Chapitre 10. La campagne des banquets de 1847
p. 293-333
Texte intégral
1Avec la campagne des banquets de 1847, nous entrons en terrain connu. Pas une histoire de la monarchie de Juillet, ou de la révolution de Février, qui n’en parle, plus ou moins longuement ; et on sait pouvoir s’appuyer sur deux articles un peu anciens, mais solides, de John Baughman et Jean Vidalenc, ainsi que sur quelques pages de la thèse monumentale d’André-Jean Tudesq, Les grands notables en France. Pour l’essentiel, les faits sont donc établis, les événements ont été maintes fois décrits1. Chacun se souvient donc que la campagne s’ouvrit, le 9 juillet 1847, par le grand banquet parisien du Château-Rouge, où se succédèrent à la tribune les principaux dirigeants de la coalition réformiste, Duvergier de Hauranne pour le centre gauche, Barrot pour la gauche dynastique, Marie et Pagnerre pour les radicaux ; puis que Lamartine s’y joignit à sa manière en prophétisant le 18 juillet à Mâcon la « révolution du mépris », et que cinquante à soixante-dix banquets s’ensuivirent à l’automne dans toute la France. Le tout s’achevant à Rouen, le 25 décembre, par le prudhommesque banquet dépeint par Flaubert, puis, trois jours plus tard, par le discours du trône à l’ouverture de la session parlementaire, qui stigmatisait dans cette campagne le déferlement de « passions ennemies ou aveugles ».
2C’est pourtant, me semble-t-il, dans ce genre d’épisode que l’on mesure le mieux les limites d’une histoire traditionnelle positiviste, qui se tient pour satisfaite une fois les faits établis et le récit mené à bien (récit au demeurant incomplet, car on ne saurait décrire en détail le banquet de Damville, celui de Saintes, ni même celui de Lille). Une fois les faits établis, qu’en faire ? Que conclure ? Quel rapport entre la campagne des banquets et les événements qui suivirent ?
3 Les historiens de la deuxième moitié du xxe siècle semblent remarquablement d’accord dans leur jugement global. Citons par exemple Philippe Vigier2 : « Les quelque soixante-dix banquets (réunissant 17000 convives environ) […] ne semblent pas, en fin de compte, avoir beaucoup ému l’opinion publique : dans la région alpine comme dans l’Eure ou la Gironde, "rien dans la vie politique, dans l’état de l’opinion, ne pouvait faire présager un bouleversement grave ou des troubles prochains” (A. Charles) » ; Louis Girard, dubitatif3 : « Il est difficile d’apprécier la portée de cette campagne. Le banquet constituait, dans le temps et dans l’espace, comme l’épicentre d’une agitation qui dépassait de beaucoup le groupe des convives, surtout dans la province assez léthargique du temps. On dira peut-être que le pays fut intéressé, il ne fut pas à coup sûr soulevé » ; et André-Jean Tudesq conclut dans le même sens4 : « La campagne n’avait pas déclenché le mouvement d’opinion qu’espéraient ses promoteurs. » Dans ces conditions, il est difficile de ne pas aboutir à la conclusion que tout en définitive se joua à Paris, lors de l’épreuve de force imprudemment engagée entre le pouvoir et l’opposition à propos du banquet du douzième arrondissement.
4On notera cependant que, tout en observant la prudence d’usage à propos des mouvements d’opinion, les historiens des générations précédentes se montraient généralement moins sceptiques sur la portée de la campagne des banquets. Relisons Charles Seignobos (1922) :
« On ne peut pas affirmer que la campagne des banquets ait profondément trou blé la majorité des Français, ni qu’elle leur ait fait souhaiter plus passionnément de voir s’accroître le nombre des électeurs. Mais ce mot, la "réforme", même mal défini, avait fini par prendre un sens mystique, comme celui de "corruption”, auquel il s’opposait. Il avait permis de mener contre le gouvernement une attaque générale, menée par les amis de la monarchie elle-même, et à la faveur de laquelle les républicains avaient pu librement produire leurs critiques et célébrer leurs espérances5. […] »
5Seignobos était, bien sûr, républicain ; mais Thureau-Dangin, qui ne l’était certes pas, avait trente ans auparavant retracé en détail la campagne dans le dernier tome de son Histoire de la monarchie de Juillet, chiffré à soixante-dix le nombre des banquets, et celui des souscripteurs (et non des convives, on notera la précision) à dix-sept mille, et, au terme d’une analyse qui est restée jusqu’ici la plus aiguë et probablement la mieux informée, il avait finalement concédé que « pour n’être pas le résultat naturel et spontané des vœux et des besoins du peuple, l’agitation n’en était pas moins réelle6 ». Encore une fois, on a l’impression qu’au fil du temps le jugement porté sur l’événement, ici la campagne des banquets, a perdu en précision, ou plutôt en pondération. Les contemporains des faits, ou ceux qui en étaient encore proches, sentaient que cela avait été véritablement important, sans nécessairement pouvoir expliquer exactement en quoi. N’était-ce que l’effet de passions politiques encore vives7 ? Sans prétendre lever toutes les incertitudes, il me semble donc intéressant de reprendre le dossier.
6On s’accorde généralement à dénombrer de cinquante à soixante-dix banquets, et à évaluer le nombre des souscripteurs entre dix-sept et vingt-deux mille ; était-ce peu, était-ce beaucoup ? La question n’est généralement pas posée, parce que la réponse est sous-entendue : au fond, cela nous semble bien peu de chose. Mais, sous peine d’adopter inconsciemment le point de vue de Duchâtel, d’Hébert et de Guizot sur les événements, peut-être faudrait-il s’interroger au préalable sur quelques points précis. D’abord sur l’organisation de la campagne, et sur les modalités concrètes de mise sur pied d’un banquet réformiste dans une ville, grande ou petite : à quels autres obstacles que l’indifférence supposée des citoyens les comités réformistes pouvaient-ils se heurter ? Quels étaient les réseaux de mobilisation que l’on pouvait espérer mettre en œuvre, par quels moyens pouvait-on propager les idées réformistes ? Où, quand, dans quel local réunir les souscripteurs ? Sur quels orateurs compter, pour attirer le public ? Comment faire pour que la presse en rende compte avec précision et sympathie ? Autant de questions un peu moins simples qu’il n’y paraît si on ne les pose pas ; et qui ne sont pas sans lien avec d’autres, plus politiques. Quels étaient les objectifs exacts des organisateurs de la campagne, des républicains du National certes, mais aussi d’Odilon Barrot et des députés de la gauche dynastique, voire de certaines personnalités du centre gauche, comme Duvergier de Hauranne ? Quelles étaient les stratégies des différents groupes qui s’étaient mis d’accord pour la lancer, ainsi que celles des factions et personnalités qui se tenaient un peu à l’écart en attendant de s’y joindre, comme Lamartine ou les démocrates de La Réforme, ou de tirer les marrons du feu sans s’être compromis, comme Thiers ? Et enfin, quelle était, pour les uns comme pour les autres, la mesure du succès ou de l’échec de cette campagne ? Faut-il penser que son importance était minime parce que toutes les sous-préfectures n’ont pas eu leur banquet à l’automne 1847, ou parce que jamais on n’y a vu les foules qui se pressaient quelques années plus tôt aux meetings chartistes d’Angleterre, ou venaient acclamer par dizaines, voire centaines de milliers O’Connell, le libérateur de l’Irlande ?
Ampleur et difficultés d’une campagne
« La première campagne réformiste est terminée ; ouverte à Paris par le banquet du Château Rouge, elle a fait en six mois le tour de la France. Il est possible aujourd’hui de la juger : nous nous proposons de le faire, et pour cela d’en exposer l’origine, la marche et les résultats. »
7Ainsi commence une brochure d’une centaine de pages publiée, fin janvier ou début février 1848, chez un éditeur favorable au mouvement, et sous les initiales M.R.D. Au témoignage de Maxime Du Camp, qui l’a connu des années plus tard, l’auteur était un certain René Dubail. Cette brochure constitue le premier essai de synthèse sur la campagne, et elle a été abondamment utilisée par la suite8.
8René Dubail a donc repris les journaux de l’été et de l’automne, et les brochures de compte rendu, il connaissait sans doute un certain nombre d’animateurs du mouvement, et il est généralement bien informé. Il a retenu cinquante-trois banquets, en commençant évidemment par le banquet du Château Rouge, à Montmartre, le 9 juillet, et en terminant non par le banquet de Rouen, juste avant l’ouverture de la session parlementaire, mais par ceux de Toulouse et de Cambrai, le 9 janvier, exactement six mois après le premier. Il ne fournit pas le nombre des souscripteurs de chacun de ces banquets ; en revanche, il a jugé important de donner la liste des toasts portés dans ces réunions. Dans quelques cas cependant, son information était manifestement insuffisante : on devra se contenter de la simple mention d’un banquet à L’Isle-Jourdain (Gers) en septembre, de renseignements très imprécis pour le banquet de Vitré (Ille-et-Villaine) le mois suivant ; quant aux réunions de Maubeuge et de Romans, fin décembre, et de Limoges, le 2 janvier, le manque de détails s’explique dans le premier cas par le fait que la réunion n’a tout simplement pas eu lieu, et pour les deux autres, on peut le supposer, par leur caractère tardif. Il n’est pas très difficile de suppléer aux lacunes de René Dubail : un certain nombre de brochures ont été conservées à la Bibliothèque nationale, et on peut aussi reprendre les comptes rendus publiés dans les journaux de l’époque. À l’exception du Moniteur et du Journal des débats, très hostiles, et de La Presse, réservée, la presse parisienne était majoritairement favorable au mouvement, les rédactions du National, du Siècle, du Courrier français, du Commerce, de La Démocratie pacifique et même du Constitutionnel étant représentées ès qualités dans l’état-major de la campagne ; la presse des départements était quant à elle plus partagée, car les très nombreuses feuilles de préfecture étaient évidemment hostiles dès le départ, et les journaux légitimistes, comme l’a noté A.J. Tudesq, n’ont guère tardé à s’effrayer de ce qui se disait dans ces enceintes.
9Si les contemporains retenaient en général le chiffre de cinquante réunions, pourquoi les historiens l’ont-ils ultérieurement réévalué ? En fait, c’est qu’il est difficile de s’en tenir aux seuls banquets pris en compte par René Dubail. Le plus célèbre des banquets de ces six mois est quand même le banquet de Mâcon, le 18 juillet. Faut-il l’exclure parce qu’il était offert à Lamartine, auteur de l’Histoire des Girondins, et qu’il n’y fut pas porté de toast à la réforme électorale et parlementaire ? D’autre part, une étude plus précise de ce qui s’est passé dans certaines régions montre qu’il y eut d’autres banquets, qui se sont tenus dans de petites villes soit au début, soit à la fin de la campagne. Dans une lettre à Odilon Barrot sur la préparation du banquet de La Charité-sur-Loire, Duvergier de Hauranne, député de Sancerre, un des promoteurs du mouvement, évoque en passant son activité des mois précédents à Montluçon, à Guéret, à La Châtre, et à Saint-Amand-Montrond. Or il y eut effectivement dans cette dernière ville, petite sous-préfecture du Cher, un banquet de cent dix-neuf souscripteurs9 ; et rien n’oblige à penser que les réformistes de La Châtre, très actifs en 1839-1840, soient demeurés en arrière cette fois-ci. De la même manière, Le Patriote des Alpes a rendu compte en janvier 1848 de deux banquets de petites villes, qui faisaient suite aux grandes démonstrations de Vienne, Grenoble et Romans : 220 convives à Beaurepaire le 2 janvier, autant sans doute au Pont-de-Beauvoisin trois semaines plus tard10. Un peu plus au nord, à peu près au même moment, on trouve mentionné un banquet d’une soixantaine de convives à Thoissey (Ain) ; sans doute y en eut-il un autre à Roanne (Loire)… Sauf par leur éloignement de la capitale, et leur date précoce ou tardive, on ne voit pas très bien en quoi ces banquets se différencient de banquets retenus par René Dubail, comme ceux de Damville (Eure) ou de Forges-les-Eaux (Seine-Inférieure).
10Au total, il est probable que l’estimation habituelle la plus haute, quelque soixante-dix banquets, peut être retenue. Ce chiffre doit être rapporté non pas au nombre des préfectures ou des sous-préfectures, ce qui serait une vision purement administrative des choses, mais aux campagnes de banquets précédentes. Et il leur est comparable, sinon supérieur : nous avions décompté une cinquantaine de banquets en 1829-1830, et, encore que la comparaison soit plus difficile, il y en avait eu nettement moins, une bonne trentaine seulement en 1840. La géographie d’ensemble est cependant assez différente (carte 3) : ce qui frappe dans cette dernière campagne de banquets, et plus encore si on la compare avec 1829-1830 et 1840, c’est la place considérable que prennent, à côté de terres traditionnellement patriotes comme l’Alsace, la Bourgogne, le Lyonnais et le Dauphiné, des régions jusque-là peu représentées, ou absentes de la dernière poussée d’agitation. Cette fois-ci, tout le Bassin parisien semble s’être mis en mouvement : non seulement les petites villes de Seine-et-Marne (les proches de feu Lafayette y patronnent des réunions où l’on évoque les glorieux souvenirs des banquets de 1829 et du printemps 1830), mais aussi Montargis, Orléans, Chartres, Châteaudun, Saint-Germain-en-Laye, Compiègne... où il ne s’était jamais passé grand-chose. Puis la Normandie et la Picardie et surtout le Nord et le Pas-de-Calais, régions paisibles, prospères, dont les bourgeoisies urbaines n’avaient antérieurement guère causé de souci aux gouvernements les plus conservateurs, et dont les gardes nationales savaient maintenir l’ordre sans faiblesse en cas d’agitation ouvrière. Il y avait là quelque chose de tout à fait neuf, qui compensait largement, aux yeux de Barrot et de Duvergier de Hauranne, les deux stratèges de la campagne de l’opposition dynastique, les mécomptes éprouvés par ailleurs. À la Toussaint, le second se félicitait du déroulement de la campagne dans ces régions, en la donnant pour terminée11 : « L’Est et le Nord ont fait leur devoir, et l’on ne pouvait espérer mieux. » Or, s’il ne se produisit plus grand-chose dans l’Est (un banquet à Épinal tout au plus), les banquets se multiplièrent dans le Nord du pays, en novembre et en décembre, voire en janvier... Dans le Bassin parisien, et jusqu’aux Flandres, le succès avait donc largement dépassé les espérances.
