Version classiqueVersion mobile

La discontinuité critique

 | 
Jean-Paul Hubert

Deuxième partie. La discontinuité dans la théorie de la forme urbaine

Chapitre V. Le choix de l’objet et ses conséquences

Texte intégral

  • 1 Gracq (Julien), Le rivage des Syrtes, Paris, Librairie José Corti, 1957, Œuvres complètes, Paris, B (...)

« Devant moi s’étendaient en nappes blanches les terres stériles des Syrtes, piquées des mouchetures de leurs rares fermes isolées, bordées de la délicate guipure des flèches des lagunes. Parallèlement à la côte courait à quelque distance, sur la mer, une ligne pointillée noire : la limite de la zone des patrouilles. Plus loin encore, une ligne continue d’un rouge vif : c’était celle qu’on avait depuis longtemps acceptée d’un accord tacite pour ligne frontière, et que les instructions nautiques interdisaient de franchir en quelque cas que ce fût. Orsenna et le monde habitable finissaient à cette frontière d’alarme, plus aiguillonnante encore pour mon imagination de tout ce que son tracé comportait de curieusement abstrait ; à laisser glisser tant de fois mes yeux dans une espèce de conviction totale au long de ce fil rouge, comme un oiseau que stupéfie une ligne tracée devant lui sur le sol, il avait fini par s’imprégner pour moi d’un caractère de réalité bizarre : sans que je voulusse me l’avouer, j’étais prêt à douer de prodiges concrets ce passage périlleux, à m’imaginer une crevasse dans la mer, un signe avertisseur, un passage de la mer Rouge. »1
(Julien Gracq, Le rivage des Syrtes.)

La théorie de la forme urbaine : Présentation

  • 1 Cette théorie fut d’abord conçue dans le cadre d’une étude sur le patrimoine immobilier de Montréal (...)

1La théorie de la forme urbaine, développée par G. Ritchot et ses collaborateurs depuis 1977, se veut une théorie générale de l’établissement humain et des organisations géographiques1. L’établissement humain est conçu comme le processus par lequel les sociétés organisent l’étendue terrestre en créant un système de référence spatial, en instituant des règles juridiques de contrôle de la mobilité des individus, en aménageant les paysages concrets et en produisant les systèmes géographiques qui sont l’objet des volontés politiques. Cette théorie cherche à rendre compte de la morphogenèse des organisations géographiques en se focalisant sur certaines questions traditionnelles de la discipline dont celles-ci :

2- La signification de la position relative des éléments concrets du paysage aménagé, et notamment des formes architecturales. Que peut signifier, par exemple, la situation d’une université dans la ville ? Dans un autre registre, que signifient la position relative d’une usine de montage par rapport au siège social dont elle dépend, ou celle du site où une entreprise vient s’installer par rapport à celui où elle était anciennement implantée ? Dans un autre registre encore, quelle est la signification de la situation d’un immeuble relativement à une gare ou à des commerces, voire celle d’un marché relativement à un cimetière (comme ce fut le cas des Halles centrales de Paris et du cimetière des Innocents jusqu’à la fin du xviiie siècle) ?

3- Le problème de l’unité synthétique des ensembles qui regroupent ces éléments concrets des paysages, et qui se déploient à la surface de la terre comme des « formes concrètes » plus ou moins distinctes. Ces formes sont qualifiées par des concepts tels que « ville », « bourg », « hameau », etc. Elles sont en outre individuées et rapportées à un toponyme. Qu’est ce qui permet de dire que telle ville se déploie dans l’espace jusqu’à un lieu x ou y ; que telle forme architecturale lui appartient alors que telle autre ne lui appartient pas ? Quel rapport existe-t-il entre les concepts qui qualifient les formes concrètes ? Comment pouvons-nous affirmer, à propos de deux localités contiguës, que l’une est la « banlieue » de l’autre ou qu’elle fait partie de sa « campagne » environnante ? En quoi ces localités contiguës peuvent-elles avoir leur unité ? Qu’est-ce qui les différencie qualitativement, autrement dit : quelle est la nature de la discontinuité qui les sépare ?

4La théorie envisage le développement des organisations géographiques comme le résultat d’un Parcours morphogénétique (cf. Chapitre VIII). Elle propose que le phénomène morphologique tire son origine de la constitution d’une « forme abstraite » émergeant dans l’organisation du substrat et de ses « formes concrètes ».

