1À Léo Que ce soit sous forme de bustes en plâtre, en bronze ou en marbre, de portraits peints ou d’estampes, l’effigie de Napoléon III honore les mairies de sa présence durant tout le Second Empire. Cette présence fut d’abord laissée à l’appréciation des communes. L’administration impériale, confiante dans la fidélité et le dévouement de ses édiles, se réapproprie, en effet, le dispositif de diffusion soumis à la commande préalable des autorités municipales, tel qu’il avait été mis en place sous la Restauration. Malgré le succès de ce dispositif, et en dépit des difficultés rencontrées pour satisfaire les nombreuses sollicitations, le ministère de la Maison de l’Empereur et des Beaux-Arts tente dans les années 1860 d’intensifier ce plébiscite visuel en institutionnalisant cette présence impériale dans les bâtiments publics où s’exerce le pouvoir de l’État. L’attribution automatique et gracieuse de plus de deux mille copies du célèbre portrait de l’Empereur peint par Franz Xaver Winterhalter fut alors programmée1. À cette époque, il est vrai, l’effigie de Napoléon III n’était plus seulement le portrait du chef de l’État, la simple vulgarisation de sa personne physique, elle était également l’incarnation omniprésente d’un régime, d’une autorité, de l’État même, utilisée comme type monétaire et postal, affichée dans la plupart des lieux de pouvoir, et vendue sous la forme d’innombrables objets du quotidien.

2La nécessité de briser les attaches émotionnelles qui lient de tels symboles à l’imaginaire collectif et à la conscience populaire, pour en interdire le souvenir sinon la commémoration, s’impose trois jours seulement après la chute du Second Empire : sitôt formé, le gouvernement de la Défense nationale ordonne de frapper les pièces de monnaie à l’effigie de Marianne, avant de restituer le sceau de 1848, de remettre en vigueur les timbres à la Cérès et de républicaniser les insignes de la Légion d’honneur. S’inspirant des principes imaginés en 1792 et 1848, la mise en image de l’État abandonne la figure du chef au profit d’une représentation symbolique : l’individu s’efface devant une figure impersonnelle et idéale. En l’absence de roi, d’empereur ou de président – le général Trochu n’occupant qu’une fonction provisoire, nécessairement appelée à disparaître –, l’image allégorique d’une République abstraite apparaît alors comme « le seul décor qu’était en mesure d’adopter le gouvernement2 ».

Les années de transition

3Visible sur le sceau de l’État, exhibée sur la monnaie comme sur les timbres, Marianne apparaît donc comme le symbole officiel de la nouvelle République dès l’automne 1870. La diffusion des bustes de la République dans les mairies sera beaucoup plus tardive. Contrairement au Second Empire, dont le programme d’attribution lancé dans les années 1860 illustrait la volonté d’imposer la présence de Napoléon III dans les principaux bâtiments publics, la République refuse « de se lancer dans un programme d’allocation systématique3 ». À défaut de circulaires ministérielles ou d’injonctions officielles, la décoration des mairies est laissée aux seules appréciations des maires et des conseils municipaux. La présence d’un buste de la République dépend ainsi largement d’une décision communale, qui permet aux édiles municipaux de signifier leur ferveur républicaine ou, plus simplement, leur adhésion à une forme républicaine de gouvernement. L’arrivée des bustes de la République comme élément du décor municipal coïncide donc avec l’évolution politique et institutionnelle du régime.