11Dans la même lettre à Barrot, Duvergier concédait en revanche « qu’au centre le mouvement a été faible », en partie à cause de ses propres ennuis de santé, en partie à cause des radicaux de la Sarthe, et de leur intransigeance stupide à ses yeux ; « néanmoins si Blois et Tours suivent la Charité, ce sera quelque chose », dit-il, mais les deux projets n’aboutirent pas. Et surtout, après la défection de Dufaure à Saintes, il s’inquiétait des autres régions : « Mais que deviennent l’Ouest et le Midi ? Maleville et d’Aragon devaient en partant y tout révolutionner […] », et de fait, ces derniers ne révolutionnèrent pas grand-chose, dans les semaines suivantes : ils réussirent tout juste à prendre la parole dans un banquet à Castres, début décembre, ce qui rachetait leur échec d’Albi, où les radicaux du heu, soutenus par ceux de Toulouse, les avaient évincés. Dans ces régions, les opposants au gouvernement étaient avant tout des adversaires du régime, légitimistes ou radicaux, et l’opposition dynastique, souvent mal représentée et peu à son aise, ne pouvait jouer le rôle moteur qui était le sien dans la France du Nord et de l’Est. Aussi le succès de la campagne dépendait-il surtout de l’attitude des radicaux et de leurs relations avec les légitimistes locaux. Or, si les uns et les autres avaient pu, le cas échéant, s’entendre pour faire échec à un candidat gouvernemental aux élections précédentes, et parfois tenir des réunions communes voire, à Perpignan par exemple, fonder en commun un journal où l’on prônerait le suffrage universel (chacun des alliés de circonstance étant d’ailleurs certain que le vote populaire lui serait favorable), les différences de sensibilité restaient très fortes, et l’alliance « carlo-républicaine » demeurait fragile. Il y eut ainsi des tractations en vue de banquets communs, à Toulouse et à Vannes, mais dans les deux cas, elles échouèrent. À Toulouse, les négociations menées en décembre entre l’avocat radical Joly et le député légitimiste d’Hautpoul, déjà tendues par la portion congrue que les radicaux concédaient aux carlistes (un cinquième des commissaires seulement), achoppèrent en définitive sur le toast du président12 : les légitimistes auraient voulu qu’il fût porté à la souveraineté de la nation !, mais les républicains tenaient absolument à la souveraineté du peuple !. Les radicaux toulousains firent leur banquet, parce qu’ils étaient bien assez nombreux dans la Ville rose pour se passer des légitimistes. Mais ce n’était pas partout le cas : à Vannes il fallut renoncer au tout dernier moment à organiser quoi que ce soit, « par suite d’une dissidence sur le choix du président entre le parti légitimiste et le parti radical », et le garde des Sceaux disait se féliciter « d’un incident qui ne peut que produire un effet salutaire dans le pays13 ».
12Mettre sur pied un banquet n’était pas chose facile, mais l’on considérait généralement que le jeu en valait la chandelle, et que la réussite d’une réunion était en soi une victoire importante remportée sur le pouvoir. Ainsi, en réponse à une lettre d’un avocat réformiste de Lisieux, qui demandait une sorte de catéchisme démocratique à diffuser dans les campagnes normandes – car le texte de la pétition qu’il avait reçue lui semblait trop ardu –, l’éditeur Pagnerre, secrétaire du Comité central des électeurs de l’opposition, suggérait au début d’août 1847 que « le moyen le plus efficace pour stimuler le zèle et pour réveiller les esprits serait d’organiser un banquet. Il serait important que les électeurs de l’opposition fissent une manifestation solennelle dans la ville qui envoie M. Guizot à la Chambre des députés14 ». En définitive, il n’y eut cependant pas de banquet réformiste à Lisieux, pas plus qu’à Bordeaux, où pourtant des listes de souscription avaient commencé à circuler pendant l’été, ce qui amenait Le Siècle à pavoiser prématurément15 ; pas plus qu’il n’y en eut à Marseille, à Nantes, à Metz, à Vannes ou à Dôle par exemple. Fin novembre, dans une circulaire adressée à tous leurs correspondants, Pagnerre et de Lasteyrie se réjouissaient du nombre et du succès des manifestations qui avaient déjà eu lieu, des perspectives pour les semaines à venir ; mais ils convenaient que « les banquets sont d’une organisation longue et difficile, surtout avec les obstacles qu’y oppose un pouvoir compromis. Vous y suppléerez par des réunions moins nombreuses, mais plus fréquentes » aux domiciles privés des militants, qui permettraient de faire signer les pétitions pour la réforme électorale que l’on pensait faire parvenir à la Chambre. Quelles étaient donc les difficultés à surmonter ?
13Une des questions qui reviennent le plus souvent dans la correspondance de Pagnerre, qui donne lieu à des plaintes amères de Duvergier de Hauranne, et emplit les colonnes des journaux réformistes, est celle des locaux. Ce ne serait pas une mince affaire, même si on pouvait compter sur la bienveillance ou simplement la neutralité de l’administration. Un exemple précis permettra de le comprendre. Dans ses Mémoires, le baron Sers, qui fut préfet de la Moselle sous la monarchie de Juillet, rapporte l’anecdote suivante16 : lorsque dans l’été 1838, Le Moniteur publia la nouvelle de son départ pour la préfecture de la Gironde, « Le Courrier de la Moselle [le journal de l’opposition] l’annonça comme une délivrance longtemps attendue. L’Indépendant [la feuille de la préfecture] lui répondit. Cependant les magistrats avec lesquels j’avais été en relation vinrent m’assurer que l’indignation des honnêtes gens était grande […] » et l’on s’occupa, pour réparer l’affront, d’organiser un banquet d’hommage et d’adieu au préfet. Mais « le nombre des souscripteurs dépassa de suite toutes les prévisions. Aucun local ne se trouvant assez grand pour les contenir, il fallut recourir à la salle du théâtre, arrangée comme aux jours de bal, en élevant le parterre au niveau de la scène. On dut néanmoins refuser des souscripteurs. La liste fut close à 200 ». La leçon est double, me semble-t-il. D’abord, il faut rappeler qu’avec quelque quarante-cinq mille habitants, Metz était alors une ville importante, la douzième de France par la population ; et il ne s’y trouvait cependant pas de local susceptible d’accueillir convenablement un banquet de plus de deux cents personnes... On peut donc raisonnablement envisager la possibilité que, dans cette ville dont le dynamisme démographique et industriel était assez limité, il n’y en ait pas eu davantage neuf ans plus tard, lorsque les dirigeants locaux de l’opposition furent sollicités de prendre part à la campagne réformiste ; ce peut être une des raisons pour lesquelles on se contenta, à Metz, de faire circuler une pétition17. Si tel pouvait être le cas dans une grande ville, que l’on juge de la difficulté que cela présentait dans une ville moyenne, trois ou quatre fois moins peuplée, comme l’étaient beaucoup de préfectures ou de sous-préfectures, et où tous les locaux publics auraient été refusés sur pression administrative. C’est ainsi que faute de disposer d’un local suffisant, puisque tous ceux sur lesquels on comptait, et même les simples auberges, avaient été refusés par le maire sur ordre du préfet, les réformistes de la Nièvre, qui entendaient tenir leur banquet départemental à Cosne-sur-Loire (ce qui lui aurait donné une valeur supplémentaire, puisque l’élection de l’année précédente y avait été entachée d’irrégularités), durent le déplacer à La Charité-sur-Loire, à vingt-cinq kilomètres de là, où l’on pouvait abriter les trois cents souscripteurs dans le cloître de l’ancien couvent des bénédictins18 ; en revanche, comme on était beaucoup plus près de Nevers, l’orchestre de la garde nationale du chef-lieu, en uniforme, put venir jouer pendant le repas. En second lieu, l’anecdote nous engage à prendre au sérieux, ou du moins à ne pas écarter sans examen, ce que disent les journaux favorables à la campagne réformiste. Ainsi, au banquet d’Orléans, le 27 septembre, on avait pu placer quatre cents convives dans la grande salle de l’Institut musical, mais il avait fallu en reléguer une centaine dans les deux salons qui communiquaient avec la salle de concert, l’orchestre était placé dans le vestibule, et d’après Le Siècle, « le manque de place a fait refuser plus de 300 citoyens19 ». À Saint-Quentin, « la sécherie du magnifique établissement de M. Clovis Cordier, adjoint au maire et l’un des premiers industriels de la ville », avait permis de recevoir huit cents convives, mais trois cents souscriptions avaient été refusées vu l’impossibilité de trouver un local plus vaste20. Même chose à Grenoble, à Compiègne (« une construction récente élevée aux frais d’une société particulière »). Évidemment, on n’a aucun moyen de vérifier cas par cas ces affirmations, mais il paraît bien que le problème était réel : dans beaucoup de villes, il n’y avait pas de local approprié ; et il était bien difficile, au fur et à mesure que l’automne avançait, d’espérer s’en tirer en dressant un immense chapiteau, d’une solidité et d’une étanchéité douteuses en cas d’intempéries. Rappelons-nous Flaubert, à Rouen : « Je m’en suis revenu gelé jusque dans les entrailles. »
14Il était sans doute un peu plus ardu, pour les réformistes de 1847 de trouver des locaux adéquats que ce n’avait été le cas dix-huit années plus tôt, à la fin de la Restauration. Il y avait d’abord l’opposition des autorités administratives, qui variait en fonction de considérations de haute politique que nous examinerons plus loin, mais qui, sous prétexte de maintien de l’ordre public, pouvait être beaucoup plus tracassière. Ainsi, c’est au tout dernier moment qu’à Vienne, le 20 décembre, les forces de l’ordre interdirent l’accès au local initialement prévu par les organisateurs. Il fallut improviser en une heure un lieu de repli pour les cinq cent quatre-vingts souscripteurs, un atelier de construction de machines place Saint-Sévère, où les métiers avaient été poussés le long des murs à la hâte, et dissimulés sous des pièces de drap bleu, blanc et rouge prêtées par des fabricants sympathisants ; pour décorer la salle, on avait suspendu des guirlandes de buis, et accroché aux murs des faisceaux de drapeaux appartenant à la ville et à la loge maçonnique La concorde21. Il y avait surtout l’assistance escomptée, beaucoup plus importante qu’une vingtaine d’années auparavant : sur la cinquantaine de banquets pour lesquels nous connaissons le nombre des souscripteurs, il y en a quand même une demi-douzaine (Paris, Château-Rouge, Lyon, Rouen, Saint-Denis, Toulouse, Chalon-sur-Saône, Dijon, Lille) qui ont approché ou dépassé le millier de convives. On répondra que la plupart sont des banquets démocratiques, où les conditions pouvaient être plus sommaires. Certes, mais même en ne tenant compte que de banquets réformistes au sens strict, on en trouve encore une bonne douzaine qui dépassèrent largement les cinq cents souscripteurs, et qui réunirent donc des effectifs comparables à celui des Vendanges de Bourgogne... Aucun hôtel ne peut plus les accueillir ; dans des villes moyennes, il faut disposer de salles de spectacle (Chartres, Coulom miers) ou du théâtre (Valence) si la municipalité passe outre aux pressions de l’administration ; dans de plus grandes, persuader un brasseur des faubourgs de couper tous les arbres du jardin de son établissement pour qu’on puisse y dresser une tente, à Lille22 ; ou encore s’abriter sous les halles comme à Strasbourg, dans une ancienne église, à Toulouse, et, bien souvent dans des fabriques. Nous avons déjà mentionné les banquets de Saint-Quentin et de Vienne ; mais aussi le banquet de Saint-Denis, « dans les bâtiments du vaste établissement industriel de M. Chalamel », après que la salle Valentino, à Paris, eut été refusée ; celui de Chalon-sur-Saône, dans une tuilerie ou une fabrique de produits chimiques, celui de Cambrai, dans « un immense séchoir de l’établissement Toussaint converti en salle de banquet23 ». Manifestement, dans beaucoup d’endroits, l’ampleur du mouvement déborde les possibilités d’accueil.
15On répondra peut-être alors que la campagne aurait pu essaimer vers de plus petits centres, où des banquets de moindres proportions pouvaient être mis sur pied. C’est effectivement ce qui semble s’être produit dans certaines régions, le Nord, le Bassin parisien, et la région lyonnaise. Mais si, comme nous l’avons dit, la presse semble avoir fait toute sa place aux banquets du Nord de la France, des banquets de moindre importance ont pu se tenir ailleurs, loin de Paris, et en l’absence de Barrot, sans que les quotidiens nationaux y fassent écho, surtout en début et en fin de campagne. Mais là se posaient toute une série d’autres problèmes d’organisation. Écoutons les correspondants de Pagnerre. À la mi-octobre, un habitant de Tulle, à l’appui d’une demande de pétitions imprimées pour essayer de prospecter les arrondissements de Brive et d’Ussel : « Faute de journaux, de banquets et de cercles même [nous sommes] obligés de faire du porte-à-porte pour obtenir les adhésions. » Sauf peut-être à proximité immédiate de Paris, il est très difficile de se passer d’un journal local pour organiser une campagne de pétitions, et a fortiori un banquet. Il y a donc banquet là où existe, face au journal de la préfecture, une feuille d’opposition déterminée, qui sans doute peut utiliser ses fichiers d’abonnés pour lancer les listes de souscriptions. L’Écho de Vésone à Périgueux, Le Propagateur du Pas-de-Calais de Frédéric Degeorge (vingt-neuf fois poursuivi sous la monarchie de Juillet, autant de fois acquitté par le jury), Le Patriote des Alpes dans l’Isère, et tant d’autres sont en temps ordinaire les foyers de l’opposition politique ; à partir de l’été 1847, ils peuvent essayer de convaincre leurs lecteurs habituels, qui n’appartiennent pas aux milieux populaires – les abonnements étant relativement chers –, de souscrire pour le banquet qu’ils projettent. À l’inverse, début février 1848, le procureur général d’Aix-en-Provence peut annoncer avec satisfaction que des poursuites opportunes contre le rédacteur du Progrès social ont fait échouer une tentative d’organisation d’un banquet à Marseille : le journal avait lancé la souscription, mais il n’avait pas payé de cautionnement l’autorisant à traiter de matières politiques, et il avait été condamné deux fois précédemment. On a donc pu emprisonner le gérant, puis lui infliger deux mois de prison et deux cents francs d’amende, « ce qui a fait s’évanouir le projet de banquet réformiste, le sieur Agenon n’étant plus là pour le provoquer et l’organiser24 ».