5- Les formes concrètes du paysage sont les villes, les campagnes, les réseaux de communication, les lignes ou les zones frontalières, etc. Elles sont la base empirique des représentations en système de l’organisation géographique. Rappelons-en les caractéristiques : les systèmes géographiques rassemblent les éléments concrets du paysage et mobilisent les ressources dispersées dans l’espace en produisant, transformant ou déplaçant des objets dans le cadre d’échanges socialisés. Au sein d’un même ensemble, les éléments du système se positionnent les uns par rapport aux autres. Les positions géographiques sont rendues sensibles par des flux d’origine humaine, d’amplitudes et de qualités diverses, nouant plusieurs formes concrètes. Ainsi se manifeste un système de positions relatives, et c’est à travers les formes concrètes que les phénomènes de position sont donnés à l’intuition sensible. Cependant, les éléments concrets du paysage appartiennent à un même ensemble selon un critère structural qui n’est pas donné avec eux.

  • 2 Desmarais, 1991, p. 11. Souligné dans le texte.

6- Les formes abstraites constituent ces structures synthétiques. Elles sont « un système de discontinuités qualitatives, non observables dans le monde sensible, qui catégorisent l’espace en domaines [...] investis de valeurs positionnelles [...]. [Ces dernières] contraignent la valorisation économique et l’édification des formes concrètes »2. Elles sont les entités qui permettent d’objectiver la position relative d’un site terrestre relativement à d’autres.

  • 3 Ibid., p. 13, souligné dans le texte.
  • 4 Kant, Théorie et pratique, p. 35.

7Dans le cas de la ville, une « structure abstraite d’organisation rend stable et intelligible sa réalisation concrète en formes architecturales »3. La forme abstraite est une structure politique qui régule l’utilisation collective du substrat habité. L’espace relatif qu’elle informe n’est pas l’espace où le sujet peut mouvoir la matière inerte, mais celui où il peut faire partie d’un groupe social et adhérer à ses projets. Il permet au sujet, en tant qu’il est capable de produire et de percevoir des significations, d’investir une valeur objective dans un lieu, voire de se comporter comme un « citoyen, ou co-législateur »4, et de reconnaître dans autrui son semblable. L’ensemble de toutes les formes abstraites possibles correspond à la forme de l’intuition du monde habité par l’homme et il définit l’espace géographique absolu dans une esthétique transcendantale (au sens élargi par J. Petitot) de l’investissement social sur la Terre.

8La distinction entre formes concrètes et abstraites marque un rejet délibéré de toutes les tentatives d’explication matérialistes et militaristes. Selon la théorie, l’organisation géographique ne peut être considérée scientifiquement que dans la mesure où une structure abstraite de positions spatialise les éléments de son substrat et permet au sujet d’avoir l’intuition des relations de positions à l’intérieur de cette organisation en tant qu’espace relatif. La structure abstraite organise le substrat dans un ensemble auquel elle apporte son unité. Afin de sortir de l’antinomie de la faculté de juger réfléchissante, la théorie de la forme urbaine subordonne explicitement la représentation en système de l’organisation géographique à la représentation en structure qui permet de constituer l’objectivité.

Quelques éléments de schématisation mathématique de la structure

  • 5 Cf. l’entrée « Schématisation » in Greimas, Courtes, 1986, écrite par J. Petitot, p. 194-196.
  • 6 Cf. à ce sujet : Arnold, 1984, ainsi que Thoni, 1980, Chap. II et III.

9Rappelons certaines propriétés des structures présentées au Chapitre premier afin de montrer comment elles répondent à la condition transcendantale de sortie de l’antinomie de la faculté de juger. Selon J. Petitot, la structure repose sur les a priori topologiques de l’intuition spatiale, en étant un système stable et synthétique de discontinuités. Le concept de structure reçoit, grâce à la théorie des catastrophes, une représentation mathématique qui reconstruit le sémantisme du concept à partir des a priori de son intuition. Cette opération constitue une schématisation5 au sens kantien. En reconstituant la réalité des phénomènes des structures, ces mathématiques peuvent apporter des modèles topologiques et dynamiques capables d’expliquer ces phénomènes. L’émergence de la discontinuité peut notamment être modélisée par la projection d’un espace de fibres sur l’espace substrat6. Cette projection produit des discontinuités selon un nombre fini de types ou « catastrophes élémentaires ». Ces dernières sont déterminées par les caractéristiques topologiques des espaces liés par la projection. Elles sont le germe local d’une singularité qui introduit des tensions entre les référentiels locaux et se déploie par des discontinuités. Le système des discontinuités constitue alors un niveau global et synthétique qui articule les régions de l’espace substrat.

