1Maurice Agulhon a montré que villes républicaines et villes conservatrices se distinguaient par la forme générale de leur hôtel de ville1 ; les premières créèrent volontiers ex nihilo d’amples architectures dont la façade principale abonde de symboles républicains (devise républicaine, sigle « RF », buste de Marianne) tandis que les secondes se contentèrent d’un simple bâtiment fonctionnel afin de se mettre en conformité minimale avec la loi du 5 avril 1884. Mais qu’en est-il des villes politiquement les plus au centre ? Leur hôtel de ville se distingue-t-il par des spécificités formelles ? La commande de la statuaire et des monuments publics traduit-elle, de même, la singularité de ce positionnement politique ? Le cas de Clermont-Ferrand est, à ce titre, intéressant. La capitale auvergnate, par ailleurs préfecture du Puy-de-Dôme et siège épiscopal, abritait une population votant pour la jeune République quoique demeurant profondément catholique. Dès lors, si les années 1880-1905 sont à l’échelle nationale des années de lutte idéologique entre laïcs et cléricaux, le terrain clermontois – au moins – souligne a contrario les efforts des instances civiles et religieuses pour coexister en bonne intelligence. Le profil idéologique de ces instances et la qualité de leurs relations peuvent-ils être cernés d’après la vague d’édifications monumentales courant localement de 1889 à 1903 ? Outre l’étude formelle des monuments existants, l’absence d’un décorum attendu sur un bâtiment public, comme les déplacements et les disparitions d’œuvres en des zones urbaines anciennes, peuvent devenir autant d’éléments signifiants lorsqu’on s’attache, comme ici, à étudier le volume bâti et la création monumentale dans son contexte spatial. Ainsi, l’étude des interactions entre monuments et espace pourrait s’avérer doublement éclairante : d’une part, en enrichissant notre connaissance des monuments et de leurs fonctions symboliques par l’étude de leur environnement historiquement connoté ; d’autre part, via la topographie des monuments, en nous montrant un espace urbain dynamique, traversé de tensions et d’affirmations identitaires. Ainsi, peut-on passer de l’étude des monuments à celle des postures matérielles du pouvoir. Une telle démarche, suivie sur le terrain clermontois, peut aider à mesurer l’étendue, mais aussi les limites de cette recherche autochtone de modus vivendi.

2Pour ce faire, commençons par présenter brièvement notre terrain d’investigation avant d’engager l’étude historiquement et spatialement située d’un pan remarquable du patrimoine clermontois contemporain, civil puis religieux.

Le cadre départemental et municipal : données politiques, anthropologiques et urbaines

3Renvoyons le lecteur aux ouvrages de référence2 pour ne garder de l’histoire locale que les éléments utiles à notre enquête qui fixeront notre terrain sous un jour caractéristique. Notons d’abord qu’entre l’Allier rouge (au Nord) et les pieux départements de la Haute-Loire et du Cantal (au Sud), le Puy-de-Dôme fait figure de centre consensuel, très catholique mais non clérical3. La population du département a fait le choix d’une religiosité austère illustrée, sur le long temps historique, par les succès locaux du mouvement franciscain au Moyen Âge puis par la percée des ordres mendiants et, surtout, par celle du jansénisme à l’âge classique. Il faudra s’en souvenir ne serait-ce que pour envisager une possible réticence locale à volontiers recourir à un biais monumental extraverti (statuaire profuse et richement détaillée). Remarquable par sa religiosité ennemie de l’extraversion, cette aire le semble aussi par son incapacité chronique à s’administrer. Ainsi, les Grands Jours d’Auvergne (1665-1666), décrétés par Louis XIV, mettaient fin à une incurie ailleurs digne de la pire féodalité médiévale. À ce désordre ordinaire, il ne semble y avoir de meilleure explication qu’anthropologique. On connaît, en effet, l’analyse d’Hervé Le Bras et d’Emmanuel Todd voyant dans l’organisation du microcosme familial et dans la codification des rapports entre parents et enfants (rapports filiaux autoritaires ou libéraux ; traitement parental égalitaire ou inégalitaire vis-à-vis du premier-né et des autres enfants), le modèle sur la base duquel s’élaboreront de plus grandes structures sociétales et leur ossature idéologique (partis politiques, institutions civiles ou religieuses, plus ou moins libéraux et égalitaires)4. À la suite de ces démographes, Pierre Mazataud envisage de manière convaincante que le désintérêt de la famille auvergnate élargie – c’est à dire la « maison »– pour ce qui se passe hors d’elle favorise cette incurie tenace5. Comme pour parachever le portrait de la population départementale, voire régionale, un ancien préfet en épinglait enfin le comportement clientéliste vis-à-vis du pouvoir central6. La réalité régionale est, certes, beaucoup plus nuancée mais la description sonne plutôt juste quand on songe à la capitale clermontoise et à la plaine environnante de Limagne. Pour l’heure, attachons-nous à l’histoire urbanistique de cette ville de façon à pouvoir, plus tard, rattacher nos données architecturales et artistiques à un environnement plus familier (fig. 1).

