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La discontinuité critique

 | 
Jean-Paul Hubert

Première partie. La représentation de l’organisation géographique

Chapitre IV. Conditions transcendantales de l’objectivité géographique

Texte intégral

La sortie des antinomies

1L’antinomie de la faculté de juger dissimule l’objet de la géographie. Ce n’est pas la précision empirique des représentations et des cartes en tant qu’images qui est en jeu mais leur réalisme en tant que modèles de l’organisation de la Terre. Les phénomènes représentés, comme par exemple les frontières, ne sont qu’indirectement liés à l’existence d’une organisation dynamique. Or cette organisation est l’objet sur lequel la géographie tente de réfléchir. Du fait de l’antinomie, l’entendement ne trouve pas un point d’appui réel pour ses raisonnements, car il n’a pas pu expliciter l’organisation géographique comme objet d’expérience sensible. L’antinomie de la faculté de juger se propage dans l’entendement qui tombe à son tour dans les antinomies de la raison pure. Il est aisé de vérifier cela en passant en revue de nombreuses propositions contradictoires, et toutes apparemment vraies, portant sur l’espace géographique entendu parfois comme organisation, espace relatif ou espace habité.

2L’espace géographique est le lieu de réalisation de l’expérience géographique mais, en lui-même, il n’est pas objet d’expérience. Ainsi, par exemple, il est impossible de décider si cet espace, pris comme totalité, est fini ou infini. Vis-à-vis de cette question, on rencontre fréquemment des propositions contradictoires, et pourtant chacune semble irréfutable. Ainsi, P. Claval fait par exemple remarquer que :

  • 1 Claval, 1977, p. 51.

« L’univers dans lequel se déplace l’homme est borné : ce n’est pas l’immensité de la surface terrestre mais, pour chacun, un secteur plus ou moins étroit. »1

  • 2 Pascal, Pensées..., Br.72, p. 353.

3Il n’y a pas à en douter, à la fin de son existence, tout individu n’aura évolué que dans une partie bornée de l’espace. Mais cela tient à la finitude de l’homme ou au fait que, pour reprendre une formule de Pascal dans la célèbre Pensée sur les deux infinis : « Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances »2.

  • 3 Kant, C.R.P., p. 374 [295].

4Cette finitude empirique ne peut pas concerner l’intuition de l’espace géographique. Même si la Terre est elle-même empiriquement finie, l’espace de la mobilité de l’homme n’est qu’ouverture. Le sujet a l’intuition de l’immobilité absolue ainsi que de l’horizon lointain. L’un et l’autre sont pourtant également inaccessibles. On ne peut que se mouvoir entre ces deux extrêmes. Si l’espace géographique était borné, certaines parties de l’univers ne pourraient pas recevoir une position géographique : elles seraient a priori exclues des structures de positions. Or cela est impossible car « des phénomènes ne peuvent pas être bornés par un espace vide »3. N’importe quel lieu peut a priori recevoir une position. Comme l’affirme sans ambages J. Gottmann :

  • 4 Gottmann, 1966, p. 64. L’auteur ajoute immédiatement après que l’environnement concret s’impose au (...)

« On ne saurait le nier : c’est l’imagination, la curiosité, l’ambition, l’esprit d’aventure des hommes, leur psychologie en un mot, qui a créé la notion d’abord, puis le phénomène et enfin les problèmes d’accessibilité. Cette soif insatiable d’accès toujours nouveaux, toujours plus vastes, aspire sans doute à des satisfactions d’ordre psychique ou sentimental : connaître ce qui est au delà de l’horizon, éprouver les émotions de la nage, du vol, de paysages nouveaux et grandioses, dominer les obstacles de la nature, modeler le monde selon sa fantaisie [...]. »4

5Cette opposition renvoie à Kant et paraît illustrer le premier conflit des idées transcendantales, ou première antinomie, à savoir :

  • 5 Kant, C.R.P. p. 373 [294-295].

