1La présente contribution fait état des premiers résultats d’une recherche en cours, qui doit être complétée par une enquête plus approfondie pour préciser les raisons de la présence ou de l’absence d’une symbolique républicaine dans les bâtiments inventoriés, en collectant des informations sur les volontés des maîtres d’ouvrage et des maîtres d’œuvre, sur les sculpteurs auxquels était confiée la réalisation des ornements, sur les dates exactes d’exécution de ces derniers ou d’ajout d’éléments tels qu’écussons ou plaques.

2Le corpus d’édifices sur lequel a porté l’étude est le résultat d’un inventaire systématique des bâtiments abritant actuellement des services publics dans trois arrondissements parisiens. Cette limitation géographique arbitraire n’a d’autres justifications que la nécessité de limiter le périmètre d’étude en raison de faibles disponibilités de temps, mais il est évident que l’enquête doit être et sera étendue à l’ensemble de la capitale. Par contre le choix des 4^e, 10^e et 12^e arrondissements est fondé sur des présupposés qu’il s’agit de vérifier. On peut en effet penser que du centre à la périphérie, ces trois secteurs permettraient d’analyser un échantillon représentatif et différencié de l’architecture publique des xix^e et xx^e siècles dans un tissu urbain en pleine évolution. Ce choix est également dicté par la volonté de vérifier si, au-delà des variations dues à la nature des programmes (étatiques ou municipaux) ou à l’évolution des représentations, on peut observer des variations tenant à des facteurs locaux, propres à l’histoire et à la sociologie des quartiers.

3Les premiers résultats de cette enquête font apparaître des données intéressantes. Sur les 307 équipements publics ou bâtiments abritant des services de l’État ou de la Ville de Paris, recensés dans ces trois arrondissements, 97 (soit un peu moins d’un tiers, 31 %) reçoivent en façade des ornements républicains (fig. 1).

4Contrairement à l’hypothèse qui avait orienté le choix de ces trois arrondissements, les variations des données de l’un à l’autre sur la présence ou l’absence d’ornements républicains sont trop marginales pour être politiquement ou socialement significatives (fig. 2).

5Le constat du faible taux de bâtiments publics pourvus d’ornements républicains s’aggrave si l’on considère que ces derniers ne sont intégrés à la composition initiale que dans 48 édifices, soit 15 % de l’ensemble (fig. 1) ; dans les 49 autres, la République ne se manifeste que par la fixation temporaire d’écussons ou de médaillons porte-drapeaux, par la présence du logo de la République française sur des plaques indicatives ou par l’ajout de la devise républicaine sur un élément de la façade. Cette faible occurrence de la symbolique républicaine peut s’expliquer par le fait que sur près des deux tiers (62,5 %) des bâtiments ou équipements recensés étant municipaux, la symbolique municipale y est privilégiée (armoiries de la ville, inscription « Ville de Paris » ou logo de la ville, etc.). Mais ce n’est pas une règle générale puisque la présence d’une symbolique républicaine se répartit à parts égales entre locaux municipaux et nationaux et que la présence d’ornements ajoutés à la composition initiale est nettement plus forte dans ces derniers (fig. 3).

6Sans doute est-ce dû au fait que, fréquemment, les services de l’État (bureaux de poste, services ministériels, services de la préfecture, etc.) sont installés dans des locaux non édifiés à cet effet1 ; on peut noter toutefois que la symbolique républicaine est totalement absente des deux édifices nationaux les plus prestigieux du 12^e arrondissement : l’opéra Bastille et l’ensemble des bâtiments du ministère des Finances et du Budget à Bercy.

7Les lieux d’enseignement scolaire ou universitaire ont une place prépondérante dans ce corpus (près d’un tiers de l’ensemble), les autres catégories de bâtiments ou équipements publics ne représentant chacune que de 4 à 10 % de l’ensemble (fig. 4)2.

8On peut noter également l’absence totale d’emblèmes républicains dans les marchés, les crèches et équipements sociaux de la Ville de Paris et les équipements sportifs ; par contre on en trouve sur deux des bains-douches municipaux recensés ainsi que sur une HBM de la rue Abel, dans le 12^e (Émile Bois, arch., 1922), et sur deux immeubles privés, une présence plus insolite dont les raisons restent à éclaircir3.

