1L’étude de l’art mural Mochica n’a longtemps consisté qu’en une approche stylistique et iconographique. Or, l’utilisation de l’outil archéométrique permet d’accéder à des informations sur les matériaux et les techniques employés par les artistes, sur l’organisation sociale de cette activité artisanale, et plus généralement sur cette société complexe qui se développe du début de notre ère au ix^e siècle apr. J.-C., sur la côte nord du Pérou.

La société Mochica

Le territoire Mochica

2Les premiers travaux de recherches sur la civilisation Mochica sont menés par Max Uhle, puis Alfred Kroeber et Rafaël Larco Hoyle dès la fin du xix^e siècle. Ces études permettent, tout d’abord, de définir la culture Mochica comme indépendante et unique, et de lui attribuer une place dans la chronologie du Pérou ancien (Castillo et Donnan, 1994).

3Larco Hoyle (2001) propose ensuite que la société Mochica se serait développée à partir des vallées de Moche et de Chicama (fig. 1), de façon linéaire et continue vers le Nord du territoire. Il considère que cette société s’organise autour d’un pouvoir unique et omnipotent, détenu par un grand Seigneur, qui serait centralisé sur ces mêmes vallées, avec pour capitale le site de Moche. L’expansion du territoire vers le Nord serait ainsi le fruit d’une conquête progressive, due au développement de la population, et se traduirait par l’implantation de techniques agricoles avec de complexes systèmes d’irrigation, de moyens de communication, et un raffinement croissant dans l’art.

Fig.1. Carte illustrant la répartition spatiale de la population Mochica sur la côte nord du Pérou, d’après le modèle proposé par les dernières recherches développées

4Cependant, au début des années 1990, plusieurs chercheurs émettent quelques réserves quant à ce modèle expansionniste uniforme et linéaire. En effet, le matériel découvert sur plusieurs sites des vallées du Nord du territoire Mochica était difficilement corrélable à la chronologie proposée par Larco Hoyle. Ces dernières recherches ont, en effet, dévoilé qu’il existait une séquence chronologique propre à la région nord, tendant à montrer un développement parallèle des vallées du Nord et du Sud du territoire. Ces études proposent ainsi que le territoire Mochica était divisé en deux grandes régions, réparties sur huit vallées fluviales : une région Mochica nord et une région Mochica sud (fig. 1), qui ont évolué individuellement mais qui étaient interconnectées par des échanges sociaux, culturels et technologiques (Castillo et Uceda, à paraître). L’apparition des Mochicas n’aurait donc pas une seule origine, comme le suggérait Larco Hoyle, mais diverses influences à des moments distincts.

5L’expansion originelle du territoire Mochica semble ainsi être l’héritière de cultures ancestrales, se traduisant alors par l’émergence de nouveaux groupes d’élite qui s’enrichissent grâce à l’exploitation des ressources locales, et qui développent de nouveaux centres d’activités cultuelles (Castillo et Uceda, à paraître). Le pouvoir de cette classe dirigeante se matérialise par la construction de grands centres cérémoniels implantés sur chacune des vallées. Dans ce modèle d’organisation sociale, il est donc probable que le pouvoir politique soit un pouvoir régionalisé avec des élites locales ayant rassemblé le peuple grâce à une gestion politique, économique et sociale commune, système qui leur permettra de maintenir leur autorité sur l’ensemble du territoire. Ces vallées ont donc fonctionné de façon plus ou moins indépendante, tout en restant interconnectées grâce au partage des connaissances et de l’idéologie dispensée et transmise au peuple par la classe dirigeante (Castillo et Uceda, à paraître). D’autre part, les cérémonies et les cultes religieux Mochicas étaient réalisés sur des édifices publics cérémoniels : « les huacas ». Or, ces pyramides à degrés, construites en briques de terre crue ou adobes, étaient décorées de reliefs et de peintures polychromes.