16Pour l’organisation d’un banquet en province, disposer d’un journal n’est pas toujours décisif, mais c’est important. Une fois le banquet tenu, on pourra en rendre compte abondamment, et à peu de frais (ce qui est déjà vrai pour les grands journaux parisiens l’est incomparablement plus pour des feuilles locales toujours en mal de copie25) ; à quelques conditions toutefois, qui ne sont pas toujours remplies : « Nous regrettons de ne vous donner, écrit Robin Morhéry à Pagnerre, qu’une version tronquée du discours de Garnier-Pagès qui a produit tant d’effet. Il est bien malheureux que nous n’ayons pas eu de sténographe, car cette improvisation était vraiment remarquable et a produit une vive émotion26. » En fin de compte, Morhéry, qui a réservé la primeur du compte rendu du banquet de Loudéac aux journaux parisiens, Le National et Le Siècle, le publie dans Le Moniteur breton, tout en pestant contre les fautes d’impression : « Dans nos petites imprimeries dépourvues de prote, quand on corrige trois fautes, il s’en refait deux. […] »
17Il faut encore davantage, et c’est là que les difficultés proprement politiques commencent. Il faut des orateurs et des souscripteurs en nombre suffisant. Les deux problèmes ne sont pas indépendants. Faute de souscripteurs, on ne peut pas inviter un orateur de renom, un Barrot, par exemple : c’est l’amère expérience du maire de Cusset qui a dû renoncer en août 1847 à faire venir son idole, pourtant encore peu sollicitée (il en alla très différemment en novembre et en décembre, où Barrot parla plusieurs fois par semaine) parce que « le nombre et la qualité des souscripteurs ont paru insuffisants », « au-dessous des frais et de la dignité de cette ovation27 ». À l’inverse, la commission d’organisation du banquet de Valence écrit le 12 octobre à Paris qu’elle n’attend plus pour en fixer la date qu’une réponse à leur requête : « La présence, au milieu de nous, de notabilités parlementaires dont le dévouement est acquis à l’opposition viendrait, tout en donnant à notre réunion un éclat si désirable, en assurer encore le succès. » Mais les orateurs d’envergure nationale sont assez rares ; les voyages sont encore lents et épuisants dans une France où le chemin de fer permet d’aller à Rouen ou à Lille depuis la capitale, mais pas encore à Lyon, par exemple. Si Barrot s’est beaucoup dépensé dans tout le Bassin parisien et le Nord de la France, qu’il connaissait bien, les autres dirigeants dynastiques soit avaient apparemment peu de goût pour l’exercice (Malleville, Beaumont), soit se trouvaient momentanément handicapés par leur mauvaise santé : Duvergier de Hauranne dut même refuser le banquet de Lyon, où il était pourtant impatiemment attendu, à moins de deux cents kilomètres de son château de Herry, près de la Charité-sur-Loire. L’extrême gauche parlementaire semble avoir été plus fringante : Marie, Crémieux, Garnier-Pagès ont parlé dans plusieurs banquets, le dernier allant même en Bretagne et dans le Midi. Bref, en général, sauf dans le Nord de la France, là où justement les banquets furent les plus nombreux, il fallait se contenter de personnalités locales, le plus souvent députés ou anciens députés de l’opposition. Or beaucoup n’étaient pas excellents orateurs (on peut croire sur ce point Maxime Du Camp à propos du banquet de Rouen : « M. Levavasseur ânonna un discours appris par cœur et qu’il ne savait guère28 ») et il ne manquait pas de jeunes avocats ambitieux, et d’une autre nuance de l’opposition, pour vouloir leur voler la vedette. Bref, ce n’était pas simple ; et la presse gouvernementale avait beau jeu de dauber sur ces soudaines maladies qui obligeaient tel ou tel député, à son grand regret bien entendu, à faire faux bond aux organisateurs. S’y mêlaient en outre, dans des proportions variables, des divergences politiques, sur le toast au roi, par exemple, ou sur le thème choisi pour un discours, et en définitive, c’était bien par de pareilles excuses que l’on finissait par les aplanir aux moindres frais : c’est ainsi qu’officiellement la santé de madame de Lamartine empêcha son époux de prendre la parole, comme envisagé et annoncé, au banquet de Rouen29. En réalité, les organisateurs n’avaient pas apprécié qu’il eût l’intention de clore la réunion, et, de fait, pratiquement toute la campagne des banquets, par un toast et un discours à la recomposition de l’opposition.
18En ce qui concerne les souscripteurs, les problèmes n’étaient pas moindres. On pouvait fort bien, et très discrètement, faire savoir quelles catégories sociales on souhaitait inviter, et qui on entendait exclure : c’est à cela que servait le montant de la souscription. Pour autant que nous le sachions, pour les banquets proprement réformistes, elle était généralement de cinq ou six francs ; nettement moins pour les banquets démocratiques, nous y reviendrons. La campagne réformiste, comme le répétait encore Le National dans son éditorial (Premier-Paris) du 1er janvier 1848, ne s’était donc pas adressée « à ces masses déshéritées, ces populations tenues en dehors de tout droit politique ! Non, c’est au sein même de la classe moyenne qu’on a porté l’agitation ». Certes. Mais le jeune Flaubert, par exemple, avait manifestement fort peu apprécié de passer autant de temps « dans la compagnie de mon serrurier qui me tapait sur l’épaule aux bons endroits ». Dans des banquets qui réunissaient autant de monde, l’assistance était nécessairement beaucoup plus mélangée que cela n’était considéré comme souhaitable par une partie des convives. Ainsi, au grand effarement et au mécontentement non dissimulé du commissaire central de Lyon : « Tout le monde était admis en payant cinq francs, car il s’y trouvait des crocheteurs, des artistes des deux théâtres et des ouvriers de différentes corporations30. » Une réunion où des comédiens (encore considérés par beaucoup comme des marginaux infréquentables) et des crocheteurs (l’équivalent lyonnais des portefaix parisiens, une corporation assez méprisée et théoriquement sous la surveillance de l’autorité) côtoient des électeurs est décidément bien suspecte.
19Quoi qu’il en soit, même si le barrage social fonctionnait à peu près convenablement et si les masses déshéritées étaient tenues à l’écart, réunir autour des mêmes tables de simples gardes nationaux et des électeurs, pour certains éligibles, n’avait rien d’évident. Là encore, une anecdote relevée dans des mémoires du temps permettra de le faire comprendre. Auguste Chambolle, directeur politique du Siècle, était, comme nous l’avons vu naguère, d’origine vendéenne. Bien que résidant à Paris, il fut élu député de la circonscription de Bourbon-Vendée (aujourd’hui La Roche-sur-Yon) en 1838.
« L’avant-dernière de mes réélections dans le département de la Vendée avait eu lieu, comme les élections précédentes, en mon absence. Je me rendis, quelque temps après, à Bourbon-Vendée, pour remercier mes anciens camarades qui m’avaient soutenu et qui venaient, sans moi, de triompher dans cette épreuve. Par leurs soins, un banquet avait été organisé pour que je puisse, dans un seul discours, m’adresser à tous mes électeurs. Mais, en dehors des électeurs, il y avait une population éclairée, libérale et justement impatiente d’arriver à l’exercice des droits politiques qui lui étaient imprudemment déniés. Elle était à peu près représentée dans la ville par la garde nationale. Les gardes nationaux, donc, sur les difficultés qui leur furent d’abord opposées à la demande qu’ils avaient faite de participer au banquet électoral, en organisèrent un de leur côté. Je reçus une double invitation pour le même jour et la même heure. Qu’il y eût calcul ou non, j’étais ainsi mis en demeure de choisir. Partisan décidé de la réforme électorale, sans avoir fait profession de radicalisme, je ne pouvais me prononcer pour l’exclusion. Je suppliai mes amis de se prêter à un rapprochement et de travailler à la fusion des deux comités, des deux réunions. Ils s’y employèrent avec zèle pendant trois ou quatre jours, mais vainement ; l’irritation de part et d’autre était trop grande ; les amours-propres étaient trop engagés. Personne ne voulut céder. Le jour était pris ; rien ne manquait aux préparatifs. Je reçus de nouveau une double députation qui m’invitait à me prononcer. Je répondis aux commissaires : “Vous avez encore cinq ou six heures pour vous mettre d’accord ; j’attendrai ; mais si, au dernier moment, j’apprends que vous restez divisés, ma voiture est prête, et je partirai." On me déclara que si je faisais une pareille offense aux électeurs et à la ville, jamais je n’obtiendrais leurs suffrages et qu’il serait inutile à l’avenir de me présenter comme candidat. Ils persistèrent, et moi aussi. Les tables étaient déjà dressées, les drapeaux et les rubans flottaient ; on allait venir au-devant de moi. Je fis atteler, et je partis. Il y eut d’abord, à ce qu’on m’a rapporté, une explosion de cris et d’invectives. Mais je n’étais pas là pour les entendre. La réflexion étant venue, les esprits se calmèrent ; et l’on ne tarda pas à m’écrire que de l’avis de presque tous, ce n’était pas moi qui avais les plus grands torts31. »
20Cinq ans avant la campagne des banquets, les électeurs de Bourbon-Vendée, forteresse bleue assiégée par des campagnes blanches, rechignaient encore à fraterniser avec de simples gardes nationaux qui partageaient pourtant leurs opinions... Participer à un banquet, c’était montrer que l’on acceptait, comme le disaient des comptes rendus enthousiastes, de renoncer à ses privilèges électoraux ; preuve de bonne volonté ostensible, peut-être plus facile et plus intéressée pour un élu local que pour un simple électeur. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les relations de banquets réformistes insistent autant sur la présence de conseillers municipaux, ou d’officiers de la garde nationale : les uns et les autres étaient en général électeurs, mais ils bénéficiaient de la confiance de leurs concitoyens, manifestée par les votes aux élections municipales ou à celles de la garde nationale. Leur présence devait rassurer : ils étaient la preuve que l’extension limitée du suffrage qui est le but de la campagne ne bouleverserait pas nécessairement les hiérarchies politiques.
21Mais il existe encore d’autres obstacles, de nature plus locale, à la tenue d’un banquet réformiste. Le procureur général de Besançon expliquait ainsi au garde des Sceaux, dans l’été 1847, qu’il ne craignait pas grand-chose pour les départements de son ressort (et les faits lui donnèrent raison) : il y a bien, en Haute-Saône, un député d’opposition, mais il a fait savoir à ses électeurs qu’il s’opposerait à l’organisation d’un banquet réformiste. À Dôle, dans le Jura, rien à redouter non plus : à l’occasion des fêtes de Juillet, le maire et député de Parcey « a lui même appelé la garde nationale à un banquet conservateur, et de la sorte il a déjoué les projets de ceux qui auraient voulu compromettre les officiers dans une manifestation contraire32 ». Si la garde nationale a été invitée, officiers en tête, à un banquet sous l’égide des autorités, elle ne peut pas se dédire publiquement ; et de fait, bien que des listes de souscription aient peut-être circulé, il n’y eut pas de banquet à Dole. Où l’on voit, une fois de plus, que la dérive monarchique du régime, et la préférence le plus souvent donnée à la Saint-Philippe au détriment des fêtes de Juillet, était grosse de périls pour l’avenir. Des considérations proches expliquent l’absence de tout banquet réformiste à Nantes, grande ville, et indiscutablement bleue. L’anniversaire des journées de Juillet revêtait pour la gauche nantaise une importance particulière, puisque c’était l’occasion de rendre hommage aux manifestants tués par l’armée, dans le seul affrontement sanglant qui ait eu lieu en province en 1830. Tous les ans, il y avait donc une cérémonie funéraire au cimetière, et Victor Mangin, le rédacteur du National de l’Ouest, y prononçait un discours. Mais dans cette ville, au témoignage d’Ange Guépin, les banquets semblent avoir été fréquents dans les années précédentes, et parfaitement démocratiques, voire socialisants. Le dernier en date, pour l’anniversaire de Juillet, avait justement réuni dans la commune voisine de Chantenay, sous sa présidence, deux à trois cents ouvriers, dans un banquet à deux francs par tête33. Dans ce contexte, le docteur Guépin explique à Pagnerre qu’il ne voit pas bien comment organiser un banquet réformiste, même à l’occasion de la venue de Garnier-Pagès en octobre : ce banquet ne pourrait pas être une manifestation d’union, sans doute parce que cette forme de manifestation est déjà assimilée à la République et aux républicains, voire au socialisme : « Quoique radical absolu, aussi radical que possible, je redoute les réunions parce qu’elles peuvent donner prise contre nous et parce que bien peu d’hommes savent apporter dans les affaires politiques l’esprit de conciliation et le tact nécessaires. Ce qui nuit au radicalisme, ce sont la forme et l’esprit de coterie. […] » Dans ces conditions, il a préféré une simple réception en soirée à Garnier-Pagès, où il a invité « toutes les nuances », de la république modérée au communisme ; mais pas de manifestation publique, pas de souscription, pas de toasts.
22On comprend mieux, je pense, dans ces conditions, pourquoi, contrairement à ce qui est souvent insinué, on ne trouve pas le moindre signe de désappointement chez les organisateurs de la campagne au moment où celle-ci était sur le point de s’achever, en décembre 1847. Même si certaines régions étaient un peu en retrait, le Midi notamment, la campagne pouvait être considérée comme un succès ; et il ne s’agissait plus que de la clore en beauté, comme prévu depuis longtemps, par le gigantesque banquet de Rouen, ce qui n’était d’ailleurs pas simple34. D’une part, elle avait permis de tenir des réunions importantes dans des villes où il ne s’était jamais rien passé auparavant : pas seulement Autun, « ville d’habitude si calme, si tranquille, voire si passive » au dire d’un membre de la commission d’organisation, mais Chartres, qui avait pourtant depuis seize ans un député gouvernemental, mais Amiens, où Barrot commente : « Cette population amiénoise, qu’on disait si timide, si craintive, si occupée exclusivement de ses intérêts privés, nous a offert un véritable foyer de passion généreuse et patriotique. » Ou bien encore on n’avait jamais vu telle affluence : « Jamais une assemblée politique aussi nombreuse n’avait encore eu lieu parmi vous dans l’intervalle des élections », dit Lherbette, député de Soissons, à ses auditeurs35. On a dû refuser du monde dans certaines villes ; ailleurs, l’enthousiasme des assistants et la sympathie de la population ont permis d’organiser des cortèges impressionnants, avant le banquet, à Lille, Dijon, Chalon, Grenoble... ou après comme à Saint-Germain-en-Laye36. En définitive, malgré les innombrables difficultés, les objectifs escomptés début septembre par Le National, une cinquantaine de réunions, avaient été atteints et même légèrement dépassés. Le 20 décembre, le même journal constatait avec satisfaction : « Le nombre des banquets qui auront lieu avant la fin de la session s’élèvera à 60. On peut affirmer que l’année prochaine ce nombre sera doublé. » Au banquet de Cambrai, le 9 janvier, un membre du Conseil général de l’Aisne porta un toast à la continuation des banquets réformistes37
23Combien de personnes la campagne a-t-elle réunies au total ? Remarquons d’abord que les contemporains, favorables ou hostiles au mouvement, ne se soucièrent guère d’en faire le compte sur le moment. Cela tend à prouver, me semble-t-il, que pour eux, le nombre total de réunions était plus important que l’affluence générale : il était très important de faire une démonstration de force locale et d’avoir le plus de souscripteurs possible, parce que l’assistance était dénombrable et qu’on pouvait la rapporter, par exemple, au corps électoral cen sitaire local. Mais le total n’avait pas beaucoup de sens, parce que les partis, ou plutôt les tendances politiques, comptaient leurs succès en sièges, et pas tellement en voix réunies sur des candidats dont le positionnement partisan était assez fluctuant. Le ministère de la Justice disposait de rapports sur la plupart des banquets, avec à chaque fois l’assistance telle que les agents l’avaient évaluée. Ces rapports ont été perdus ; mais les bureaux du ministère avaient tenté une statistique générale des banquets, qui nous est parvenue38. Elle n’est pas sans reproches, et nous y reviendrons, mais l’essentiel est qu’elle n’a pas été utilisée sur le moment. La première évaluation d’ensemble publiée, à ma connaissance, et qui est encore souvent recopiée, est celle présentée en 1849 par Elias Régnault, ancien collaborateur de Pagnerre au sein du Comité central des électeurs de l’opposition, et à ce titre fort bien placé pour avoir accès à des informations sûres : dans son Histoire du gouvernement provisoire, le nombre des souscripteurs est évalué à dix-sept mille environ. Les historiens ultérieurs ont repris cette estimation, avec le commentaire dépréciatif qui l’accompagnait : bien peu de chose, décidément.
24Or, même si cette évaluation était exacte, ce qui demande à être vérifié, l’appréciation doit être relativisée. Dix-sept mille personnes, en 1849, en régime de suffrage universel masculin, ce n’est plus rien, ou plutôt si : c’est la moitié des votes obtenus par Raspail en décembre 1848, ou le double du score ridicule de Lamartine à cette même élection présidentielle. Loin, très loin des quatre cents mille voix qui se sont portées sur Ledru-Rollin, dont Régnault, son collaborateur au ministère de l’Intérieur au printemps 1848, est désormais proche ; beaucoup plus loin encore des sept millions et demi de suffrages recueillis par Louis-Napoléon Bonaparte. En quelques mois, les ordres de grandeur ont changé du tout au tout ; et comme Régnault, en bon républicain de la veille, n’hésite pas à donner au peuple le rôle déterminant dans la chute de Louis-Philippe, il n’y a rien qui puisse l’inciter à réévaluer l’importance de manifestations qui appartiennent à un monde révolu, et dont il se souvient à quel point leur organisation fut laborieuse. C’était fort peu de chose aussi en comparaison des campagnes d’opinion britanniques, qu’il connaissait bien39. Mais, aujourd’hui, un siècle et demi plus tard, nous ne sommes pas tenus de le suivre, ni dans son chiffrage, ni dans ses appréciations.
