sa position de Destinateur délégué, il se voit alors isolé par les populations autochtones. Quel que soit le mode selon lequel son territoire lui est attribué, la zone où il s’établit est perçue comme un élément exogène à la structure urbaine locale, extérieure au couplage ville-campagne, bénéficiant éventuellement d’un régime d’extra territorialité.

  • 11 Dans ce dernier cas, la position-source peut exister encore comme référence sacrée, le retour vers (...)

49Avant de proposer de qualifier les trajectoires (en faisant les mêmes réserves que précédemment), on peut remarquer que certaines appellations peuvent dépendre de la réversibilité ou de l’irréversibilité de cette trajectoire d’évasion. Selon que l’acteur en déplacement a, ou non, la possibilité de revenir en arrière, les trajectoires seront vécues différemment. La réversibilité de la trajectoire paraît signifier que le lien entre les positions source et but est concrétisé par des flux, par exemple commerciaux, qui viennent rentabiliser l’investissement de valeur dans l’espace-but. L’irréversibilité signifie au contraire que le lien est rompu ; alors la rentabilisation sera réalisée par des flux entre plusieurs positions-buts organisées en réseau. La position-source a informé la position-but mais ne joue plus de rôle par la suite. L’acteur en déplacement a perdu le droit de revenir à son point de départ. Il peut l’avoir perdu personnellement par un bannissement, ou alors par son appartenance à un peuple pour qui la position-source est devenue interdite11 Mais la réversibilité ou l’irréversibilité ne paraît pas pouvoir être décidée théoriquement a priori. Il ne s’agit que d’un élément empirique a posteriori qui différencie les modalités d’un même phénomène.

50Lorsque l’acteur en déplacement reste détenteur du pouvoir de régulation, sa trajectoire donne lieu à l’annexion d’un territoire et à l’appropriation de ses ressources sans contrepartie venant de la position-source. Si la position-but est positive, l’acteur peut capter la valeur investie dans cette dernière au profit de son projet politique. On peut ainsi considérer que ces trajectoires entraînent la «fondation » d’une nouvelle structure. En revanche, si la position-but est négative, il n’y a que captation de leur rente. Nous proposons de parler dans ce cas de trajectoires de « colonisation ».

51Lorsque l’acteur n’acquiert pas le pouvoir de régulation dans la position but, il devra accepter une contrepartie au profit qu’il obtiendra du fait de sa position qui reste positive relativement à la source. Cette contrepartie est déterminée par un contrat, par exemple un bail qui fixe une limite temporelle aux droits sur la position, comme c’est le cas à Hong Kong. Elle peut aussi consister en la promesse d’un soutien, en cas de besoin, au pouvoir local. Il semble qu’on retrouve ainsi ce type de trajectoires dans l’établissement du commerce capitaliste.

  • 12 C’est en outre une situation trouble à l’égard des sujets sédentarisés, qui ne savent pas qui, du (...)

52Il y a un paradoxe à supposer que le migrant puisse s’établir dans un domaine positif, alors qu’il est localement dépourvu du pouvoir de régulation. Il ne le peut que parce qu’il tient en fait une position de délégué du Destinateur délégué. Mais, en même temps, il est en position de Destinateur délégué relativement à la position-source, ce qui nous laisse penser qu’il s’agit d’une position instable. Cette position semble encore plus instable12 lorsque le migrant n’obtient pas cette position de « délégué du délégué » et doit se comporter en sédentaire. Nous proposons d’envisager que les «comptoirs » sont engendrés par des trajectoires qui aboutissent à des positions-buts positives, et que les «ghettos » le sont par des trajectoires aboutissant à des positions-buts négatives. Nous en tirons alors le carré suivant :

Tabl. 3 Différenciation des trajectoires d’évasion

  • 13 Nous préférons parler de nation plutôt que d’État-nation car le sens politique de l’État est prése (...)
  • 14 Si les appellations proposées sont pertinentes, on n’aurait pas à supposer a priori que la région (...)

53La colonne de gauche définit un domaine qui nous paraît alors s’apparenter au concept de «nation »13 par son sens politique, celle de droite décrit les trajectoires franchissant les discontinuités internationales. La théorie de la forme urbaine peut donc être élargie à une théorie générale des structures de l’espace géographique, et par là nous paraît constituer l’objectivité des concepts de région et de nation14.