9Près des quatre cinquièmes des édifices intégrant une ornementation républicaine en façade sont antérieurs à la Première Guerre mondiale et ont été édifiés en grande majorité dans les années 1880 et 1890 (fig. 5). Cela peut s’expliquer par le nombre important d’écoles construites durant ces deux décennies mais aussi par le souci d’affirmer la présence républicaine, dans une période où le régime républicain doit encore s’affirmer contre ses adversaires. C’est alors qu’est érigée cette ode à la République triomphante que constitue le monument de la place de la République, un triomphe qui se manifeste encore par les célébrations du centenaire de la Révolution en 1889.

10Peu visible dans l’entre-deux-guerres, la symbolique républicaine disparaît totalement des édifices postérieurs à la Seconde Guerre mondiale pour réapparaître timidement dans les années 1980 et 1990, conséquence peut-être d’un effet de mode lié aux célébrations du Bicentenaire et, sans doute aussi, d’une évolution des conceptions architecturales sur la question de l’ornement. La carence de la symbolique républicaine, dans la seconde moitié du xx^e siècle, est confirmée par l’examen des bâtiments sans ornementations républicaines, 70 % de ceux dont la date est établie étant postérieurs à la Seconde Guerre mondiale.

11La symbolique républicaine peut donner lieu à une remarquable inventivité dans le traitement du monogramme républicain ou d’éléments symboliques. Cela est particulièrement sensible dans l’ornementation républicaine de l’hôtel de ville de Paris. Les lettres R et F accouplées ou le R seul se détachent en relief sur un écusson ou un cuir enroulé faisant la liaison entre la frise et le fronton du couronnement d’une lucarne ou ornant les faces d’une souche de cheminée ; ils y sont associés à des végétaux symbolisant traditionnellement la grandeur, la gloire et le triomphe dans le répertoire ornemental classique (feuilles de chêne ou de laurier, rameaux d’olivier, guirlande de fruits nobles), tandis qu’en façade principale un écusson frappé de la lettre R est encadré par deux renommées. Le monogramme RF est également visible sous les représentations de la vigne et du blé, la République étant ainsi associée à un aliment et à une boisson emblématiques de la Nation4. Le graphisme des lettres est d’une grande diversité, leurs branches s’inspirant de motifs de ferronnerie, prenant la forme de balustres ou d’un rameau d’olivier. La dictature de la symétrie peut conduire à écrire les lettres à l’envers, comme sur les panneaux en mosaïque encadrant les fenêtres rondes de la façade postérieure. Quand à la devise républicaine, elle apparaît en façade principale, ses trois termes étant gravés sur les tables saillantes qui sont situées sous les groupes sculptés du couronnement central. Toutefois si leur taille confère à ces emblèmes républicains une grande visibilité, notamment sur les souches de cheminée, ils n’attirent pas forcément l’attention du passant non averti car ils tendent à être noyés dans l’inflation de sculptures et d’ornements, caractéristique de l’inspiration Renaissance de ce monument.

12On retrouve le même foisonnement et la même créativité dans la mairie du 10^e arrondissement, qui se distingue toutefois par une plus grande fantaisie5 et par l’association du monogramme avec d’autres emblèmes républicains : le coq gaulois, la Marianne coiffée du bonnet phrygien.

13Dans les autres édifices des trois arrondissements, les ornements républicains sont généralement plus visibles car ils constituent, seuls ou associés à ceux de la Ville de Paris, l’essentiel du décor des façades.

14Quand elle est présente6, la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité », gravée dans la pierre dans une police courante, s’inscrit dans plus de la moitié des cas sur l’entablement ou le bandeau régnant au-dessus de l’entrée principale de l’édifice ; mais elle se situe parfois plus haut, au deuxième étage ou sous la corniche de l’édifice, tandis que dans quatre bâtiments les trois termes de la devise se superposent sur les piédroits de l’entrée ou sur les lésènes encadrant le corps principal, comme à la Bourse du travail, sans que l’on puisse faire de corrélations entre ces variations et les datations des édifices. Dans un peu moins de la moitié des bâtiments à décor républicain initial, cette devise est associée dans une même façade à l’inscription « République française » en toutes lettres7 ou avec le monogramme RF.