25Le problème du chiffrage est relativement simple à résoudre, à condition de bien préciser de quoi l’on parle. Il est relativement simple parce que, à la différence de ce qui se produit pour des manifestations de rue, les évaluations des uns et des autres concordent à peu près. Nous disposons d’une double évaluation pour une cinquantaine de banquets, et il est rare que les chiffres divergent franchement40. En général, les effectifs revendiqués par les organisateurs sont de dix à vingt pour cent supérieurs aux chiffres officiels : pour tout dire, dans la plupart des cas, on a l’impression que les chiffres ont été arrondis, par les uns vers le haut, par les autres vers le bas, à partir d’un rapide coup d’œil dans la salle où il suffit de compter le nombre de couverts par table et de multiplier par le nombre de tables. On notera en outre que, dans la plupart des cas où les organisateurs ont annoncé que la salle était trop petite, le chiffre qu’ils proposent est à peine supérieur à celui de l’administration, ce qui tend à prouver qu’ils ont dû effectivement refuser du monde. À l’inverse, les évaluations particulièrement basses proposées par le ministère pour les banquets de Vitré ou de Périgueux paraissent hautement vraisemblables, quand on remarque le flou artistique observé sur ce point par les journaux favorables au mouvement : quand Le National parle d’une « réunion imposante » sans dénombrer l’assistance, on peut penser que celle-ci n’a pas vraiment répondu aux attentes ou aux espoirs des organisateurs41.
26La difficulté est ailleurs. La statistique du ministère de la Justice prend en compte cinquante-deux banquets ; la brochure de René Dubail, cinquante-trois, mais ce ne sont pas exactement les mêmes. Le ministère a intégré certaines manifestations que les réformistes récusaient, par exemple le banquet du 10 août au Mans, ou celui de Chantenay, à côté de Nantes, fin juillet, ou encore celui de Montélimar, où pourtant il ne fut pas porté de toast à la réforme électorale ; et il en a oublié d’autres, qu’ils revendiquaient : celui de Reims ou les deux banquets du début janvier, à Toulouse et à Limoges. Pour avoir une idée de l’ampleur du mouvement, le mieux est encore de partir de la liste de René Dubail, et d’attribuer à chaque banquet évalué par les autorités le nombre que celles-ci ont retenu, à l’exception du cas de Chalon-sur-Saône, où la sous-esti mation est manifestement excessive, et l’on se contentera du chiffre avancé par la feuille de la préfecture. Quand nous ne disposons pas d’une estimation officielle, on prendra la plus basse de celles proposées par les journaux.
27Ce qui surprend, dans ces conditions, qui ne peuvent être suspectées de faire la part trop belle à l’enthousiasme des organisateurs, c’est que les chiffres auxquels on aboutit sont très nettement supérieurs à ceux avancés traditionnellement : A.J. Tudesq, se fondant sur la statistique du ministère de la Justice, relevait déjà le total à vingt-deux mille souscripteurs environ. Les miens portent l’assistance aux cinquante-trois banquets réformistes retenus par René Dubail à plus de vingt-six mille ; encore faudrait-il ajouter quelques autres banquets tenus dans de très petites villes, mais qui ne sont pas négligeables. Si, de plus, on cherche à évaluer non plus les banquets purement réformistes, mais tous ceux qui manifestaient cet été et cet automne-là un esprit d’opposition claire au gouvernement, en premier lieu le banquet de Mâcon, on atteint aisément les trente mille souscripteurs. Le chiffre ne prend pas en compte les assistants non souscripteurs, debout et muets, parfois évoqués, mais qui m’ont paru plutôt rares ; il n’intègre pas non plus les dames et demoiselles qui assistèrent aux banquets de Mâcon et de Chalon-sur-Saône. Le total est donc beaucoup plus considérable qu’on ne le soutient généralement, près du double. Or, si l’on compare aux mouvements antérieurs, et en particulier à la campagne de banquets du temps du ministère Polignac, on constate qu’à peu près autant de départements étaient concernés que dix-huit années plus tôt, mais beaucoup plus de villes, dans un laps de temps plus réduit, avec des assistances trois à quatre fois supérieures. Même en tenant compte de l’élargissement du corps électoral, même en rapportant le nombre des souscripteurs aux quatre cent mille électeurs envisagés dans la proposition de réforme défendue à la chambre par Duvergier de Hauranne, l’ampleur du mouvement était au moins comparable, et probablement supérieure, à celle de la campagne jadis mise en œuvre par la société Aide-toi, le Ciel t’aidera… Tout porte donc à croire ce que dit Tocqueville, rapportant les propos de son ami Gustave de Beaumont42 : les organisateurs dynastiques ont sur la fin plutôt cherché à freiner le mouvement qu’à l’étendre encore. Car ils estimaient avoir amplement prouvé l’intérêt du pays pour leurs propositions et ils espéraient que pareille démonstration de force ferait réfléchir les plus intelligents des conservateurs, que l’on sortirait enfin de l’immobilisme qui, ils le craignaient, risquait d’être fatal aux institutions de Juillet.
Dynastiques et radicaux, deux stratégies parallèles
28Quelles étaient en définitive les stratégies des uns et des autres ? Les informations les plus accessibles sont contenues dans les témoignages des contemporains et acteurs des événements, et l’on citera en premier lieu les Souvenirs de Tocqueville, les Mémoires d’Odilon Barrot, ceux de Chambolle, de Rémusat, puis dans les histoires rédigées peu après, l’Histoire de huit ans d’Elias Régnault ou l’ Histoire de la révolution de 1848 de Garnier-Pagès. Mais tous ces ouvrages ont été écrits après coup, sous le Second Empire, voire dans les premières années de la Troisième République. Il ne s’agit pas de mettre en cause la sincérité des auteurs, mais leur point de vue avait nécessairement été modifié par les événements ultérieurs, et d’abord par la révolution de Février. Or si celle-ci comblait les vœux secrets des républicains, même des modérés du National, qu’après tout elle porta au pouvoir, elle ne tarda guère à être qualifiée, dans les milieux conservateurs, de catastrophe. Tocqueville, pourtant modéré, utilise le mot dans ses Souvenirs ; on peut juger de l’emploi qui en était fait par les plus convaincus des membres du parti de l’Ordre, anciens partisans de Guizot, et, plus féroces encore, nouveaux zélateurs de Louis-Napoléon, un Rouher ou un Cassagnac par exemple. Dans ces conditions, les promoteurs de la campagne des banquets, qui avaient été rejetés dans le parti de l’Ordre par les événements du printemps, puis par les journées de Juin, étaient singulièrement mal à l’aise, car on leur reprochait d’avoir au minimum joué avec le feu, si ce n’est d’avoir fait surgir l’hydre révolutionnaire et déchaîné les démons du socialisme. Il fallait donc qu’ils plaident leur cause, ce qui n’était pas très facile, et, consciemment ou inconsciemment, ils ont pu gommer des nuances, peut-être importantes ; et puis, comme le note finement Régnault, ils ont préféré admettre implicitement qu’ils avaient été bernés par les républicains plutôt que reconnaître rétrospectivement leur erreur. Quant à ces derniers, ils ont eu beau jeu de présenter leur engagement dans la campagne par la prescience des événements à venir ; voici comment, douze ans après les faits, L.A. Garnier-Pagès évoque les circonstances de l’accord entre radicaux et dynastiques, en juin 1847 :
« Sortis de chez M.O. Barrot, les membres radicaux de la réunion, MM. Carnot, Pagnerre, Biesta, Labélonye, Garnier-Pagès marchèrent quelque temps ensemble. Arrivés sur le boulevard, à la hauteur du ministère des Affaires étrangères, ils allaient se séparer. “Ma foi, dit en ce moment M. Pagnerre, je n’espérais pas, pour nos propositions, un succès aussi prompt et aussi complet. Ces messieurs voient-ils bien où cela peut les mener ? Pour moi je confesse que je ne le vois pas clairement ; mais ce n’est pas à nous radicaux, de nous en effrayer. – Vous voyez cet arbre, reprit alors M. Garnier-Pagès, eh bien ! gravez sur son écorce le souvenir de ce jour : ce que nous venons de décider, c’est une révolution.” Neuf mois plus tard, à cette même place, tombaient sous un feu de peloton les premières victimes de Février. Issue du mouvement réformiste et d’une résistance systématique à tout progrès, la révolution était faite43. »
29L’anecdote est belle, mais parfaitement invérifiable. Il faut donc essayer de recourir à des témoignages d’avant la révolution, de l’été 1847 à l’ouverture de la session. Cela n’a été fait à ma connaissance que pour un seul des acteurs de cette campagne, mais le plus marginal, Alphonse de Lamartine, et ce fut dans un article ancien et rarement cité44. Pour les autres, les dynastiques, Duvergier de Hauranne, Barrot, Crémieux, et les républicains, depuis ceux du National, Garnier-Pagès, Pagnerre, cheville ouvrière de la campagne, jusqu’aux tard-venus démocrates, Ledru-Rollin et Louis Blanc, il faut utiliser les circulaires, lettres, discours, articles de journaux de l’époque, qui doivent permettre de reconstituer les stratégies et de comprendre ce qui s’est passé mieux qu’avec des versions postérieures toujours susceptibles d’avoir été corrigées. Il faut aussi s’interroger sur les modèles que les uns et les autres avaient à l’esprit quand la campagne fut lancée, modèles français, mais aussi étrangers, et spécialement britanniques.
30Je crois tout d’abord qu’on aurait tort de prendre pour argent comptant ce qu’ont dit Garnier-Pagès et la tradition républicaine, quant à l’organisation de la campagne des banquets. Il n’y a pas de doute que Pagnerre, en sa qualité de président du Comité central des électeurs de la Seine, fondé deux ans plus tôt, en fut le maître d’œuvre, et que ce fut lui qui, dans la réunion convoquée par Barrot, proposa de faire circuler des pétitions en faveur de la réforme, dont il avait préparé le texte, et d’organiser conjointement une campagne de banquets. Mais il est clair que les dynastiques, qui acceptèrent aussitôt, y avaient eux aussi réfléchi avant. Depuis l’été 1846, Odilon Barrot, Prosper Duvergier de Hauranne, Gustave de Beaumont, Léon de Malleville avaient mis sur pied un Comité central de l’opposition constitutionnelle, qui s’était inspiré de l’exemple de la société Aide-toi..., et qui avait un réseau de correspondants locaux45. Pendant le temps de la session, l’activité principale de ce comité a dû être la coordination des efforts de l’opposition parlementaire, mais il est improbable qu’après l’échec des deux projets de réforme il ne se soit pas réuni. La personnalité dominante de ce comité n’était pas Barrot, principal orateur de l’opposition depuis 1831, mais bien Duvergier de Hauranne. Son action a été d’autant plus remarquée qu’il avait longtemps soutenu le ministère et qu’il n’était passé à la cause de la réforme que récemment. Il y apportait l’ardeur des néophytes, pourrait-on dire. Les jugements sur ce personnage assez mal connu sont en général sévères46 : celui de Tocqueville, à propos de la campagne des banquets justement, est le plus fameux :
« Homme résolu et borné, borné avec beaucoup d’esprit toutefois, mais de cet esprit qui, voyant clairement et en détail tout ce qu’il y a dans son horizon, n’imagine pas que l’horizon puisse changer ; érudit, désintéressé, ardent, vindicatif, de cette race savante et sectaire qui fait de la politique par imitation étrangère et par réminiscence historique, qui renferme sa pensée dans une seule idée, s’y échauffe et s’y aveugle. »
31On n’insistera pas sur ce que ces lignes contiennent justement de réminiscences historiques : il est clair que Tocqueville voit dans son collègue ce qu’il était évidemment, l’héritier d’une grande famille de parlementaires jansénistes, et que, à tort ou à raison, la tonalité générale du portrait s’en trouve affectée. L’essentiel est, je crois, ailleurs : « Qui fait de la politique par imitation étrangère et par réminiscence historique. » Par imitation étrangère : Prosper Duvergier de Hauranne était depuis longtemps un des meilleurs connaisseurs français de la vie politique britannique. Il savait l’anglais et avait été correspondant du Globe en Angleterre et en Irlande en 1826-1829 : il avait vu alors ce qu’était un pays libre, où la vie politique ne se cantonnait pas au parlement, aux colonnes des journaux, ni aux périodes préélectorales, mais où les pétitions et les meetings jouaient un grand rôle. Il avait bien évidemment fait partie des fondateurs de la société Aide-toi…, et il me semble clair que son expérience britannique, relatée dans ses Lettres sur les élections anglaises…, avait influé sur les formes prises par l’agitation libérale à la fin de la Restauration : je ne crois pas, par exemple, que ce soit un hasard si son père, député de la Seine-Inférieure, s’était vu offrir un banquet en septembre 1829 par une cinquantaine d’électeurs du Havre, alors même que la feuille libérale locale manifestait vis-à-vis de cette pratique des réserves sérieuses. Or, il est frappant de constater que la gauche dynastique analysait en 1846-1847 la prépondérance des conservateurs dans le pays légal comme le résultat d’une déformation de la représentation nationale et des institutions parlementaires tout à fait comparable à celle du ministère Villèle. Voici la conclusion de la circulaire du Comité central de l’opposition constitutionnelle, datée du 3 juin 1847 :
« Encore une fois, ce qui a compromis la cause libérale depuis quelques années, c’est que nous n’avons pas su faire pour elle ce que nos adversaires faisaient contre elle, et porter, dans la défense des intérêts publics, l’ardeur et la suite que d’autres portaient dans la défense des intérêts privés ; c’est aussi que, divisés et subdivisés en fractions presque hostiles l’une à l’autre, nous avons trop souvent manqué d’accord et d’ensemble. Le temps est venu de tenir une tout autre conduite et d’avoir sans cesse les yeux fixés sur l’exemple de 1827. Soyons, comme à cette grande époque, unis, actifs, persévérants, et le succès ne nous fera pas défaut. »
32Les remèdes à y apporter étaient donc à peu près les mêmes : d’une part, il fallait que des comités locaux de l’opposition se reconstituent pour surveiller la confection des listes électorales ; d’autre part, sans prétendre
« d’ailleurs vous indiquer ici quels moyens il convient d’employer, […] nous reconnaissons qu’ils doivent être toujours subordonnés à certaines convenances locales et personnelles ; tous sont également bons lorsqu’ils donnent à l’opinion publique une occasion légale de se manifester sans désordre47 ».