Fig. 8 Production d’une discontinuité par projection d’une fronce

10Un exemple concret peut rendre cette idée. Il ne doit toutefois pas masquer la complexité des mathématiques qui ont produit les théorèmes relatifs aux singularités. On peut en avoir une illustration lorsqu’on colle une feuille de papier sur un support en l’appliquant, non pas à partir du centre, mais à partir d’un bord. En effet, immanquablement, il se produit des plissements car les contraintes dues à l’adhérence des parties déjà appliquées et relativement mal orientées se propagent vers l’autre bord et produisent une fronce. En appuyant, il se produit un pli qui trace une discontinuité sur l’étendue de la feuille.

11Le théorème de Whitney permet de modéliser ce phénomène, il montre que la discontinuité née de la fronce (en anglais : cusp) est une conséquence de la structure mathématique des applications d’une variété plane sur un autre variété plane.

  • 7 Cf. Arnold, 1984, p. 3, Le théorème de Whitney ne date que de 1955.

12Ainsi, les notions mathématiques de « variété différentiable » et de « singularité » permettent-elles de ne plus considérer la discontinuité comme une coupure nécessairement instaurée de manière extrinsèque, mais comme le produit d’une contrainte morphologique inhérente à la structure mathématique. Ces notions peuvent considérablement enrichir la réflexion sur le concept d’espace géographique. Elles n’ont été développées que récemment en mathématiques pures7. La théorie des catastrophes les utilise en mathématiques appliquées pour des modèles destinés aux disciplines structurales, en particulier la biologie, la phonologie et la sémiotique. La modélisation mathématique n’est encore qu’une perspective pour la théorie de la forme urbaine. Elle doit traduire en termes mathématiques le processus phénoménologique proposé au Chapitre IV, de façon à surdéterminer cette description conceptuelle par des théorèmes mathématiques. La correspondance entre la géographie structurale de G. Ritchot, les autres disciplines structurales et les concepts de la théorie des catastrophes, semble promettre une mathématisation prochaine de la théorie de la forme urbaine.

13La structure est composée de parties homogènes solidaires. Les relations topologiques entre les parties définissent des positions qui déterminent les lieux. Les parties homogènes sont séparées par des discontinuités. Les différentes qualités d’espace s’articulent dans une relation de détermination réciproque. Comme pour le concept de paradigme en linguistique structurale, l’identité de chaque domaine n’est définie que par sa position relativement à celles de tous les autres.

14En tant que système de discontinuités, la structure de positions se déploie dans toutes les directions de l’écoumène et constitue un référentiel objectif (et relatif) pour les individus qui participent à l’activité de la société. Elle conditionne toutes les représentations de l’organisation terrestre par les individus et les rend compatibles entre elles. Elle est, selon l’expression de G. Ritchot, un « tiers terme médiatisant l’accès du sujet à la nature ». La structure encadre les mécanismes et les flux sensibles. Les individus aménagent le substrat terrestre dans une cohérence profonde avec cette structure, malgré des contradictions qui peuvent exister au niveau des formes concrètes. La forme abstraite est une structure topologique et n’a pas les rigidités des figures des espaces métriques. Elle n’est pas attachée aux éléments matériels du paysage, elle peut suivre le relief et se déplacer tout en conservant sa morphologie. La forme urbaine abstraite ne détermine donc pas mécaniquement les formes concrètes ni leurs fonctions économiques. Néanmoins, celles-ci la présupposent car elles en tirent le principe qui regroupe leurs éléments discrets en un tout pensable et surtout connaissable par le sujet. La structure abstraite est le principe de toute unité territoriale.

15La forme urbaine, en tant que structure, est une représentation en acte de l’organisation terrestre. Elle est morphologiquement stable et porte une finalité interne. Toutes ses parties sont liées par des relations de détermination réciproque. Les mécanismes de flux dans les formes concrètes font émerger les discontinuités des formes abstraites, et celles-ci font exister les mécanismes. L’espace géographique absolu est l’ensemble de toutes les formes abstraites possibles. Il est une condition transcendantale de l’investissement social organisant l’étendue terrestre et définit une ontologie régionale.

Le point de départ des représentations géographiques

16A ces rappels, nous pouvons ajouter une autre condition transcendantale, plus particulière peut-être à la structure géographique et à son ontologie régionale. Les discontinuités ne peuvent constituer une forme abstraite que dans la mesure où le sujet peut se les représenter comme franchissables a priori. Il est alors possible de reconstituer quel doit être le fondement des formes abstraites.