L’art mural Mochica et la religion Mochica

6Grâce aux investigations archéologiques et iconographiques menées sur ces édifices religieux, deux types de rituels distincts, pratiquées par des officiants religieux, ont pu être identifiés : des actes propitiatoires et des cérémonies de sacrifice (Uceda et Tufinio, 2003). Ces épisodes religieux étaient l’occasion de célébrer l’ordre social et de communiquer avec les ancêtres, de pénétrer le monde des esprits pour assurer une fertilité sociale et économique (Bourget, 2001). Les plates-formes rituelles étaient ainsi le lieu où le caractère physique et métaphysique de l’univers Mochica convergeait. Les officiants y établissaient des règles fondées sur des bases surnaturelles. Sur ces édifices sacrés se concentraient alors les forces des mondes naturel et mythique, qui participent à l’histoire et à l’identité de la société Mochica.

7Par ailleurs, les scènes dépeintes sur les architectures cérémonielles Mochicas présentent une iconographie étroitement liée aux activités rituelles, avec des peintures et des reliefs polychromes qui illustrent principalement le panthéon Mochica et la cérémonie de sacrifice (fig. 2), et qui sont donc chargés d’une forte symbolique religieuse. Le discours idéologique qu’ils délivraient s’exprimait donc sans mots mais avec des codes iconographiques précis et explicites qui devenaient langages (Bawden, 1996). Les artisans peintres, imprégnés de cette idéologie et initiés aux règles iconographiques, étaient ainsi au service de l’élite pour transmettre son message. Leur liberté créatrice était alors limitée, car ils utilisaient des codes visuels préétablis et imposés par l’élite (Morales, 2003), devenant des artisans au service du pouvoir. Afin de transmettre le message de la classe dirigeante, ils respectaient également un code de couleur, avec une palette chromatique composée de cinq teintes de base, plus ou moins saturées et quelquefois mélangées : rouge, jaune, noir, bleu-gris et blanc.

Fig.2. Relief polychrome illustrant la divinité principale du panthéon Mochica : Ai Apaec, le Degollador, ou dieu « Égorgeur »

8Suivant ainsi un langage narratif codifié, l’art mural Mochica constituait un moyen de communication privilégié, exploité par l’élite pour délivrer au peuple un message idéologique précis, légitimant le pouvoir en place et l’ordre social, afin d’asseoir son autorité politique. Cette expression artistique n’avait donc pas seulement une fonction décorative, mais également un rôle beaucoup plus symbolique, fondamental pour cette société sans écriture ­textuelle.

9L’importance du décor mural au sein de la société Mochica nous a donc incités à approfondir les précédentes recherches menées sur ces vestiges singuliers, en abordant ce travail sous un nouvel aspect technologique. Il nous paraissait ainsi très intéressant de comprendre les processus de création et d’élaboration technique de ces décors monumentaux, thèmes que peu de recherches avaient jusqu’alors abordés, à l’aide d’un outil relativement peu exploité au Pérou sur ce type de supports : l’archéométrie. En effet, pour pouvoir réaliser de tels ensembles peints monumentaux, les artisans Mochicas ont du mettre en œuvre une technologie picturale complexe. Caractériser la chaîne opératoire et les différentes techniques qu’ils ont suivies pour élaborer ces décors, nous permettrait donc de mieux comprendre cette expression artistique singulière, mais également le fonctionnement de la classe des artisans peintres, et donc, au-delà, d’obtenir des indices sur l’organisation sociale de la société Mochica.

Les sites étudiés

10Afin de développer notre recherche archéométrique, nous avons considéré les décors muraux découverts sur quatre grands centres administratifs majeurs Mochicas : les sites de Moche dans la vallée de Moche, d’El Brujo dans la vallée de Chicama et de Castillo de Huancaco dans la vallée de Virú, dans la région Mochica sud, puis de Sipán dans la vallée de Lambayeque dans la région Mochica nord (fig. 1).