33Comment faire donc ? Clairement, dès le début juin 1847, les dynastiques penchaient vers l’organisation d’une campagne de banquets, comme manière de revivifier la vie politique qui étouffait dans le cadre du parlement, en favorisant les échanges entre les députés et les « bons citoyens », qu’ils soient électeurs ou non :
« En France, où les mœurs des pays libres ne sont point encore enracinées, beaucoup croient que dans l’intervalle d’une élection à l’autre, les bons citoyens, électeurs ou non électeurs, n’ont plus à se mêler des affaires publiques, si ce n’est pour assister, comme au spectacle, aux débats de la Chambre et aux événements qui s’en suivent. C’est là une idée complètement fausse et qui, plus que toute autre, contribue à énerver, à corrompre les institutions représentatives. Entre le député et ceux dont il est le représentant et l’organe, il est au contraire indispensable qu’il existe un échange continuel, non de services privés, mais d’opinions, d’impressions, de manifestations politiques ; il est indispensable que pas une mesure importante n’arrive à la tribune sans que ceux qui l’approuvent comme ceux qui la blâment aient fait pressentir leur avis. »
34Cela n’allait pas du tout de soi : la référence constante à 1827 montre que chacun savait qu’une telle campagne pouvait déboucher sur une révolution. Le mot d’ordre avait beau être, d’après Barrot, « une réforme, pour éviter une révolution », le choix de s’adresser au pays par une campagne de banquets était dès le départ, du point de vue des dynastiques, « un choix énergique, presque désespéré ». Personne dans le monde politique, et plus largement parmi tous ceux qui dans le pays s’intéressaient à la politique, ne l’ignorait, parce que tout le monde se souvenait de 1829-1830 ; de ce point de vue, une fois de plus, le témoignage de Flaubert et de Maxime Du Camp, qui s’étaient ostensiblement désintéressés dans leur jeunesse de toute activité politique (« Nous étions des lettrés, vivant dans Homère, dans Gœthe, dans Shakespeare, dans Hugo, dans Musset, dans Ronsard, préparant nos voyages projetés et n’ouvrant jamais un journal politique », dit le second48), nous induit en erreur.
35Relisons les souvenirs de Tocqueville, à propos de cette même campagne. Quels étaient ses arguments pour refuser les invitations ?
« Pour la première fois depuis dix-huit ans, disais-je, vous entreprenez de parler au peuple et vous cherchez votre appui en dehors de la classe moyenne ; si vous ne parvenez pas à agiter le peuple (ce qui me paraissait encore le résultat le plus probable), vous deviendrez encore plus odieux que vous ne l’êtes déjà aux yeux de ceux qui nous gouvernent et de la classe moyenne, qui, en majorité, les soutient et vous affermirez ainsi l’administration que vous voulez renverser ; si vous parvenez, au contraire, à agiter le peuple, vous ne pouvez pas plus prévoir que moi où doit vous conduire une agitation de cette espèce49. »
36Comme Garnier-Pagès, Tocqueville a beau jeu, a posteriori, de faire valoir sa lucidité. Cependant ses interlocuteurs invisibles, probablement son ami de Beaumont, mais aussi Barrot et Duvergier de Hauranne, qui étaient tout aussi conscients des risques, raisonnaient différemment, et il n’est pas interdit de penser que, d’une certaine manière, ils voyaient beaucoup plus large. D’une part, il ne s’agissait absolument pas pour eux de s’adresser au peuple, mais bien aux classes moyennes : « Il fut convenu, dit Barrot, que nous y convierions les électeurs et les citoyens notables de chaque cité, en ayant soin que ces réunions se tinssent dans des lieux privés, afin d’éviter ainsi les dispositions prohibitives de la loi contre toute réunion publique non autorisée. » Les électeurs et les citoyens notables, ceux à qui la proposition de réforme électorale aurait donné le droit de suffrage, les censitaires à cent francs d’impôt direct, les plus à l’aise des gardes nationaux. Pas le tout-venant : au banquet inaugural, celui du Château-Rouge, la souscription était de dix francs. Pour autant que nous sachions, dans la plupart des banquets organisés en commun par les radicaux du National et la gauche dynastique, elle était de cinq ou six francs.
37D’autre part, même si les réformistes se sont montrés discrets à ce sujet, il est infiniment probable que leur réflexion s’alimentait à l’exemple de l’un des « pays libres », qui n’était ni la Belgique, ni les Etats-Unis. Vu l’anglophobie ambiante, particulièrement à gauche, mieux valait ne pas trop insister sur ce point, mais cela ne fait guère de doute. Le modèle de la campagne des banquets était l’agitation menée depuis plusieurs années par la Ligue de Richard Cobden et de John Bright contre les taxes douanières sur les céréales, et qui venait justement de triompher en Grande-Bretagne. Le Premier ministre, Robert Peel, un tory pourtant, avait entamé l’année précédente le démantèlement d’un système douanier qui protégeait certes l’agriculture anglaise et assurait aux propriétaires fonciers des revenus confortables, mais, vu l’importance des recettes des douanes dans le budget global, faisait reposer par contrecoup l’essentiel de la fiscalité sur les consommateurs britanniques, les citadins en particulier, et ce, comme toutes les fiscalités indirectes, sans égard pour leur richesse ou leur pauvreté. Si l’on en croit Frédéric Bastiat, héraut isolé de la cause libre-échangiste en France, la presse française avait très mal rendu compte de l’action de la Ligue anglaise, de ses débuts en 1838 à ses succès, n’y voyant qu’un débat technique entre économistes, de peu de portée politique, une affaire de pot-au-feu, comme on disait alors50 :
« Échanger, trafiquer, cela est si prosaïque ! et puis c’est tout au plus une question de bien-être et de justice. Le bien-être ! oh ! c’est trop matériel, trop matérialiste pour un siècle d’abnégation comme le nôtre ! La justice ! oh ! cela est trop froid ! Si au moins il s’agissait d’aumônes, il y aurait de belles phrases à faire ! »
38En fait, il est probable que ce manque d’intérêt renvoie surtout à ce que montre clairement l’analyse de Bastiat, à savoir que les enjeux sociaux et politiques de l’abolition des lois britanniques sur les céréales n’étaient absolument pas transposables en France : de ce côté-ci de la Manche, l’aristocratie foncière avait déjà perdu la partie définitivement, et la fiscalité nationale reposait sur des bases un peu moins inéquitables, puisque la propriété, mobilière ou immobilière, était largement mise à contribution51. Quoi qu’il en soit, Bastiat, qui se proposait de lancer en France une campagne libre-échangiste, avait parfaitement conscience, lorsqu’il retraçait l’exemple de la Ligue, que les leçons que l’on pouvait en tirer dépassaient largement la cause qui lui était chère :
« Des renseignements utiles et pratiques me semblent encore devoir résulter de la lecture de ce livre. Je ne veux point parler des connaissances économiques qu’il est si propre à répandre. J’ai maintenant en vue la tactique constitutionnelle pour arriver à la solution d’une grande question nationale, en d’autres termes l’art de l’agitation. Nous sommes encore novices en ce genre de stratégie. Je ne crains pas de froisser l’amour-propre national en disant qu’une longue expérience a donné aux Anglais la connaissance, qui nous manque, des moyens par lesquels on arrive à faire triompher un principe, non par une échauffourée d’un jour, mais par une lutte lente, patiente, obstinée ; par la discussion approfondie, par l’éducation de l’opinion publique. Il est des pays où celui qui conçoit l’idée d’une réforme commence par sommer le gouvernement de la réaliser, sans s’inquiéter si les esprits sont prêts à la recevoir. Le gouvernement dédaigne, et tout est dit. En Angleterre, l’homme qui a une pensée qu’il croit utile s’adresse à ceux de ses concitoyens qui sympathisent avec la même idée. On se réunit, on s’organise, on cherche à faire des prosélytes ; et c’est déjà une première élaboration dans laquelle s’évaporent bien des rêves et des utopies. Si cependant l’idée a en elle-même quelque valeur, elle gagne du terrain, elle pénètre dans toutes les couches sociales, elle s’étend de proche en proche. L’idée opposée provoque de son côté des associations, des résistances. C’est la période de la discussion publique, universelle, des pétitions, des motions sans cesse renouvelées ; on compte les voix du Parlement, on mesure le progrès, on le seconde en apurant les listes électorales, et quand enfin le jour du triomphe est arrivé, le verdict parlementaire n’est pas une révolution, il n’est qu’une constatation de l’état des esprits ; la réforme de la loi suit la réforme des idées, et l’on peut être assuré que la conquête populaire est assurée à jamais.
Sous ce point de vue, l’exemple de la Ligue m’a paru mériter d’être proposé à notre imitation52. »
39Un modèle à suivre, pour tous ceux qui, comme Odilon Barrot, déploraient publiquement que les mœurs politiques en France fassent une si faible place à la discussion publique, à l’initiative des citoyens :
« La France n’est pas un pays habitué aux démonstrations politiques : cela est vrai, je m’en plains souvent. C’est une défaillance de nos mœurs politiques, mais aussi, les lois ne sont-elles pas complices de cette défaillance ? En effet, par votre législation sur les associations, sur les réunions publiques, n’avez-vous pas tout fait pour supprimer les manifestations de l’opinion publique qui, chez nos voisins, font en toutes circonstances éclater les vœux du pays ? »
40À suivre d’autant plus que Duchâtel les avait mis au défi, pendant la discussion sur la proposition de réforme de Duvergier de Hauranne, de prouver que le pays voulait réellement cette réforme. Mais le modèle de la Ligue n’était pas purement technique, comme le savaient ceux qui avaient suivi attentivement l’évolution politique du pays voisin, par exemple un Léon Faucher, auteur deux ans auparavant d’un ouvrage très remarqué sur la Grande-Bretagne, et qui fut un des premiers à mettre sur pied, dans sa circonscription rémoise, un grand banquet réformiste : la Ligue était un grand mouvement politique des classes moyennes, comme le chartisme avait été celui du prolétariat britannique. En 1845-1846, le chartisme était décidément sur le déclin : les deux pétitions pour la réforme radicale et le suffrage universel masculin présentées aux Communes en 1839 et 1842 avaient été rejetées malgré les millions de signatures qui les couvraient. L’agitation populaire, si impressionnante cinq à dix ans auparavant, était complètement retombée ; le mouvement s’était divisé entre partisans et adversaires de O’Connor, ce dernier lancé dans une entreprise de réinstallation des prolétaires à la campagne, et ne semblait plus porteur d’avenir. Au contraire, Richard Cobden, John Bright et les partisans de la réforme douanière avaient multiplié les tracts, les brochures, les conférences, tenu des centaines de meetings dans tout le pays, et ils avaient même réussi à rallier à leur cause une partie de l’aristocratie ouvrière, en argumentant que l’abolition des lois sur les céréales permettrait d’assurer le pain à bon marché et d’ouvrir, en outre, des débouchés à l’exportation aux fabriques britanniques.
41Pour des gens comme Barrot et Duvergier de Hauranne, qui avaient eu l’occasion de s’entretenir avec Cobden lors de son passage à Paris dans l’été 1846, la leçon était claire. Dans la situation économique difficile que connaissait la France à ce moment, si l’on voulait sauver les institutions libérales que menaçaient la montée des revendications populaires et l’audience croissante des diverses écoles socialistes, il fallait renforcer le régime politique en élargissant sa base sociale, ne fût-ce qu’en abaissant le cens à cent francs, ce qui doublerait le nombre des électeurs. C’était la conclusion du discours de Barrot à la Chambre, au printemps 1847 :
« Il vient un jour, dont la misère publique est presque toujours le précurseur, un jour où le gouvernement a besoin de toutes les forces morales du pays pour résister. […] Ce n’est pas, croyez-moi, au moment de la catastrophe, quand l’insurrection frapperait à ces portes, qu’il serait temps de s’occuper de réforme : alors il serait trop tard. C’est maintenant, alors que vous êtes encore calmes et libres dans vos délibérations, qu’il faut aviser et aviser sérieusement à détendre la situation par la réforme si modérée que nous vous demandons53. »
42Comme le pouvoir s’était décidément montré sourd, il fallait prendre l’initiative de mobiliser les classes moyennes, et c’était l’objectif de la campagne des banquets : une réforme politique était nécessaire si l’on voulait éviter une révolution sociale. Nulle part cette stratégie n’apparaît plus clairement que dans la fin de la lettre qu’écrivit Barrot à son ami Chambolle, rédacteur en chef du Siècle, le plus grand journal français de l’époque, le 1er novembre 1847, après le banquet d’Amiens54 :
« Cette population amiénoise, qu’on disait si timide, si craintive, si occupée exclusivement de ses intérêts privés, nous a offert un véritable foyer de passion généreuse et patriotique. Ne désespérons pas de notre pays, mais son éducation politique est à faire, ses mœurs à former, et c’est peut-être là le plus grand bien de ces réunions ; elles nous préparent d’ailleurs un point d’appui et une force qui nous seront nécessaires pour essayer un jour d’empêcher les folies de nos anarchistes, socialistes, communistes, etc. Je ne cesserai de le répéter : si nous voulons préserver notre pays d’une catastrophe, il faut rallier, réchauffer, mettre en dehors, faire descendre pour ainsi dire dans la rue, habituer au grand air de la place publique cette opinion libérale et honnête qui est en immense majorité dans notre pays, mais qui se tient trop chez elle ; il faut la faire passer de l’inertie à l’intervention active, et tout est sauvé. Écrivez, combattez dans ce sens, ne nous fatiguons pas, épuisons-y nos forces ; il n’y a que cela d’honnête et d’utile à faire. Un incident que je regarde comme heureux a terminé notre manifestation ; une délégation de nombreux ouvriers d’Amiens est venue me trouver, m’apportant un magnifique bouquet et une lettre, où ils m’exprimaient au nom de leurs camarades leurs sentiments de reconnaissance et de sympathie pour nos efforts en faveur de la réforme et de la liberté constitutionnelle. […] La classe ouvrière a plus de bon sens que les hommes qui se disent ses défenseurs et qui n’imaginent d’autre moyen de la servir que de l’ameuter contre la classe bourgeoise et de sonner le tocsin d’une nouvelle guerre sociale dont les ouvriers seraient les premiers à souffrir. […] »
43La stratégie était risquée, et les promoteurs dynastiques de la campagne des banquets en étaient parfaitement conscients55. En définitive, elle a échoué, mais de très peu. Ce fut une question de quelques heures seulement et de circonstances : on ne pouvait pas prévoir la fusillade du boulevard des Capucines, l’uniforme d’un garde national en évidence sur le tombereau de la promenade des cadavres, tout ce qui relança dans la nuit du 23 février la dynamique de l’insurrection. Mais en soi, cette stratégie n’était ni médiocre, ni ridicule. La gravité de la situation sociale sautait aux yeux des meilleurs observateurs, de tous ceux qui étaient en mesure de prendre le pouls du pays réel, et qui se souvenaient des circonstances de la révolution précédente : le grand discours de Tocqueville à la Chambre, le 24 janvier 1848, outre qu’il rappelle très nettement le premier discours parlementaire de Guizot, lors de la discussion de l’adresse des 221, reprend largement les arguments et les considérations des promoteurs dynastiques de la campagne. On aurait décidément tort de ne voir la campagne des banquets que par les yeux de ceux qui, comme Girardin, n’y participaient pas (« Le Veau froid ne nous compte pas au nombre de ses grands prêtres56… »), ou qui avaient intérêt à la ridiculiser, les rédacteurs du Journal des débats.
