1L’observation des édifices des PTT permet sans peine de relever la présence de signes républicains sur les façades de bon nombre d’entre eux. Si un tel regard n’a guère suscité de recherches spécifiques, il suffit toutefois de feuilleter les quelques panoramas existants de l’architecture postale pour se rendre compte de cette réalité1. Pour autant, au-delà d’un inventaire ou d’une collecte d’exemples éloquents, une analyse de cet ordre doit être menée en toute connaissance de la nature même de ces bâtiments, dont les programmes sont statutairement hiérarchisés (depuis le bureau simple jusqu’aux hôtels des Postes des grandes villes), en s’intéressant également à leurs conditions de production et d’usage2.

2Si la création d’une grande administration des postes et des télécommunications issue du regroupement de plusieurs services dans le dernier quart du xix^e siècle peut bien apparaître comme l’œuvre de la III^e République3, la politique d’équipement qui en découle constitue un chantier tout aussi ambitieux. Dans ce cadre, la conception des bâtiments des PTT est soumise au respect des contraintes fonctionnelles des programmes, détaillées dans les textes officiels. Elle témoigne en revanche d’une relative latitude en matière d’expression architecturale et décorative, qu’atteste la discrétion de ces mêmes textes. Un tel fait n’est évidemment pas propre à cette administration, il est dès lors instructif de le confronter à l’existence d’instances spécifiquement chargées des édifices des PTT à partir de 1901. Il s’agit tout d’abord d’un service où sont réunis des architectes spécialisés, qui, sans jouir d’un monopole absolu sur la commande, jouent du moins un rôle essentiel dans l’élaboration d’une architecture postale. Ces praticiens sont notamment impliqués dans la « commission des bâtiments » chargée de valider les projets, à laquelle participent conjointement directeurs administratifs, ingénieurs et architectes4. À l’hétérogénéité des concepteurs et à celle des programmes répartis sur tout le territoire – lorsque l’initiative de la construction revient aux municipalités, elles en confient souvent l’étude à un architecte départemental ou communal – répond ainsi l’existence de procédures centralisées et la constitution d’une culture commune.

3Pour examiner le statut des emblèmes de l’État dans l’architecture des PTT, cette contribution s’appuie sur la culture des architectes du service. Abordant la genèse des édifices à la fois à travers l’évolution des projets et les postures culturelles de leurs protagonistes, elle ambitionne de saisir les rapports pouvant exister entre la place qu’y prennent les manifestations de la symbolique républicaine et les spécificités d’une doctrine architecturale participant de l’expression de ces équipements publics.

