1Le 5 juillet 1904, le greffe du tribunal de commerce de la Seine enregistre l’étiquette « Camembert de la République ». Celle-ci reproduit la Semeuse, le nouveau symbole de la République créé en 1897 par Oscar Roty pour figurer sur les pièces d’argent. Elle porte, en lettres rouges, l’inscription « Camembert de la République » (fig. 1). Aucune équivoque donc : c’est une proclamation d’adhésion à la République qui était ainsi apposée sur la petite boîte ronde. Parmi les centaines d’étiquettes différentes qui ont revêtu les boîtes de camembert, celle-ci fut certainement l’une des plus belles et des plus majestueuses. Je ne doute pas de son impact sur les amateurs de fromage de l’époque. Pour en mesurer l’exacte portée qui peut aujourd’hui nous paraître banale, il faut prendre en compte le contexte de cette époque. Mais, avant cela, je situerai ce motif parmi l’ensemble des illustrations apposées sur les boîtes de camembert depuis leur origine.

2Les premières étiquettes rondes de camembert, apparues en même temps que les boîtes, datent de 1887. Un premier constat s’impose, au regard des dépôts de marque aux greffes des tribunaux de commerce consultables à l’Inpi1 : très peu d’entre elles évoquent la République et ses symboles. Le plus souvent, elles représentent une scène champêtre, font appel au folklore normand ou affichent des symboles de la royauté, en particulier la couronne royale. L’univers des fabricants et des négociants, à en juger par les motifs choisis, manifeste un attachement sentimental à l’Ancien Régime (Camembert des Princes en 1888, Le Royal Camembert en 1888, Le Fromage des Rois en 1890, Camembert des Ducs de Normandie en 1892, Camembert des Duchesses en 1895, Camembert de la Couronne Royale en 1897). Achille Herson, un négociant particulièrement friand de ces références royales, crée les marques Camembert des Princes et Camembert de la Couronne Royale. Faut-il en déduire pour autant une orientation politique antirépublicaine ? Fromage relativement récent, arrivé à Paris par le train dans les années 1850, le camembert a sans doute besoin de signifier ses origines normandes et son inscription dans une tradition ancienne pour s’affirmer face à des fromages concurrents plus anciens encore et mieux établis. C’est peut-être pour cela que ses étiquettes font fréquemment référence à l’Ancien Régime ou puisent dans l’héraldique normande. On peut également supposer que la plupart des producteurs normands de camembert, petits notables ruraux, ne manifestent guère d’ardeur républicaine, bien qu’aucun indice irréfutable ne permette de déduire leurs penchants politiques. Pendant la période qui nous intéresse, la Normandie se distingue toutefois par une opposition massive aux lois anticléricales. Le moment venu, pratiquement tous les députés de la région votent ainsi contre l’interdiction d’enseigner faite aux congrégations religieuses2.

3La première utilisation d’un symbole national ou patriotique sur une boîte de camembert, en 1897, est associée à la célébration de l’alliance franco-russe, conclue cinq ans plus tôt. L’étiquette représente les drapeaux des deux nations entrecroisés. Dans le cartouche circulaire, on lit « Camembert national ». Par la suite, la présence de signes républicains proclame le plus souvent l’origine française du fromage sur des boîtes destinées à l’exportation. Ce n’est qu’avec la Première Guerre mondiale, lorsque la nature du régime n’est plus guère contestée, que fleurissent quelques signes républicains – drapeau tricolore, Marianne, bonnet phrygien notamment3 – sur les fromages destinés au marché intérieur, mais il s’agit alors non de célébrer la République mais d’exalter la Patrie. On note également une résurgence des signes républicains à l’occasion du bicentenaire mythique du camembert, en 1991, avec notamment l’étiquette « Le Républicain ».