44Tort aussi, je le crois, de soutenir que tout ceci n’était qu’une question d’ambitions personnelles, et que « ce que les notabilités libérales (de l’opposition) reprochaient le plus au ministère, en réalité, c’est sa durée57 ». Il est tout à fait certain que les dirigeants de l’opposition dynastique partageaient pour l’essentiel les conceptions de Duchâtel et de Guizot en matière économique et sociale, ainsi qu’en ce qui concernait l’ordre public. À cela rien d’étonnant, puisque les uns et les autres appartenaient au même milieu social, tous étant de grands notables ; et c’est pourquoi les opposants dynastiques proclamaient à qui voulait les entendre qu’ils étaient des gens d’ordre, sincèrement, profondément conservateurs. Mais il ne s’ensuit pas pour autant que seules les séparaient des partisans du ministère leurs ambitions et des rivalités personnelles, car des divergences politiques peuvent ne porter que sur le choix des moyens et n’en être pas moins profondes. Certes, c’était l’ambition, plus que les divergences en matière de politique intérieure, qui creusait le fossé entre Thiers et Guizot : mais le premier s’est soigneusement tenu à l’écart de la campagne. Attentifs à ce qui se passait en Grande-Bretagne, Duvergier de Hauranne et Barrot voyaient probablement beaucoup plus loin que Thiers, qui n’avait jamais pris position en faveur de la réforme électorale ; et tous deux, en véritables libéraux, avaient une conception beaucoup moins étriquée de la liberté d’expression. Non seulement « le droit de se réunir et d’exprimer publiquement son opinion tout en restant dans la limite légale existe pour tout le monde, pour les ultraradicaux aussi bien que pour les radicaux modérés, aussi bien que pour l’opposition constitutionnelle, aussi bien que pour les conservateurs, quand par hasard il leur plaît d’en user58 », mais c’est justement cette liberté du débat dans le pays qui permettrait d’éclairer l’opinion et de faire tomber devant la raison publique les « théories les plus extravagantes », de mettre un terme au désordre dans les idées dont s’indignaient frileusement les conservateurs. Le grand parti libéral de la fin de la Restauration, que Duvergier se vantait d’avoir reconstitué dans la campagne, chérissait la liberté de réunion comme précieuse en soi, mais aussi parce qu’elle était la plus sûre garantie d’un progrès politique raisonnable, agité mais sans heurts, où les hommes de gauche verraient ce qui les rapprochait plus que ce qui les divisait. Quant aux risques de désordre, pendant le débat parlementaire il fit observer que ces réunions, somme toute, avaient été beaucoup plus tranquilles que bien des meetings anglais contemporains ; de toute façon, les gouvernements libres, aimait-il à rappeler en citant Royer-Collard, ne sont pas des tentes pour le sommeil des citoyens. Face au « progrès des idées communistes », dont s’effrayaient beaucoup d’observateurs, ne recourir qu’à la répression, comme l’envisageait manifestement Duchâtel, était une faute, que les Britanniques confrontés au chartisme n’avaient pas commise.
45En dépit des apparences, il n’est pas certain que, dans cette campagne, la stratégie des alliés des dynastiques, la petite phalange des réformateurs sociaux de La Démocratie pacifique, derrière Victor Considérant d’une part, les radicaux du National, dont le poids politique était bien plus considérable, de l’autre, ait été très différente.
46Le titre de leur quotidien ne doit pas faire illusion : sous la monarchie de Juillet, les phalanstériens, ou fouriéristes, n’étaient pas les démocrates qu’ils devinrent sous la Deuxième République59. Victor Considérant se réclamait bien de la démocratie, mais celle-ci était pour lui parfaitement compatible avec les institutions de Juillet, avec le principe d’un suffrage censitaire, voire, pendant longtemps, jusqu’à l’automne 1846, avec le maintien de la loi électorale de 1831. Il entendait en effet par démocratie non pas un régime fondé sur l’élection des représentants de la nation par tous les citoyens, mais un régime qui gouvernerait dans l’intérêt des grandes masses de la population, plutôt qu’au profit d’une minorité privilégiée. Longtemps proche de Bugeaud, il avait défendu celui-ci contre les attaques des républicains, et il s’en était souvent pris aux doctrines « haineuses, violentes et révolutionnaires » du... Nationam ! Au fort de l’agitation chartiste en Grande-Bretagne, il disait son inquiétude, « il serait à craindre que l’avenir ne fit succéder aux révolutions politiques des révolutions beaucoup plus terribles, des révolutions qui font périr les États, les révolutions sociales. […] Des doctrines subversives se propagent en France et en Angleterre contre la propriété60 ». Les fouriéristes voulaient changer le fonctionnement de la société, en la restructurant autour d’une association équitable du capital, du travail et du talent, mais ils n’entendaient aucunement abattre l’ordre social et ne mettaient nullement en cause la propriété privée, ni l’héritage. Les communistes icariens le savaient bien, qui daubaient sur les miettes du festin qui reviendraient aux prolétaires dans ce partage. En fait, les phalanstériens ne cherchaient pas à convaincre les prolétaires : leur stratégie de recrutement, leur propagande visaient principalement les classes moyennes, une bourgeoisie à talents, officiers, ingénieurs, médecins... tous conscients des dysfonctionnements de l’ordre social, désireux d’y remédier en faisant reconnaître leurs compétences techniques. La bourgeoisie qu’il s’agissait de convaincre aspirant à la respectabilité, les thèmes les plus sulfureux de la pensée du fondateur, sa morale sexuelle notamment, avaient été prudemment mis sous le boisseau. Le résultat, c’est que la bourgeoisie orléaniste n’avait jamais manifesté d’hostilité particulière à un mouvement qui s’inscrivait dans l’ordre social et politique existant61 ; et le passage du fouriérisme à l’opposition, son engagement dans la campagne des banquets pouvaient n’être interprétés que comme la conséquence des espoirs politiques déçus de Considérant. C’était vraisemblablement plus inquiétant en réalité, puisque cela reflétait l’affaiblissement politique du gouvernement, après des élections pourtant victorieuses. Mais, quoi qu’il en soit, on voit bien ce qui rapproche les phalanstériens des opposants dynastiques : « Une réforme, pour éviter une révolution. »
47Les radicaux du National, quant à eux, les Pagnerre, Marie, Garnier-Pagès, étaient plus à l’aise encore dans cette campagne réformiste parce que, tout en partageant avec leurs alliés dynastiques l’objectif d’une réforme qui permettrait une meilleure représentation du pays, comme en 1840, ils n’avaient même pas à définir exactement à quel niveau fixer le cens électoral : il suffisait de proclamer que tout garde national avait vocation à devenir électeur, sans plus de précisions, ce qui laissait penser qu’ils pourraient aller jusqu’au suffrage universel. De celui-ci, ils attendaient l’intégration des milieux populaires à la société politique et l’élaboration de solutions modérées aux problèmes sociaux, celles que proposait par exemple le journal L’Atelier, qu’ils citaient volontiers en exemple comme preuve de la capacité politique des classes ouvrières, et qu’il était facile d’opposer aux « folies communistes ». Leurs relations personnelles avec les rédacteurs de ce journal étaient d’ailleurs excellentes, et les uns et les autres s’étaient plusieurs fois réunis depuis le début de l’année, chez Marie, pour confronter leurs points de vue, et chercher en commun les moyens les plus sûrs de travailler à l’émancipation des travailleurs. Dans ces réunions, où Ledru-Rollin et Louis Blanc avaient été invités, ainsi que quelques ouvriers délégués par les « industries unies », les solutions « socialistes » du second avaient été clairement mises en minorité : on s’était accordé sur la possibilité de financement d’associations ouvrières de production, mais sans carcan étatique, ni obligation d’égalité de rémunération entre les participants, ni perspective de suppression à terme de la concurrence. Programme réformiste, qui ne touchait pas à la propriété, et laissait une marge d’autonomie à l’élite ouvrière, sans toutefois écarter la tutelle éclairée de financiers aux idées larges, comme le banquier Goudchaux, futur ministre du gouvernement provisoire62. Les gens du National, qui, comme les dynastiques, étaient des hommes d’ordre et se défiaient des communistes, étaient donc plus optimistes, car confiants en leur capacité à convaincre directement les classes ouvrières.
48Surtout, leur position était plus confortable parce que la survie des institutions de Juillet ne les préoccupait pas outre mesure : si le régime se révélait capable de s’amender, tant mieux pour leurs alliés, mais pour eux, qui étaient persuadés d’aller dans le sens de l’histoire et du progrès, ce ne serait que partie remise ; grâce à la liberté de la presse, après la suppression des lois de septembre, grâce aux libertés de réunion et d’association, bénéfices secondaires attendus de la Réforme, des possibilités nouvelles s’ouvriraient pour l’éducation politique des masses encore inertes, notamment paysannes. Tout cela, ils le disaient publiquement. On peut ajouter que si le régime s’avérait incapable de se réformer dans la crise, ce qu’ils ne croyaient pas vraiment, tant pis pour lui ; la situation serait sans doute plus délicate, mais ils avaient confiance en l’avenir. Dans cette optique, il suffisait de ne pas perdre le contact avec les démocrates de La Réforme ni avec les élites du monde ouvrier, ce qu’ils s’employèrent à faire dans les dernières semaines de la campagne ; à Rouen, par exemple, les députés radicaux ne vinrent pas, sans faire d’esclandre au demeurant, parce qu’ils ne pouvaient plus à ce moment porter un toast aux institutions de Juillet, ce qu’ils avaient pourtant fait plusieurs fois au début du mouvement. Comme le relevait Le National, depuis la fin novembre, des articles parus dans les journaux proches du gouvernement, Les Débats en particulier, laissaient pressentir que l’on allait vers une épreuve de force ; il paraissait donc vraisemblablement superflu de se compromettre en acceptant de boire aux institutions de Juillet. Pour résoudre les problèmes sociaux, sans risquer une révolution sociale, les républicains modérés avaient jusque-là misé sur la réforme, mais s’il le fallait vraiment, ils iraient jusqu’à la révolution politique. Ils ne la souhaitaient pas, mais ils ne la craignaient pas non plus.
Stratégie des démocrates
49Quelle a été l’attitude des démocrates, au sens large, vis-à-vis de la campagne des banquets ? Il est certain qu’ils n’en ont pas été les promoteurs et qu’ils ont commencé par s’en désintéresser ostensiblement. Mais leur attitude a progressivement évolué.
« Le peuple pouvait se tenir autour de l’enceinte, hors les murs, humant l’odeur du festin et les sons de la Marseillaise, c’est toute la part qu’on lui avait faite.
Nous n’avons pas besoin d’ajouter que, le peuple étant exclu, La Réforme avait jugé à propos de s’exclure elle-même63. »
50La réaction de La Réforme au banquet du Château-Rouge, en juillet 1847, donne le ton : les démocrates ne sont pas vraiment concernés par « ce petit mouvement bourgeois qui veut reculer un peu les barrières du privilège ». On peut évidemment y soupçonner une réaction partisane, obéissant à des considérations de politique particulières ; peut-être joue aussi le dépit de Ledru-Rollin et de ses proches de n’avoir pas été soutenus l’année précédente, lors de l’interdiction du banquet manceau du 20 septembre. Mais d’autres témoignages vont dans le même sens : pendant tout l’automne, Béranger ronchonne contre les innombrables invitations que les organisateurs de banquets réformistes lui adressent.
« Il me faut faire autant de lettres que Barrot fait de discours, et je ne suis même pas exempt de la petite allocution quand il m’arrive des envoyés chargés d’invitations. Je cherche à leur prouver alors, ce que je ne dis pas dans mes lettres, que je ne veux prendre aucune part à des demandes de réforme qui, en supposant qu’elles s’accomplissent, me laisseront toujours, moi et bien d’autres qui me valent, en dehors des privilèges de l’électorat64. »
51Lamennais est tout aussi sévère :
« La réforme dîne par toute la France et harangue au dessert. Je ne vois pas clairement ce qui pourra sortir de cette éloquence d’automne semée autour de tables bourgeoises et arrosée de vins du cru. Pour ma part, je n’ai de foi que dans la grande joie du peuple, qu’on éloigne soigneusement de ces banquets65. »
52Un correspondant lillois anonyme de La Réforme interroge, début décembre66 :
« Députés, propriétaires, rentiers, banquiers, manufacturiers, commerçants, avocats, médecins, journalistes, et vous tous qui vous vous réunissez dans des banquets fraternels où le peuple ne peut entrer parce que la carte en est un peu lourde, que prétendez-vous faire pour lui, si vous parvenez à obtenir ce que vous paraissez désirer, la réforme électorale et parlementaire ? »
53Et il demande s’ils songent à modifier, par exemple, l’impôt sur les boissons, qui pèse davantage sur la piquette des ouvriers que sur les vins fins, et à prendre leur part du fardeau fiscal qui jusqu’ici accable le peuple... Scepticisme parfois railleur, qui rencontre certaines critiques émanant de feuilles hostiles aux banquets, La Presse, par exemple.
54Pourtant, sans jamais disparaître complètement, ce scepticisme initial a fait place à une appréciation beaucoup plus positive du mouvement. Les premiers signes sont perceptibles dans La Réforme, dès la fin septembre, après le grand banquet de Saint-Quentin67 :
« Cette fois seulement, il y avait plus de chaleur, de mouvement et de vie. Les patriotes de Saint-Quentin avaient agité le courant constitutionnel et les orateurs de la gauche, entraînés par la passion publique, ont suivi l’élan, mais sans prendre pied toutefois, sans quitter le terrain de la stratégie, sans s’élever jusqu’au droit ni jusqu’au peuple ! »
55Huit jours plus tard, après le banquet d’Orléans, où Marie avait terminé son discours par le rappel de la devise républicaine, Liberté, Egalité, Fraternité68 : « Enfin ! voici une de ces réunions qui sort de l’ornière dynastique et parlementaire si lourdement creusée par le char de M. Barrot ! » Aux yeux des démocrates, la dynamique du mouvement semble donc avantageuse pour la cause de la République, et il devient envisageable d’y participer. Au surplus, ils ont pu dès le mois d’août observer que le mouvement réformiste leur profitait d’une autre manière : la préfecture de la Sarthe, si acharnée en septembre de l’année précédente à entraver les projets de banquet à Ledru-Rollin, ne semble pas avoir élevé de difficultés pour un banquet démocratique du 10 août, organisé au Mans. De même, le 22 septembre, les démocrates de L’isle-Jourdain (Gers) peuvent fêter l’anniversaire de la République69… Qu’il y ait là une manœuvre tactique de la part du gouvernement pour déconsidérer le mouvement proprement réformiste ne fait pas de doute70. Mais du point de vue des démocrates, et au-delà des petits groupes d’ouvriers socialistes et communistes, cela signifie que, pendant tout le temps de la campagne réformiste, leurs réunions pourront être tolérées.
56Dès lors, les démocrates se sont efforcés d’exploiter au mieux le mouvement, en participant aux réunions préparatoires, quitte à susciter des tensions en refusant absolument le toast au roi, comme le jeune juge Ferdinand Gambon dans la Nièvre ; en obligeant, ce qui fit beaucoup de bruit, Barrot et les réformistes dynastiques, et même une partie des républicains modérés, à déserter la salle du banquet de Lille, et en laissant alors le champ libre à un grand discours de Ledru-Rollin le 7 novembre ; en répétant l’opération, semble-t-il, avec moins de retentissement à Albi. Quand ils n’arrivèrent pas à leurs fins, ainsi à Épinal, les démocrates firent scission et tinrent un banquet concurrent, moins nombreux. Enfin, ils organisèrent leurs propres banquets démocratiques, à Dijon tout d’abord le 21 novembre ; à Chalon-sur-Saône à la fin décembre, à Limoges et à Toulouse au début janvier71. Ces banquets ne comptaient pas que des radicaux : au banquet de Dijon préside par exemple le patriarche du libéralisme en Côte-d’Or, l’ancien député Hernoux, trente ans après ; on a vu qu’un orateur phalanstérien était présent à celui de Chalon, présidé par « M. Mathey, député de Chalon-ville, révolutionnaire cependant peu redoutable et plutôt fait par son caractère et ses allures pour redouter la terreur que pour l’inspirer72 ». Mais on boit à la souveraineté du peuple (et non à la souveraineté nationale, premier toast du banquet du Château-Rouge qui convenait évidemment aux dynastiques et pouvait même satisfaire les légitimistes), on évoque chaleureusement les souvenirs glorieux de la Révolution, de la Convention, sous le vieux drapeau tricolore des Volontaires de Dijon, on envisage l’avenir de la France du haut d’une « tribune ornée avec une exquise élégance. Une toile au fond, sur laquelle sont peints les attributs de tous les travailleurs, le globe, la presse à imprimer, les marteaux, les équerres, les planches de musique73 […] ». Les grands discours sont le fait des démocrates venus des bureaux de La Réforme, Baune, Flocon, Etienne Arago et surtout Ledru-Rollin qui, à Lille, prend sa revanche de toutes ses tribulations mancelles, et plaide la cause des malheureux que la bourgeoisie flétrit sous le nom de barbares ; et puis Louis Blanc, qui fit ses débuts d’orateur à Dijon devant un large public74.