L’architecture des PTT en prototypes

4La reconstruction de l’hôtel des Postes de Paris engagée en 1878, avant la création d’une administration commune aux Postes et aux Télégraphes, joue un rôle de première importance dans l’émergence d’une architecture postale pensée spécifiquement à sa fonction (fig. 1). Face au caractère « inédit » d’une telle commande, Julien Guadet, chargé du projet, veut répondre par « un édifice qui soit en même temps une usine et un monument5 », usine par la nature des activités qu’il abrite, « mais une usine de l’État, au centre de Paris, un monument6 ». Si ces termes proviennent d’une conférence qu’il prononce en 1885, les nombreuses étapes du projet – depuis les études initiales en 1878 jusqu’à la version définitivement adoptée, en 1880 – révèlent un rationalisme qui transparaît autant dans les plans que dans le traitement architectural. Sous ce second aspect, qui nous intéresse plus précisément ici, l’évolution tient en particulier aux réflexions de Guadet sur l’expression du programme. Si le premier état des façades relève directement d’une interprétation utilitaire de ce dernier, l’architecte est immédiatement invité à en revoir le dessin par le conseil général des Bâtiments civils. Déplorant implicitement une application « outre mesure7 » des principes ayant guidé la conception des plans, cette instance estime en effet qu’« il serait regrettable qu’un édifice qui comptera parmi les plus importants de la capitale […] ne comportât pas dès lors au moins pour la partie affectée à l’administration une façade plus monumentale que celle proposée8 ». S’écartant de « l’économie » qu’il avait privilégiée précédemment – sous une physionomie pouvant d’ailleurs s’apparenter à celle d’équipements municipaux produits au même moment –, Guadet puise alors davantage dans le répertoire formel fourni par l’histoire, témoignant notamment de son intérêt pour la Renaissance française. Toutefois les changements qui interviennent dans les élévations au fil des projets successifs entre 1878 et 1880 semblent bien liés aux représentations qu’il se fait du programme et à la volonté de définir une expression architecturale spécifique de celui-ci. Dès ses premières propositions, Guadet choisit visiblement de mettre en scène les relations nationales et internationales de la poste parisienne : en contrepoint d’une modénature discrète, les noms de grandes villes françaises et étrangères, gravés sur les façades, acquièrent une valeur ornementale au même titre que la répétition des cadrans d’horloge. Les références à la République, réduites à ses seules initiales, n’occupent une place significative dans la composition qu’avec le projet de juillet 1880 à partir duquel sont établies les dispositions définitives. Les élévations générales et les études de détails font apparaître le monogramme RF dans des médaillons disposés au niveau des allèges du premier étage et sous le chapiteau de certains pilastres. Au moment de la réalisation, le nombre d’inscriptions est revu à la baisse au profit du seul « Postes et Télégraphes » au sommet de la façade principale sur la rue du Louvre. Le programme décoratif se cantonne pour ainsi dire aux écussons couronnant les arcades du rez-de-chaussée, confiés au sculpteur Adolphe Jolly9. Ceux-ci présentent deux compositions en alternance, dont le syncrétisme exclut une interprétation symbolique immédiate (fig. 2). Sur la première, les variations sur le motif de la balance peuvent traduire la rigueur que l’on peut attendre, en termes de mesure et de temps, d’une administration comme la poste chargée de distribuer le courrier et les valeurs, mais aussi suggérer l’équité du service. Sur le second modèle d’écusson, la présence d’éclairs et de motifs s’apparentant à des bobines électriques évoque vraisemblablement le mode de transmission du télégraphe. En marge des attributs de la poste et des télécommunications déjà en cours de formalisation, c’est ici un autre ordre de représentation emblématique qui est exploré. Si les signes républicains disparaissent finalement des façades – à l’exception notable du drapeau tricolore ! – ils sont en revanche affirmés à l’intérieur de la salle du public, à en juger par les photographies de la fin du xix^e siècle (fig. 3). Le buste de Marianne, placé derrière les guichets dans l’axe de la salle pour être visible des usagers, en est sans doute la manifestation la plus « administrative » tandis que la répétition du sigle RF au centre des plafonds peints, réalisés par Charles Blanc sur les dessins de l’architecte10, relève sans doute d’intentions plus décoratives. Point marquant d’une composition simple et relativement discrète sur laquelle il se détache, le monogramme prend d’ailleurs le pas sur les initiales de « Postes et Télégraphes », disposées quant à elles sur l’axe vertical11. Cette modération tient sans doute à l’effort « d’adaptation de l’œuvre au programme12 » que Julien Guadet dit s’être imposé, en toute conscience de la « valeur proportionnelle [de l’édifice] dans l’ensemble des constructions d’une ville, [où] à côté de palais qui devront être des palais, un hôtel des Postes doit être seulement un hôtel des Postes13 ».