« Thèse

Antithèse

Le monde a un commencement dans le temps, et il est aussi limité dans l’espace.

Le monde n’a ni commencement [dans le temps] ni limites dans l’espace, mais il est infini dans le temps comme dans l’espace. »5

6Une formule de J. Gottmann résume bien les oppositions dialectiques qui concernent le concept d’espace géographique :

  • 6 Gottmann, 1966, p. 63, souligné dans le texte.

« Pour cet espace géographique, milieu ambiant du processus politique, nous avons énuméré quelques caractéristiques évidentes ; nous avons trouvé cet espace continu mais cloisonné, limité mais en expansion, accessible mais organisé. »6

7A regarder de plus près ces trois oppositions, il semble qu’on y trouve non seulement la première antinomie de la raison pure, mais aussi les deux suivantes.

  • 7 Kant, C.R.P. p. 379 [300-301].

8a) La première opposition de J. Gottmann renvoie à la deuxième antinomie7 :

« Thèse : Toute substance composée dans le monde, l’est de parties simples, et il n’y existe absolument rien que le simple ou le composé de simple. »

9Le « cloisonnement » du monde le découpe en effet en parties simples qui, en géographie humaine, sont rapportées au concept de « territoire » : pays, régions, cantons, etc. Mais :

« Antithèse : Aucune chose composée, dans le monde, ne l’est de partie simple, et il n’y existe absolument rien de simple. »

10Il n’existe donc pas de lieu complètement isolé et tout à fait séparable des autres. Une multitude de relations l’inscrivent dans un « milieu géographique », d’où la « continuité ».

11b) La seconde opposition renvoie à la première antinomie, déjà citée.

  • 8 Ibid., p. 386 [308-309].

12c) La troisième opposition, qui touche au problème de la liberté du déplacement dans un territoire politiquement organisé, nous paraît renvoyer à la troisième antinomie8 :

« Thèse : La causalité déterminée par les lois de la nature n’est pas la seule d’où puissent être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est nécessaire d’admettre aussi, pour les expliquer, une causalité libre. »

13Cette causalité libre permet aux individus de choisir de déterminer une position selon un référentiel et de s’y établir en vertu de l’« accessibilité de l’espace ». Cependant :

« Antithèse : Il n’y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant des lois naturelles. »

14Et en effet, en raison de l’« organisation » globale de l’espace, l’établissement humain est toujours réglementé, du fait de la présence des autres êtres dans le voisinage, et contraint par la nature.

  • 9 Ibid., p. 391 [312-313].

15J. Gottmann aurait pu, nous semble-t-il, ajouter que l’espace géographique, en tant que « milieu ambiant des processus politiques », est le lieu où les sociétés se développent mais qu’il est produit par elles. Par cette dernière proposition, nous pouvons introduire la quatrième antinomie kantienne9 :

« Thèse : Le monde implique quelque chose qui, soit comme sa partie, soit comme sa cause, est un être absolument nécessaire. »

16En effet, l’espace géographique est l’espace de l’homme, et il est donc produit par les sociétés et organisé par elles depuis les lieux où elles sont établies. Cependant :

« Antithèse : Il n’existe nulle part aucun être absolument nécessaire, ni dans le monde, ni hors du monde, comme en étant la cause. »

17Aucun lieu n’est prédestiné à être le centre du monde, et il n’est pas de société qui puisse se développer hors de l’espace qui est géographique avant d’être social. Aucune société ne peut donc être la cause de l’espace géographique.