4Dès 1871, à l’initiative des républicains les plus convaincus sinon les plus combatifs, une poignée de bâtiments publics accueille un buste de Marianne. Ainsi, au mois d’octobre, Eugène Lisbonne, alors président du conseil général de l’Hérault, décide de faire placer l’effigie républicaine « sur le socle même où, pendant vingt ans, s’était étalé le buste de l’homme qui avait mené la France à la ruine et au déshonneur [pour] travailler à l’affermissement du gouvernement qui a pour chef un président et qui s’appelle la République4 ». Mais, le régime républicain, ainsi que de nombreuses municipalités, restent sous le joug d’une majorité largement conservatrice, souvent monarchiste, et une telle initiative revêt un caractère exceptionnel. Rares sont, en effet, les magistrats municipaux qui envisagent de saluer la proclamation de la République en installant son effigie dans leur mairie. Et, pour ceux d’entre eux qui ont choisi une « Marianne combattante » coiffée du bonnet phrygien – « ce bonnet dont on coiffa Louis XVI, ce bonnet qui rappelle la Terreur, les noyades et la guillotine en permanence5 »–, cette décision emblématique se traduit par un refus catégorique de l’administration préfectorale que rien n’oblige à accepter l’entrée dans la maison commune d’un symbole jugé préjudiciable à l’œuvre de réconciliation nationale. C’est, par exemple, le sous-préfet du Vigan qui interdit au conseil municipal d’Aulas (Gard) de placer le buste de Marianne dans la salle accueillant ses délibérations, ou encore celui de Bayonne, qui refuse le crédit voté par le conseil municipal de Bages (Pyrénées-Atlantiques) pour l’achat d’un drapeau tricolore et d’un buste de la République. C’est aussi Adolphe Thiers en personne qui demande que soit retirée « la République en bonnet phrygien », installée par Eugène Lisbonne à Montpellier :

MM. les jacobins de Montpellier ont voulu me faire subir en plein Conseil général un buste en plâtre de la République en bonnet phrygien. J’ai ordonné de jeter par la fenêtre la République en bonnet phrygien et de mettre bon ordre à ces espiègleries qui ne sont pas admissibles par des gens de bon sens6.

5L’année 1875 marque un véritable tournant, amorcé à l’occasion du succès des républicains aux élections municipales de 1874, qui bouleverse le paysage politique de nombreuses communes. Cinq années après la proclamation du nouveau régime, l’adoption des lois constitutionnelles affirme définitivement le caractère républicain des institutions. Le changement est d’importance : d’une part, la République peut désormais être considérée comme le gouvernement légal de la France et, dès le mois de mai 1875, nombreuses sont les communes qui émettent le vœu de posséder un buste de Marianne, afin de le placer dans la salle accueillant leurs délibérations. Parmi celles-ci, la ville d’Épernay (Marne) répond favorablement à la demande présentée, avec une certaine éloquence, par son premier magistrat :

Le 25 février, un vote de l’Assemblée nationale a déclaré définitif le gouvernement de la République et jeté les bases d’une Constitution républicaine qu’elle va bientôt compléter. Il a été jusqu’ici d’usage de placer, dans la salle de vos délibérations, soit le buste du souverain, soit une image emblématique du gouvernement de la France. Conformément à cet usage, je viens vous demander de voter les fonds nécessaires à l’acquisition d’un buste de la République. Le vote que je vous demande n’aura et ne saurait avoir aucune portée politique ; il ne fera que témoigner de notre respect pour nos nouvelles institutions, à l’abri desquelles, dans la limite de nos pouvoirs et de nos forces, nous désirons coopérer au relèvement et à la prospérité de la France7.

6Afin d’honorer une République désormais affermie, et de témoigner le respect dû à la loi et à la Constitution, les initiatives communales se multiplient durant l’été 1875 à Besançon, Dijon, Narbonne, Nevers, Paris, Toulouse ou Valence..., mais également dans des municipalités beaucoup plus modestes comme Champdeniers (Deux-Sèvres), Marchaux (Doubs), Trèbes (Aude), Gisors (Eure), Nolay (Côte-d’Or)8…