5La réalisation du central téléphonique Gutenberg en face de l’hôtel des Postes, entre 1890 et 1892, vient accoler à ce dernier une forme d’expression programmatique sensiblement différente. Les deux bâtiments sont en effet séparés par une voie clôturée à ses extrémités par un portail monumental en ferronnerie qui, plus encore que le nouvel immeuble, mérite de retenir l’attention pour notre propos, en dépit de son existence éphémère14. Si le central téléphonique, conçu par l’architecte Jean-Marie Boussard, relève d’une sobriété proche de celle que prône Guadet, la grille, telle qu’on peut l’observer sur les cartes postales anciennes, témoigne quant à elle d’une inventivité hors du commun (fig. 1). Les torses de colosses qui semblent retenir à bout de bras chacune des portes sont incontestablement les traits les plus originaux de cette composition foisonnante – sans doute œuvre de Boussard également – où les emblèmes de la République se mêlent aux évocations des Postes et Télégraphes, en associant faisceaux, initiales P et T inscrites dans des écussons et caducée ailé. La place donnée à l’attribut de Mercure est révélatrice de la polyvalence de significations de cette figure mythologique : présent depuis 1876 sur les timbres d’usage courant comme allégorie du Commerce, où il est associé à la Paix15, ce dernier personnifie également la Poste, d’une manière plus évidente encore lorsqu’il apparaît seul. Confronter cette grille au statut des édifices qui l’encadrent permet d’apprécier d’autant mieux sa charge symbolique. La contiguïté de l’hôtel des Postes, abritant à la fois la recette principale de Paris et la direction des Postes de la Seine, et du central Gutenberg – le premier reconstruit par l’État après la nationalisation – que l’on désigne alors comme l’« hôtel des téléphones », fait de la rue du Louvre un pôle majeur des PTT dans la capitale à la fin du xix^e siècle. Cette situation contribue incontestablement à rendre exemplaires les attitudes artistiques expérimentées ici dans la recherche d’une expression programmatique des PTT, mais elle révèle également leur antagonisme, entre l’« économie » architecturale des deux immeubles réalisés à quelques années d’intervalle et l’exubérance décorative de l’ouvrage de ferronnerie qui les relie. Si l’hôtel des Postes, élaboré avant que les grandes villes de France ne se dotent d’équipements analogues, prend valeur de « prototype », voire de « modèle », incarnant notamment « le sacrifice de toute profusion et de tout luxe déplacé16 » prôné par son auteur, la grille qui le jouxte atteste de fait la coexistence d’un tout autre dessein, auquel elle ouvre pour ainsi dire la voie, et où le décor semble l’emporter sur l’architecture au profit d’une expressivité des emblèmes des PTT. Au cours des décennies suivantes, les édifices projetés pour cette administration laissent apparaître à quel point ces deux postures peuvent être aux prises.

Entre signe et décor : le marquage républicain à l’épreuve de la monumentalité urbaine

6La conception de programmes aussi spécifiques que les centraux téléphoniques illustre l’ambivalence déjà éprouvée par Julien Guadet : bâtiments « industriels » par destination, les centraux téléphoniques n’en constituent pas moins des édifices « édilitaires » par la nature de leur maîtrise d’ouvrage. Plus encore, ils marquent fortement le paysage urbain de leur silhouette alors même que leur activité exclut la présence physique des usagers. Emblématique de ces tensions, le central Bergère à Paris, conçu par François Le Cœur en 1912-1914, permet de saisir les divergences de vues concernant le caractère à donner à un équipement public, révélées par la confrontation entre la polémique que suscite le bâtiment, d’une part, et les voies explorées par son auteur, d’autre part (fig. 4). L’accueil réservé à ce central dans le quotidien Le Matin, qui le compare à un « Rathaus en voyage » et à « une gare allemande égarée en plein Faubourg-Poissonnière », tient au jugement qu’il « ne peut être ni de conception, ni de réalisation françaises », et encore moins relever « du goût, de l’art, du travail français17 ». S’il s’agit là d’une attitude assez répandue à la veille de la Première Guerre mondiale, que de « stigmatiser tout effort neuf comme œuvre de Boche18 », l’ironie d’un tel dénigrement tient ici à la nature même de la commande. L’accusation d’offense à la francité se fonde principalement sur la critique virulente de la composition des volumes qui, associée à l’emploi de matériaux comme le pan de briques, serait responsable de cette impression de « kolossal19 » (sic) fustigée par le chroniqueur. C’est bien l’expression de l’architecture publique elle-même qui est en cause dans les termes de cette diatribe. Pour autant, examiner les étapes d’élaboration de l’édifice permet de mesurer l’importance d’une conscience républicaine dans les études de l’architecte.

