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La discontinuité critique

 | 
Jean-Paul Hubert

Première partie. La représentation de l’organisation géographique

Chapitre II. Une problématique transcendantale de la discontinuité géographique

Texte intégral

La nécessité des discontinuités et le problème du jugement

1Les deux modes de représentation des organisations géographiques, analysés dans le chapitre précédent, s’opposent en ce qui concerne leur objectivité et les utilisations qu’on peut en faire. Toutefois, systèmes et structures produisent tous deux des représentations discontinues des espaces relatifs. La notion de discontinuité paraît ainsi intéressante pour analyser le lien nécessaire entre les deux modes de représentation.

2La spatialité des organisations géographiques n’est pas simple, à la différence de celle des objets matériels qu’on peut se permettre de considérer comme des étendues homogènes bornées et remplies de matière pesante. La mécanique n’en demande pas plus pour prévoir les mouvements des corps. La spatialité des objets géographiques peut au contraire être qualifiée de composée, car l’organisation de la surface terrestre se manifeste par la présence dans un même voisinage de plusieurs zones solidaires mais dont les paysages diffèrent. Par exemple, la spatialité de la ville en tant qu’organisation nous est donnée par la juxtaposition de rangées d’habitations, de chaussées, de parcs, et également par les quartiers résidentiels contrastant avec des faubourgs populaires, les places monumentales et les rues commerçantes, etc.

3L’unité de l’objet ne peut se donner que dans la pluralité des qualités de l’espace qu’il rassemble. Cette règle implique que l’objet ne peut pas être perçu par un sujet statique, mais que celui-ci doit parcourir une certaine étendue et franchir des discontinuités pour acquérir cette perception. Elle signifie aussi que tout espace géographique relatif contient a priori des zones qualitativement différentes, et qu’il est donc a priori hétérogène. L’espace géographique absolu ne peut donc pas se penser non plus sans cette hétérogénéité. Par conséquent, la constitution des objets géographiques doit être conçue à partir d’une hétérogénéité fondamentale qui réalise le germe de sa discontinuité. Au contraire, l’espace contenant du substrat peut très bien être homogène. Mais on ne peut pas comprendre l’unité d’une organisation géographique en partant d’un espace homogène.

4Tout ceci reste néanmoins bien abstrait et c’est l’observation empirique qui permet de juger de la pertinence d’une différenciation de l’étendue en zones homogènes. Les qualités de ces zones homogènes sont des concepts sur lesquels peut porter la réflexion théorique. Il est bon d’insister sur ce fait : l’homogénéité de l’espace pour la géographie est toujours locale et relative à des concepts (dont se déduit la légende d’une carte), et elle présuppose une hétérogénéité globale de l’espace. Qualifier des zones selon des concepts différents revient à tracer des discontinuités dans l’étendue continue qui rassemble toutes ces zones. Un exemple très simple peut montrer aisément combien est automatique la production de discontinuités dans les représentations, ce qui rend la cartographie si naturelle. La citation suivante a été prise au hasard dans un classique de la géographie française :

  • 1 Brunhes, 1910, p. 803.

« En Afrique, le Soudan est ce passage de transition entre les forêts vierges du Congo et le Sahara. Ce passage ne se fait pas brusquement : d’abord viennent les pâturages entrecoupés de bouquets d’arbres, puis les plaines où poussent encore quelques arbres et arbustes, et enfin, le désert. »1

5Ces phrases de J. Brunhes décrivent très succinctement la situation de l’ancienne région africaine du Soudan (qu’on appelle aujourd’hui « Afrique sub-saharienne ») par rapport à l’organisation des grandes régions climatiques. La première phrase présente quatre noms de lieux : Afrique (qui est le contenant), Soudan, Congo et Sahara (qui en sont des parties). L’auteur affirme aussi qu’en ces lieux on peut observer des paysages variés et très contrastés. En particulier, le « Sahara » (qui désigne à la fois un lieu et un milieu : le désert) et les « forêts vierges » du Congo évoquent des superficies importantes, uniformes et radicalement différentes l’une de l’autre.

