1Dans un entretien paru dans la revue Terrain en 19901, Maurice Agulhon était invité par Marc Abélès à commenter et à interpréter la présence duelle dans les mairies du buste de Marianne et du portrait du président de la République en exercice. Pour l’expliquer, en montrant à la fois les continuités dans la symbolisation de l’État, et les ruptures intervenues depuis l’Ancien Régime, il avait alors proposé de se référer aux travaux d’Ernst Kantorowicz2 et à la notion de « symbolique des deux corps du roi » que ce dernier a promu :

Du temps de Louis XIV, on pouvait dire que le portrait du roi représentait deux choses à la fois : la monarchie en général et Louis XIV en particulier, individu né en 1638. Cela n’est plus valable en République, puisque nous ne considérons pas nos présidents, élus pour un petit nombre d’années, comme des personnages sacrés et que nous n’attendons pas d’eux qu’ils représentent l’État dans sa continuité. Il faut alors présenter autrement cette dualité entre l’entité État et la personne. Ainsi Louis XIV, en tant qu’il incarne la monarchie, a pour actuel successeur le buste de Marianne, et Louis XIV, en tant qu’individu né en 1638, a pour actuel successeur l’individu Mitterrand, né en 1916.

2Maurice Agulhon avançait aussi que même « le renforcement du pouvoir exécutif et la médiatisation toute particulière du président » sous la V^e République n’avaient pas suffi à sacraliser vraiment ce dernier (ce qui, sinon, aurait fragilisé l’interprétation proposée) : « S’il y avait véritablement du sacré, on serait plus près de l’unanimité. C’est faire un usage un peu abusif du terme de sacré que de l’appliquer à ces phénomènes3. »

3Nous avons tenté de confronter ces hypothèses à une étude de terrain : à savoir, une enquête conduite dans les mairies de deux départements du Sud de la France, le Cantal et le Vaucluse. Leur choix permet de confronter des situations suffisamment différentes pour donner toute sa justification à la démarche comparative. Le Cantal offre un profil rural marqué, alors que la population vauclusienne est très largement urbaine4. Puisqu’il s’agit de s’interroger sur la perception du président, nous avons là, aussi, deux cas de figure contrastés : un département qui a donné deux présidents à la France (le Cantal, avec Paul Doumer et Georges Pompidou5), situation qui a de fortes chances de venir brouiller la perception de la fonction ; et un département, le Vaucluse, qui n’a été la terre d’aucun, et qui peut donc davantage offrir un reflet des représentations « moyennes ». Enfin et surtout, s’il s’agit de deux départements votant aujourd’hui majoritairement à droite, cette tendance est plutôt récente en Vaucluse où, si l’on retient le critère du vote à l’élection présidentielle, la gauche était majoritaire jusqu’au scrutin de 1988 compris, et où le conseil général était dirigé par un président socialiste au moment où étaient écrites ces lignes6 : éléments qui suggèrent, sur le long terme, l’imprégnation par une culture politique7 « de gauche ». Précisons ici que les croisements qui seront opérés dans l’ensemble de cette étude avec la « couleur politique » des communes concernées ne cherchent pas à définir une frontière fixe entre droite et gauche. Même si, par commodité, nous nous appuyons sur les résultats de second tour de l’élection présidentielle8, nous veillerons à distinguer un étagement du positionnement politique, de la gauche vers la droite, conscient que « la droite et la gauche ne sont pas des absolus dotés d’une existence en soi et d’une cohérence propres, mais plutôt des positions toujours relatives et simultanées qui n’ont de sens qu’ensemble9 ».

4Cette enquête a été menée en deux temps. En 2000, dans le Cantal (donc à l’époque de la présidence de Jacques Chirac), elle n’a donné lieu qu’à un repérage partiel des conditions de présence des portraits de présidents10. En vue de ce colloque, elle a été renouvelée en Vaucluse en 2008, en étendant par la même occasion les éléments de repérage. Dans les deux cas, elle n’a pas été exhaustive, mais a porté sur une majorité des mairies (86 sur 151 en Vaucluse, soit 57 % ; 165 sur 260 dans le Cantal, soit 63,5 %)11.