  • 15 Ritchot, 1991, Chapitre 7 « L’Édification », cf. p. 66.

54Rappelons enfin que le carré sémiotique est une structure dynamique dont les quatre termes sont placés dans une série de relations logiques qui permet de définir un cycle. La mise en évidence de deux nouveaux carrés sémiotiques devrait donc apporter deux nouvelles séries chronologiques : deux cycles temporels commandés par ceux de la forme urbaine et du vacuum, mais non nécessairement synchrones. G. Ritchot montre que le cycle de l’édification de la forme urbaine présente des rapports avec celui de Kondratiev15. Les deux nouvelles séries pourraient-elles être assimilées à des cycles de conjoncture économique ? La question ne peut pas être approfondie ici, mais la piste paraît prometteuse.

55Le vacuum, la forme urbaine et les deux morphologies régionale et nationale nous paraissent donc constituer quatre niveaux de structure dans l’espace géographique. Néanmoins, le vacuum et la forme urbaine sont les deux niveaux fondamentaux de l’organisation du monde. Le vacuum est l’origine des positions, dans les deux sens du mot origine : il est la première discontinuité, rupture vertigineuse dans le paysage et point cardinal sur lequel on revient toujours pour se repérer. La forme urbaine, quant à elle, structure l’espace. Elle engendre la réalité géographique en organisant les positions dans une totalité. Elle articule ces positions séparées par des discontinuités, en contrôlant les trajectoires continues qui permettent de les relier. Mais cette forme n’est pas figée, et c’est le vacuum qui engendre la dynamique produisant la foliation de la forme urbaine et, en même temps, détruisant des connexions.

56Le paragraphe précédent a été inspiré par ces phrases de M. Serres au sujet du pont et du puits dans l’espace des mythes. Elles nous paraissent une belle métaphore de toute la théorie de la forme urbaine :

  • 16 Serres, 1977, p. 28

« Le pont est un chemin qui connecte deux berges, ou qui rend une discontinuité continue. Ou qui franchit une fracture. Ou qui recoud une fêlure. L’espace du parcours est lézardé par la rivière, il n’est pas un espace de transport. Dès lors, il n’y a plus un espace, il y a deux variétés sans bords communs. Si différentes qu’il est besoin d’un opérateur difficile ou dangereux pour connecter leurs bords. Difficile puisqu’il faut un pontife, au moins, dangereux puisque, le plus souvent, quelque diable le garde, ou que les ennemis d’Horatius Coclès l’y assaillent. La communication était coupée, le pont la rétablit, vertigineusement. Le puits est un trou dans l’espace, une déchirure locale dans une variété. Il peut déconnecter un parcours qui y passe, et le voyageur tombe, la chute du vecteur, mais il peut connecter des variétés qui se trouveraient empilées. Des feuilles, des feuillets, des formations géologiques. Le pont est paradoxal, il connecte le déconnecté. Le puits l’est plus encore, il déconnecte le connecté, mais il connecte aussi le déconnecté. L’astronome y tombe, la vérité en sort. Le dragon assassin y habite, mais on y puise l’eau d’immortalité. »16

57La vacuum est la source dynamique des mécanismes sociaux. Relayé par la structure de la forme urbaine, il en apparaît, pour employer des termes aristotéliciens, comme le « moteur immobile ». Finalement, le vacuum n’est-il pas, comme la forme urbaine est la structure de l’espace géographique, la structure du temps historique ?

58En achevant ainsi l’analyse de la phénoménologie de l’organisation géographique, nous pouvons considérer que la constitution de l’objectivité structurale de cette organisation est atteinte par la théorie de la forme urbaine. Récapitulons, une à une, les étapes du processus qui ont été traitées dans les chapitres V à VIII de cette seconde partie.