11Sur chacun de ces complexes archéologiques, nous avons procédé à des échantillonnages de décors muraux, prélèvements qui feront ultérieurement l’objet d’une recherche physico-chimique.

Région Mochica sud

12Le premier site abordé dans le cadre de cette recherche fut celui de Moche, dans la vallée de Moche, où a été érigée la Huaca de la Luna, ou « Pyramide de la Lune » (fig. 3), l’édifice central de ce travail.

Fig.3. La Huaca de la Luna ou « Pyramide de la Lune », au pied du Cerro Blanco

13Orientée selon un axe Nord/Sud, cette pyramide à degrés s’étend sur 210 m de large sur 190 m de long. Sa hauteur actuelle, d’environ 20 m, est due à la superposition de six bâtiments successifs, avec du plus récent au plus ancien : les édifices A, B, C, D, E et F, les deux derniers, de moindre importance, n’ayant toujours pas été fouillés (Morales, 2003). La technique constructive utilise le « remplissage d’adobes », posé sur l’ancienne construction, et sur lequel est érigée la nouvelle. Chaque étape entraîne ainsi, généralement, une augmentation de taille (Uceda et al., 1998). L’érection des édifices A, C, D et E a ainsi engendré une augmentation du volume et de la hauteur de la Huaca de la Luna. En revanche, les récentes recherches menées, en particulier sur la plate-forme I, ont permis de montrer que l’édifice B ne correspond pas véritablement à une nouvelle construction, mais plutôt à un « remodelage » de l’édifice C. Ainsi, les murs décorés de l’édifice C n’ont pas été détruits, mais réutilisés ou modifiés durant l’occupation de l’édifice B (Uceda, 2001 ; 2006). Ces deux phases constructives sont donc étroitement liées et seront désignées sous la dénomination d’édifice B/C.

14Les vestiges de polychromie sur la Huaca de la Luna regroupent des peintures et des reliefs polychromes actuellement documentés sur les édifices E, D, B/C et A, occupés du iii^e au vi^e siècle apr. J.-C. environ. En effet, les dates radiocarbones obtenues indiquent que cet édifice est abandonné entre 550 et 600 apr. J.-C., période associée à un événement El Niño¹, traduit stratigraphiquement par de fortes pluies. Mais cet épisode climatique ne signifie pas l’abandon du site lui-même, puisque une nouvelle plate-forme, la plate-forme III, fut érigée après la période 600-650 apr. J.-C. (Uceda, à paraître), et fut également ornée de décors polychromes.

15L’échantillonnage que nous avons réalisé, en étroite collaboration avec le Projet Archéologique Huaca de la Luna, regroupe ainsi des échantillons de peintures et de reliefs polychromes provenant des édifices E, D, B/C et A et de la plate-forme III, soit cent quarante prélèvements qui correspondent à cinq siècles d’occupation continue (du iii^e au viii^e/ix^e siècle apr. J.-C.).

16Le second édifice décoré que nous avons considéré est la Huaca Cao Viejo, implantée sur le site d’El Brujo dans la vallée de Chicama. Cette pyramide à degrés, tronquée sur sa partie supérieure, s’étend sur 130 m de long et 120 m de large, pour une hauteur d’environ 30 m.

17Elle est occupée du début de notre ère au vii^e siècle apr. J.-C., période durant laquelle est maintenu un plan architectural basique. Comme pour la Huaca de la Luna, le volume et la forme actuelle de cet édifice résultent de la superposition de plusieurs édifices successifs. Les dernières investigations ont en effet permis d’identifier sept phases constructives distinctes, toutes décorées de peintures et de reliefs muraux, avec de la plus récente à la plus ancienne : les édifices A, B, C, D, E, F et G (Franco et al., 2003 ; Franco et Vilela, 2005).

18Sur cet édifice rituel, nous avons eu l’opportunité d’étudier les décors de deux phases constructives différentes : les édifices E et D, sur lesquels nous avons prélevé un total de quinze échantillons.