Le président et Marianne : une présence non systématique

5Faut-il rappeler que l’accrochage en mairie du portrait du président de la République, tout comme l’installation d’un buste de Marianne, n’ont rien de réglementaire ? Pourtant, bien des élus, sans compter les secrétaires de mairie contactés pour cette enquête, sont persuadés du contraire. C’est ainsi qu’en 2005, le sénateur socialiste de la Drôme Jean Besson, par une question écrite au ministre de l’Intérieur, a réclamé d’englober dans la réglementation sur la présence des symboles républicains, les locaux désormais occupés par des structures intercommunales, afin de satisfaire la volonté d’élus de les y faire figurer. Et de se voir répondre que cette disposition était inutile, puisque aucun texte ne prescrivait l’utilisation de ces symboles dans les bâtiments publics, qui « ne repose donc que sur une coutume inspirée de la tradition républicaine12 ».

6Cette tradition est désormais si fortement ancrée, que l’absence de portrait du président en mairie est extrêmement rare. Elle a malgré tout été relevée une fois dans chacun des deux départements où s’est déroulée notre enquête. Comme ces deux cas repérés renvoient, pour l’un à une mairie tenue par la gauche13, pour l’autre à une municipalité divers droite (à l’époque)14, il n’est pas possible de tirer de conclusion tranchée sur le rapport entre le positionnement politique et cette absence d’affichage. Néanmoins, cela suggère qu’à l’échelle du pays, ce cas de figure doit être plus commun que ne le laissait présager le scandale provoqué en septembre 2007 par le refus de la commune de Sannat, dans la Creuse, d’afficher le portrait du nouveau président Nicolas Sarkozy15 ; à la différence près que, dans les communes enquêtées, cela n’apparaît pas comme la conséquence d’un vote médiatisé du conseil municipal, mais d’une tradition revendiquée16, ou d’un « acte manqué17 », passant plus ou moins inaperçu, et qui pourrait renforcer l’interprétation tendant à faire du buste de Marianne le seul successeur du « corps “étatique” du roi ».

7Pourtant, Marianne elle-même n’est pas systématiquement présente, et cela dans des proportions plus significatives, ce qui laisse alors le président incarner seul la République sur les murs de certaines mairies18. En Vaucluse, un seul cas a été rencontré (La Bastidonne19). Encore la secrétaire de mairie nous a-t-elle dit de chercher « au cas où » une Marianne dans une brocante ; elle savait que sa présence n’est pas obligatoire, mais pensait que le décor de la mairie serait ainsi plus conforme aux attentes. En revanche, dans le Cantal, 26 % des mairies étaient dépourvues de buste en 2000, et sans doute le taux était-il bien plus élevé encore il y a quelques décennies, puisque le modèle créé par Roger-Louis Chavanon pour le bicentenaire de la Révolution est présent dans 4 % des mairies20 : tous ces exemplaires n’ont pas remplacé une Marianne ancienne. Quand on tente de comprendre ces absences, la faiblesse de la population, très marquée dans certaines localités de ce département resté très rural, est un facteur visiblement très important, avec un coefficient de corrélation de 0,95 : moins la commune est peuplée, plus Marianne est absente. Mais il semble bien se superposer à un facteur politique, certes moins efficient, mais malgré tout sensible : plus la commune vote à droite, plus la probabilité de trouver seulement le portrait du président augmente, avec un coefficient de corrélation de 0,8421. Ce tout dernier constat, dans un département à l’ancrage conservateur ancien, opposé au quasi-unanimisme de la présence de Marianne dans les villes et villages urbanisés du Midi marqué par la tradition républicaine, constitue un premier jalon pour avancer que l’hypothèse consistant à considérer le buste de Marianne et le portrait du président comme successeurs clairement dissociés des deux corps respectifs du roi doit être en fait modulée, au moins en fonction de l’orientation de la culture politique locale. Et surtout, cela laisse soupçonner une tendance à assimiler plus facilement le président aux deux corps du roi à la fois, lorsqu’il y a imprégnation par une culture politique clairement située à droite.