La difficile « installation » du portrait officiel

7Alors que la présence des bustes de la République se multiplie, peu nombreuses sont cependant les effigies présidentielles exposées dans la salle des délibérations avant 1879. Certes, quelques années plus tôt, « quelques maires ont demandé […] le portrait du maréchal [de Mac Mahon] pour le placer dans la salle de la mairie, et ce portrait a été envoyé à qui l’a demandé9 » ; pour faire face à ces éventuelles commandes, cent épreuves en plâtre du buste du Président ont été commandées au sculpteur Gustave Crauk en 1874, et un portrait peint par René Princeteau a été acheté par la direction des Beaux-Arts en juin de la même année, dans la perspective d’en réaliser des reproductions10. Mais, malgré le fait que « lorsque […] un conseil municipal radical prétendait mettre un buste de la République dans la salle du conseil en disant qu’il était de tradition d’honorer ainsi le régime existant, il s’entendait répondre par le préfet que ceux qui voulaient respecter la tradition n’avaient qu’à exposer […] l’effigie du Maréchal11 », les commandes restent encore rares et les inaugurations, exceptionnelles.

8Comme les bustes de la République, les portraits présidentiels ne font l’objet d’aucun programme d’attribution systématique12. L’initiative émane donc directement des conseils municipaux qui, quelle que soit leur couleur politique, restent d’abord peu sensibles au destin des deux premiers chefs de l’État. Adolphe Thiers ne s’engage en effet auprès de la République conservatrice qu’en novembre 1872, rompant ainsi avec le pacte de Bordeaux et sa promesse de ne pas prendre position sur l’avenir du régime ; quant à Patrice de Mac Mahon, monarchiste de cœur, il est élu par une Assemblée nationale soucieuse de conserver toutes ses chances à une nouvelle restauration, et confie le gouvernement au duc de Broglie, chef de file des orléanistes. Deux projets politiques qui expliquent, pour une large part, l’absence de commande de portraits de la part des municipalités acquises aux principes républicains. À cela s’ajoute le fait que la présidence repose alors sur une extrême personnalisation de la fonction (la loi Rivet avait été votée pour Thiers, et celle du septennat précisait qu’il s’agissait des pouvoirs de Mac Mahon), personnalisation peu favorable à satisfaire, une nouvelle fois, les exigences les plus républicaines. Dans le même temps, ces deux présidences passagères, qui ne doivent être que des étapes avant le couronnement du comte de Chambord, n’incitent guère les municipalités monarchistes à acquérir une effigie présidentielle. Ce n’est donc que sous le septennat de Jules Grévy – lorsque la République est définitivement installée et que, en accord avec l’amendement Wallon, la personne s’efface devant la fonction présidentielle, que les portraits officiels connaissent une véritable diffusion au cœur de l’édifice municipal. Dès 1879 dans le département du Vaucluse, puis progressivement dans les départements de la Manche, de l’Aisne, de l’Isère et du Nord. Pour ce dernier département, le préfet sollicite même plus d’une trentaine de portraits pour les distribuer aux sous-préfectures et aux mairies.

9Toutefois, la propagation des effigies présidentielles comme éléments du décor municipal ne signifie pas l’adhésion de tous à ce principe de mise en image du pouvoir et de l’État. Le portrait officiel reste longtemps suspect aux yeux des plus radicaux : certains y voient une dérive vers une personnalisation de la fonction présidentielle et une personnification du pouvoir, d’autres, une utilisation abusive de l’image d’un homme comme symbole républicain. Henri Rochefort se montre extrêmement vindicatif à ce sujet :

Si la monarchie est représentée par l’image du souverain, la République n’est pas représentée par la tête ou le buste de son Président, mais bien par une femme généralement coiffée du bonnet phrygien et dont la poitrine inégale est agrémentée de rotondités qui manquent absolument à M. Carnot, lequel d’ailleurs ne pourrait guère figurer que la femme à barbe13.