18Il semble qu’on retrouve là, sous une forme condensée, beaucoup de débats qui ont opposé bien des géographes, des sociologues ou des économistes de toutes écoles. Or ces débats illustrent, semble-t-il, un problème épistémologique majeur pour la géographie, car il est d’ordre transcendantal. Ce problème conditionne la possibilité de construire une connaissance scientifique sur l’organisation objective de l’écoumène. Il porte, à travers le concept d’espace géographique, sur la forme de l’intuition des phénomènes géographiques, donc sur la définition de l’expérience géographique et le choix des phénomènes qui manifestent l’objectivité de l’organisation. Ce choix n’est pas uniquement une affaire de méthode. Il est soumis à des conditions transcendantales liées à nos moyens de constituer une connaissance sur le monde, et qu’a dégagées Kant dans l’Analytique de la raison pure.

Phénoménologie de la discontinuité géographique

19Dans la Critique de la raison pure, l’Esthétique transcendantale définit la notion d’espace, ainsi que celle de temps, comme une limite de toute connaissance possible. Le sujet n’a pas accès aux « choses en soi », il n’a accès qu’à leurs « phénomènes » à travers les formes pures de l’intuition que sont l’espace et le temps. Ainsi, toute connaissance ne porte que sur les phénomènes, et elle est conditionnée par l’espace et le temps qui imposent les modalités de description des phénomènes.

20Tout espace géographique relatif est structurellement hétérogène. La discontinuité est un élément fondamental introduit par la forme même de l’intuition des phénomènes de l’organisation géographique. De cette intuition dépend toute possibilité de connaissance sur ces phénomènes. L’analyse qui suit tente de déterminer à quelles conditions les discontinuités dans l’espace géographique relatif peuvent être objectives et permettre une connaissance de l’organisation géographique.

21La définition de départ de la discontinuité est la suivante : elle est « le produit de la spatialisation de l’intuition d’une hétérogénéité ». Cette hétérogénéité est, quant à elle, induite par « la perception d’une diversité sensible dans l’espace relatif ambiant ». Mais, pour que cette perception soit possible et que la discontinuité soit objective, il faut aussi que cette hétérogénéité soit « pure » de tout élément empirique, en tant que propriété structurelle de l’espace géographique absolu.

22On peut décrire cette spatialisation par un processus en cinq étapes qui fera l’objet d’un double commentaire :

  • d’une part, elle peut être vue comme le schéma d’un processus psychologique vécu par le sujet lorsqu’il perçoit la diversité empirique du monde où il évolue. Cette lecture ne considère que l’évolution des états internes du sujet (états qu’il peut éventuellement projeter sur son environnement). Pour cette lecture, le processus est subjectif.
  • d’autre part, elle peut être aussi considérée comme un processus général (c’est-à-dire ne se rapportant à aucune expérience en particulier), dont l’intérêt est de décomposer analytiquement le concept de discontinuité en tant qu’il se rapporte à un « objet d’expérience possible », selon l’expression de Kant. Cette lecture peut donc permettre d’examiner comment la connaissance de la discontinuité est possible. Elle peut être qualifiée de transcendantale 10bien qu’elle ne suive pas à la lettre le texte original de Kant.

23La lecture psychologique cherche à retrouver les impressions vécues par le sujet en tant qu’ego. Elle ne peut pas aborder la question de l’objectivité de ce qui est ressenti : la discontinuité produite par l’organisation géographique. La lecture transcendantale cherche à reconnaître les « Principes synthétiques de l’entendement pur » déduits des catégories a priori de la Logique transcendantale. Elle ne permet pas de décider si l’objet, tel qu’il est construit, peut se rapporter à une véritable expérience, mais seulement sous quelles conditions nous pouvons le connaître.

24Les déterminations transcendantales expriment alors des principes fondamentaux pour la connaissance scientifique des structures de positions géographiques. Il revient ensuite à la théorie d’expliciter ces principes, soit dans le seul cadre de la géographie, soit en lui faisant rencontrer d’autres sciences humaines, et, dans une phase ultérieure, de leur trouver une correspondance mathématique.