15L’implantation et les formes que revêt ce dernier sont plus variées que celles de la devise, bien que relevant de certains stéréotypes. S’il se situe fréquemment au-dessus de l’entrée principale, il apparaît aussi sur les couronnements des lucarnes, comme à la caserne des Célestins, sur un angle de façade, comme dans la caserne de pompiers de la place Lachambeaudie ou l’école de la rue de l’Ave-Maria, sur des massifs comme dans l’école de la rue de Metz, sur des portails comme à la Bourse du travail ou la caserne de la garde républicaine de la rue d’Hauteville, ou encore au sommet d’une tour, comme dans la caserne de pompiers du boulevard Diderot et de la rue de Chaligny.

16 Le plus souvent, le monogramme RF s’inscrit dans un motif de cuir enroulé8 plus ou moins travaillé ou dans une composition moins élaborée où les lettres se détachent dans un cadre circulaire, ovale ou rectangulaire9. Mais en dépit de similitudes de ces compositions assez conventionnelles, aucun de ces ornements républicains n’est semblable et ces variations dans la forme suivent les évolutions esthétiques du moment, guère différentes en cela de la symbolique municipale ; elles tiennent vraisemblablement autant à la spécificité des programmes qu’à la personnalité des maîtres d’œuvre et sans doute aussi au budget accordé à la décoration du bâtiment. Si cette ornementation est généralement sculptée dans la pierre, elle donne lieu dans quelques cas à des compositions de ferronnerie particulièrement réussies10. On peut noter enfin que, dans les bâtiments municipaux, ces ornements occupent une place secondaire par rapport à ceux symbolisant la Ville de Paris.

17Quant aux ornements rajoutés, ce sont le plus souvent des écussons ou des médaillons tricolores, avec ou sans le monogramme RF, dont les variations (orientation des bandes tricolores, position du monogramme RF, éléments annexes, etc.) posent une question de chronologie et de commande qui reste à résoudre. Il en va de même des plaques du type « Préfecture » ou indiquant la nature des services abrités dans un bâtiment, qui s’inspirent de la charte graphique élaborée par le Service d’information du gouvernement et instituée par le courrier de Lionel Jospin du 24 septembre 1999, adressé aux ministres et secrétaires d’État de son gouvernement. On est vraiment au degré zéro de la symbolique républicaine dans ce dernier cas ; le logo républicain avec l’effigie de Marianne sur fond de drapeau tricolore et l’inscription « République française » sont sous-dimensionnés et peu visibles, l’œil étant plus attiré par les informations inscrites (nature des services, horaires d’ouverture, etc.).

18En conclusion de cette étude, le fait le plus marquant qui doit retenir notre attention est la quasi-disparition d’une symbolique républicaine intégrée à la composition des édifices publics après la Première Guerre mondiale, sans que l’on puisse incriminer une baisse du rythme de construction des bâtiments publics. On peut y voir la conséquence de la victoire des architectes du mouvement moderne et du refus d’un ornement appliqué qui trouverait difficilement sa place dans les volumétries géométriques, les surfaces lisses et les pans de verre de l’esthétique moderniste. Mais alors pourquoi, à une époque où la doxa moderniste est fortement remise en cause, la symbolique républicaine est-elle tout autant absente de l’hôtel de police postmoderne du 12^e arrondissement (1991), où Manolo Núñez Yanowsky réintroduit une ornementation insolite sous la forme de sculptures colossales, inspirées de Michel-Ange, qui couronnent le bâtiment ? On peut alors se demander si, au-delà d’une incompatibilité entre ornement symbolique et architecture contemporaine, la désaffection des maîtres d’ouvrage et des maîtres d’œuvre pour une ornementation affirmant la vocation républicaine n’est pas tout autant liée à la concurrence de nouveaux médias plus percutants et de plus en plus envahissants (la publicité, la radio, la télévision et plus récemment Internet et la téléphonie mobile), à moins que cette disparition des emblèmes républicains ne soit le signe précurseur d’une privatisation et d’une marchandisation croissantes du service public et d’un affaiblissement des idéaux de l’État républicain. Cette interrogation se justifie d’autant plus que les années 1980 et 1990 voient s’édifier quelques bâtiments publics qui montrent que l’inscription républicaine n’est pas incompatible avec l’architecture contemporaine11. Mais peut-être n’est-ce là que le simple effet de l’engouement suscité par les célébrations du bicentenaire de la Révolution et d’une référence voulue à l’esprit de la République, qui n’aura été qu’un feu de paille.