19Dans la région Mochica sud, nous avons enfin étudié les décors polychromes du complexe monumental de Castillo de Huancaco, dans la vallée de Virú. Érigée au pied du Cerro Castillo, cette construction échelonnée s’étend sur 270 m de long et 200 m de large, pour une hauteur de 33 m (Bourget, 2003).

20Les vestiges de polychromie dégagés sur ce site consistent en des peintures murales polychromes, sur lesquelles nous avons prélevés neuf échantillons, situées chronologiquement, selon les dates radiocarbones acquises sur les structures architecturales associées, entre le vi^e et le viii^e siècle apr. J.-C. (Bourget, 2003).

Région Mochica nord

21L’étude archéométrique que nous avons menée a ensuite été élargie à la région Mochica nord, avec l’étude des décors muraux mis au jour sur le site de Sipán, dans la vallée de Lambayeque (fig. 1). Sur ce complexe archéologique, des traces de polychromie ont, en effet, été localisées sur la plate-forme funéraire, ou Huaca III, dont le volume actuel résulte de la superposition de huit édifices successifs (Alva, 2004).

22Dans le cadre de cette recherche, nous avons considéré des fragments de peintures murales, découverts sur l’ultime phase constructive de cet édifice occupée jusqu’au vii^e siècle apr. J.-C. (Roque et al., 2002), aujourd’hui exposés au musée Tumbas Reales de Sipán. Sur ce matériel, collecté lors d’un nettoyage de surface, nous avons procédé à l’échantillonnage de sept prélèvements.

Un échantillonnage représentatif

23Afin d’étudier l’art mural Mochica, ce sont donc cent soixante et onze échantillons de décors qui ont été prélevés, sur quatre centres administratifs majeurs Mochicas. Dans le cadre d’une approche archéométrique, l’ensemble du matériel a ensuite fait l’objet d’une recherche physico-chimique, développée au Centre de recherche et de restauration des musées de France².

L’étude analytique

24L’intégration de l’outil archéométrique à l’étude de l’art mural Mochica va s’avérer d’une importance fondamentale, non seulement pour comprendre la technologie picturale mise en œuvre par les artisans, mais également pour aborder des notions d’organisation sociale et de diversité des territoires.

Problématiques de recherche

25L’ensemble des analyses, effectuées sur les échantillons prélevés, a concerné les couches picturales et les couches supports des décors muraux. L’objectif principal consistait à caractériser les matériaux employés pour élaborer le mural, pour comprendre la technologie développée par les artisans peintres Mochicas, c’est-à-dire l’ensemble des techniques mises en œuvre, la « chaîne opératoire » suivie, de l’extraction des pigments à la finition du panneau peint.

26En effet, grâce aux données analytiques acquises, il a été possible de déterminer la composition des couches supports et de mettre en évidence une éventuelle préparation mécanique avant l’application de la couleur. Nous avons ensuite tenté de reconstituer la « recette » d’élaboration des mélanges colorants, et de préciser la nature de chacun des « ingrédients ».

27L’ensemble de ces expérimentations nous a ultérieurement permis d’aborder des problématiques de provenance et d’origine géologique des matières premières employées, donc des gisements de minéraux exploités par ces artisans.

28Enfin, en confrontant les résultats obtenus sur l’ensemble des sites étudiés, nous avons travaillé pour mettre en évidence une continuité ou une évolution spatio-temporelle de l’utilisation de ces matériaux et de ces techniques picturales Mochicas. Nous avons, en effet, pu comprendre, grâce à ces comparaisons, s’il existait une circulation des idées, des connaissances et des pigments sur le territoire Mochica.

Le protocole expérimental

29Afin de mener à bien notre recherche, nous avons eu recours à plusieurs techniques d’analyse. Celles-ci furent appliquées aux supports et à l’ensemble des couches picturales.

30Le matériel a, tout d’abord, fait l’objet d’une série d’observations. L’utilisation de la loupe binoculaire (LB) et d’un microscope optique (MO) nous a permis de disposer d’informations préliminaires sur les supports et les couches picturales.