6En appelant le Soudan « passage de transition », l’auteur dit que l’étendue de cette partie d’Afrique contenant les lieux appelés Sahara, Soudan et Congo ne peut pas être coupée en deux zones homogènes séparées par une seule discontinuité. En effet, la transition entre le désert et la forêt vierge n’apparaît pas brusquement à l’observateur. L’auteur suggère alors qu’il faut envisager un découpage en trois parties au moins : aux extrémités, les aires homogènes du désert et de la forêt vierge et, au milieu, une étendue mixte. La seconde phrase de la citation signifie que les phénomènes de végétation ne sont toujours pas uniformes dans cette étendue « de transition ». Il faut encore la découper en deux tranches séparées par une discontinuité.

7En rappelant que la transition entre forêts vierges et désert est progressive (puisque c’est dans cette zone que se situe le Soudan), ce court passage pose la question suivante : comment ces étendues si différentes peuvent-elles s’articuler dans la continuité des terres émergées ? Autrement dit, comment peuvent-elles coexister au sein du continent africain ? Par ailleurs, en parlant de transition, l’auteur fait implicitement référence à un voyage virtuel : un survol de l’Afrique selon un même méridien, depuis la forêt équatoriale jusqu’au désert subtropical. Ce voyage virtuel permet de rapporter à une expérience possible les différentes affirmations sur les paysages considérés et les cautionne.

8Des relations théoriques entre les concepts de désert, de pâturage ou de forêt vierge, peuvent ensuite apporter des explications sur la disposition spatiale des zones. Ainsi, le mécanisme qui relie le type de végétation au climat et à la latitude explique-t-il l’ordre dans lequel les types de végétation se succèdent du Sud vers le Nord. Les discontinuités sont induites par un découpage conceptuel du monde, qui donne le nombre de classes, et par la distribution empirique des phénomènes rapportés sous les concepts, qui donne la forme et la disposition relative des zones homogènes. L’observation permet de juger des contrastes entre les différentes zones ainsi reconstituées et donc de la pertinence des classes. Les concepts utilisés doivent permettre de retrouver la morphologie de ’organisation géographique. Mais ils sont eux-mêmes induits par l’observation du paysage et des formes spatiales. La géographie cherche à produire des représentations scientifiques et objectives, mais elle n’est assurée du résultat que si elle identifie les mécanismes empiriques qui permettent de conserver cette morphologie. Or sur quelle base empirique pourrait-elle se fonder puisque la morphologie est précisément l’objet de la recherche ? L’identification des discontinuités qui constituent cette morphologie manque donc de point d’appui dans l’expérience. La réflexion paraît prise dans un raisonnement circulaire qui est le signe d’une antinomie, c’est-à-dire d’un problème a priori empêchant de réfléchir correctement sur les phénomènes. Cette antinomie a été mise en évidence par Kant et désignée comme étant celle de la « faculté de juger réfléchissante », dans la deuxième partie de la Critique de la faculté de juger. En effet, comme évoqué à propos de la construction des représentations en système, la recherche est guidée par deux principes opposés :

  • selon le premier, la morphologie de l’organisation géographique doit être retrouvée grâce à des liens de cause à effet entre des phénomènes sensibles dont la distribution spatiale définit des zones homogènes séparées par es discontinuités ;

  • selon le second, la morphologie est la cause finale qui fait fonctionner, pour sa conservation, des mécanismes entre des phénomènes sensibles contraints par des discontinuités spatiales.

  • 2 Kant, C.J., p. 203-204.

9Ces principes relèvent de la méthodologie de la géographie. En termes kantiens, ils sont des « principes régulateurs de la recherche »2. Cependant, la représentation scientifique doit être conforme à l’organisation réelle des phénomènes et expliquer son fonctionnement, ainsi que sa genèse. Par conséquent, ces « principes régulateurs » doivent également pouvoir être considérés comme des « principes constitutifs » de l’objet. Or Kant fait remarquer qu’en opérant de la sorte, on se trouve obligé de considérer deux causes contradictoires à l’existence de ces objets : une causalité mécanique et une causalité finale. Ces causalités sont contradictoires et, pourtant, on ne peut écarter totalement l’une au profit de l’autre sans perdre toutes chances d’arriver à l’explication scientifique.