17Quel peut être le point de départ d’une représentation géographique ? Nous faisons l’hypothèse qu’une représentation objective du monde commence par l’émergence d’un bord dans un continuum amorphe. Soient alors un espace continu « U » et un bord « D » qui est une coupure dans cet espace. Avec l’émergence de ce bord, on quitte l’espace structurellement homogène où les trajectoires sont toutes équivalentes entre elles et où, par conséquent, aucun point n’est individualisable (c’est une définition intuitive du continuum). L’espace considéré possède de nouvelles propriétés topologiques. Il contient des éléments singuliers, ceux du bord, qui permettent d’opérer une distinction entre les trajectoires qui touchent la coupure, éventuellement la traversent, et celles qui ne la touchent pas. Néanmoins, cette discontinuité demande à être caractérisée.

18Le bord « D » est une contrainte morphologique s’exerçant sur les trajectoires vues comme possibles par un sujet libre sur la Terre. Il structure les espaces représentatifs subjectifs. Tâchons d’expliciter la spécificité géographique de ce bord. L’espace géographique relatif est construit selon les invariants structurels des espaces représentatifs subjectifs. Il permet la communication des représentations subjectives du monde où se côtoient les individus. Or l’espace représentatif d’un individu ne peut pas remplir tout l’espace pour la simple raison que son corps en occupe une partie et définit un lieu vers lequel il ne peut se projeter. R. Thom remarque ainsi que :

  • 8 Interview de R. Thom par J. Petitot, in Petitot, 1977, p. 31-32. Chez R. Thom, les notions de « pro (...)

« Au fond l’espace géométrique c’est l’espace de toutes les positions possibles de la proie. Et ce qui caractérise le corps c’est précisément qu’on n’y accède pas. Il y a cette cloison, cette onde de choc épouvantable qu’est la peau. C’est là le domaine tabou. Toutes les interactions qui se heurtent à la peau changent automatiquement de caractère : de géométriques elles deviennent affectives. Le grand mérite, peut-être aussi le grand tort, des mathématiques, c’est d’avoir comblé le trou du corps par de l’espace vide. »8

19Mais une telle discontinuité subjective ne doit pas être confondue avec une discontinuité objective de l’espace géographique. Le bord « D » est supposé exister dans l’espace où les sujets peuvent a priori évoluer. Le lieu interne subjectif n’est pas du même ordre. Il est donc exclu de la question. Néanmoins, on peut se demander, en relation avec la problématique de l’intersubjectivité, dans quelle mesure les sujets pourraient associer leur discontinuité subjective avec cette discontinuité objective et la charger d’un sens affectif ou « tabou ». Si chaque espace représentatif est composé de deux régions, l’une bornée, l’autre infinie, on peut penser que « D » délimite une étendue bornée et n’est pas réduit à un point ou à une ligne. Par conséquent, dans ce mode de description, le bord « D » sépare un domaine interne et un domaine externe dans l’univers. Une façon simple et mathématique de définir cette différence qualitative est de la lier à l’appartenance ou non à un ensemble continu « O », inclus dans « U » et dont le complémentaire n’est pas vide. Une nouvelle question se pose quant à l’appartenance de « D » à « O » ou à son complémentaire.

20Pour y répondre, tentons d’apporter à cette appartenance une signification géographique en relation avec le premier Postulat de la pensée empirique. Cette discontinuité « D » différencie deux classes de trajectoires. Le sens de cette distinction doit être élémentaire. Aussi, nous supposons que le sujet peut différencier ses trajectoires dans l’espace géographique selon qu’il se les représente comme possibles ou pas. Il se représente ainsi un ensemble de lieux où il peut aller et agir selon son intérêt et un autre où il ne le peut pas.

  • 9 Cette liberté est, selon Kant, une cause inconditionnée et ce concept intervient dans la résolution (...)

21Dans ce raisonnement, nous prêtons ainsi deux niveaux de compétence au sujet : d’une part, la capacité de réaliser des trajectoires sur la Terre, d’autre part, la capacité de décider la réalisation de cette action. Nous devons distinguer deux niveaux de liberté du sujet. Nous pouvons supposer que le sujet se représente dans « O » tous les lieux où il peut faire usage de sa liberté dans le monde naturel, parce que nous lui reconnaissons, dans le système kantien, une liberté transcendantale inconditionnée par le monde empirique : une pure liberté d’agir et d’aller vers le monde ou de ne pas le faire9. Cette liberté a priori de la raison pratique est une condition de l’action volontaire dans le monde, laquelle est en outre soumise à la réaction du monde naturel, dont le sujet sait qu’il va rencontrer les lois, même si son entendement ne peut pas toujours les représenter concrètement.