31Dans un deuxième temps, nous avons procédé à des tests microchimiques de coloration sur l’ensemble des échantillons. Ceux-ci permettent de reconnaître la présence de matières organiques telles les protéines (test au Noir Amide Bleu Naphtol 10 B) et l’amidon (test au Lugol), entrant éventuellement dans la composition des mélanges colorants.

32Les observations se sont ensuite poursuivies, sur des prélèvements préparés sous forme de lames épaisses, au microscope électronique à balayage (MEB ; JEOL, JSM 840). Les images réalisées en modes « électrons rétrodiffusés », à un grandissement jusqu’à x 30 000, ont permis de visualiser le support et les couches picturales en section, sur des surfaces de l’ordre de quelques µm², et d’en observer la morphologie. Cette méthode est associée à un système d’analyse qualitative et semi-quantitative : la fluorescence de rayons X (EDS). Cette technique nous informe sur la composition élémentaire de l’échantillon étudié. Ainsi les cristaux et les zones repérées lors des premières observations peuvent être identifiés.

33Nous avons ensuite eu recours à plusieurs techniques d’analyses structurales. Nous avons, tout d’abord, approfondi les premiers résultats à l’aide de la diffraction de rayons X (DRX ; diffractomètre D5000 Brüker). Cette méthode permet d’identifier les différentes phases minérales d’un échantillon. Elle s’avère donc particulièrement utile pour caractériser les diverses classes d’argiles et de pigments.

34Ces expérimentations ont été complétées grâce à la spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier (IRTF ; spectromètre Perkin Elmer Spectrum 2000). Cette technique de spectrométrie vibrationnelle s’applique non seulement sur des matériaux minéraux, mais également organiques. Dans le cadre de cette recherche, elle a donc joué un rôle prépondérant, notamment dans la caractérisation d’un éventuel liant organique, en étayant les remarques préliminaires réalisées grâce aux tests microchimiques.

35Enfin, la micro-spectrométrie Raman (µR ; spectromètre Raman Jobin-Yvon Infinity) a été utilisée pour préciser les résultats obtenus sur certains échantillons problématiques. En effet, cette technique optique est non destructive et la zone d’analyse est très restreinte (2 à 10 µm selon l’objectif), permettant de travailler sur des surfaces lacunaires et mal conservées (contrairement aux autres méthodes analytiques) pour caractériser les matériaux organiques et inorganiques, cristallins et amorphes.

36Chaque méthode d’analyse fournit donc une série de résultats, mais c’est la combinaison de ces techniques et le croisement des données obtenues qui nous permet de caractériser un échantillon de façon précise et sûre.

Quelques résultats

37Après trois années de recherches au C2RMF, cette étude analytique a permis d’acquérir plusieurs résultats, non seulement sur les décors muraux de la Huaca de la Luna, le site central de ce travail, mais également sur les trois autres complexes archéologiques considérés (El Brujo, Castillo de Huancaco et Sipán).

La Huaca de la Luna

38Jusqu’alors, les analyses préliminaires réalisées sur du matériel pictural Mochica (Bonavia, 1985 ; Franco et al., 1994 ; Kakoulli, 1997 ; Sabana et Reyna, 1998 ; Bourgès, 1998 ; Wright, 2002) s’étaient essentiellement attachées à caractériser les pigments utilisés, c’est-à-dire l’élément colorant du mélange pictural.