Relecture de la thèse de R. Brunet

  • 3 Les Phénomènes de discontinuité en Géographie (Brunet, 1967), publié dans la collection Mémoires et (...)

10La discontinuité géographique, en tant que manifestation d’une organisation de la surface terrestre, semble prise dans une antinomie qui empêcherait sa détermination suivant des concepts et son identification empirique. Afin de vérifier cette proposition, il paraît pertinent de relire dans cet esprit la réflexion épistémologique menée par R. Brunet, dans sa thèse complémentaire3 sur la discontinuité en géographie. Ce travail a eu un retentissement important. On peut considérer qu’il a joué un rôle non négligeable dans l’adaptation de la géographie française aux méthodes quantitatives et à la théorie des systèmes, qui se sont fortement développées dans les sciences humaines à partir des années soixante. L’objectif de cette relecture est d’examiner si, dans sa façon d’aborder la notion de discontinuité, l’auteur parvient à concilier le principe mécanique et le principe téléologique, et si l’antinomie qui vient d’être décelée a des répercussions sur son raisonnement.

11La thèse défendue par R. Brunet, et que nous adoptons volontiers, paraît pouvoir être résumée ainsi : la discontinuité est la manifestation primordiale de l’organisation de l’espace géographique et la compréhension de la genèse des discontinuités, ainsi que de la façon dont elles se combinent, est la clé de la scientificité de la géographie. La conclusion de l’ouvrage commence en ces termes :

« La théorie des discontinuités nous paraît [...] susceptible de contribuer à définir la nature même des sciences géographiques. »[101]

12On peut lire à la fin de la troisième partie :

  • 4 Souligné dans le texte.

« L’individu par excellence, dans les recherches géographiques, est la région [...]. La région est l’expression même de la discontinuité. »4 [99]

13Ou encore, à la fin de l’introduction :

« [...] les phénomènes de localisation et d’organisation régionale de l’espace, qu’on peut estimer être le domaine propre du géographe, si cette expression a un sens, démontrent eux-mêmes l’intérêt d’une étude des discontinuités. » [12]

14Le raisonnement qui mène à cette thèse est centré sur le concept de « complexe dialectique » qui est défini dans les termes suivants :

« [...] on évoque ainsi un complexe dont les différents constituants réagissent constamment l’un sur l’autre, se conditionnent réciproquement, et dont le rôle ne se conçoit qu’au sein du complexe. » [9, note 3]

15L’expression désigne une organisation géographique ayant son identité propre. Les complexes ont « tous leur originalité » [96] ; ils sont « ce que le géographe observe » [97] ; bref, ils sont « les individus qu’étudie le géographe » [97]. On peut donc considérer le « complexe dialectique » comme un ensemble d’agents empiriques, physiques et humains, en interaction. Nous pouvons ainsi rapporter cette notion à ce que nous avons appelé la représentation en système des organisations géographiques.

16La représentation en système de l’organisation géographique permet à R. Brunet de mettre en valeur le caractère dynamique endogène à l’organisation géographique : la forme et les discontinuités des organisations géographiques émergent de leur dynamisme. Cette représentation lui permet aussi de lier la présence des discontinuités à des processus de type mécanique (cela ne signifie pas que ces processus soient déterminés, mais uniquement qu’ils se déroulent dans un enchaînement de causes et d’effets). L’auteur considère que les discontinuités peuvent être « statiques » ou « dynamiques », « endogènes » ou « exogènes » (par rapport au complexe). Quatre combinaisons peuvent être construites à partir de ces deux oppositions. En ce qui concerne les discontinuités dans les paysages, R. Brunet écrit :

  • 5 Souligné dans le texte

« Les géographes ont depuis longtemps observé toutes sortes de discontinuités. [...] Mais ce sont là des discontinuités matérielles, figées relativement. Elles conditionnent les processus mais ne sont que faiblement influencées par eux. Nous les nommerons discontinuités statiques. »5 [35]