22Il apparaît ainsi que l’ensemble doit être un ouvert, c’est-à-dire que l’individu qui y évolue ne doit jamais en atteindre la fermeture dont « D » fait partie. En effet, si le sujet pouvait penser atteindre librement ce bord, il n’aurait aucune raison a priori de penser que sa liberté s’arrête au delà, dans le complémentaire de « O ». Or c’est contradictoire avec la définition de départ. « D » n’appartient donc pas à « O ». « O » est un ouvert : il ne contient pas sa frontière.

  • 10 Berque, 1992, p. 367, souligné dans le texte.

23L’ouvert « O » peut ainsi modéliser l’écoumène, à condition de modifier légèrement le concept. Nous proposons de définir l’écoumène comme une représentation des lieux de la Terre (ou d’une portion de l’univers) où le sujet peut faire usage de sa liberté pour connaître la nature, en profiter et l’aménager. Nous nous écartons quelque peu de certaines définitions empiristes qui posent l’écoumène comme une étendue où se sont établis des groupes humains, nous rejoignons cependant la conception d’A. Berque, par exemple, qui définit l’écoumène comme « la terre en tant qu’elle est humanisée : habitée, aménagée, représentée, imaginée par les sociétés humaines. »10

24Il reste à savoir si « O » est fini ou infini. Le bord « D » est une discontinuité qui sépare deux régions de l’univers entre un domaine ouvert au sujet et un autre qui ne l’est pas. Il y a apparemment deux solutions :

  • soit c’est à l’intérieur du bord que l’homme peut agir librement et utiliser les ressources de la nature, et cette région de l’univers est une forme pleine correspondant à l’ouvert « O » qui, ainsi, serait borné ;

  • soit c’est à l’extérieur du bord qu’il faut placer « O », et l’intérieur est alors une forme creuse ; c’est le complémentaire de « O » dans l’univers. Il est, contrairement au cas précédent, un fermé topologique et « O » ne serait pas borné.

25Cette alternative est illustrée par les deux figures suivantes :

Fig. 9 Écoumène borné

Fig. 10 Écoumène non borné

26On choisit traditionnellement la première représentation comme allant de soi, en particulier parce que la Terre est limitée, ainsi que notre existence. Cependant, ne s’agit-il pas là de faits empiriques établis par la physique ou la biologie plutôt que de contraintes transcendantales a priori de description des phénomènes géographiques ? Ces faits permettent-ils de sortir des antinomies ?

Un renversement des représentations

27On doit constater que, même en ce qui concerne le fait que la Terre est bornée, une multitude de personnes ont vécu en société et ont pu constituer des représentations du monde sans rien connaître de certain sur la forme de la Terre, voire en croyant sincèrement à des idées fausses. Il n’y a donc là rien de déterminant sur le plan transcendantal de la constitution des représentations géographiques. Ces faits empiriques, malgré leurs conséquences formidables sur les conditions de vie de l’humanité, n’interviennent pas dans les questions relatives à la perception de la position comme phénomène géographique. Le raisonnement est allé trop vite. On n’a pas encore explicité suffisamment d’éléments sur le mode d’existence des phénomènes géographiques pour pouvoir trancher.

28La perception d’une position relative n’est donnée que par une différence qualitative entre deux lieux, c’est-à-dire par le franchissement d’une discontinuité. Comment la discontinuité « D » peut-elle être franchie par le sujet dans chacune des deux solutions en concurrence ?

29Dans l’hypothèse d’un écoumène a priori borné, la non-appartenance d’un lieu à l’écoumène ne peut être décrétée qu’empiriquement, souvent à partir de critères relatifs aux conditions locales et historiques de la mobilité ou de la subsistance. On confronte les besoins d’un individu et les ressources que ce lieu peut lui apporter. En suivant cette thèse, il apparaît que l’écoumène ne peut être limité qu’en extension. En partant des lieux qui se sont montrés empiriquement habitables (à condition de comprendre comment on y est arrivé et pourquoi on s’y est établi), on peut explorer les alentours jusqu’aux lieux de l’univers qui ne répondent plus aux besoins minimaux de l’établissement humain. Ces derniers doivent être exclus de l’écoumène mais on ne peut pas penser, à partir de cette thèse, qu’un lieu puisse a priori ne pas en faire partie avant que l’entendement ne le décide.