7Les grandes lignes du projet, fixées dès les premières propositions de François Le Cœur en janvier 1912, relèvent d’une réponse pragmatique au programme. L’écriture des façades, quant à elle, tient autant à l’organisation spatiale de l’édifice qu’à une volonté d’en afficher le caractère public. Sur la rue Bergère, le rythme des larges baies – qui assurent l’éclairage des salles des multiples20 où opèrent les demoiselles du téléphone – et des supports en béton armé aux allures de pilastres cannelés prend de fait une signification très classique, accentuée par la corniche débordante. Le contraste avec l’angle sur la rue du Faubourg-Poissonnière est saisissant, puisque celui-ci est marqué par une vaste surface unie et aveugle sur presque toute sa hauteur, induite par les données pratiques du central téléphonique. Au gré des étapes d’affinement du projet, les changements qui interviennent dans le traitement architectural de ce pignon semblent à la fois motivés par la conscience de son impact sur le paysage urbain et liés aux recherches de l’architecte sur la nature et la position des signes républicains. Une première version de cette élévation prévoit l’inscription de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » juste au-dessous de la série d’ouvertures hautes et étroites du troisième étage21. Le dessin arrêté fin février 1912 présente une toute autre solution, qui, si elle se caractérise encore par le recours à l’épigraphe, diffère profondément quant à son esprit (fig. 5). Une table sur laquelle est gravé « RF Postes, télégraphes, téléphones » occupe quasiment toute la hauteur du rez-de-chaussée. Visiblement destinée à se distinguer à la fois de la brique de l’édifice et du soubassement, elle acquiert une valeur proprement monumentale par son échelle et son traitement ornemental. Dans le projet définitif, le percement de trois baies au rez-de-chaussée transforme encore la composition. Toutefois l’alternative alors proposée par l’architecte dans deux élévations différentes datées du 15 octobre 1912 – quoique sans doute conçues successivement – traduit la part d’incertitude qui subsiste encore à ce stade. Sur la première, la table prévue précédemment remonte sous la corniche, tandis que sur l’autre, ce motif disparaît au profit d’une grande horloge de vingt-quatre heures22. C’est cette seconde solution qui est exécutée, témoignant d’une expression plus épurée des emblèmes républicains (fig. 4). Ceux-ci quittent la maçonnerie pour les ouvrages en ferronnerie exécutés par le ferronnier Szabo sur les dessins de l’architecte : s’ils s’y cantonnent désormais, ils s’y insèrent selon plusieurs modes. Sur les grilles fermant les baies du rez-de-chaussée, les monogrammes PTT et RF en sont les manifestations exclusives. De manière originale, leur traitement est plus proche d’une graphie manuscrite que des caractères habituellement en usage sur les monuments publics. Ces deux sigles sont utilisés en alternance dans les trois baies ouvrant sur la rue du Faubourg-Poissonnière, tandis que, sur la rue Bergère, seul le second apparaît, redoublé pour encadrer les ouvertures. La porte d’entrée se distingue par une ornementation particulière : la composition de la grille est couronnée par un cartouche portant le monogramme RF représenté de manière plus traditionnelle que ses occurrences précédemment évoquées et ceint d’une couronne de feuilles de lauriers, qui constitue d’ailleurs la seule référence végétale explicite de la façade. La grande horloge constitue incontestablement l’ensemble le plus raffiné de ce programme décoratif, l’enracinement républicain y est non seulement le plus affirmé, mais également le plus subtil : tandis que le cadran est rythmé par les signes du zodiaque, les aiguilles figurent, l’une, un caducée ailé (heures), l’autre, un faisceau lié autour d’une pique (minutes). Leurs extrémités basses portent respectivement les sigles PTT et RF, ce dernier étant de surcroît inscrit entre deux coqs. Rapportée à l’échelle de la composition, cette richesse symbolique ne doit toutefois pas faire oublier la discrétion du décor, plus accusée dans la réalisation que dans les projets : l’expression architecturale de l’édifice public emprunte finalement moins au registre ornemental qu’au rythme des éléments et à leurs proportions. Déjà mis en œuvre par Le Cœur en 1907-1909 à l’annexe du ministère des PTT, cité Martignac à Paris, ces principes s’adaptent ici à un programme davantage inscrit dans le paysage urbain. Dans quelle mesure une telle doctrine croise-t-elle les directives de l’administration des PTT pour la production de ses bâtiments à l’échelle du territoire ?