17Ces dernières sont essentiellement considérées comme des obstacles hétérogènes aux processus et aux dynamiques géographiques ; elles sont pour l’auteur nécessairement « exogènes ». Les éléments importants du paysage, qui en rompent la symétrie, entrent dans cette catégorie. Les événements qui perturbent de l’extérieur l’évolution des processus entrent dans celle des « discontinuités dynamiques exogènes ». Selon l’auteur, les « discontinuités dynamiques endogènes » sont les plus intéressantes à considérer en géographie, car elles peuvent expliquer la formation des paysages et l’apparition des « discontinuités statiques ». R. Brunet met bien l’accent sur la causalité mécanique (où la cause précède l’effet) dans l’organisation géographique. Les interactions concrètes entre les parties du système sont régies par des processus temporels particuliers et la forme de l’organisation est la résultante de ces processus concrets. De cette façon, la continuité temporelle des processus s’articule avec la discontinuité de la manifestation du phénomène :

« Le seuil est atteint par préparation lente, par additions successives. La discontinuité suppose, en définitive, la continuité. » [77]

18Le seuil est pour l’auteur le concept qui exprime le mieux l’émergence d’une discontinuité dans un processus dynamique. La discontinuité est en effet considérée comme un phénomène sensible, et le seuil représente le mécanisme qui lui a donné naissance et qui doit être reconstitué par la science.

« il [le phénomène géographique] lui est déjà donné, sensible, car il est à son échelle. [...] Dans les sciences géographiques [...] on peut prétendre que l’essentiel est immédiatement accessible, et que seuls les enchaînements, les liens de causalité ou l’interdépendance restent à connaître. » [10]

19La deuxième partie de l’ouvrage de R. Brunet donne une série d’exemples de seuils. Ces derniers mettent en évidence des discontinuités intéressantes pour l’étude des organisations géographiques car elles se spatialisent dans les formes du relief ou de l’établissement humain. L’auteur évoque des mécanismes hydrologiques pour les seuils de débit et de la charge des cours d’eau [42-45], sociologiques pour la taille des agglomérations [55-57], ou encore économiques pour les seuils de rentabilité des exploitations agricoles, des établissements industriels et des entreprises [62-69].

Le seuil, l’échelle et la carte : Constat d’une antinomie

20On peut se demander si cette conception des seuils et des discontinuités ne risque pas de nuire au projet de l’auteur, qui consiste à redynamiser la recherche géographique par l’étude des discontinuités. En effet, l’étude des seuils, telle qu’il la propose, est entièrement conditionnée par les méthodes et les théories des sciences autres que la géographie. En outre, cette notion de seuil est tellement générale qu’elle peut conduire à une conception beaucoup trop large de la discontinuité géographique pour être vraiment intéressante sur le plan de la recherche.

  • 6 Bien sûr, le mot « seuil » a, dans la langue courante, une signification bien plus précise. Le seui (...)

21Tous les changements sociaux, économiques, technologiques ou climatiques, n’ont pas nécessairement une répercussion sur l’organisation de l’espace et, s’ils en ont une, elle peut être d’ampleur extrêmement variable. Cette notion de seuil6 est donc trop large de ce point de vue, mais elle est également trop restreinte car les discontinuités empruntées à d’autres disciplines permettent uniquement de séparer des positions selon un seul critère, et ce n’est pas suffisant.

  • 7 Dion, 1947, p. 5.

22On ne peut se représenter les différences qualitatives dans l’espace que sur le mode de la contiguïté. Or les objets géographiques ont nécessairement une étendue, ils sont par conséquent pénétrables. Les agents peuvent s’y déplacer, y entrer ou en sortir, car la discontinuité, pour être identifiée, doit nécessairement être franchissable. La géographie a formellement besoin d’identifier la différenciation de l’étendue selon la relation d’inclusion qui schématise l’opposition entre un « dedans » et un « dehors ». L’illustration la plus simple est donnée par la frontière nationale. Celle de la France est, selon R. Dion, « un dessin où s’amalgament des traits pour la plupart anciens, mais inégaux en âge et divers par le sens »7. La frontière a des tronçons différents qui ont été institués sous l’effet de processus dynamiques divers, et pourtant elle les rassemble tous dans une même discontinuité existant à plusieurs échelles. La frontière définit l’intérieur et l’extérieur du territoire national et, par ce fait, elle est une condition de l’existence de ce dernier.