4Cependant, apposer la Semeuse de Roty en 1904 sur une boîte de camembert prend un tout autre sens. C’est indéniablement l’expression d’une prise de position en faveur de la République qui est encore loin de faire l’unanimité en France. Le bonnet phrygien, qui coiffe la Semeuse, ne cache nullement son origine révolutionnaire. Cet emblème, en effet, est emprunté à la personnification de la Liberté sous la Première République. Il coiffait le buste de la Liberté conçu par Augustin Dupré. Ce nouveau symbole jouit rapidement d’une forte popularité. La Semeuse « combine une image combative de la République et une image apaisée et féconde évoquant le travail des champs et la liberté éclairée par le soleil4 ». Pour les opposants au régime en revanche, « elle sème le désordre, l’ivraie, la graine de mensonge et d’immoralité5 ».

5En 1904, le camembert n’est pas encore un symbole national, bien qu’il soit déjà, à Paris du moins, l’un des fromages les plus vendus6. L’identifier à la République et, par là, à la France, ne va donc pas de soi à cette époque, où il n’a pas encore conquis l’ensemble du territoire national et où, la République elle-même est encore contestée par une partie de la droite.

6Le régime républicain connaît alors une période de turbulences marquée par l’opposition entre laïcs et cléricaux. Le gouvernement Combes interdit aux congrégations religieuses d’enseigner et rompt les relations diplomatiques avec le Vatican qui ne se résigne pas à la séparation de l’Église et de l’État en France. Ce processus parachève l’édification d’un régime républicain autonome, ayant rompu l’essentiel de ses liens résiduels avec l’Ancien Régime et la tradition, résolument tourné vers l’avenir. L’année 1904 voit aussi l’ouverture de la révision du procès Dreyfus. Mais le triomphe de la République radicale ne signifie pas l’écrasement de la droite traditionnaliste. Au contraire, celle-ci se réorganise et se renouvelle. Sur les décombres de la droite nationaliste républicaine, celle de la Ligue de la Patrie française qui ne se remet pas du suicide, en 1904, de Gabriel Syveton, son trésorier, Charles Maurras édifie l’Action française, organisation monarchiste porteuse d’un conservatisme radical7. Dans ce contexte tendu, l’affirmation publique d’un soutien à la République relève donc du militantisme plus que du sens commercial.

7On aimerait évidemment savoir qui, dans le monde apparemment paisible et conservateur du camembert, ose afficher de si belle façon ses opinions républicaines. L’apposition d’étiquettes sur les boîtes n’est pas réservée alors aux seuls fabricants. Souvent, peut-être même dans la majorité des cas, à en juger par les dépôts de marque, ce sont les négociants, soucieux de l’écoulement de leurs produits et mieux informés des goûts des consommateurs, qui choisissent les étiquettes. C’est le cas pour le Camembert de la République, dont l’étiquette est déposée par Multrier et Peters, « expéditeurs de marée et comestibles », rue Saint-Denis à Paris. On ne sait rien de ces deux négociants. Il est certain, d’après leur raison sociale, que leur négoce ne se limitait pas aux fromages. Il n’en est fait mention dans le Bottin que pour la seule année 1908. Que sont-ils devenus par la suite ? Une recherche plus poussée aux Archives permettrait peut-être de le savoir. L’un des deux associés réapparaît, à moins que ce ne soit son fils, trente ans plus tard : le 4 février 1943, Pierre Peters dépose au greffe du tribunal de commerce de la Seine la même étiquette « Camembert de la République », parmi quelques autres8. Ressortir le drapeau républicain en 1943 sous le régime de l’État français ne manque ni de panache ni d’un certain courage, et témoigne assurément d’un fort attachement à la République. Cet acte de résistance pour symbolique qu’il ait été n’était certainement pas sans risques. Rétrospectivement, le dépôt de 1943 éclaire le sens de celui de 1904 et atteste de son sens républicain.

8Si on admet que le travail de l’historien comporte une part d’herméneutique selon la conception de Wilhelm Dilthey, il faut considérer alors qu’il n’y a pas de documents insignifiants, nonobstant leur banalité. Tout peut faire sens, y compris une modeste étiquette de camembert.