57Les convives étaient très nombreux, parce que, comme on pouvait s’y attendre, le montant de la souscription était très abordable : au banquet de Dijon, trois à quatre cents ouvriers (« dont la tenue calme et digne a noblement protesté contre les calomnies dont on les accable si souvent ») côtoient de « nombreux négociants, des industriels et plusieurs prêtres » dans une assistance évaluée à onze cents personnes. À Chalon, la souscription était de trois francs : au grand dam du Courrier de Saône-et-Loire, qui retrouve les accents de La Quotidienne dix-huit ans plus tôt, il y eut entre quinze cents et deux mille participants, ce qui, prétendait à l’avance la feuille conservatrice, ne prouverait absolument rien :
« Si de cette réunion on retranchait les curieux qui feront nombre, les amateurs de bonne chère qui ne s’attendent guère, les infortunés, à la maigre pitance de veau froid épicé de toast réchauffés, et si l’on rendait la liberté – ce serait véritablement un grand service – à tous ceux qui n’ont signé qu’après des instances répétées ou dans la crainte de passer pour de Mauvais citoyens, mots consacrés pour les enrôlements ; hé bien ! que resterait-il de ce noyau ? Une fraction si mince qu’elle ne doit guère nous occuper en ce moment. »
58On se console comme on peut75.
59En fait, il semble bien qu’à partir du banquet de Lille, avec l’irruption de Ledru-Rollin et des démocrates, la campagne se soit trouvée relancée. Les modérés ne pouvaient rester sur un échec aussi retentissant : trois jours après, banquet à Avesnes, puis le surlendemain banquet à Valenciennes. De la même manière, après la confiscation par les démocrates du premier banquet organisé dans le Tarn, il était souhaitable que Léon de Malleville prenne « à Castres la revanche de son échec d’Alby76 ». Les opposants de la région lyonnaise et du Dauphiné entrent en scène à ce moment, réunissant seize cents personnes en novembre à Lyon, près de mille à Grenoble, plusieurs centaines à Vienne, à Romans en décembre, et la campagne se poursuivait dans l’Isère début janvier... Dès lors que Ledru-Rollin avait parlé devant des auditoires de mille à douze cents personnes, il fallait que les réformistes fassent aussi nombre : douze cents personnes à Saint-Denis, dans le banquet du « quatorzième arrondissement de la Seine », c’est-à-dire des gardes nationaux de la banlieue. Seize à dix-huit cents à Rouen, pour la dernière grande manifestation avant l’ouverture de la session. Non seulement la campagne des banquets n’avait pas été un échec, mais les dernières semaines voyaient une mobilisation sans précédent, dans laquelle les démocrates jouaient un rôle moteur : les banquets de décembre ont rassemblé plus de dix mille personnes, un tiers de plus que ceux du mois précédent.
« Citoyens,
"Cette réunion patriotique et fraternelle n’est pas une fête. C’est une protestation. Protestation contre les tendances du pouvoir, qui cherche à absorber toutes nos libertés, qui est sourd aux plus justes réclamations et ne leur répond que par l’injure.
En conservant son caractère de dignité et de convenance, notre manifestation sera à la fois une bonne action et un bon exemple". »
60La tonalité du banquet de Toulouse, le 9 janvier, qui devait marquer le point d’orgue du mouvement réformiste dans le Midi, et qui avait été organisé par les radicaux seuls, après leur rupture avec les légitimistes, est grave. Il n’est plus seulement question de réforme électorale, mais de défense des libertés fondamentales. Dès le début janvier, tous ceux qui ont participé, de près ou de loin, à la campagne réformiste savent que l’on va vers l’affrontement. « Sourd aux plus justes réclamations, [le pouvoir] ne leur répond que par l’injure », l’allusion au discours du trône, lors de l’ouverture de la session des Chambres, est claire. « Au milieu de l’agitation que fomentent des passions ennemies ou aveugles », avait dit le monarque, « une conviction m’anime et me soutient : c’est que nous possédons, dans la monarchie constitutionnelle, dans l’union des grands pouvoirs de l’État, les moyens assurés de surmonter tous les obstacles et de satisfaire à tous les intérêts matériels et moraux de notre chère patrie ». En clair, c’était une fin de non-recevoir : il n’y aurait pas de réforme. Mais cela allait beaucoup plus loin : à bon droit, l’opposition dynastique, taxée d’aveuglement, s’est jugée insultée par le pouvoir. Un mois plus tard, lors de la discussion de l’adresse en réponse, Barrot y revint avec une ironie amère. Mais l’essentiel n’est peut-être pas là, parce que cela n’explique pas l’accusation la plus grave portée par le président du banquet de Toulouse, après d’autres, à une date où l’on ne sait pas encore que le préfet de police de Paris va, sur ordre du ministre de l’Intérieur, interdire le banquet du douzième arrondissement de la capitale. Louis-Philippe a parlé de passions et d’intérêts. Opposition fondamentale dans le discours des sciences morales et politiques de ce temps, comme l’a bien montré Albert O. Hirschman : les intérêts sont rationnels et pacifiques, il faut les satisfaire ; les passions, irrationnelles et belliqueuses, doivent être contenues, si ce n’est réprimées77. En décembre 1833, en pleine agitation républicaine, le discours du trône avait déjà stigmatisé des « passions insensées », et des « manœuvres coupables » : deux lois de répression avaient suivi, contre les crieurs publics et surtout contre les associations, avec pour conséquence le démantèlement des sociétés républicaines, mais aussi des associations ouvrières, comme le mutuellisme des canuts lyonnais. Il n’y avait donc guère de doute sur ce qui se préparait : la liberté de réunion était en péril.
61Cette réaction du pouvoir était envisageable depuis un certain temps78, elle figurait même dès le départ parmi les possibles, comme le montrent les références fréquentes à Villèle, à Polignac, à Aide-toi dans les discours des opposants, dynastiques ou radicaux, pendant les banquets de l’été et de l’automne. Mais le seul à l’avoir vraiment prise au sérieux, semble-t-il, et dont nous avons en tout cas la preuve que dès le début du mois de décembre il parlait ouvertement de l’issue révolutionnaire éventuelle, est un personnage peu connu, qui, en dépit de ses excellentes relations avec les démocrates de La Réforme, n’avait pas hésité à s’engager franchement dès le départ dans « ce petit mouvement bourgeois qui veut reculer un peu les barrières du privilège », Adrien Recurt, vice-président du Comité central des électeurs de l’opposition de la Seine, et qui, à ce titre, au banquet du Château-Rouge, avait porté un toast à la révolution de 1830. Écoutons-le, le 14 décembre, en présence de la fine fleur de l’état-major réformiste, Barrot, Marie, Garnier-Pagès, Lherbette, Vavin, Pagnerre, républicains et dynastiques, côte à côte pour la dernière fois. Le moment et le lieu sont un peu particuliers : la campagne touche à sa fin, puisque l’ouverture de la session approche ; et la réunion a lieu à Saint-Denis. Des gardes nationaux de la capitale ont pu s’y rendre aisément, mais on est bien en banlieue : tout à l’heure, Odilon Barrot en fera un des grands thèmes de son discours :
« Quant à vous, messieurs, vous avez bien le droit de demander la vérité, la pureté de ces institutions que vous avez si vaillamment défendues ; car il faut bien le reconnaître, cette manifestation a son caractère propre. Où étaient les défenseurs les plus énergiques de l’ordre public aux jours des émeutes, aux jours où les pavés de nos rues étaient remués par les agitations populaires ? Qui allait-on chercher ? Qui appelait-on pour défendre l’ordre public ? Qui ! Vous, cette généreuse et patriotique banlieue dont l’élite se presse dans cette enceinte : il est vrai qu’aux premiers jours vos braves légions inspiraient de vives défiances. […] »
62C’est donc devant un auditoire plus acquis à la cause de la réforme que prêt à envisager une révolution que le docteur Recurt, qui ne cache pas ses opinions républicaines, prend la parole, pour l’avant-dernier discours de la réunion.
« Partout l’opinion publique s’est réveillée ; de tous côtés se sont formés des comités et dans la plupart des grandes villes, des réunions réformistes importantes, ayant à leur tête les citoyens les plus considérables, ont déjà eu lieu. D’autres se préparent encore. De toutes parts s’organise une grande croisade contre le privilège électoral et l’invasion de la chambre élective par des fonctionnaires publics. Bientôt d’un bout de la France à l’autre le cri de réforme se fera entendre et du milieu des populations s’élèvera un immense concert de réprobation contre un système qui fait violence à tous les sentiments généreux de la nation, foule aux pieds ses plus nobles traditions, abandonne le soin de ses intérêts les plus chers pour se liguer avec les ennemis les plus acharnés de ses idées et de ses aspirations. »
63Il nous semble avoir déjà entendu quelque chose de semblable. « Ce ministère qui blesse, outrage tous nos sentiments d’honneur et de nationalité, et qui s’en fait gloire, disait Odilon Barrot dix-sept ans plus tôt, ce ministère venu […] envahir inopinément la France. » L’orateur expliqua ensuite les modalités de l’alliance entre républicains et dynastiques qui, bien entendu, n’impliquaient pas l’identité des objectifs. Une fois obtenue une large réforme, les dynastiques s’en satisferont, et les radicaux, dont il est, s’efforceront d’aller jusqu’au suffrage universel. Puis il conclut :
« Mais le pouvoir, que tout mouvement importune, ne fera, dit-on, aucune concession, ni partielle, ni générale. Un publiciste bien en cour, quoique en hostilité à M. Guizot, écrivit naguère dans son journal que nous étions plus près d’une révolution que d’une réforme. [Mouvement.] Il est possible que dans les hautes régions du pouvoir, on éprouve de vives antipathies contre toute idée de progrès et toute idée de réforme, et l’histoire nous démontre que ce sont toujours l’égoïsme et l’obstination insensée des gouvernements qui amènent les bouleversements et les catastrophes sanglantes. Mais la révolution de 1830 est trop rapprochée de nous, et ses enseignements ne peuvent avoir été sitôt oubliés [Non ! non !] Soyons bien assurés que toutes ces velléités de résistance quand même viendront facilement se briser contre les manifestations de l’opinion publique. [Oui, oui.]
Si cependant il arrivait que pour comprimer cette opinion, des ministres audacieux et pervers osassent tenter des moyens violents et inconstitutionnels, soit contre la presse, soit contre les autres franchises qui nous restent, alors, pour repousser une agression criminelle, nous ferions cause commune, j’en ai la conviction ; et comme par le passé, les destinées de la France s’accompliraient, et la liberté ne périrait pas. [Très bien, très bien.] »
64Est-il vraiment possible d’être plus clair ? Qui pourrait prétendre que les dynastiques ont été complètement surpris par la suite des événements ? La comparaison avec 1830 est revendiquée par quelqu’un qui, comme Barrot, connaît parfaitement les événements passés ; et il paraphrase le discours des Vendanges de Bourgogne. Le docteur Recurt, médecin des pauvres au faubourg Saint-Antoine, capitaine de la garde nationale, est un peu plus jeune que Barrot mais de la même génération. Il a été carbonaro sous la Restauration, compromis dans plusieurs complots ; fixé à Paris depuis 1828, il a combattu sur les barricades de Juillet. Il appartient au groupe du National, mais n’a jamais coupé les ponts avec celui de La Réforme. La stratégie qu’il propose est si parfaitement claire que ni Le Siècle, ni Le National, ni La Réforme ne se hasardèrent à reproduire son discours79. La pression sur le pouvoir aboutira, ou elle doit le conduire à la faute. Qu’il s’en prenne à la presse (ce n’était pas une hypothèse absurde, puisque les poursuites contre les journaux d’opposition s’étaient multipliées les derniers temps), ou bien à une des franchises qui nous restent, c’est-à-dire, par exemple, au droit de réunion, et il trouvera face à lui, reconstituée, l’alliance de juillet 1830, celle de la garde nationale et du prolétariat. Car lui, qui exerçait dans un des faubourgs ouvriers de la capitale, qui était le médecin attitré de plusieurs sociétés de secours mutuels, savait mieux que quiconque à quel point le droit de réunion était cher aux milieux populaires comme aux gardes nationaux.
65Revenons pour finir à Lamennais et au banquet de Toulouse. On a vu le scepticisme initial de l’auteur du Livre du peuple à l’égard des banquets. Or, début janvier, le ton a complètement changé. Il écrit à un correspondant anonyme :
« Je crois, en premier lieu, que l’on n’obtiendra rien des pouvoirs constitués, si ce n’est peut-être, et le plus tard possible, d’insignifiantes modifications à la loi actuelle. Je crois, en second lieu, qu’une réforme purement électorale ne changerait l’état dont on se plaint avec tant de raison, et ne satisferait aux besoins du présent et de l’avenir. Mais je crois aussi que le mouvement imprimé depuis peu à l’opinion publique peut, s’il se soutient et se propage, si en cette occasion chacun fait son devoir, être le signal du salut de la France, pourvu que par des doctrines et des paroles sauvages, par de folles théories qui effraient l’immense majorité de la nation, on ne la rejette pas dans le camp ennemi ; pourvu qu’en n’abusant des souvenirs d’un temps qui ne saurait renaître, on ne transforme point à ses yeux la grande et sainte Révolution qu’elle doit aimer pour en assurer les bienfaits du monde en un fantôme sinistre et sanglant80. »
66Voici enfin la lettre, qui s’accorde avec le ton grave du président du banquet de Toulouse, par lequel il s’excusa de ne pouvoir déférer à leur invitation, en alléguant, comme il l’avait fait pour Dijon, son âge et sa mauvaise santé81.
« On s’attend à une loi contre les banquets réformistes. Si elle est présentée, elle passera sans doute dans les Chambres, livrées au pouvoir. Mais j’ai la ferme confiance qu’elle n’arrêtera pas le mouvement national. Il n’y a plus d’équivoque possible, et la France doit choisir entre le pire des despotismes, le despotisme basé sur la lâcheté et la corruption, et la liberté conquise par nos pères. Que Dieu lui soit en aide dans le grand combat qui va commencer : sa cause est celle de tous les peuples et la faiblesse qui l’abandonnerait, qui se refuserait aux sacrifices que la lutte exigera peut-être serait un acte de trahison contre le genre humain. »
67Le commissaire de police du quartier du faubourg Saint-Germain, qui était le mardi 22 février 1848 sur la place de la Concorde, témoigne82 : « Vers dix heures cependant, une foule immense jusque-là silencieuse s’ébranla tout à coup de la place de la Madeleine et se dirigea sur le pont de la Concorde en colonnes serrées, chantant le chœur des Girondins et criant vive la Réforme ! » Le moment semblait venu de s’offrir en sacrifice pour le salut de la patrie : c’est ce que chantaient ces manifestants pacifiques, qui ignoraient encore que la plupart des dirigeants réformistes venaient de les abandonner devant l’épreuve.