10L’arrivée dans la maison commune d’un portrait présidentiel, qu’il soit octroyé par décision ministérielle, imposé par l’administration préfectorale ou simplement acquis par le maire, est parfois à l’origine de réelles tensions. C’est le cas, par exemple, à Auxerre où, lors d’une séance du conseil municipal, un élu républicain radical s’emporte vivement contre l’apparition du portrait du Président Sadi Carnot dans la salle de la mairie : « Je ne suis pas partisan de la présidence de la République. J’admets dans la salle, un buste de la République, mais c’est tout. M. Carnot peut être un très brave homme, il n’en reste pas moins vrai que je ne veux pas siéger ici sous l’œil d’un monsieur que je ne connais pas14. » Le maintien de l’effigie présidentielle est alors soumis au vote, et deux scrutins sont nécessaires pour qu’une majorité se dessine en faveur de sa conservation dans la salle du Conseil. Quittant précipitamment la séance, l’élu radical s’écrie : « On devrait à jamais ôter l’envie de symboliser la République dans la personne d’un président quelconque. À la place du portrait Carnot, je voudrais qu’on inscrivît ces mots : “Peuple français, guéris-toi des individus”15. » De l’autre côté de l’échiquier politique, les élus réactionnaires s’opposent eux aussi, mais pour bien d’autres raisons, à l’arrivée du portrait officiel d’un président de la République, symbole d’un régime rejeté et emblème d’une politique souvent répressive à leur encontre. Cette opposition s’exprime parfois de la plus simple façon. En 1890, les huit élus « réactionnouillards » d’une commune de la Manche relèguent ainsi le portrait du président Sadi Carnot dans une armoire, « pour qu’il se conservât plus longtemps16 ».

Balbutiements autour du décorum municipal

11À partir des années 1880, le buste de Marianne et le portrait présidentiel apparaissent comme des éléments naturels d’un décor municipal véritablement républicain. Après de nombreuses vicissitudes, ils sont devenus les symboles communs de la République pour les élus municipaux, désormais largement ralliés au régime depuis la « révolution des mairies », comme pour les gouvernements successifs. Ce changement de mentalité est notamment perceptible lorsqu’à l’occasion de la discussion de la loi sur la liberté de la presse à la Chambre des députés, Jacques Marcou, député de l’Aude et membre du groupe des intransigeants, propose un amendement tendant à punir d’un emprisonnement de trois mois à un an l’outrage envers la République :

Pourquoi dresser des statues de la République s’il est permis de l’insulter ? Le buste de la République est placé dans les mairies ; sera-t-il permis à un conseiller municipal de demander qu’on enlève ce qu’il appelle un buste de prostituée ?

12Si cet amendement est rejeté, ses détracteurs, et notamment Georges Clemenceau, lui opposent « le principe de liberté, qui a fait la République, qui l’a consolidée » plutôt que l’inadéquation du buste de Marianne comme symbole républicain. Ce changement de mentalité se manifeste également dans l’action, désormais partisane, de l’administration préfectorale. Alors que les préfets et les sous-préfets avaient usé de toute leur influence, sinon de tout leur pouvoir, pour restreindre la diffusion des bustes de la République sous le régime de l’Ordre moral, ils constituent désormais de véritables leviers d’une certaine vulgarisation de cette pratique à partir des années 1880.

Un particulier avait fait don à la commune d’Ambès d’un buste de la République, à la charge de le placer dans la salle du conseil municipal. Le conseil municipal usa de son droit légal en refusant le don. Là-dessus arrêté préfectoral qui déclare ne pas approuver le refus, et en conséquence autoriser le maire d’Ambès à placer le buste en question dans la salle des délibérations17.

13Les exemples de telles initiatives préfectorales sont nombreux : en octobre 1880, le préfet de la Somme ordonne l’installation d’un buste de la République dans la salle des délibérations de Picquigny ; en juin 1881, celui de Charente suspend pour deux mois le maire de Marsac, ce dernier ayant refusé de se conformer à ses instructions exigeant la présence d’une Marianne dans sa mairie ; en août 1882, celui de l’Ain applique une sanction identique à l’encontre du maire de Beyrieux, celui-ci ayant ajourné l’inauguration de l’effigie républicaine. Plus encore, les préfets sont chargés de centraliser les commandes municipales avant de les adresser à l’administration des Beaux-Arts, accompagnées de leur avis motivé sur l’opportunité politique et symbolique de celles-ci. C’est l’occasion pour certains de soutenir le dévouement des conseils municipaux dans l’œuvre de vulgarisation et de rayonnement des idées républicaines. Le préfet de Vendée appuie ainsi la demande du maire de Port-Joinville d’un portrait de Félix Faure auprès du ministre de l’Instruction publique, en notant que cette concession « ne peut que produire un très bon effet18 ».