  1. Le premier moment transcendantal, moment de la quantité, a constitué l’objet dans son extension. Par lui, nous avons pu considérer l’organisation géographique comme un « monde ».
  2. Le deuxième moment transcendantal, moment de la qualité, a constitué l’objet dans sa réalité dynamique. L’organisation géographique est apparue alors comme un « monde de forces ».
  3. Le troisième moment transcendantal, moment de la relation, a constitué l’objet dans les mécanismes qui le structurent. L’organisation géographique est devenue un « monde de forces canalisées par des formes ».
  4. Enfin, le quatrième moment transcendantal, moment de la modalité, a constitué l’objet dans sa phénoménologie. Nous pouvons dès lors définir l’organisation géographique comme « monde de forces canalisées par des formes qui se manifestent par des phénomènes sociaux et économiques conditionnés par le substrat terrestre et les institutions politiques ».

Notes

1 Ce sens particulier peut correspondre au concept de prégnance chez R. Thom.

2 Greimas, Courtés, 1979, p. 157-158.

3 Ritchot, 1991, p. 10-11. Cf. également Desmarais, 1991, p. 36-37, et 1992 in Ritchot, Mercier, p. 260, fig. 1.

4 Cf. Desmarais, 1991, Chapitre 2, p. 63-65.

5 Aydalot, 1976, p. 6.

6 A ce titre, on peut considérer que le vacuum constitue une structure distincte de la forme urbaine, et qu’il est la cause première des structures géographiques. En effet, la forme urbaine structure l’écoumène dont le vacuum est précisément exclu, puisque c’est par le creusement qu’il représente que l’écoumène apparaît comme un « remplissement » de l’espace.

7 Braudel, 1985, p. 56.

8 Ibid., p. 54.

9 Un même acteur joue deux rôles correspondant, l’un à un pouvoir exécutif (ou « faire »), l’autre à un pouvoir judiciaire, cf. Greimas, Courtés, 1979, p. 374.

10 Nous retrouvons à cette occasion une catégorisation des domaines selon que le travail est plus ou moins rémunéré que le capital, tel que le propose Th. Rebour (1991 p. 6,7). Si le travail en 02 était, avant cette trajectoire, autant rémunéré que le capital, il le serait moins une fois cette trajectoire réalisée. En effet, les profits du capital ne sont pas entamés car cette trajectoire est effectuée à valeur constante. En O1, au contraire, l’écart entre la rémunération du travail et celle du capital évoluera en faveur du premier.

11 Dans ce dernier cas, la position-source peut exister encore comme référence sacrée, le retour vers cette position peut être renvoyé à la fin d’un cycle, où origine des temps et fin du monde se confondent. Ce retour peut aussi être conceptualisé en tant que projet politique de fondation d’un État (on pense bien sûr, entre autres, à la Terre promise des Juifs).

12 C’est en outre une situation trouble à l’égard des sujets sédentarisés, qui ne savent pas qui, du pouvoir local ou du nomade sélectif étranger, est leur véritable Destinateur. C’est pourquoi l’accord entre ces acteurs qui tous deux paraissent dis- poser d’une souveraineté peut comporter des clauses secrètes, de façon à maintenir l’ambiguïté.

13 Nous préférons parler de nation plutôt que d’État-nation car le sens politique de l’État est présent au niveau de la forme urbaine, et même à celui du vacuum dans la mesure où l’État peut être assimilé au premier délégué de l’autre asymétrique.

14 Si les appellations proposées sont pertinentes, on n’aurait pas à supposer a priori que la région est incluse dans la nation. Cette indétermination peut paraître gênante, elle nous paraît cependant pouvoir s’adapter à des phénomènes tels que la mondialisation des filières de production, et surtout la construction européenne. On peut remarquer également que le renouveau des nationalismes apparaît souvent dans des cadres géographiques habituellement considérés comme régionaux. C’est par exemple le cas de la Catalogne.

15 Ritchot, 1991, Chapitre 7 « L’Édification », cf. p. 66.

16 Serres, 1977, p. 28

Table des illustrations

Légende Tableau récapitulatif du parcours morphogénétique, à lire de 7 à 1, en suivant les flèches de présupposition.3
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Légende Fig. 12 Contradiction entre deux formes urbaines
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Légende Tabl. 2 Différenciation des trajectoires de dispersion
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Légende Tabl. 3 Différenciation des trajectoires d’évasion
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© Éditions de la Sorbonne, 1993

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