« Galeries » présidentielles

8Le deuxième élément mesuré a été la présence de « portraits multiples » de présidents, c’est-à-dire de « galeries » de portraits individuels d’anciens chefs de l’État, à côté de l’actuel (fig. 1 : Jussac), ou bien de l’affiche récapitulative comportant tous leurs portraits, en médaillons. Cette dernière en effet est un peu la « galerie du pauvre », présente surtout dans des petites communes aux faibles moyens et aux locaux étroits : c’est ainsi qu’à Caseneuve (Vaucluse, 363 habitants), il nous a été annoncé qu’elle serait installée dans la nouvelle mairie ; ailleurs, où elle était déjà en place, l’informateur nous a fait remarquer que la modestie des locaux ne permettaient pas, de toute façon, de constituer une galerie de portraits individuels, par manque de place.

9Les taux de présence de galeries de portraits individuels sont relativement voisins dans les deux départements étudiés : 17,4 % en Vaucluse, contre 11,5 % dans le Cantal. Mais si l’on intègre, en sus, les affiches récapitulatives, le résultat global laisse voir combien, cette fois, c’est le Vaucluse qui se démarque par rapport au Cantal, avec 39,5 % des mairies pourvues de l’une ou de l’autre (ou des deux) contre 17,4 % à peine des mairies cantaliennes.

10Ce parallélisme avec le constat opéré à propos de la présence de bustes de Marianne tendrait à associer, a priori, à la présence d’une culture politique plus orientée à gauche, une dissociation plus claire entre les « corps du roi » incarnés respectivement par le buste de la République (« corps permanent ») et le portrait du président, ce dernier étant inscrit dans une continuité de gouvernants comme simple dépositaire temporaire de l’autorité. Il est vraisemblable en effet que la présence d’une « galerie » puisse accentuer, même inconsciemment, la différenciation entre l’incarnation de l’État « immortel » par Marianne (unique, comme abstraction, même quand il y a plusieurs bustes), et son incarnation passagère par une succession d’individus qui ne relèvent pas de sa dimension sacrée. La présence de portraits multiples aurait ainsi pour effet de diluer l’aura du président en place, voire de sa fonction.

11De la sorte, au prix d’une inversion du mode opératoire (ce n’est plus l’absence, mais l’accumulation, qui estompe) nous trouverions un marqueur du prolongement jusqu’à aujourd’hui, dans une culture politique « plus à gauche » que la moyenne, de ce que fut, au début de la Troisième République, l’attitude des plus fermes républicains, rétifs à l’égard des risques de dérive vers une personnalisation du « chef », donc face à la représentation figurée du président, telle que la présente par ailleurs Yvan Boude dans le présent ouvrage22.

12Cette hypothèse, à manier avec prudence, mérite d’être confrontée à une échelle plus fine, communale.

13De façon assez grossière, les cartes superposant la localisation des galeries ou affiches récapitulatives, à des données communales du vote à gauche à l’occasion d’élections présidentielles (fig. 2 et 3), laissent bien apparaître une certaine correspondance, quoique incomplète. La présence de portraits multiples est plus fréquemment localisée dans les communes qui, même si elles votent majoritairement à droite, conservent au moins un électorat de gauche significatif23 (et, peut-on penser, une culture politique « plus à gauche » que la moyenne, qui a pu conduire des élus, même « de droite » ou « sans étiquette », à créer un décor qui révèle, sans qu’ils s’en rendent forcément compte, un rapport clairement désacralisé à la personne du chef de l’État). Dans le Cantal, il y a des superpositions troublantes, notamment à l’ouest, dans la zone du bassin d’Aurillac et ses marges, ou à l’est en Margeride24. En Vaucluse, de même, cette juxtaposition grossière est troublante, avec une concentration des portraits multiples dans l’est, ou dans l’extrême pointe nord-ouest, plus orientée à gauche.