14Toutefois en l’absence de véritables mesures de mise à disposition, les arrivées des bustes de Marianne et des effigies présidentielles dans les salles des délibérations municipales sont hétérogènes. Si les années 1880 marquent bien une étape significative et définitive dans le processus d’acceptation collective de ces deux symboles, elles ne marquent pas pour autant leur arrivée automatique dans l’espace municipal. Dans une grande majorité des cas, il faudra attendre l’avènement de deux événements exceptionnels : la construction, ou la rénovation, de la mairie, d’une part, la victoire d’une majorité municipale acquise au gouvernement républicain, d’autre part.

De la volonté des institutions municipales

15Une part importante des commandes effectuées au lendemain de la promulgation de la loi de 1884, qui oblige les communes à se doter d’une salle devant accueillir les délibérations du conseil municipal, est relative à cette obligation législative. Mais une fois le bâtiment construit et ses différentes salles aménagées, il ne restait bien souvent aucun crédit à attribuer à leur décoration. Les municipalités désireuses d’inaugurer dans leurs nouveaux locaux un buste de Marianne, un portrait présidentiel, ou les deux à la fois, devaient alors s’en remettre à la générosité de l’État, et plus particulièrement à celle du ministère chargée des Beaux-Arts. En 1896, le maire d’Esqueheries (Aisne) demande ainsi la concession gratuite des portraits présidentiels, arguant qu’il « y aurait lieu de décorer la salle de la mairie, [mais] que les lourdes charges que la commune doit supporter ne lui permettent guère de faire de nouvelles dépenses19 » ; en 1898, le maire de Corenc (Isère), se félicitant que « la salle de mairie est réparée à neuf20 », sollicite un portrait de Félix Faure pour célébrer cet événement politique et architectural ; plus tard, en octobre 1900, le maire de Bagnols-sur-Cèze (Gard) dépose à son tour une requête en vue de la concession d’un portrait d’Émile Loubet et d’un buste de la République pour l’inauguration d’une nouvelle salle des mariages, dans la perspective de compléter, par une « décoration républicaine », l’œuvre de restauration de la maison commune.

16Ces commandes particulières parachèvent ainsi, par un acte symbolique, la construction d’un nouveau local, et, par ce geste, matérialisent la reconnaissance de la République et l’adhésion à celle-ci. Elles confèrent à ces symboles un statut d’objet de décoration pourvu d’une finalité institutionnelle. Plus encore, l’arrivée d’un buste ou d’un portrait permet de souligner le caractère solennel du lieu. Le nouveau bâtiment municipal, en s’honorant de la présence symbolique du président de la République et en se plaçant sous la protection de Marianne, peut alors s’enorgueillir du titre de « mairie républicaine ».

17Aussi, l’installation d’un buste de Marianne ou d’un portrait présidentiel fut considérée par les maires et les conseillers municipaux comme une marque de la ferveur républicaine de leur municipalité. Ce furent ainsi les communes désirant authentifier leur appartenance à la République qui les sollicitèrent, comme l’exposait dans un courrier le préfet du Loiret : « La commune de Néroy vient d’élire un conseil municipal républicain. M. Henri Devade sera élu maire dimanche prochain. Il serait désireux qu’à cette occasion, la mairie fut dotée d’un buste de la République21. »

18C’est pourquoi, les élections municipales, événements majeurs de la vie politique locale, jouèrent un rôle important dans le processus de diffusion des symboles républicains. En choisissant de les exhiber à la vue de tous, les nouveaux élus souhaitaient faire coïncider leur élection avec l’établissement symbolique de la République dans le bâtiment municipal et, plus largement, dans la commune. Il s’agissait alors, en instruisant une requête d’attribution, d’officialiser et de ratifier l’établissement d’une majorité républicaine et d’affirmer sa reconnaissance et sa fidélité aux nouvelles institutions, de manifester son soutien et son attachement à celles-ci. Ce fut le cas des demandes adressées en 1900 à l’exemple du conseil municipal de Saint-Gervais (Gard) qui, dans une lettre datée du mois de décembre, motivait sa demande de la façon suivante :