25a) Considérons un déplacement (désigné par la lettre Γ) qui provoque un changement d’état chez le sujet. Cette trajectoire a été vécue par le sujet et lui apparaît donc nécessairement continue (dans l’espace) puisque sa vie est continue (dans le temps). Cette continuité est indépendante des effets d’échelle puisque mesurée à l’aune du sens interne du sujet. Le raisonnement qui va de cette trajectoire à la discontinuité n’est donc pas lié à l’échelle, même si les tenants et aboutissants en dépendent.

26b) L’impression ressentie psychologiquement est interprétée comme un changement dans la qualité de l’espace environnant qui serait intervenu au cours de cette trajectoire. Or la qualité d’un environnement se ressent toujours par rapport à une certaine étendue tangente aux points que traverse l’observateur. Les voisinages de ces points autour de Γ apparaissent donc d’une qualité homogène. Si la trajectoire Γ rencontre les points A et B, respectivement associés aux impressions α et β, ces impressions sont conservées sur des portions de Γ autour de A et de B.

27c) Les environnements traversés paraissent homogènes, ou équivalents, de proche en proche sur une portion de trajet. Les qualités α et β peuvent se propager le long de Γ qui est continue. Mais α et β sont différentes et ne peuvent être conservées à partir de A et de B sur toute la longueur de Γ. Elles ne peuvent se propager que jusqu’à une certaine limite. Lorsqu’on s’éloigne de A, il existe donc un point D à partir duquel l’impression ressentie n’est plus α mais autre chose. Supposons, pour simplifier, qu’il s’agit alors, et jusqu’au point B, de l’impression β.

28d) L’idée de discontinuité intervient avec l’apparition du point D. Ce point marque un changement d’état psychologique associé pour le sujet à un changement qualitatif dans son environnement. Cela ne signifie pas que l’apparition de D soit perçue clairement. La discontinuité apparaît en deux temps. D’abord comme un point frontière D qui est une coupure de la trajectoire Γ, ensuite comme une ligne frontière Δ qui se déploie dans l’espace à partir de ce point qui est le germe d’une singularité.

29e) Le point D apparaît comme l’intersection de la trajectoire Γ et d’une coupure de l’espace qui le sépare en deux domaines homogènes. D ne peut pas être défini de manière interne à Γ car la trajectoire est globalement continue. D appartient à Γ mais s’en singularise. Il appartient autant à la trajectoire vécue qu’à l’espace ambiant. Δ est une coupure de l’espace. Elle est l’ensemble de tous les points D qui seraient apparus sur d’autres trajectoires du type de Γ articulant des qualités d’espace α et β. On réalise ainsi une élimination de la trajectoire Γ. Tout se passe comme si la différence qualitative de l’environnement avait préexisté au déplacement du sujet. Du fait du déploiement de la discontinuité, l’espace se trouve catégorisé en deux domaines occupés par les qualités α et β qui, de cette façon, coexistent dans l’espace.

30Cette analyse permet de détailler les étapes de la formation d’une discontinuité, mais elle laisse sans réponse la question de l’objectivité. Le schéma fonctionne de la même façon, que le changement qualitatif soit purement psychologique, sans aucun rapport avec une modification réelle du paysage, ou qu’il soit strictement objectif et valable pour n’importe quel sujet placé dans le même environnement organisé. C’est pourquoi il s’agit maintenant d’analyser ce processus comme celui d’une expérience d’un objet en général.

Lecture transcendantale du processus phénoménologique

  • 11 Définition et exemple de Kant : « J’appelle grandeur extensive celle où la représentation des part (...)

31a) Dans la lecture transcendantale, la trajectoire est donnée par l’intuition d’une position relative. Elle apparaît comme une « grandeur extensive »11 et l’apparition de cette trajectoire, comme phénomène, suit l’application du premier principe, dit des « axiomes de l’intuition » :

  • 12 Ibid., souligné dans le texte.