4Déjà singulière par une naissance loin d’une grande voie d’eau, l’histoire urbaine de Clermont-Ferrand est finalement celle de deux villes autoritairement fusionnées en 1630 (fusion réaffirmée en 1731). Distantes de trois kilomètres, les cités de Clermont et de Montferrand sont trop proches pour demeurer longtemps distinctes mais aussi trop lointaines pour donner jour à une seule ville de taille moyenne. Ainsi, un vide interstitiel perdurera jusqu’au xx^e siècle et sera peu à peu comblé par le développement de l’industrie du pneumatique. Plus banalement, Clermont-Ferrand partage avec de nombreuses villes françaises – Montluçon, Mulhouse, le Creusot, Sochaux, etc. – le destin de ville ancienne remaniée par l’essor d’une grande industrie. De même, se vérifie ici une classique répartition de l’habitat selon un axe ouest-est avec un quart nord-ouest socialement favorisé7. Les données du relief accusent encore l’opposition : les hauteurs de Montjuzet, au nord-ouest, s’opposeront à la plaine de l’est et à ses logements ouvriers exposés aux fumées et odeurs d’usines.

5D’une part, évoquons sommairement l’histoire de Montferrand. D’abord forteresse médiévale, rivale de l’antique Clermont et contrôlant à distance le développement de cette dernière, Montferrand va devenir ville marchande puis pôle judiciaire avec l’accueil de la Cour des aides en 1557. Le départ de celle-ci vers Clermont, en 1630, sonne le glas de l’essor montferrandais. Montferrand, écrin pour de beaux hôtels particuliers renaissants, survivra comme excroissance marchande et semi-rurale de Clermont. Néanmoins, la crise phylloxérique des années 1890-1895 en ravage les vignes tandis que deux frères, André et Édouard Michelin, rachètent ces terres et emploient les paysans ruinés. De là date pour Montferrand le début de sa vocation industrielle et de son extension vers l’est. Un destin qui l’éloigne toutefois des combats pour la laïcité qui se dérouleront dans le centre-ville clermontois jusqu’au début du xx^e siècle.

6D’autre part, ce centre-ville clermontois doit être décrit. On sait que la grande place municipale, la place de Jaude, fut bâtie à l’emplacement d’un maar volcanique dont le rebord, en saillie douce, accueillit les premiers habitants de la ville (l’antique Augustonemetum). Ce rebord, ou plutôt cette butte, est, dès le Moyen Âge, lieu de rivalités entre pouvoir civil des comtes d’Auvergne (résidant à l’emplacement de l’actuel hôtel de ville) et pouvoir religieux de l’évêque. À la fin du XVIII^e siècle, la maison communale jouxte un nouvel espace civil : la place de la Poterne. De même, le tumulte révolutionnaire s’accompagne d’une destruction des dépendances privées de l’évêque. Une autre place voit ici le jour : la place royale (devenue place de la Victoire en 1918). La fontaine renaissante qui s’y trouvait, la fontaine d’Amboise, est déplacée (1808). Ce vide est comblé en 1895-1898 par l’érection d’une statue-fontaine en hommage au pape Urbain II qui prêcha, depuis Clermont, le départ de la première croisade (1095). À la fin du xviii^e siècle, la coexistence des pouvoirs civils et religieux est alors lisible dans l’espace urbain à travers la symétrie de deux binômes : le binôme place de la Poterne-maison communale contre celui formé par la cathédrale et la place royale. Le xix^e siècle marque, quant à lui, l’aménagement de la place de Jaude après assèchement des marais. Cette place recevra deux monuments majeurs : l’un dédié au général Desaix, héros napoléonien local auquel on doit la victoire de Marengo ; et l’autre célébrant l’antique chef arverne Vercingétorix, vainqueur de la proche bataille de Gergovie. Non loin de là, dans l’effervescence suivant la venue du général Boulanger, la préfecture s’honore d’un monument dédié au centenaire de la Révolution française : Le Génie de la Liberté (1889). Une nouvelle opposition topographique commence alors à se dessiner entre petite butte centrale ancienne et grande place de Jaude, certes récente, mais desservie par de grands axes propices aux défilés et autres démonstrations de force cérémonielles (fig. 2). Nous verrons néanmoins, plus loin, qu’il y a moins conflits de zones qu’alternances et enchevêtrement d’espaces civils et religieux constituant un ensemble urbain stable et pacifié.