23Face à la diversité des seuils, il faut à la géographie tout un équipement méthodologique et théorique pour réguler l’afflux de nouveaux phénomènes à considérer dans une recherche sur les discontinuités, mais aussi pour rassembler des tronçons de discontinuités dans une morphologie cohérente. Or la supposition d’une finalité interne à l’organisation peut apporter ce critère régulateur. R. Brunet aborde bien la question d’une finalité liée à l’existence et à la conservation du complexe géographique dans le temps. Cependant, le principe téléologique de la cause finale est, comme il le remarque justement, d’une toute autre nature que le principe mécanique qui seul peut expliquer, en accord avec notre expérience, l’émergence d’une discontinuité dans un substrat (puisque nous ne pouvons jamais connaître empiriquement l’effet avant la cause).

24Brunet rejette vigoureusement tout finalisme [101-102], non seulement pour expliquer la constitution des organisations géographiques, mais encore pour réguler la construction de leurs représentations. Une pétition de principe le conduit à refuser toute idée, ou presque, d’une détermination apriori de la forme des organisations géographiques. Il développe en conséquence une conception probabiliste de leur constitution et de l’émergence des discontinuités, et il y voit une victoire contre le déterminisme qu’il confond, dans ce texte tout au moins, avec le finalisme :

  • 8 Souligné dans le texte.

25« La théorie des discontinuités contribue enfin à faire concevoir une géographie probabiliste, qui échappe au carcan du déterminisme le plus rigide. »8 [102]

26Selon R. Brunet, la géographie est une discipline « sans lois » [12 et101], « mais qui repose sur la recherche de corrélations habituelles, à partir d’expériences déjà réalisées » [101]. Ces corrélations sont toujours partielles et, généralisées, elles ne peuvent qu’exprimer des relations de probabilités. D’un point de vue épistémologique, l’auteur se situe dans une position empiriste selon laquelle la science ne fait qu’exprimer sous une forme condensée des relations entre des événements déjà produits, alors que la position rationaliste considère que la science légifère sur les relations entre les phénomènes en général.

27La conception probabiliste paraît accorder à l’organisation géographique une certaine forme d’objectivité, mais c’est une forme inférieure car elle ne produit pas de lois. Cette conception est directement liée au refus d’envisager des déterminations a priori sur les discontinuités. Il ne reste qu’un critère- et il est capital - pour déterminer l’identification des discontinuités : l’échelle.

« La notion de discontinuité est relative ; elle dépend de l’échelle de l’observation. » [77] (et [74])

28Mais de quoi peut dépendre l’échelle ? Ne risque-t-on pas de tomber dans un raisonnement circulaire empêchant de comprendre l’intuition des phénomènes géographiques ? Si les échelles sont liées à un intervalle entredeux seuils et si les seuils sont relatifs à une échelle d’observation, comment déterminer les règles scientifiques de l’observation géographique ? Le raisonnement est bien entravé par un problème concernant le jugement de la pertinence des phénomènes. R. Brunet paraît considérer que l’échelle est déterminée par le phénomène existant indépendamment de l’observateur (échelle du phénomène) et, en même temps, par les caractéristiques intrinsèques de l’observateur (échelle de l’homme). Pour éviter la contradiction entre ces deux déterminations, il est impératif d’éviter de séparer complètement l’existence des phénomènes et celle du sujet. L’échelle ne peut se fixer que dans le cadre d’une relation entre le sujet et les phénomènes, lorsque celui-là trouve dans ceux-ci des réponses à ses attentes et à ses intentions à l’égard du monde. L’échelle est une entité mixte entre le sujet et l’objet.