« [...] toutes les intuitions sont des grandeurs extensives. »12

32Ce principe est associé à la catégorie de la « quantité » à laquelle se rapporte l’étendue qui est une condition de possibilité du mouvement et, plus généralement, de l’apparition des phénomènes au sujet. Notons à ce propos que les grandeurs extensives sont relatives. Ainsi, une trajectoire ne correspond pas nécessairement à un déplacement empirique du sujet ; elle naît du déplacement relatif de deux référentiels. Le sujet n’intervient que pour replacer ce déplacement dans le temps.

33b) La trajectoire a rendu sensible une différence qualitative. La « qualité » est la deuxième catégorie de l’entendement à laquelle correspond le deuxième principe, dit des « anticipations de la perception » :

  • 13 Ibid., p. 209 [151], souligné dans le texte.

« Dans tous les phénomènes le réel, qui est un objet de sensation, a une grandeur intensive, c’est-à-dire un degré. »13

34Le moment transcendantal de la qualité est celui où l’espace est investi par le sentiment esthétique inspiré par le paysage. C’est le moment de l’apparition de la forme, la morphogenèse, où le substrat s’organise et constitue le contenu empirique de la structure abstraite.

35c) Les trois dernières étapes du schéma ont toutes trait à la même question : celle de l’articulation d’étendues qualitativement différentes dans un même espace. Elles décomposent la partie du processus correspondant à la mise en relation de ces domaines de qualités distinctes à l’intérieur d’un objet ayant une unité synthétique. La « relation » est la troisième catégorie de la raison pure. Le principe associé est celui dit des « analogies de l’expérience » :

  • 14 Ibid., p. 215 [157], souligné dans le texte.

« L’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison nécessaire des perceptions. »14

36Ce principe est divisé en trois « analogies ». La première, qui intervient à la troisième étape du processus où les qualités de l’environnement se transportent le long de la trajectoire, est le :

  • 15 Ibid., p. 218 [160], souligné dans le texte.

« Principe de la permanence de la substance : La substance persiste au milieu du changement de tous les phénomènes, et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature. »15

37Le principe de conservation porte sur la qualité de l’espace le long d’une trajectoire. Il implique que l’organisation géographique est composée de zones homogènes dont la différence qualitative est un invariant structurel.

38d) Un point cristallise le changement intervenu dans l’environnement. Le point singulier permet d’interpréter le changement de qualité grâce à la catégorie de « cause ». La qualité de l’espace a changé parce qu’une discontinuité a été franchie. La causalité est associée à la deuxième analogie de l’expérience. Il s’agit du :

  • 16 Ibid., p. 224 [166]. Autre formulation donnée par Kant : « tout changement d’état (succession) des (...)

« Principe de la succession dans le temps suivant la loi de causalité : Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison des effets et des causes. »16

39C’est une dynamique des trajectoires qui fait franchir les discontinuités, rend solidaires les zones homogènes et différencie leur substrat.

40e) Enfin, la catégorisation de l’étendue géographique par une discontinuité sanctionne l’existence simultanée de deux domaines qualitativement différents. Nous retrouvons ici la troisième analogie, donnant le :

  • 17 Ibid., p. 238 [180].

« Principe de la simultanéité suivant la loi de l’action réciproque ou de la communauté : Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque universelle. »17

41La trajectoire Γ, en effet, peut a priori aller aussi bien de A vers B que de B vers A. Rien ne permet de dire que l’une des deux qualités puisse être nécessairement rencontrée avant l’autre et, à ce titre, en apparaître comme la cause. Les deux qualités d’environnement irréductibles l’une à l’autre coexistent simultanément dans l’espace et elles sont donc liées par une relation de communauté (ou de détermination réciproque).

42Voilà dans quel ordre les principes transcendantaux peuvent s’appliquer pour faire de la discontinuité géographique un objet de connaissance. C’est cet ordre qui importe, plus que le fait qu’une lecture transcendantale soit possible, afin d’apporter des principes à la géographie humaine.