39Or, l’ensemble des données acquises dans le cadre de cette recherche, nous a permis de comprendre que le mélange colorant faisait l’objet d’une véritable « recette » : il est en effet constitué d’un pigment, mais également d’une charge et d’un liant. Le pigment, responsable de la couleur de la préparation, est un matériau insoluble dans l’eau qui se fixe à la surface de l’objet et qui sera ainsi essentiellement d’origine minérale. La charge est un produit insoluble dans l’eau, aux faibles pouvoirs colorant et opacifiant, qui améliore la cohésion de la peinture, son recouvrement sur le support et sa conservation (Petit et al., 1995 ; Vignaud et al., 2000). Le liant, essentiellement d’origine organique, donne à la couleur une viscosité qu’elle n’a pas naturellement tout en la protégeant. Son rôle est de « mouiller » les pigments, de délier le mélange, et d’assurer une meilleure adhérence de la couche picturale sur le support. Il correspond à une sorte de « colle » dont l’action s’exerce à la fois sur les pigments et le support.

40Les expérimentations ont, par ailleurs, permis de préciser la nature de chacun des « ingrédients » employés. Concernant la caractérisation des pigments, nous avons montré que le blanc résultait du mélange de deux argiles : la kaolinite et l’illite (respectivement (Al₂Si₂O₅(OH)₄) et ((K,H₃O)(Al,Mg,Fe)₂(Si,Al)₄O₁₀[(OH)₂,(H₂O)])), qui servaient ensuite de base aux mélanges colorants rouge et jaune. En effet, l’artisan Mochica a utilisé ces deux argiles auxquelles il a ajouté soit de l’hématite (Fe₂O₃) pour le mélange rouge, soit de la goethite (FeO(OH)) pour le jaune, dans des proportions variant en fonction de la teinte désirée. Le pigment noir est, quant à lui, constitué de charbon de bois, alors que le mélange initialement identifié comme « bleu » correspond à un gris, conséquence de l’association des mélanges blanc et noir.

41Les analyses ont également indiqué que deux types de charges étaient utilisés : du gypse (CaSO₄,2H₂O) pour les mélanges blanc, rouge, jaune et gris, et de la calcite (CaCO₃) pour le noir. Ces deux minéraux sont préparés sous forme de poudres, toutes deux blanches, qui sont ensuite ajoutées aux pigments.

42Deux liants distincts ont enfin été ajoutés pour délier le mélange et améliorer son adhésion sur le support : une colle protéinique, dont la nature exacte reste à préciser, et très probablement de la sève du cactus San Pedro (Trichocereus pachanoi).

43Le mélange colorant élaboré pour réaliser les décors de la Huaca de la Luna, ne se limite donc pas à la présence d’un élément colorant, mais résulte de l’association de plusieurs composants : des pigments, des charges et des liants.

44Les investigations menées, en particulier sur les pigments, ont également permis de travailler sur l’origine des matériaux employés par les artistes Mochicas. En effet, les analyses élémentaires en MEB-EDS, ont montré la présence de terres rares (cérium et lanthane en particulier) associées à du phosphore, identifiées grâce à une collaboration avec le BRGM³, comme des « monazites ». Or, ces monazites sont des minéraux radioactifs primaires qui se rencontrent essentiellement dans les granites, et qui constituent donc un bon marqueur de provenance géologique des phases minérales auxquelles ils sont associés.

45Par ailleurs, afin de tenter de localiser les possibles sources d’approvisionnement en pigments exploitées par les artisans Mochicas, nous avons réalisé un échantillonnage de pigments naturels, prélevés autour du site de Moche, que nous avons analysés, puis comparés aux pigments archéologiques.

46Ces comparaisons nous ont ainsi permis de repérer les mêmes marqueurs géologiques sur le matériel de référence, et donc de proposer une origine locale des pigments employés sur la Huaca de la Luna.

Des résultats inédits

47Nous l’avons explicité, les échantillons prélevés sur la Huaca de la Luna sont associés à cinq phases constructives distinctes (édifices E, D, B/C et A et plate-forme III), qui couvrent cinq siècles d’occupation.

48Or, nous avons constaté que la « recette » d’élaboration des mélanges, mais également chacun des « ingrédients » de base, étaient similaires sur les décors de chaque édifice étudié. Par ailleurs, nous avons pu mettre en évidence les mêmes marqueurs de provenance géologique, comme les monazites, sur l’ensemble du matériel, ce qui nous permet de proposer une origine locale commune à la plupart de ces minéraux, tendant à montrer l’exploitation de sources identiques de matières premières durant cinq siècles.