  • 9 Au sens défini par G. et Ph. Pinchemel. Cf. 1988, p. 62, « Le dimensionnement ».

29La notion d’échelle ou d’ordre de grandeur n’a de sens que par l’immersion des sujets dans l’espace géographique. Ainsi, par exemple, les ordres de grandeur de distance par lesquels l’homme « dimensionne »9 un territoire et le rend mesurable, présentent-ils un caractère mixte subjectif et objectif. La journée de cheval ou de marche est à la fois un effort physique vécu subjectivement et la conséquence de la rotation de la Terre. Toute représentation du monde est relative à un référentiel et à une échelle. L’observateur géographe ne peut pas embrasser l’immensité infinie ni explorer le passé le plus reculé ou le futur le plus éloigné. Sa perception est bornée car relative à une structure qui sépare les positions jusqu’à un certain horizon. Pour dépasser cet horizon, il faut alors se situer relativement à une structure d’une autre échelle, et ainsi de suite.

30La détermination de l’échelle ne peut pas se trouver uniquement chez le sujet ou dans les phénomènes, mais dans les deux à la fois. Nous pensons qu’elle doit être cherchée dans l’intuition du sujet où se forme l’objet qui permet de viser les phénomènes. L’échelle doit alors pouvoir être définie théoriquement par rapport à des classes de référentiels. La définition empirique de l’échelle, comme rapport d’homothétie entre le plan projectif de la Terre et la carte, est insuffisante. Elle ne contient pas l’idée d’un objet de référence qui permet de juger quand la morphologie apparaît. Mais, dans ces conditions, et contrairement aux propositions de R. Brunet, l’objet géographique serait organisé selon des lois propres régissant les rapports de position dans la structure.

31Pour pratiquer sa discipline, le géographe doit effectuer un arbitrage pour briser cette circularité et sortir de l’antinomie. A cette fin, il peut s’appuyer sur l’interprétation des cartes. Il s’agit cependant d’une intervention subjective. L’interprétation des cartes commence nécessairement par une saisie esthétique de l’image avant toute réception de l’information discursive codée par la légende. La carte fait toujours appel à une sensibilité non discursive qui ne dépend pas de l’entendement. Pour sortir de l’antinomie du jugement sur les phénomènes du monde réel, R. Brunet fait appel à un jugement sur une image de ce monde :

  • 10 Souligné dans le texte.

« La comparaison des cartes et les mesures sur les cartes restent les meilleurs moyens de comparer des complexes. [...] c’est [...] la carte qui permet le mieux de mettre en valeur les discontinuités spatiales, qui sont souvent la trace de discontinuités dynamiques – de discontinuités entre types. A cet égard, la cartographie de synthèse régionale devrait être particulièrement fructueuse. Mais, certes, il ne s’agit toujours que d’instruments de travail, non d’un but. »10 [97]

32Le but reste en effet l’explication scientifique des organisations, toujours prise entre mécanisme et finalisme. La carte est bien un moyen pour échapper au problème de fond, mais sans le résoudre à la source, et comme C. Vallaux le remarque sévèrement :

  • 11 Vallaux, 1925, p. 184.

33« Si précieuses que puissent être pour [la géographie] les représentations cartographiques, elles ne sauraient servir à définir réellement la science : beaucoup d’entre elles, et parfois parmi celles qui paraissent les plus ingénieuses et les plus originales, sont des hors-d’œuvre ou des trompe-l’œil. »11

34Le problème soulevé par l’utilisation des cartes est le suivant : sommes-nous assurés que l’objet géographique est bien représentable en tant qu’organisation et que les images de son substrat ont une chance de nous le faire apparaître ? Les conditions de possibilité d’une carte où sont portées, conformément à l’observation méthodique, des zones homogènes séparées par des discontinuités - même dynamiques au sens de R. Brunet -, ne contiennent pas le principe d’une finalité interne. Elles sont donc bien moins restrictives que celles de la représentation de l’objet géographique entant qu’organisation synthétique, qui comportent cette idée de finalité. C’est pourquoi la qualité d’une carte reste soumise à une interprétation subjective.