Conséquences du quatrième principe, dit des « postulats de la pensée empirique en général »

43Le quatrième principe de l’entendement pur est attaché à la catégorie de modalité qui se décompose en trois oppositions :

44- possibilité - impossibilité ;

45- existence - non existence ;

46- nécessité - contingence.

47Par rapport aux trois précédents, le quatrième principe n’apporte pas de détermination supplémentaire au concept de l’objet. Selon Kant :

  • 18 Ibid., p. 244 [185].

« Quand le concept d’une chose est déjà tout à fait complet, je puis encore me demander si cette chose est simplement possible, ou si elle est réelle, ou, dans ce dernier cas, si elle est en outre nécessaire. »18

48C’est à cet exercice qu’il faut se livrer à propos des concepts qui sont apparus dans le schéma, et qui peuvent rencontrer des objets mathématiques :

49- les trajectoires Γ ;

50- les qualités d’espace α et β ;

51- le point limite D ;

52- la discontinuité Δ.

53Le quatrième principe consiste en l’exposition des trois postulats de la pensée empirique en général. Examinons-les dans l’ordre donné par Kant.

a) Premier postulat

  • 19 Ibid., p. 244 [185], souligné dans le texte.

« Ce qui s’accorde avec les conceptions formelles de l’expérience quant à l’intuition et aux concepts est possible. »19

54Ce postulat s’applique au simple phénomène, en tant que grandeur extensive uniquement déterminée par la catégorie de quantité. Ainsi, la trajectoire Γ est simplement « possible ». Ceci signifie qu’elle peut être autant qu’elle peut ne pas être. Ce postulat s’accorde avec le fait que Γ est avant tout pour la géographie la trajectoire d’un être humain libre de se déplacer sur la Terre. Même si, certains déplacements humains sont extrêmement contraints et déterminés, ils sont toujours contingents en ce qui concerne la localisation des points qu’ils relient. En effet, il n’y a pas de nécessité à ce qu’une société aménage une partie de la Terre plutôt qu’une autre.

55La discontinuité géographique n’existe que dans la mesure où la trajectoire Γ est possible, en l’occurrence : dans la mesure où elle « peut » être. Dans le schéma proposé, la discontinuité n’est pas identifiable empiriquement sans au moins l’une de ces trajectoires. L’objet serait donc indéfinissable sans une référence explicite à l’idée de mouvement, autrement dit, à une dynamique qui fait se déplacer les individus. La discontinuité est bien dynamique car Δ est le dual d’une famille de trajectoires Γ. Lorsqu’une trajectoire Γ particulière apparaît en tant que phénomène de déplacement, Δ passe du virtuel à l’actuel. Une discontinuité qui ne peut être franchie n’a aucune valeur objective.

56En second lieu, la trajectoire Γ est une action humaine et dépend en dernière instance de la volonté et de la raison pratique du sujet agissant. Une conséquence mérite d’être soulignée : la connaissance que peut espérer apporter la géographie sur les formes géographiques ne peut introduire, sans se contredire, un déterminisme concernant la mobilité de l’homme dans l’espace géographique. Nous retrouvons le deuxième aspect de l’idée de possibilité, trop souvent oublié : la discontinuité géographique n’existe que dans la mesure où la trajectoire peut ne pas être.

57L’activité spéculative et calculatrice de l’entendement (dont dépend la faculté de connaître) n’empiète pas sur l’usage pratique de la raison (dont dépend la faculté de désirer). Il s’agit là d’un point extrêmement important dans l’articulation du système kantien. Seul son libre arbitre peut décider le sujet à réaliser sa trajectoire dans l’espace géographique. La géographie n’a pas à supposer d’autres déterminations. Selon Kant, le libre arbitre ne peut pas être déterminé par la nature sensible. Par conséquent, les trajectoires ne peuvent pas être expliquées ontologiquement par la connaissance des phénomènes naturels.