La commune de Saint-Gervais […] avait été administrée jusqu’à ce jour, par une municipalité légitimiste. Au mois de mai dernier, la population républicaine, secouant le joug, a par une majorité digne de tous les éloges fait disparaître des municipaux qui depuis trente ans occupaient ces fonctions et les a remplacés par un conseil entièrement et absolument dévoué au Gouvernement22.

19En ce sens, les commandes s’inscrivant dans un contexte de victoire électorale attestaient matériellement une rupture entre l’ancien et le nouveau régime, et traduisaient symboliquement la prise de pouvoir d’une majorité républicaine. Plus encore, ces commandes étaient parfois les premiers actes administratifs pris par le nouveau conseil municipal. À certains égards, elles s’apparentaient à des professions de foi, à des programmes électoraux. Elles annonçaient une scission entre deux mondes politiques opposés et témoignaient de nouvelles orientations vers lesquelles la commune, désormais républicaine, s’engageait.

Bustes et portraits à l’aube du xxi^e siècle

20Dès les années 1880, le décor municipal semble définitivement arrêté. Il est composé d’un buste de la République, monument commémoratif dédié aux institutions républicaines, et d’une effigie présidentielle, mise en image du pouvoir et de l’État. Pourtant, leur présence dans la salle des délibérations du conseil municipal n’étant réglementée par aucun texte officiel, de longues années seront nécessaires à l’homogénéisation de l’espace municipal. À titre d’exemple, le ministère chargé des Beaux-Arts attribue encore 211 bustes de la République et 33 portraits d’Armand Fallières en 1912, puis 165 et 49 de chacun d’eux l’année suivante – alors même que le président entame les derniers mois de son mandat.

21De nos jours, cette « tradition républicaine » est largement inscrite dans les pratiques. Cependant, le consensus accepté n’empêche pas périodiquement l’apparition de polémiques, souvent très proches de celles apparues à la fin du xix^e siècle. On note, par exemple, une volonté affichée d’encadrer cette tradition sans fondement légal, en dotant l’administration de moyens efficaces, voire « coercitifs », pour la pérenniser. La première décision allant dans ce sens consista à confier la diffusion de l’effigie présidentielle à la Documentation française, celle-ci étant chargée, à partir de 1969, d’en procurer automatiquement un exemplaire à chaque commune. Mais certains parlementaires semblent désirer des modalités d’encadrement encore plus strictes et interpellent le gouvernement à ce sujet. En 1992, Marc Dolez attire ainsi son attention « sur le cas des rares maires qui, pour des raisons strictement politiques, refusent d’accrocher le portrait officiel du président de la République dans leur mairie », et lui demande de « bien vouloir lui indiquer les mesures qu’il compte prendre pour que la tradition républicaine soit respectée23 ». Plus tard, Bruno Bourg-Broc affirme, pour sa part, que la tradition républicaine « impose à la mairie d’accrocher le portrait du président dans la salle commune24 » et encourage le ministre de l’Intérieur à la faire respecter.

22Une seconde controverse porte sur la manière de représenter dignement les vertus de la République. En 1997, Léonce Deprez, rappelant « l’agitation pseudo-médiatique relative à la représentation de Marianne par diverses vedettes féminines », sollicite « la réalisation d’une Marianne illustrant, avec simplicité et bon goût, les vertus de la République, dont les maires constatent, chaque jour, qu’elles n’ont rien à voir avec le show-biz25 ». Une idée reprise par Jean Marsaudon, qui condamne « la liberté que prennent certains maires avec la représentation de Marianne […] tout à fait contradictoire avec les valeurs de la République, une et indivisible, et avec le maintien et le respect de l’unité nationale26 ».