14Toutefois, dans le détail, il n’y a pas de rapport strictement inverse entre l’orientation politique à droite et le pourcentage de galeries ou affiches récapitulatives présentes. La corrélation apparaît faible, quasi égale dans les deux départements étudiés (coefficients de 0,44 en Vaucluse, et 0,42 dans le Cantal ; la corrélation avec l’importance de la population apparaît quant à elle quasi nulle). En fait, les graphiques (fig. 4), montrant la ventilation des communes de deux départements selon la présence ou l’absence de galeries ou affiches récapitulatives dans les mairies et selon l’étagement du vote communal de la gauche vers la droite, sont étonnament convergents. Ils font apparaître que ce sont des communes au positionnement politique « moyen », qui présentent la plus forte proportion de portraits multiples. Pourrait-on conjecturer ici qu’un état de coexistence entre tendances politiques a pu soit, par effet de conflictualité, susciter, quand la gauche a détenu la mairie (ou la droite, sous François Mitterrand), une propension à créer ou maintenir des « galeries », soit en certains cas permettre une forme de cohabitation, encourageant au quotidien une pratique poussée du respect « républicain » de la tendance adverse, plus propice à faciliter la tolérance de l’affichage de portraits de présidents qui ont pu incarner des camps opposés ? Inversement, plus le positionnement politique est marqué, moins la propension à afficher des galeries de présidents se manifeste. Quand la culture politique de gauche est fermement marquée, il est possible de postuler une persistance du refus de la personnalisation du pouvoir, conduisant à se limiter au minimum que l’on croit souvent obligatoire25. Mais ce refus apparaît beaucoup plus marqué dans les communes dont le vote est le plus orienté à droite : pour les deux graphiques, le pic de la courbe de ventilation politique des communes sans « galerie » ou « affiche récapitulative » se situe à un niveau de vote à droite plus élevé que celui de la courbe des communes qui en sont dotées.

15Le phénomène de la « galerie » est en fait récent (fig. 5) : il a débuté essentiellement sous la Cinquième République, c’est-à-dire seulement à partir du moment où l’affiche avec le portrait du nouveau président a été systématiquement envoyée aux mairies26.

16Dans le Cantal, la représentativité des divers ex-présidents était en 2000 assez strictement limitée à ceux de la Cinquième République, et à peu près équivalente de l’un à l’autre, à l’exception, déjà suggérée, de la sur-représentation de l’« enfant du pays » Georges Pompidou (si possible avec dédicace, comme à Cros-de-Ronesque). Cette sélection conduit en outre à valoriser majoritairement des hautes figures de la droite. On peut donc suggérer ici l’existence d’influences croisées de cultures et de sensibilités politiques, pouvant concilier, de fait, résistance « démocratique » à la personnalisation, et révérence à l’égard de figures-symboles d’une droite qui capte le vote des modérés.

17En Vaucluse, en revanche, où aucun hommage à un président local n’est venu perturber la pratique, le profil montre à la fois que plus le mandat a été exercé récemment, plus la proportion de portraits conservés est importante, et que des portraits bien antérieurs à la Cinquième République ont été intégrés, alors même qu’ils n’avaient pas forcément été reçus et affichés en mairie à l’époque. Il y a trois phénomènes qui convergent. Le premier est la redécouverte fortuite de portraits, conduisant à leur remise en état pour enrichir un « décor républicain » : à Caderousse, c’est semble-t-il lors d’un rangement des archives dans la première moitié des années 1980 qu’ils ont été retrouvés, le maire décidant alors de les faire nettoyer et accrocher ; à Buisson, il était question, fin 2008, à l’occasion de l’emménagement récent dans des locaux neufs, d’accrocher les portraits des présidents de la Cinquième République, qui avaient été conservés. C’est parfois à partir de là que s’engage une démarche systématique et « muséale » de constitution d’une galerie remontant à Louis-Napoléon Bonaparte, telle qu’on peut en découvrir à Malaucène ou Lauris (fig. 6). Enfin, la ritualisation, au fil des années, conduit à conserver de plus en plus systématiquement les anciens portraits : à Mazan, à chaque changement de président, le portrait du sortant est décroché de la salle du conseil, et va rejoindre ses prédécesseurs dans une autre salle de réunion. Au final, cette extension dans le temps permet aussi la diversification des tendances présentées, ce qui accentue le phénomène de dilution en atténuant la domination de la droite sous la Cinquième République. Inversement, pour des raisons tout aussi politiques que celles qui sont soupçonnées ici, des initiatives de création d’une « tradition galeriste » ont pu échouer, au gré des changements de tendance des maires : dans une commune vauclusienne, selon une informatrice, le maire socialiste en place lors de la première élection de Jacques Chirac avait conservé le portrait de François Mitterrand (« Il en était fan », nous dit-on), en expliquant que, désormais, il en irait ainsi pour tout ancien chef de l’État ; pour autant, il n’avait rien entrepris pour faire installer les portraits des précédents ; le maire, de tendance opposée, élu ultérieurement, aurait ainsi interrompu la tradition, et fait décrocher le portrait mitterrandien qui, seul face à Jacques Chirac, incarnait trop le souvenir de la seule alternance socialiste à la présidence de la Cinquième République.