58Les besoins naturels peuvent déterminer empiriquement certains déplacements individuels. Cependant, vouloir faire de ces besoins un principe constitutif de l’organisation géographique, et chercher à la connaître à partir de ce principe, est contradictoire avec le postulat de la possibilité des trajectoires. En effet, les déplacements déduits des besoins empiriques sont nécessaires à l’existence de l’individu. Aucune démarche théorique n’est en mesure de les considérer comme simplement possibles. C’est pourquoi les démarches réductionnistes tombent dans l’antinomie.

b) Deuxième postulat

  • 20 Ibid., p. 244 [185], souligné dans le texte. Sur ce deuxième postulat, à la suite des remarques de (...)

« Ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’existence (de la sensation) est réel. »20

59La qualité de l’étendue ne peut pas avoir une véritable « réalité en soi ». Si cette qualité pouvait être perçue isolément (du fait d’une telle « réalité »), il serait impossible de ne pas penser qu’elle s’étend à l’espace tout entier. Par suite, l’espace serait homogène. Une qualité d’espace ne peut donc exister que dans la mesure où elle est toujours perçue relativement à une autre dans une partie voisine du même espace. Les qualités d’espace s’organisent donc et s’interdéfinissent au sein d’une structure. La réalité de l’organisation géographique ne se manifeste que par la différence qualitative dans l’espace et par la discontinuité.

60Or, s’il n’y a pas de discontinuité sans trajectoire possible, il n’y en aura pas non plus sans intention ou désir de la franchir ; autrement dit sans une valeur associée intrinsèquement à son franchissement ou à son non-franchissement. Cette valeur manifeste l’investissement d’une opposition symbolique dans le substrat terrestre. On voit à nouveau que faire de la discontinuité un élément purement matériel est une erreur fondamentale pour toute réflexion sur ce thème. La discontinuité n’a pas à préexister constamment à la trajectoire comme n’importe quel mur. En effet, une barrière, un fossé, un désert, etc., ne sont porteurs d’aucune signification propre, capable d’associer une quelconque valeur aux trajectoires qu’ils différencient. Il faut que la matière reçoive un sens et cela n’est possible que si un individu désire franchir une discontinuité qu’il identifiera alors à une forme saillante du paysage. Rien ne permet de considérer une discontinuité comme quelque chose de statique opposé aux dynamiques qu’elle entrave.

c) Troisième postulat

  • 21 Ibid., p. 244 [185], souligné dans le texte.

« Ce dont l’accord avec le réel est déterminé suivant les conditions générales de l’expérience est nécessaire (existe nécessairement). »21

61L’opposition symbolique investie dans le substrat terrestre permet de déterminer des zones homogènes selon les concepts de cette opposition. Comme illustré précédemment, le découpage conceptuel produit nécessairement des discontinuités dans les représentations de l’écoumène par les sujets. Ces discontinuités sont objectives car elles correspondent à une différenciation réelle de l’étendue et sont également nécessaires. Par suite, la discontinuité apporte des lois régulant les relations entre les phénomènes de l’organisation géographique et, en premier lieu, les trajectoires Γ (les relations entre ces trajectoires peuvent être déterminées, contrairement à leur apparition).

62En introduisant la nécessité à propos des trajectoires qui sont des actions volontaires, nous entrons dans le domaine du devoir-être. La discontinuité est la manifestation de lois que les individus doivent suivre. Elle peut apparaître comme une instance régulatrice des déplacements empiriques des sujets. En ce sens, la discontinuité peut être considérée comme une condition de possibilité de la coexistence des individus dans l’espace, et au sein d’un certain ordre social. Elle serait donc au cœur de la régulation politique du groupe humain et liée ontologiquement à l’établissement de l’organisation sociale.