Notes de bas de page
1 A.J. Tudesq, Les grands notables en France, p. 967-974. Mentionnons ici une dernière fois le livre de J. Gilmore (La République clandestine) pour relever, d’abord, qu’elle ne cite pas et ne connaît vraisemblablement pas les articles en question ; ensuite, que sa présentation de la campagne des banquets est truffée d’erreurs plus ou moins graves. Selon elle, Thiers aurait fini par y participer : c’est notoirement faux (cf. les biographies de Thiers par J.P.T. Bury et R. Tombs, p. 90, et P. Guiral, p. 223-224). Elle fait assister Béranger au banquet du Neubourg, alors que nous avons la lettre où il félicite Dupont de l’Eure pour son discours, lu dans la presse, hélas, car sa mauvaise santé ne lui a pas permis de venir (Lettres inédites de Béranger à Dupont de l’Eure, publiées par P. Hacquart et P. Forthuny, p. 345-346). Elle donne la présidence du banquet de Rouen à Marchais (alors qu’elle revint à Sénard)… De plus, l’idée qu’un témoignage, quel qu’il soit, doive être l’objet d’une analyse critique lui est totalement étrangère, comme toutes les règles de la méthode historique d’ailleurs. Dès lors, ses élucubrations sur les origines de la révolution de Février ne reposent sur rien, et n’ont pas à être prises au sérieux.
2 Ph. Vigier, La monarchie de Juillet, p. 123.
3 L. Girard, La Deuxième République, p. 34.
4 A.-J. Tudesq, La France des notables, t. 1, p. 246.
5 Ch. Seignobos, La monarchie de Juillet, p. 376.
6 P. Thureau-Dangin, Histoire de la monarchie de Juillet, t. VII, p. 113.
7 En revanche, inférer du romantisme des contemporains une tendance à l’exagération, comme faisait J. Vidalenc, me semble contestable : le romantisme peut exalter le rôle du peuple insurgé en février, mais difficilement transfigurer un banquet de (petits) notables.
8 M.R.D., Campagne réformiste de 1847 (BN Lb 51 4403). C’est notamment l’unique source de l’article de J. Vidalenc. Pour l’identité de l’auteur, M. Du Camp, Souvenirs de l’année 1848, p. 22, note 1.
9 AN papiers Barrot, 271AP4, C15-1. Pour Saint-Amand-Montrond, A. Pauquet, La société et les relations sociales en Berry au milieu du xixe siècle, p. 69.
10 Le Censeur du 5.02.1848, reproduit par Le National du lendemain.
11 AN papiers Barrot, 271AP4, C15-4, lettre du 1er novembre 1847.
12 La Réforme, 10.01.1848.
13 AN BB 18 1414, réponse au procureur général de Rennes, 23.12.1847.
14 AN, papiers Pagnerre, 67AP2, pièces 2 et 3.
15 Le Siècle, 27.08.1847. « Chaque matin les journaux enregistrent l’annonce de banquets nouveaux dans les villes les plus considérables comme dans les plus petites. Bordeaux même, Bordeaux organise son banquet réformiste. »
16 Mémoires du baron Sers, p. 314-316.
17 Le procureur général de Metz signala toutefois la tenue le 27 novembre d’un banquet réformiste composé d’ouvriers. Mais pour 120 ou 130 convives de milieu populaire, une guinguette des faubourgs faisait l’affaire (AN BB 18 1414, accusé de réception du 13 décembre 1847).
18 AN 271AP4, C15-1, Duvergier de Hauranne à Barrot, 7.10.1847, et Le Siècle, 20 et 21.10.1847.
19 Le Siècle, Le National, 1.10.1847.
20 Le National, 23.09.1847.
21 F. Rude, « L’arrondissement de Vienne en 1848 », La révolution de 1848 dans le département de l’Isère, p. 246-252.
22 J. Gouache, Banquets démocratiques, p. 4.
23 L. Trenard (dir.), Histoire de Cambrai, p. 222.
24 AN BB 18 1414, procureur général d’Aix, 3.02.1848. Cela ne suffit évidemment pas à expliquer l’absence de banquet réformiste à Marseille, car il est surprenant que des feuilles d’opposition plus solides que le très marginal et fragile Progrès social n’en aient pas pris l’initiative.
25 Du fond de sa campagne normande, le baron de Vitrolles note dans une lettre à Lamennais le 15 novembre 1847 : « Nous avons à peine ici le retentissement des banquets politiques. Bonne fortune pour les restaurateurs qui les font bien payer, et pour les journaux qui ne sauraient comment remplir leurs colonnes. » F. de Lamennais, Correspondance générale, éd. Le Guillou, t. VIII, p. 1040.
26 AN, papiers Pagnerre, 67AP2, pièce 29. Les organisateurs du banquet de Chartres réclament aussi l’aide d’un sténographe (ibid., pièce 12, lettre du 17 octobre à de Lasteyrie, président du Comité central).
27 AN BB 18 1414, procureur général de Riom, 28.08.1847.
28 M. Du Camp, Souvenirs de l’année 1848, p. 40-44.
29 Le National, 24.12.1847.
30 AD Rhône, 4M94, 23.11.1847.
31 A. Chambolle, Retours sur la vie…, p 130. Il fut député de Vendée jusqu’en 1848 ; la scène se passe probablement en 1842.
32 AN BB 18 1414, procureur général de Besançon, 29.08.1847.
33 AN BB 18 1414, procureur général de Rennes, 24 et 31.07.1847 ; et papiers Pagnerre, 67AP2, p. 11.
34 Voir les lettres de Duvergier à Barrot, fin novembre et début décembre (AN 167AP4, C15-4 et 5). « Si notre campagne réformiste a bien tourné, c’est à vous et à vous seul qu’on le doit. Sans vous, les Ledru-Rollin et compagnie s’en seraient emparés. Maintenant il nous reste à bien finir à Rouen. »
35 Le National, 17.09.1847.
36 Le National, 4.12.1847. « À la sortie de l’enceinte, les convives se placent tous sur quatre de front et les députés en tête le cortège traverse la ville pour les conduire à l’embarcadère. »
37 Le National, 17.01.1848.
38 AN BB 30 296. Statistique des banquets réformistes.
39 Notice biographique dans le Grand Dictionnaire de P. Larousse. Fils d’un médecin émigré, il avait vécu à Londres toute son enfance. Il avait traduit en 1839 le Catéchisme de la Réforme électorale de Jeremy Bentham, et était notamment l’auteur d’une Histoire de l’Irlande et d’une Histoire de l’Angleterre depuis son origine jusqu’en 1845.
40 Le seul cas où la revendication des réformistes et la statistique ministérielle divergent totalement est le banquet de Chalon-sur-Saône : les services du garde des Sceaux ont compté neuf cents souscripteurs, quand les organisateurs en réclamaient plus du double. Mais il y a là soit erreur du scribe, soit mauvaise foi officielle manifeste, car les journaux conservateurs de Saône-et-Loire les plus chagrins ont également compté plus de onze cents convives.
41 Le National, 26.09.1847, d’après L’Écho de Vésone : « Des magistrats, des maires, des avocats, des notaires, des avoués étaient venus de tous les points du département à cette réunion qui a été imposante. » Pour les autorités, il y aurait eu cinquante convives seulement.
42 A. de Tocqueville, Souvenirs, p. 737.
43 L.-A. Garnier-Pagès, Histoire de la révolution de 1848, t. IV, p. 102.
44 H. Monin, « Lamartine et la campagne des banquets », La Révolution française, t. 31, 1896.
45 BN Le 54 2130. Comités de la gauche constitutionnelle et du centre gauche à leurs correspondants, 5.09.1846, afin d’inviter ceux-ci à demeurer en permanence après les élections, comme cela se fait en Angleterre. Notons en passant que L. de Malleville (1803-1879), issu d’une famille protestante de Montauban, était le neveu du comte de Preissac, qu’il admirait profondément (Rémusat, Mémoires, III, p. 307). Il serait surprenant qu’il n’ait pris aucune part au banquet controversé offert à son oncle au printemps 1830.
46 Il n’a pas laissé de mémoires, et n’a fait l’objet, à ma connaissance, d’aucune biographie, ni recherche universitaire. P. Thureau-Dangin a utilisé ses papiers pour son Histoire de la monarchie de Juillet. Jugement de Tocqueville dans ses Souvenirs, p. 738.
47 BN Lb 51 4293, signée par Barrot, Duvergier de Hauranne, de Beaumont, de Malleville et Chambaron.
48 M. Du Camp, op. cit., p. 40-44.
49 A. de Tocqueville, Souvenirs, p. 737. « Depuis dix-huit ans » renvoie bien à 1829-1830.
50 F. Bastiat, Cobden et la Ligue, Introduction, p. 4. J. Garnier, autre pilier de la librairie Guillaumin et de la « secte des économistes », consacra peu après à ce sujet un opuscule bien meilleur marché (75 c. au lieu de 7,50 F, ce qui permettait d’élargir considérablement le public) : Richard Cobden, les ligueurs et la Ligue.
51 En revanche, l’établissement à titre permanent, et non d’expédient provisoire, de l’impôt sur le revenu, pour compenser la disparition des recettes douanières fit du système fiscal britannique, après les réformes de Peel, un modèle pour tous les démocrates français, parce qu’il était progressif, et mettait fortement à contribution les plus riches.
52 F. Bastiat, ibid., p. 71-72.
53 Mémoires posthumes d’O. Barrot, t. I, p. 460.
54 A. Chambolle, Retours sur la vie, p. 454. Une idée voisine est exprimée par l’un des correspondants de Barrot : ce député (dont je n’ai pu lire le nom) s’excuse de ne pouvoir venir à Saint-Quentin, car « la situation politique devient tous les jours plus critique et je vous avoue que je ne me défends pas de vives inquiétudes. En présence de toutes les difficultés extérieures, des partis anarchistes qui nous guettent au-dedans, où sont nos forces et nos ressources ? Il faut plus que jamais que l’opposition soit unie […] » ; AN, papiers Barrot, 271AP4, C15-19.
55 À Tocqueville qui, « deux jours avant la révolution de Février », lui disait : « Courage, mon cher ami, vous jouez une dangereuse partie », Duvergier de Hauranne « répliqua gravement, mais sans donner aucun signe de crainte, "croyez que tout ceci se passera bien ; d’ailleurs, il faut bien risquer quelque chose. Il n’y a pas de gouvernement libre qui n’ait supporté de pareilles épreuves" », Souvenirs, p. 738.
56 La Presse, 2.08.1847, repris dans E. de Girardin, Questions de mon temps, t. II, p. 354.
57 A.J. Tudesq, Les grands notables..., p. 910.
58 Le Siècle, 12.12.1847, reproduction de la préface (datée du 4 décembre) de Duvergier de Hauranne à la troisième édition de sa brochure De la réforme parlementaire et de la réforme électorale.
59 J. Beecher, Victor Considérant…, p. 167-187, « Toward a Radical Politics » ; et le numéro des Cahiers Charles Fourier dirigé par Th. Bouchet, Fouriérisme, révolution, République, autour de 1848 (décembre 1999).
60 Cité en note par M. Riot-Sarcey, dans son article du numéro des Cahiers Ch. Fourier cité ci-dessus, p. 119.
61 Par exemple, Le Courrier de Saône-et-Loire, archétype de la feuille de préfecture orléaniste, conservait beaucoup d’indulgence pour les fouriéristes à la fin de l’automne 1847 : le toast porté par l’un des leurs au banquet démocratique de Chalon est le seul qui trouve grâce à ses yeux (29.12.1847). Les catholiques étaient, eux, très hostiles.
62 A. Cuvillier, Hommes et idéologies de 1840, p. 117, et Almanach des corporations nouvelles pour 1852, p. 115.
63 La Réforme, 13.07.1847.
64 Lettres inédites de Béranger à Dupont de l’Eure, p. 341-343.
65 F. de Lamennais, Correspondance générale, éd. Le Guillou, t. VIII, p. 518-519, lettre au baron de Vitrolles, 28.10.1847.
66 La Réforme, 2.12.1847.
67 Ibid., 22.09.1847.
68 Ibid., 1.10.1847.
69 Ibid., 12.10.1847, d’après L’Émancipation (de Toulouse).
70 Ce n’est pas le fait du hasard si le banquet manceau du 10 août, qui n’avait pourtant réuni que cent cinquante à deux cents convives, a été évoqué par Duchâtel dans le débat de février 1848. On notera aussi le bruit fait par la presse conservatrice autour du banquet d’Autun, où un discours tenu pour « communiste » fut prononcé par un certain Ulysse Pic, que beaucoup de gens (Duvergier de Hauranne comme Ledru-Rollin, par exemple) mieux informés que les patriotes de la localité tenaient pour un agent provocateur patenté.
71 Cf. la brochure d’un rédacteur de La Réforme, J. Gouache, Banquets démocratiques.
72 J. Seurre, La dernière République, ou Paris et le département de Saône-et-Loire…, p. 34.
73 La Réforme, 24.11.1847.
74 Alton-Shée le note incidemment (Souvenirs de 1847 et 1848, p. 70). Louis Blanc fut même couronné de chêne à cette occasion ; ni Le National ni Le Siècle n’eurent assez de sarcasmes vis-à-vis de cette manifestation d’enthousiasme (depuis 1829, les temps avaient bien changé !). Quant à Proudhon, sa mauvaise humeur ostensible provient sans doute, en plus de son hostilité légendaire à l’égard de « Messieurs les Jâcobins », du fait qu’il n’a pas été invité, lui, à présenter son système.
75 Le Courrier de Saône-et-Loire, 15.12.1847 « Nous savons très bien que pour faire nombre on ne s’est point arrêté aux considérations sociales les moins incontestées, ni aux égards que l’on devait à des positions peu aisées ; on a voulu faire nombre, avons-nous dit, et à ce prix on a tout enrôlé : le mineur qui ne s’appartient pas, l’apprenti qui est sous tutelle et l’ouvrier dont le salaire est la seule ressource d’une jeune et nombreuse famille. Hé, que prouve la présence de quelques conseillers municipaux à ce banquet, si le plus grand nombre proteste par son absence contre le ridicule de cette démonstration ? Que prouve encore l’assentiment de quelques officiers de notre garde nationale si les citoyens qui forment les compagnies restent chez eux ? […] Que prouve enfin la présence d’un ou deux capitalistes en face du brouet noir, c’est un non-sens, il est vrai, ce n’est point une preuve de majorité. »
76 Lettre de Duvergier à Barrot, le 13 décembre. AN 167AP4, C15-7.
77 A.O. Hirschman, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée.
78 Le Siècle du 28.11.1847 s’insurge contre ce qu’écrivait l’avant-veille l’officieux Journal des débats : ces réunions n’effraient pas le moins du monde les conservateurs, mais si « le gouvernement les a tolérées, il aurait pu les interdire sans coup d’État ».
79 Qui nous est connu par la brochure de compte rendu Banquet de Saint-Denis, présidé par M. de Lasteyrie, député du XIVe arrondissement de la Seine. BN Lb 51 4386 (p. 14-15).
80 F. de Lamennais, Correspondance générale, éd. Le Guillou, t. VIII, p. 536, 7.01.1848.
81 Lettre aux organisateurs du banquet de Toulouse, lue le 9 janvier 1848 (Le National du 16.01.1848).
82 AN BB 30 296. Instruction judiciaire sur les journées de Février, déposition Martinet, p. 2153.
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