30Les démarches empiristes, telles que celles analysées plus haut, tracent virtuellement une courbe fermée dans l’espace qui délimite la région à étudier. L’intérieur de la courbe est supposé être la zone pertinente pour l’observateur. En effet, lorsqu’on étudie les conditions de l’établissement humain dans une île, il est normal de ne pas considérer les étendues maritimes (et pourtant, il existe des formes de l’établissement humain sur l’eau, notamment en mer de Chine). On rajoute éventuellement un point au centre de la région considérée ; ce point est une nouvelle discontinuité. C’est une preuve que l’intérieur est une forme pleine. Si cette forme était vide, on ne pourrait pas y représenter un élément singulier. Ce serait topologiquement impossible et consisterait à vouloir faire un trou dans un trou. Si « O » remplit l’intérieur du bord « D », alors l’extérieur est nécessairement amorphe.

31On comprend que cet appareil de description oblige à se focaliser sur la région intérieure de l’espace. Non seulement il est conçu à cette fin mais, de plus, il homogénéise l’extérieur. En effet, tandis que l’intérieur est vu comme plein et structuré, l’extérieur est vu comme vide et amorphe. Mais il est bien clair que c’est là uniquement la conséquence du point de vue de l’observateur et du mode de représentation en système qui oblige à délimiter un territoire pour identifier une organisation géographique. Rien ne permet de penser que les individus qui se trouvent à l’intérieur voient l’extérieur homogène et amorphe. Tout laisse à penser le contraire, sinon cet extérieur d’où arrivent des êtres et des marchandises étrangers (voire étranges et bizarres) ne les attirerait pas. C’est par son égocentrisme que l’observateur introduit cette conception du monde. Il n’est pas forcé d’adopter un tel point de vue car cette attitude est intrinsèquement liée à une conception d’un espace géographique borné, et il est très possible d’envisager que cet espace ne l’est pas dans une représentation structurale. En considérant que le sujet reste à l’intérieur de la discontinuité, on ne peut pas se représenter la pertinence des échanges avec l’extérieur, ni la position de la région ou de l’île dans une organisation spatiale globale. Dans cette démarche, puisqu’il paraît amorphe, l’extérieur ne peut pas avoir de sens pour l’organisation géographique.

32Pour prendre en compte ces phénomènes, dont chacun reconnaît l’importance, il faut introduire de nouvelles hypothèses qui remettent implicitement en cause les premiers gestes de la construction de la représentation géographique. Pour que le point de vue du sujet puisse s’accorder avec une telle représentation du monde, il faudrait que ce dernier ait a priori l’intuition d’un monde géographique clos. Mais est-ce pensable ? Qu’est-ce qui pourrait venir clore a priori notre intuition du monde ? On pense à l’horizon, mais il apparaît vite que ce dernier ne peut pas être tenu pour une clôture de l’espace géographique. L’horizon n’est pas une discontinuité géographique objective car cette limite est purement imaginaire et subjective. Elle est essentiellement produite par l’observateur et se déplace en même temps que lui. Elle ne peut donc jamais être un objet d’expérience géographique.

33Tournons-nous alors vers la deuxième possibilité, celle qui est pourtant toujours implicitement rejetée. Elle consiste à poser que c’est l’intérieur qui est une forme vide et l’extérieur qui est plein. Cette région intérieure serait donc a priori retirée de l’écoumène, non à cause de la méthodologie de l’observateur, mais par un acte volontaire des populations résidantes de restreindre leur liberté dans le monde terrestre, selon une décision non conditionnée par la nature, et parce que c’est seulement dans la restriction que le sujet peut avoir conscience de sa liberté. Comment envisager alors le franchissement de la discontinuité nécessaire à sa perception ? La réponse est relativement simple : une trajectoire entrante doit toujours être suivie d’une trajectoire sortante. En clair, cela signifie que la région interne au bord « D » est interdite à l’établissement.

Problématique d’un lieu interdit

  • 11 Kant, C.R.P., p. 443-452 [368-377].