63Les trois postulats de la pensée empirique posent ainsi trois problèmes fondamentaux qui conditionnent la possibilité de constituer une science des représentations géographiques. Ils proposent au théoricien trois énigmes commandant l’accès à la connaissance objective de l’organisation géographique. Le problème théorique est le suivant : comment transformer en principes de la constitution des objets géographiques ces trois principes transcendantaux que sont :

  1. la simple possibilité du mouvement du sujet vers la nature ;
  2. la substance des différences dans la qualité de l’espace géographique ;
  3. le pouvoir législatif d’une structure spatiale objective.
  • 22 L’enchaînement des quatre derniers chapitres tente de rester fidèle à la philosophie transcendanta (...)

64Pour résoudre ce problème, il faut constituer une représentation objective de l’organisation qui, tout en étant conforme point par point aux principes transcendantaux, reconstitue la réalité de l’objet et de sa manifestation empirique. Les questions qui composent le problème suggèrent que cette recherche des fondements de la géographie humaine déborde du cadre de la discipline et appelle le concours des autres sciences sociales. Ces trois questions seront examinées dans les chapitres V, VI et VII qui détailleront les étapes de la constitution de l’objectivité géographique dans la théorie de la forme urbaine. Le huitième et dernier chapitre traitera de l’organisation géographique en tant qu’objet d’expérience pour le sujet et cherchera à montrer au travers de quels phénomènes, et selon quelles modalités, l’organisation géographique se manifeste à toutes ses échelles22.

Notes

1 Claval, 1977, p. 51.

2 Pascal, Pensées..., Br.72, p. 353.

3 Kant, C.R.P., p. 374 [295].

4 Gottmann, 1966, p. 64. L’auteur ajoute immédiatement après que l’environnement concret s’impose aux actes politiques qui prennent en charge ces désirs humains.

5 Kant, C.R.P. p. 373 [294-295].

6 Gottmann, 1966, p. 63, souligné dans le texte.

7 Kant, C.R.P. p. 379 [300-301].

8 Ibid., p. 386 [308-309].

9 Ibid., p. 391 [312-313].

10 Rappelons la définition de Kant dans la Critique de la raison pure : « J’appelle transcendantale toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaître, en tant que cela est possible a priori » (Kant, C.R.P., p. 73 [43]). Les paragraphes qui suivent ont été intégrés dans notre article in Ritchot, Mercier, 1992, p. 282-283, fig. 1.

11 Définition et exemple de Kant : « J’appelle grandeur extensive celle où la représentation des parties rend possible la représentation du tout (et la précède nécessairement). Je ne puis pas me représenter une ligne, si petite qu’elle soit, sans la tirer par la pensée, c’est-à-dire sans en produire successivement toutes les parties d’un point à un autre, et sans en retracer enfin de la sorte toute l’intuition » (Kant C.R.P. 206 [148].

12 Ibid., souligné dans le texte.

13 Ibid., p. 209 [151], souligné dans le texte.

14 Ibid., p. 215 [157], souligné dans le texte.

15 Ibid., p. 218 [160], souligné dans le texte.

16 Ibid., p. 224 [166]. Autre formulation donnée par Kant : « tout changement d’état (succession) des phénomènes n’est que changement ; car le commencement ou la fin de la substance ne sont pas des changements de cette substance, puisque le concept de changement suppose le même sujet existant avec deux déterminations opposées, par conséquent permanent » (p. 224-225 [166-167], souligné dans le texte).

17 Ibid., p. 238 [180].

18 Ibid., p. 244 [185].

19 Ibid., p. 244 [185], souligné dans le texte.

20 Ibid., p. 244 [185], souligné dans le texte. Sur ce deuxième postulat, à la suite des remarques de J. Petitot, l’interprétation ne reprend pas exactement celle donnée dans l’article (op. cit.) et dans la thèse (Hubert, 1992).

21 Ibid., p. 244 [185], souligné dans le texte.

22 L’enchaînement des quatre derniers chapitres tente de rester fidèle à la philosophie transcendantale et de s’inspirer du plan des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature de 1786.

Table des illustrations

Légende Fig. 3
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Légende Fig. 7
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© Éditions de la Sorbonne, 1993

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