7Voici esquissé cet espace central dont nous allons maintenant analyser le contenu architectural et statuaire.

Un pouvoir civil fidèle à la République, peu démonstratif et débonnaire vis-à-vis de l’évêché

Hôtel de ville

8À mi-chemin entre les mairies très conservatrices ou très républicaines décrites par Maurice Agulhon, l’hôtel de ville de Clermont-Ferrand est un bâtiment singulier (fig. 3 et 4). Élevé près de la cathédrale, à l’endroit de l’ancien hôtel des comtes d’Auvergne, ce bâtiment abrite dès 1630 la Cour des aides, puis le tribunal de grande instance et sa prison annexe. L’édifice, remodelé entre 1828 et 1844 puis parachevé d’un péristyle en 1865, est de toutes façons antérieur à la loi de 1884 et même, pour une bonne part, à la loi Guizot de 1833, qui favorisa le modèle de la mairie-école, répandu dans le département. Si le choix de remployer un édifice ancien n’est pas typiquement signe de conservatisme politique, on attend néanmoins que ce bâtiment civil s’affirme face aux bâtiments religieux par des aménagements architecturaux ou plastiques convenus : le beffroi municipal pouvant alors s’opposer au clocher, comme le balcon de la mairie (prétoire extérieur d’où le maire s’adresse à l’ensemble des administrés) peut faire pendant à la chaire du prêtre (tribune intérieure d’où le curé ne prêche en théorie qu’aux seuls fidèles). Ces aménagements architecturaux sont ici absents, même si l’exiguïté du site explique fort bien ces absences symboliques. Plus curieux encore : taillée dans la sombre trachyandésite (localement nommée « pierre de Volvic »), la façade est vierge de toute sculpture, inscription ou devise républicaine. Sculptures et devises abondent pourtant mais à l’intérieur de l’édifice. Et plus précisément, dans la salle des fêtes où ce décorum républicain, prolixe mais intériorisé, paraît une bonne illustration du républicanisme réel mais non affiché qui prévaut à Clermont-Ferrand et aux alentours8.

Un monument disparu : le Génie de la Liberté

9Défendant le principe de laïcité mais refusant les provocations anticléricales, le pouvoir civil nous surprend de prime abord par cette commande d’un monument dédié au centenaire de la Révolution française, un anniversaire pourtant pénible à une Église de France naguère dépossédée de ses biens et privilèges. Mais l’esprit conciliant des édiles locaux transparaît à nouveau dans le discours inaugural de l’adjoint municipal Gauthier de Biauzat dépeignant députés révolutionnaires et hommes d’Église unis pour mettre fin à l’arbitraire de l’âge féodal et faisant de la liberté de culte un acquis de la Révolution9. Voilà un élément qui affaiblit l’hypothèse d’une poussée soudaine d’anticléricalisme en terre auvergnate. À l’inverse, ce laïus semble révéler localement un attachement durable et viscéral à la loi, perçue comme garante de la paix sociale et des libertés individuelles. Au pied du monument était d’ailleurs figuré un livre ouvert portant les inscriptions « droits de l’homme » et « devoirs du citoyen ». Cette exaltation de la Loi s’avère d’ailleurs récurrente dans la statuaire contemporaine : pensons à la statue de l’éminent juriste Jean Domat trônant jusqu’en 2005 dans la cour intérieure de l’hôtel de ville ou à cette allégorie de la loi présente en façade de Préfecture (1915). Néanmoins, d’autres données factuelles suscitent questionnements et tentatives d’interprétation. Il s’agit du déplacement (1905) puis de la fonte du Génie (en 1942). Expatrié vers une place publique mineure en bordure ouest de la ville, puis détruit et jamais remplacé, la mise à l’écart de ce monument républicain, en deux étapes, pose problème. Signe de la rapide obsolescence de son message pour les contemporains ? La relégation de ce monument à contenu plus ou moins anticlérical comme, parallèlement, l’engouement nouveau pour une statuaire à sujet militaire (Vercingétorix) interpellent. La statuaire de place publique, à contenu national, indiquerait-elle, à Clermont-Ferrand et ailleurs, une possible réorientation idéologique de la jeune République, fustigeant d’abord l’Église au nom de la laïcité puis réservant bientôt ses traits à un ennemi de chair, extérieur et armé ? Plus loin, nous verrons ainsi que le projet de monument à Vercingétorix n’est pas sans rapports avec une certaine germanophobie ambiante.