Les ambitions normatives d’une politique d’équipement public

8Si la commande d’édifices hors du commun par leur programme ou par leur localisation – à l’instar de ceux qui viennent d’être évoqués – reste soumise à un régime d’exception jusqu’à la Première Guerre mondiale, la demande courante en bureaux des PTT réclame au contraire des mesures « normatives » adaptées à l’ampleur quantitative et géographique de ce chantier. Ainsi dès la fin du xix^e siècle, l’Instruction générale sur le service des Postes et des Télégraphes, régulièrement mise à jour23, régit-elle jusque dans les détails l’installation des établissements. Destinées aux fonctionnaires tout comme aux architectes non rompus à ces programmes, ces prescriptions concernent non seulement l’organisation des locaux mais aussi le marquage « Postes, télégraphes, et téléphones » à prévoir en façade, dont sont détaillées la couleur et la hauteur des lettres. À partir de l’édition de 1904-1905 de l’Instruction générale, les dispositions exposées dans les articles réglementaires sont également illustrées en annexes par deux plans-types de « bureau simple », le programme le plus élémentaire dans la hiérarchie des établissements postaux et de fait le plus répandu24. La façade donnée en exemple est vide de tout emblème républicain, seule l’inscription « Postes, télégraphes, téléphones » qualifie l’édifice (fig. 6). Sans doute la situation statutaire des bâtiments des PTT à cette date permet-elle d’interpréter les consignes officielles, à un moment où l’installation des locaux procède encore principalement par location d’immeubles : en marge de la liberté dont peuvent jouir les communes pour les constructions qu’elles entreprennent sous leur responsabilité et avec leurs propres fonds, il ne saurait être question d’encourager des travaux supérieurs au strict nécessaire, lorsque la politique d’équipement à l’échelle du territoire requiert une autre utilisation des moyens budgétaires. Pour autant au cours de l’entre-deux-guerres, alors même que la nature du parc foncier des PTT a profondément changé, la façade du projet-type garde toujours un aspect identique dans les éditions actualisées des textes officiels25. Ces documents à vocation administrative méritent d’être confrontés avec les outils élaborés collectivement par les architectes du service, en particulier le guide publié en 1923, Conditions d’installation des bureaux de poste, de télégraphe et de téléphone. Traitant majoritairement des données concrètes des programmes, le fascicule consacre toutefois des lignes significatives à la question de leur physionomie. Considérant que « les hôtels des Postes et des Télégraphes des grandes villes sont des monuments susceptibles de contribuer dans une certaine mesure à l’embellissement des cités26 », les auteurs préconisent « de les construire dans un style élégant et sobre, restant d’ailleurs entendu que leur destination proscrit la surcharge architecturale27 ». Ces recommandations relaient la part de rationalité programmatique et constructive professée au coup par coup par les architectes des PTT lorsqu’ils examinent les projets de leurs confrères, mais énoncée ici sous l’angle de la prescription. Si François Le Cœur peut se féliciter vers 1933 que la commande des édifices postaux et téléphoniques ait « aidé à dégager les lignes caractéristiques de l’usine élégante28 », relevant d’une architecture où « l’aspect esthétique résulte [d’]heureuses proportions sans que soit dissimulé le caractère utilitaire du bâtiment29 », cette réussite tient sans doute à l’ancrage d’une telle doctrine parmi les architectes du service.

9Pour rares qu’elles puissent être dans les rapports des architectes des PTT sur l’expertise des projets, les appréciations sur l’expression des programmes n’en sont pas totalement absentes pour autant. Ainsi, bien que Paul Guadet prétende ne pas discuter « l’esthétique qui a présidé à l’étude de la façade30 » de l’hôtel des Postes de Bar-le-Duc (fig. 7), ses remarques contribuent pourtant bien à en disqualifier le dessin au nom des « dispositions défectueuses31 » qu’il y relève. Le sens de critiques de cette nature n’est sans doute pas uniquement d’ordre artistique, à en juger par ce que François Le Cœur écrit quant à lui sur l’hôtel des Postes de Bourges (fig. 8) : « Les dispositions adoptées […] sont entièrement subordonnées à une fantaisie coûteuse et d’un goût discutable qui a obligé l’administration à adopter un style moyenâgeux en contradiction absolue avec les besoins et les exigences d’un grand service moderne32. » Un tel souci d’efficacité dans cette forme d’adéquation au programme n’est sans doute pas sans incidence sur la place accordée aux signes républicains. S’ils ne sont jamais évoqués explicitement dans les rapports d’examen, ils restent manifestement soumis à une appréciation générale du traitement architectural. De même, leur absence sur les façades de grands équipements postaux ou téléphoniques construits dans l’entre-deux-guerres par certains des architectes les plus réputés du service n’est visiblement pas fortuite, comme l’illustrent les réalisations de François Le Cœur (notamment l’hôtel des Postes de Reims, en 1923-1930), de Michel Roux-Spitz (Centre des chèques postaux à Paris, en 1932-1936, et hôtel des Postes de Lyon, en 1932-1938) ou encore de Jacques Debat-Ponsan (direction des services téléphoniques de Paris achevée en 1935, et ministère des PTT, en 1934-1939). Dès lors que la monumentalité de l’édifice public est toute entière exprimée au moyen de la composition architecturale – en limitant de surcroît la modénature –, dans quelle mesure les emblèmes de l’État n’apparaissent-ils pas « superflus » aux concepteurs ?