49L’ensemble de ces remarques nous permet donc de mettre en évidence une continuité temporelle dans l’utilisation, par les artistes peintres, des matières premières et des techniques artistiques. En effet, ils emploient les mêmes matériaux, vraisemblablement originaires des mêmes sources minérales, et la même méthode de préparation des mélanges colorants.

50La technologie picturale développée sur le site est donc très semblable durant cinq siècles d’occupation, ce qui nous permet de proposer qu’existait une transmission du savoir-faire et des connaissances, en particulier sur les sources de matières premières, d’une génération à une autre d’artisans peintres. Ces premières conclusions tendent donc à montrer que l’élaboration des décors muraux correspondait à une activité artisanale organisée, où les différents artisans étaient très vraisemblablement formés et instruits quant aux techniques picturales.

Les autres sites

51L’ensemble des résultats analytiques obtenus sur les sites d’El Brujo, dans la vallée de Chicama, et de Castillo de Huancaco, dans la vallée de Virú, sur le territoire Mochica sud, puis de Sipán sur le territoire nord (fig. 1), a ensuite été confronté aux conclusions dégagées sur la technologie artistique développée sur le site de Moche.

52Ces comparaisons nous ont tout d’abord permis de constater que la « recette » d’élaboration des mélanges colorants restait identique sur l’ensemble des sites considérés. Elle est, en effet, élaborée à partir des trois composants préalablement identifiés : des pigments, des charges et des liants. Cette similarité dans l’élaboration des mélanges colorants sur chaque complexe archéologique démontre donc une continuité spatiale des techniques picturales, nous permettant de suggérer que cette recette et donc ce savoir-faire étaient transmis et diffusé sur l’ensemble du territoire Mochica.

53Toutefois, nous avons mis en évidence l’utilisation de quelques ingrédients différents sur chacun de ces sites, révélant une certaine marge d’improvisation locale et, de fait, quelques individualités régionales. En effet, nous avons, dans certains cas, montré l’emploi de pigments et de charges distincts. Ce choix dépendait très vraisemblablement de la disponibilité des ressources minérales, confirmant l’hypothèse, proposée grâce aux résultats analytiques, selon laquelle les matières premières exploitées sur chaque site auraient une provenance locale.

Conclusions

54L’étude archéométrique menée sur l’art mural Mochica a tout d’abord permis d’acquérir des données inédites sur la technologie picturale développée par les artisans. En effet, nous avons pu reconstituer la recette d’élaboration des mélanges colorants, et caractériser chacun de ses ingrédients.

55Les comparaisons réalisées sur les cinq phases constructives de la Huaca de la Luna, nous ont, par ailleurs, montré une continuité temporelle de la technologie artistique sur un même site, supposant donc une transmission des connaissances et du savoir-faire d’une génération à une autre d’artisans, non seulement au niveau des techniques et des matériaux employés, mais également dans l’exploitation de sources locales, très vraisemblablement identiques, de matières premières.

56Sur l’ensemble du territoire, nous avons remarqué les mêmes techniques artistiques, mais avec certaines adaptations régionales, se traduisant par l’emploi de certains minéraux distincts.

57Or, il est intéressant de constater que ces remarques corrèlent le modèle d’organisation territoriale et politique proposé par les récentes recherches archéologiques. En effet, nous constatons un savoir et des connaissances communes à l’ensemble de la société Mochica, mais des adaptations locales et un fonctionnement individualisé de chacune des vallées étudiées.

58Ces conclusions démontrent enfin l’intérêt de l’outil archéométrique et des analyses physico-chimiques appliquées à ce type de recherche. En effet, cette étude analytique a permis de développer les connaissances que nous avions sur les techniques artistiques Mochicas, mais également d’aborder des notions d’organisation sociale, de territoire et de diversité des territoires.