34La discontinuité ne peut naître que de trajectoires pensées comme irréversibles, la raison dans son usage pratique (et non l’entendement) contraignant la liberté du sujet dans la nature et interdisant à chacun de revenir sur ses pas. C’est une contrainte morale qui crée un lieu investi par la règle de l’interdit et que la théorie de la forme urbaine appelle vacuum. Les deux modèles spatiaux de l’écoumène se distinguent finalement par le primat qu’ils accordent à l’une des deux facultés de la raison pour décider où s’arrête le monde permis à l’établissement. L’hypothèse de l’écoumène clos accorde le primat à l’entendement sur la raison pratique et tombe dans les antinomies. Celle de l’écoumène troué rétablit, conformément à la pensée de Kant, le primat de la raison pratique11.

35Le vacuum est un des concepts fondamentaux de la théorie de la forme urbaine. Il est l’élément de base des structures et le germe de l’hétérogénéité des espaces géographiques relatifs. Sur le plan géométrique, la discontinuité du vacuum correspond à un saut qualitatif entre deux structures géométriques, de telle sorte qu’on ne peut plus dire qu’il s’agit du même espace avant et après ce saut qualitatif. Le vacuum est une forme creuse qui ne peut être perçue que relativement à une forme pleine. Le « creusement » du vacuum est donc corrélatif d’un « remplissement » de l’écoumène. Sur le plan théorique, l’espace géographique résulte d’un investissement sémantique dans l’espace ainsi structuré. Il ne s’agit pas d’une opération banale puisque c’est le concept d’une liberté limitée par les conditions de la nature qui est investi dans la forme pleine produite corrélativement au creusement du vacuum. Comme l’écrit G. Desmarais :

  • 12 Desmarais, 1991, p. 95, souligné dans le texte. Cf. aussi Ritchot, Feltz, 1985, p. 37-38.

« [...] la localisation de l’interdit d’établissement constitue l’espace géographique. Cet espace serait le domaine permis « informé » par le domaine interdit [...]. »12

  • 13 C’est-à-dire par la faculté de juger réfléchissante, et les sentiments du « beau » et du « sublime  (...)

36L’opposition géométrique (creux-plein) ou juridique (permis-interdit) est structurale : aucune forme creuse ne pourrait exister sans une forme pleine, et réciproquement. De même, les concepts de « domaine interdit » et de « domaine permis » ne peuvent avoir de sens séparément. Il paraît totalement vain de leur supposer des ontologies autonomes. La réalité de la discontinuité du vacuum est le résultat de la convergence, ou du couplage, des espaces représentatifs munis d’une discontinuité subjective, laquelle est externalisée comme une « saillance » (selon le terme de R. Thom) saisie à même le paysage sur le mode esthétique (ou de l’affect13).

37Le vacuum présente la limitation de la liberté a priori du sujet d’évoluer dans l’espace qui conditionne la possibilité d’en connaître les ressources. Il est donc un concept transcendantal car c’est cette limitation même qui apporte au sujet la conscience de sa liberté (on ne peut avoir qu’une intuition négative de la liberté). Toute cette problématique de la liberté, ainsi que cette dialectique du permis et de l’interdit, disparaissent lorsqu’il est supposé que l’homme trouve directement les moyens de sa subsistance dans la nature, et que la finalité de ses besoins va le guider dans ses trajectoires spatiales pour agir sur la nature. Faut-il s’étonner alors que le déterminisme géographique pose des problèmes insurmontables dans ce type de démarche ? La connaissance des besoins de l’homme en société n’est pas innée, elle est construite par l’entendement. Comme l’écrit G. Desmarais :

  • 14 Desmarais, 1991, p. 67. Cf. aussi Ritchot, 1991, p. 19-24.

« Puisqu’il n’est pas certain que la condition humaine soit a priori celle du sujet [géographiquement] autonome en relation directe avec le milieu extérieur, transformant celui-ci par sa force de travail dans le cadre ontologique d’une économie de subsistance spontanément issue des contraintes biologiques, l’hypothèse de départ de la théorie de la forme urbaine prévoit que l’homme puisse tout aussi bien « refuser » de s’approvisionner directement aux ressources du monde extérieur. »14

38C’est ce refus qui s’actualise dans l’émergence du vacuum dans le substrat terrestre. Celui-ci est l’origine topologique nécessaire à la constitution d’un référentiel objectif. Grâce à ce référentiel, le sujet peut s’orienter dans le monde ouvert et accepter finalement d’utiliser les ressources d’une nature prise dans un système culturel de représentations. C’est donc dans la possibilité a priori de ce refus que l’objet géographique existe dans son extension, c’est-à-dire comme un espace ou un monde. Nous en retirons un premier principe constitutif de cet objet.