Conclusion : l’architecture et l’image d’un service public

10Confrontée à la doctrine élaborée par le noyau des architectes (parisiens) du cadre des PTT, l’observation des bâtiments postaux conduit à mesurer la variété de postures de leurs concepteurs. Cette dernière révèle l’existence d’une forme de « libéralisme » de la part des instances chargées d’examiner les projets, mais elle tient également aux limites quantitatives de cette procédure, à laquelle échappe de fait la multitude des établissements les plus modestes, en raison de l’attention réclamée par les édifices phares des PTT33. Un tel contexte n’est évidemment pas sans lien avec cette diversité architecturale. Or, parmi les multiples modalités d’expression de l’architecture publique, interpréter la place du marquage républicain, depuis son affirmation jusqu’à son absence, revient à reconnaître la part des représentations et de la culture des protagonistes, au-delà des architectes eux-mêmes, qu’il s’agisse des hauts fonctionnaires, des édiles municipaux ou encore du public.

11La nature publique des PTT, lisible sur les timbres-postes et connue de tous, implique-t-elle d’être rappelée sur l’épiderme des bâtiments ? Au-delà de l’évidence même de cette réalité, sans doute faut-il garder à l’esprit les diatribes dont fait régulièrement l’objet la politique de l’État en matière de postes et de télécommunications depuis le dernier quart du xix^e siècle. Ainsi l’hostilité affichée dans la presse contre l’hôtel des Postes de Paris dans les années 1880, certes suscitée par les ajournements répétés de son ouverture, n’est toutefois pas sans rapport avec ce que cet équipement représente dans l’œuvre de la toute jeune III^e République34. Plus largement, depuis la « crise » des PTT en 1905- 1909 jusqu’aux attaques du monopole dans les années 1920, les caricaturistes se saisissent de la tutelle « étatique » de cette administration, pour mieux la railler35. Si de ce point de vue l’inscription « Postes, télégraphes, téléphones » et/ou le monogramme suffisent à en manifester la qualité de service public, dans quelle mesure le souci de sobriété dont se réclament les architectes de cette administration relève-t-il d’une forme d’efficacité ou de rationalisation des inscriptions en façade ? Dès lors, les signes républicains s’écartent d’un rôle strictement emblématique pour acquérir un caractère décoratif dans la composition. Pour autant, l’usage de symboles ou d’allégories ne se cantonne pas à l’évocation de l’État et de la République : ce registre « politique » doit en effet composer avec d’autres motifs, à valeur locale ou nationale, comme les attributs des villes concernées ou ceux des Postes et des Télégraphes36.

12Si l’expression d’une architecture des PTT conçue comme « édilitaire » et fonctionnelle privilégie les codes d’une « économie » architecturale, à quel point cette doctrine perd-elle de sa prégnance à mesure que l’on s’éloigne de ses protagonistes ? La question mérite notamment d’être posée à la lumière des changements de culture qui se produisent dans les années 1930, comme l’illustre une circulaire ministérielle adressée aux directeurs administratifs et aux architectes des PTT incitant ces derniers « à réaliser leurs constructions dans la ligne générale des caractéristiques architecturales de la région où ils ont à travailler37 ». Si l’encouragement à une écriture régionaliste vient interférer avec les codes d’expression de l’architecture publique, cette circulaire ne traduit-elle pas une conscience plus profonde de la relation des bâtiments des PTT avec leur contexte urbain et territorial, dans le sens où l’évoquait Julien Guadet à la fin du xix^e siècle ? Cette recommandation est en effet visiblement symptomatique des tensions pouvant exister dans la genèse de ces édifices entre, d’une part, l’aspiration à représenter la modernité du service par l’architecture elle-même et, d’autre part, les réalités de l’éventail des programmes, dont la physionomie ne saurait être unitaire de haut en bas de la hiérarchie des établissements, depuis l’immeuble urbain jusqu’au bureau de poste rural. Appréhendée sous cet angle, la place donnée aux emblèmes républicains sur ces bâtiments permettrait d’en interpréter la signification, entre l’affichage de « l’unité géographique et administrative » d’un service public et les ressorts d’une « République au village38 ».