Statue en pied du général Desaix

10Des deux monuments qui se font face à chaque extrémité de la place de Jaude, celui dédié à Desaix est le plus ancien (fig. 5). Daté de 1831, il fut livré en 1848 et reçut son piédestal définitif en 1903, grâce aux surplus de la souscription pour le monument à Vercingétorix10. À Clermont-Ferrand, en 1801, un obélisque avait pourtant déjà été élevé à la mémoire du général napoléonien en bordure mais néanmoins au sommet de la butte centrale clermontoise – soit à l’emplacement d’une future zone résidentielle bourgeoise et de ce qui allait devenir le centre intellectuel de la ville avec sa faculté, sa bibliothèque et ses musées. On sait, d’une part, qu’entre le règne de Louis-Philippe et la veille de la Première Guerre mondiale, la France est saisie d’une compulsion à célébrer ses grands hommes : c’est la « statuomanie ». Maurice Agulhon note que, durant cette période, les villes qui ont déjà honoré un grand homme peuvent alors lui dédier un nouveau monument. Et l’historien de citer l’exemple clermontois du double hommage à Desaix11. Mais, d’autre part, le dépouillement des archives locales éclaire sous un jour inédit les origines et motivations profondes de cette péripétie. Ainsi, on découvre que l’organisation des festivités pour le centenaire de la mort de Desaix (1900) oppose la capitale clermontoise à la cité voisine de Riom, ville quasi natale du héros. La cité clermontoise l’emporte, après s’être notamment donnée pour la première ville à avoir élevé une statue à Desaix12. L’obélisque clermontois à Desaix, bien qu’antérieur, est ainsi passé sous silence. Ce cas particulier pose une question plus générale : la statuomanie ne correspondrait-elle pas à un besoin nouveau, celui de fixer les traits des grands hommes ? De même, ce nouveau monument à Desaix, influencé par des rivalités intercommunales, interroge notre perception globale de la statuomanie. Au fond, celle-ci ne pourrait-elle pas être le pendant laïc et citadin du rural esprit de clocher ?

Statue équestre de Vercingétorix

11À l’autre extrémité de la place de Jaude, la sculpture du chef gaulois est, quant à elle, orientée vers le site de Gergovie (fig. 6). En outre, une grande rue rectiligne conduit le regard depuis le monument jusqu’à la silhouette massive du puy de Dôme.

12L’histoire laborieuse de ce monument fameux, envisagé en 1868 mais seulement érigé en 1903, dit assez l’empirisme brouillon des édiles locaux et leurs réticences face au projet grandiose de Bartholdi voulant que le cavalier arverne prenne place sur le site présumé de la bataille de Gergovie et à l’échelle de son environnement sauvage13. Finalement, le plateau dit de Gergovie accueillera en 1901 un autre monument, conçu à peu de frais mais visible de loin. Pour sa part, Vercingétorix rejoint la place de Jaude. Après bien des hésitations. Ainsi, jusqu’en 1902, la place voisine des Salins périphérique et régulièrement fangeuse est toujours entrevue comme un site possible. Du reste, on ne sait trop si le choix définitif de Jaude répercute prioritairement des préoccupations identitaires locales14 ou s’il traduit un alignement provincial sur des critères normatifs, exogènes, de bon goût15. Quoi qu’il en soit, l’adhésion locale aux injonctions centralistes et aux modes nationales n’est jamais complète. L’exemple du Vercingétorix le prouve. Certes, la célébration, sur l’espace public, d’un chef militaire victorieux dans un contexte français de nationalisme belliqueux et revanchard est phénomène répandu, et qui fait sens, en cette avant-veille de Première Guerre mondiale. À Clermont-Ferrand, on s’aperçoit ainsi que le succès inespéré de la souscription publique et l’aboutissement du projet monumental doivent beaucoup à la récente popularité indigène du Vercingétorix de Bartholdi, devenu l’emblème d’une marque de quinquina au slogan teinté d’antigermanisme16. De même, la venue du président du Conseil, Émile Combes, anticlérical et franc-maçon, attendu pour l’inauguration du monument, encourage les postures et discours violemment anticléricaux, une radicalisation sensible à Clermont-Ferrand, comme ailleurs, peu avant la Séparation de 1905. Ainsi, le président du Conseil est salué par le mouvement de la Raison, union des Libres-Penseurs du Puy-de-Dôme, qui a hâte « de le voir préparer la séparation de l’Église et de l’État dans les plus brefs délais possibles17 ». Enfin, Clermont-Ferrand ne se distingue pas du reste du pays par une très forte proportion de francs-maçons parmi son personnel politique. Au final, le monument, commandé à Auguste Bartholdi (franc-maçon), est inauguré par le « frère » Émile Combes. Semblablement, la grande cérémonie républicaine est supervisée par Jean-Baptiste Marrou, de la loge des Enfants de Gergovie, tandis que l’un des discours officiels est prononcé par le préfet Joly, de la loge dissidente des Philanthropes arvernes. Il n’est pas jusqu’au petit train des officiels qui n’ait été affrété par un « initié18 ». Pourtant, tout édile autochtone, même franc-maçon, sait qu’il officie dans une région très pieuse. Une religiosité qui baigne la création plastique au point qu’une première épitaphe envisagée, et validée par le préfet Joly invitait à regarder le chef gaulois en succédané du Christ ou en pendant civil des martyrs chrétiens : « Gergovie : le triomphe/Alésia : le sacrifice/Rome : le martyre19. »