18Il est très rare en revanche que des non-présidents prennent place dans la galerie de portraits de personnalités extérieures à la commune. Chaque fois, le choix apparaît politiquement connoté : Jaurès à Lapalud (Vaucluse ; comme aussi à Sannat en Corrèze27) ; et inversement, le pape à Châteauneuf-du-Pape28.

19La pratique de la « galerie présidentielle » ne doit donc pas être considérée comme une tradition républicaine ancienne, qui se rencontrerait notamment dans les vieilles terres « démocrates ». Elle peut en revanche apparaître comme ayant été, notamment dans ces espaces, un moyen de compensation face à l’impression de « re-sacralisation » de plus en plus marquée de la fonction de chef de l’État sous la Cinquième République.

Le président dans l’espace de la mairie

20En Vaucluse, l’enquête a été complétée de façon à situer plus précisément la place faite au portrait du président en exercice dans les locaux de la mairie (fig. 7)29.

21L’accrochage dans la salle principale à usage multiple, faisant aussi bien office de salle du conseil que de salle des mariages, domine largement (59 %), en raison de la modestie de bien des mairies de petites communes, longtemps ou parfois encore rurales. L’élément révélateur est aux marges : quand existent deux salles différenciées, le portrait présidentiel est accroché de préférence dans la salle du conseil (16 %) plutôt que dans la salle des mariages (6 %). À l’appui de cette préférence, la réponse presque offusquée d’une secrétaire de mairie : « Le portrait du président ? Mais il est dans la salle du conseil, comme il se doit ! » Quand il figure dans la salle des mariages, c’est systématiquement en présence du buste de Marianne : aucun des deux symboles n’est alors présent dans la salle du conseil. Si le portrait est installé dans le lieu de réunion de la municipalité, dans près des deux tiers des cas, Marianne lui est associée, mais dans un peu plus de la moitié des cas, soit le buste de la République est placé, seul, dans la salle des mariages, soit il y a deux bustes, un dans chaque salle. Enfin, outre la salle du conseil et/ou des mariages, le principal autre lieu d’accrochage est le bureau du maire : 15 %, c’est-à-dire une fréquence quasiment équivalente à celle de la salle du conseil. Ces deux lieux semblent d’ailleurs étroitement associés, dans les idées reçues sur le contenu d’une prétendue réglementation. Ainsi, à Courthézon, où l’encadrement du portrait jurait avec le décor du bureau récemment refait du premier magistrat, la secrétaire générale de la mairie nous a dit avoir informé le maire que la réglementation imposait (sic) que le portrait figurât soit dans son bureau, soit dans la salle du conseil.

22De ces données, on peut déduire que lorsqu’il y a un choix à faire entre plusieurs localisations distinctes, le président est associé de façon privilégiée au travail municipal (donc à l’exercice quotidien du pouvoir, à l’administration courante), alors que Marianne est plus volontiers placée comme figure tutélaire et éternelle, témoin des mariages. Fréquemment, des élus, ou des membres du personnel municipal, pensent même qu’un mariage n’a pas de valeur légale si la cérémonie n’a pas lieu en présence du buste de Marianne ! Nous avons rencontré ce type d’affirmation aussi bien dans le Cantal qu’en Vaucluse : ce fut même, à Avignon, la raison du refus du prêt du buste de Mireille Mathieu en Marianne, réalisé par Aslan et présent à la mairie annexe de Montfavet pour une exposition consacrée à son auteur30. La cérémonie du mariage renvoyant au sacré, ne serait-ce qu’en raison de son origine, ou de son redoublement religieux fréquent, nous avons là, semble-t-il, un argument supplémentaire appuyant l’interprétation de Maurice Agulhon, dissociant le corps temporel du président du corps « sacré » de Marianne. Certes, dans trois ou quatre cas31, il nous a été signalé que lors des mariages, le portrait présidentiel était déplacé dans la salle de cérémonie, ce qui suggère qu’à l’occasion, il peut participer aussi de cette sacralité. Mais il s’agit d’exceptions singulières, et de mairies où la configuration un peu particulière des locaux impose déjà un déplacement du buste de Marianne, alors accompagnée du président32.