39La représentation en structure de l’organisation géographique est en parfaite cohérence avec l’extension de l’objet et avec la fonction de référentiel dans un écoumène ouvert, contrairement à la représentation en système qui implique la fermeture de l’écoumène, en contradiction avec la liberté a priori du sujet. La géographie structurale accomplit ainsi le premier moment transcendantal de la constitution de l’objectivité géographique, qui est associé à la catégorie de quantité.

Notes

1 Cette théorie fut d’abord conçue dans le cadre d’une étude sur le patrimoine immobilier de Montréal. Sa première formulation remonte au texte « Qu’est-ce qu’une ville ? » paru dans le Rapport d’étude sur le patrimoine immobilier de Montréal, F. Charbonneau, J. Gascon, G. Lavigne, G. Ritchot ; C.R.I.U., Université de Montréal, déposé au Ministère des Affaires Culturelles du Québec, 1977. Depuis, elle a été approfondie dans plusieurs autres études que G. Ritchot articule autour des « Prémisses d’une théorie de la forme urbaine » dans l’ouvrage intitulé Forme urbaine et pratique sociale (Ritchot, Feltz, 1985). Actuellement, la théorie se développe dans les directions ouvertes par le structuralisme dynamique de R. Thom et J. Petitot ainsi que par la sémiotique structurale d’A.-J. Greimas (cf. Ritchot, 1991 et Desmarais, 1991). Un numéro spécial des Cahiers de Géographie du Québec, dirigé par G. Ritchot et G. Mercier, vient de lui être consacré (vol. 36, n° 98, Sept. 1992).

2 Desmarais, 1991, p. 11. Souligné dans le texte.

3 Ibid., p. 13, souligné dans le texte.

4 Kant, Théorie et pratique, p. 35.

5 Cf. l’entrée « Schématisation » in Greimas, Courtes, 1986, écrite par J. Petitot, p. 194-196.

6 Cf. à ce sujet : Arnold, 1984, ainsi que Thoni, 1980, Chap. II et III.

7 Cf. Arnold, 1984, p. 3, Le théorème de Whitney ne date que de 1955.

8 Interview de R. Thom par J. Petitot, in Petitot, 1977, p. 31-32. Chez R. Thom, les notions de « proie » et de « prédateur » expriment, par une relation dans l’espace entre ces deux entités, une relation dans le temps entre le sujet et une « autre réalisation » désirée de lui-même. La catégorie « proie / prédateur » peut ainsi être replacée dans la problématique morale de la causalité libre du sujet.

9 Cette liberté est, selon Kant, une cause inconditionnée et ce concept intervient dans la résolution de la Troisième antinomie : « J’entends [...] par liberté, dans le sens cosmologique, la faculté de commencer par soi-même un état dont la causalité ne rentre pas à son tour, suivant la loi naturelle, sous une autre cause qui la détermine dans le temps. La liberté est en ce sens une idée transcendantale pure[...] ». Kant, C.R.P., p. 438 [363], souligné dans le texte. Il ajoute : « [...] cette liberté ne doit pas être seulement caractérisée [...] comme une indépendance des conditions empiriques [...] mais on peut aussi la caractériser [...] comme une faculté de commencer d’elle-même une série d’événements, de telle sorte qu’en elle-même rien ne commence, mais que, comme condition inconditionnée de tout acte volontaire, elle ne souffre au dessus d’elle aucune condition antérieure, bien que cependant son effet commence dans la série des phénomènes, sans toutefois y former jamais un commencement absolument premier » Ibid., p. 449 [374].

10 Berque, 1992, p. 367, souligné dans le texte.

11 Kant, C.R.P., p. 443-452 [368-377].

12 Desmarais, 1991, p. 95, souligné dans le texte. Cf. aussi Ritchot, Feltz, 1985, p. 37-38.

13 C’est-à-dire par la faculté de juger réfléchissante, et les sentiments du « beau » et du « sublime ». Cf. la valeur esthétique de l’urbain, Ritchot, 1991, 10. « L’œuvre d’art », p. 123 sq.

14 Desmarais, 1991, p. 67. Cf. aussi Ritchot, 1991, p. 19-24.

Notes de fin

1 Gracq (Julien), Le rivage des Syrtes, Paris, Librairie José Corti, 1957, Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 577, souligné dans le texte.

Table des illustrations

Légende Fig. 8 Production d’une discontinuité par projection d’une fronce
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/589/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 3,7M
Légende Fig. 9 Écoumène borné
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/589/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 744k
Légende Fig. 10 Écoumène non borné
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/589/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search