13En octobre 1903, bien que l’on ne puisse ni dater ni expliquer cette substitution, une nouvelle inscription complète le piédestal : « J’ai pris les armes pour la liberté de tous. » Au rebours de la légende dorée voulant que ce soit plutôt en rendant les armes que Vercingétorix ait obtenu la grâce pour son peuple, cette inscription est néanmoins fidèle à l’esprit d’un temps exalté et martial. Vecteur de préoccupations locales et nationales, la statuaire républicaine délivre des messages plus complexes qu’en première approximation, dès que l’on possède des données factuelles qui éclairent le contexte historique et spatial. Ainsi, la statuaire retrouve-t-elle logiquement sa place parmi les productions idéologiques et les affirmations de pouvoir. De même, la statuaire religieuse, plus emphatique en ces temps d’anticléricalisme virulent, porte alors souvent un double message compliqué – glorifiant un passé idéalisé et appelant à des relations apaisées avec les représentants contemporains de la République nationaux et locaux. Cette volonté d’apaisement, amorcée par le Vatican20, sera ici relayée par un épiscopat21 soumis à sa hiérarchie mais aussi fidèle à une tradition indigène d’entente cordiale avec les pouvoirs civils locaux.

Une institution religieuse entre nostalgie de sa grandeur passée et volonté de préserver la paix sociale au quotidien

14Le monument au pape Urbain II (fig. 7), célébrant le huitième centenaire du prêche de la première croisade, évoque un épisode local d’une histoire nationale : l’anniversaire du fameux discours papal prononcé depuis Clermont, et à la suite duquel se leva une armée partant « délivrer » Jérusalem. De cette croisade, les catholiques auvergnats retinrent surtout que les belligérants chrétiens « frapp[èrent] au cœur la puissance musulmane ». De là dateraient, selon eux, « le prestige et l’influence dont, après huit siècles, le nom de la France jouit encore en Orient22 ». Ainsi, nos catholiques auvergnats du xix^e siècle ne se distinguent guère des républicains contemporains qui exhibent, au même moment, vieilles victoires militaires et possessions coloniales comme autant de compensations à la récente défaite de Sedan et à la perte consécutive de l’Alsace-Lorraine. L’orientation de la statue d’Urbain II, index pointé vers l’est et Jérusalem, accentue un peu plus la thématique de la conquête, d’abord conquête et christianisation médiévales de territoires musulmans, puis reconquête et évangélisation recommencée des âmes locales par une Église de France chahutée par la Révolution sur son aire historique d’influence.