23Quant au choix de réserver au maire la fréquentation la plus régulière du portrait présidentiel (en le plaçant dans son bureau), il correspond majoritairement à des communes où le vote à droite est dans la tranche la plus élevée (fig. 8). Ce constat rejoint celui d’une plus forte propension, dans les communes les plus à droite, à concentrer l’attention sur un seul président, celui qui est en exercice. Peut-il y avoir, à l’image des communes cantaliennes dépourvues de Marianne et votant aussi très clairement à droite, une tendance à confondre l’individu-président et la République en une même personne ?

24Dans les mairies relevant d’une tranche un peu plus large du vote orienté à droite, on peut repérer par ailleurs une tendance à mettre en avant la liste des maires successifs (fig. 8), par le biais de plaques ou de tableaux manuscrits. Le coefficient de corrélation est ici très élevé (0,89). Il en va de même avec l’hommage rendu de façon plus systématique qu’ailleurs aux autres serviteurs locaux de la nation que sont les anciens combattants morts au combat, dont le nom est gravé sur des plaques fixées en mairie, qui doublent celles du monument aux morts (fig. 8 ; coefficient de corrélation avec le vote à droite en 2007 : 0,81). Comment interpréter ce phénomène ? Faut-il y voir un moyen, fût-il inconscient, de renforcer l’autorité concentrée dans la personne du président, en diluant l’aura des serviteurs locaux de la nation ? À moins qu’il ne faille lire, à cet échelon, l’hommage aux multiples hommes de pouvoir locaux comme un moyen de reproduire au niveau de la commune un peu du charisme particulier qui va de pair avec l’accession aux fonctions d’autorité ? Maire et président seraient alors confondus dans une même image de l’homme fort, là pour diriger, entrant dans le schéma de valeurs d’une droite dite « bonapartiste »... La proximité du portrait présidentiel, pour le maire qui l’accroche dans son bureau, peut aussi participer au jeu de légitimation de ce dernier comme homme de pouvoir, s’inscrivant dans la « tendance à la personnification de l’univers politique33 » qui conduit ses acteurs locaux à suggérer l’existence de liens privilégiés, qu’ils soient symboliques ou réels, avec un leader national, a fortiori avec le président. La rareté des cas rencontrés incite en tout cas à penser que ce sont là des exceptions partisanes. Ailleurs, la dissociation des deux personnages conforterait plutôt l’attente, au sein des populations, d’un certain « apolitisme » du maire34.

25Cette enquête, qui a les limites de son caractère géographiquement restreint, suggère combien, même derrière l’affichage d’une culture républicaine consensuelle réactivée dans les années 1980, subsistent, y compris à propos des symboles apparemment les plus largement partagés, des traces de sensibilités multiples : même si pour le plus grand nombre, « un pouvoir exécutif fort [n’apparaît plus] inconciliable avec la souveraineté de la nation35 », à gauche, ou du moins là où sa culture irrigue plus qu’ailleurs les attitudes politiques locales, ou bien encore (voire davantage), là où le positionnement à droite n’est pas des plus affirmés, la méfiance envers l’aspect « monarchique » des institutions de la Cinquième République reste apparemment manifeste à travers le statut réservé au portrait présidentiel. Le refus d’accrochage à Sannat dans la Creuse en 2007 n’a été que la partie émergée et médiatisée de l’iceberg des modalités de mise en scène dans le décor municipal, permettant à l’affichage du respect d’un pacte républicain garant de l’unité nationale, de coexister avec certaines préventions, grâce notamment à l’usage des portraits multiples qui permet de diluer la quête de personnalisation charismatique ; éventuellement, cela peut expliquer le consensus apparent autour de l’acceptation d’un exécutif fort, « véritable révolution des mentalités politiques » au xx^e siècle36, en le rendant plus facilement réalisable.

26Toutefois, même si dans les communes les plus clairement positionnées à droite, la confusion entre la République et son président peut exister, centrant l’attention sur le pouvoir fort, la rupture avec la confusion des « deux corps du roi » semble bien l’emporter, comme le soupçonnait Maurice Agulhon. La distribution différenciée des fonctions respectives du portrait présidentiel et du buste de Marianne dans l’espace de la mairie plaide en tout cas dans ce sens.