15Quoique nimbée de ses succès passés, la fille aînée de l’Église romaine n’a plus son emprise temporelle et psychologique d’antan. À Clermont-Ferrand, le monument à Urbain II, dont le piédestal accumule les emprunts stylistiques à cet âge d’or médiéval, voit pourtant le jour à grand-peine et sous une forme appauvrie : fautes de moyens, les reliefs en bronze envisagés ne seront pas réalisés tandis que l’ange inspirateur, prévu derrière le pape, disparaît tout à fait. Face à une institution religieuse quelque peu affaiblie, en valorisant l’espace public dans un dernier grand accès de volontarisme bâtisseur, les pouvoirs civils poussent la délicatesse jusqu’à autoriser l’érection du monument en un lieu flattant la nostalgie catholique. Le comité pour le monument à Urbain II appréciera le geste : « Grâce à la largeur d’idées d’une municipalité intelligente, le monument pourra s’élever à l’emplacement le plus approprié à son caractère : au centre et au sommet de la ville, en face du portail sud de son antique cathédrale23. »

16Cette ultime citation, rappelant l’importance explicative du contexte spatial et fondant la place Royale en « sanctuaire idéologique » (J.-C. Perrot), en lieu visible et pérenne du pouvoir ecclésiastique, nous permet aussi de pointer les limites de cette paix sociale mais surtout d’insister sur sa réussite globale. Quoique coexistant pacifiquement au cœur de la capitale régionale, ces pouvoirs s’affirmèrent néanmoins sur des territoires a priori distincts : les premiers, républicains, conciliants voire œcuméniques24, se montrèrent moins réservés à mesure qu’ils s’éloignèrent de la butte centrale pour investir la jeune et grande place de Jaude en contrebas ; le second, ecclésiastique, accepta loyalement la légitimité politique du premier mais demeura nostalgique des épisodes historiques et des lieux témoins de sa grandeur passée. S’affirmant à distance par le volume bâti et à travers le contenu monumental normatif de la place de Jaude, les pouvoirs civils objectivent simultanément leur puissance décisionnelle et financière, leur républicanisme sincère et leur répugnance à la querelle. Le décorum républicain intérieur de l’hôtel de ville traduit un républicanisme assumé sans esbroufe sur la butte centrale, de même que la place de Jaude manifeste, par ses statues de guerriers victorieux, une certaine adhésion au nationalisme va-t-en-guerre de l’époque. Imagerie agressive mais non antireligieuse, et affichée loin des espaces sommitaux et pacifiés du centre-ville ancien.

17Il serait toutefois plus juste d’observer qu’à une opposition théorique très tranchée entre espaces strictement religieux et espaces purement civils correspond, dans les faits, une alternance d’espaces plutôt civils ou plutôt religieux. Ainsi, sur une butte centrale très « cléricale », la mairie se fait discrète tandis qu’en contrebas, sur la place de Jaude « républicaine », l’institution ecclésiastique est représentée sans emphase par l’austère façade de l’église Saint-Pierre-des-Minimes (xvii^e-xviii^e siècle). À mi-hauteur, la jonction matérielle et symbolique entre ces espaces est assurée par un bâtiment préfectoral, réemploi d’un édifice religieux médiéval. À son extrémité la plus proche de la place de Jaude, la préfecture est gratifiée d’un ensemble sculpté vantant richesses économiques locales et attachement autochtone à la loi tandis qu’entre contre-haut, l’ancienne chapelle des Cordeliers – intégrée à la préfecture – a conservé l’apparence extérieure d’un bâtiment cultuel. Plus largement, la représentation en coupe du centre-ville clermontois selon un axe ouest-est (fig. 8) évoque le fil d’un collier imaginaire où auraient été alternativement enfilés bâtiments et monuments tantôt civils tantôt religieux25. Le tout formant un espace urbain composite sur lequel instances républicaines et cléricales ont bien plus cohabité que combattu. Fait remarquable : si après la Première Guerre mondiale, un monument aux morts fait souvent le lien matériel et symbolique entre les zones d’expression des pouvoirs civils et religieux, ce n’est pas le cas ici26. Comme si cette réconciliation n’avait pas eu lieu, faute d’une querelle préalable et de zones de conflit idéologique clairement délimitées. L’histoire événementielle confirme ce diagnostic : les combats pour la laïcité ne connurent, ici, de débordements que verbaux et marginaux27. Bisbilles sur fond de consensus, pourrait-on dire. Et quand on songe au degré de violence qu’atteignirent à la même époque ces combats dans le reste du pays, on mesure alors la réussite du familialisme indigène, ennemi des conflits ouverts qu’il s’obstine à prévenir par la médiation. Façonnés par des hommes singuliers, l’espace urbain, son contenu monumental et son volume bâti s’avèrent, pour l’analyste, des sources documentaires originales, susceptibles de mettre autant en évidence les convictions idéologiques disparates de leurs auteurs hétérogènes que les rapports de force changeants entre ceux-ci.