Résolution de l’antinomie d’après Kant

35La relecture des analyses de R. Brunet sur la discontinuité incite à penser que les contradictions rencontrées par l’auteur, sur le thème de l’échelle, viennent d’un rejet trop brutal de l’idée de cause finale. La causalité en vue d’une fin n’est pas un principe qui explique l’objet géographique mais il faut la conserver comme un principe régulateur pour la recherche. Dans l’exposition de l’antinomie de la faculté de juger réfléchissante, Kant ne manque pas de rappeler que la possibilité et le fonctionnement des organisations doivent être jugés uniquement selon l’étude des mécanismes entre leurs parties, mais :

  • 12 Kant, C.J., p. 224, Rappelons que Kant ne parle ici que des êtres vivants et que nous nous inscrivo (...)

« D’un autre côté, c’est une maxime tout aussi nécessaire de la raison que de ne pas négliger le principe des fins dans les produits de la nature, parce que s’il ne nous rend pas plus compréhensible la structure de leur genèse, c’est cependant un principe heuristique pour étudier les lois particulières de la nature [...]. Cependant avant de s’engager dans cette démarche la raison doit user de précautions et ne pas chercher à expliquer comme téléologique toute technique de la nature [...], mais la considérer comme toujours uniquement mécaniquement possible ; mais vouloir pour cette raison exclure le principe téléologique et là où la finalité se montre [...] indéniablement comme relation de par ses causes à une autre forme de causalité, vouloir toujours cependant suivre le simple mécanisme, c’est là ce qui doit obliger la raison à errer dans le domaine du fantastique, parmi de chimériques facultés de la nature, absolument impensables, tout de même qu’une simple explication téléologique de la nature, qui ne s’appuie nullement sur le mécanisme de la nature, la fait verser dans l’enthousiasme. »12

36Selon Kant, le principe téléologique conditionne la possibilité de se présenter l’objet tandis que le principe mécaniste conditionne la possibilité de son existence matérielle. Ainsi posés, ces deux principes ne se contredisent pas. Cette sortie de l’antinomie autorise ni plus ni moins la possibilité de représenter la surface de la Terre conformément à l’idée d’organisation géographique, et par conséquent de produire des cartes qui soient des images conformes à la réalité des objets, et non plus seulement un moyen empirique de les identifier. Dans la mesure où il conditionne la représentation de l’objet et donc sa connaissance, le principe téléologique a une valeur transcendantale, contrairement au principe mécaniste qui a, selon la terminologie kantienne, une valeur « métaphysique », car il porte sur le mode d’existence de l’objet.

37Ce principe téléologique impose de considérer a priori que chaque partie du système existe, à la fois par et pour toutes les autres, dans une relation de détermination réciproque. Dans le cas des organisations géographiques, ce principe exige également de ne rechercher que les discontinuités et les mécanismes qui se déterminent réciproquement. Autrement dit, la différence qualitative dans l’espace doit faire fonctionner un mécanisme de flux d’êtres humains ou de matières, de telle manière que ces flux contribuent à différencier l’étendue et à reconstituer la discontinuité. Pour ce faire, la discontinuité doit différencier les types de flux qui interviennent dans le mécanisme et celui-ci doit réorienter ceux-là, chacun différemment dans l’étendue, et conformément à la catégorisation initiale.

38A titre d’illustration, considérons le cas du point comme discontinuité représentant un lieu central. Pour une dynamique de flux donnée, par exemple commerciale, un point permet de définir trois classes : les flux convergents, divergents, et les autres. Cette discontinuité peut être considérée comme objective si elle peut être associée à un mécanisme économique ou social qui, étant donné trois classes de flux liées dans une même dynamique, en fait converger une, diverger une autre et laisse la troisième indifférente.

39Ce principe formel ne fait que rendre possible une représentation de l’objet géographique selon le concept d’un tout organisé et stable qui serait la cause et l’effet de la liaison entre ses parties. Kant explique avec insistance que ce principe ne concerne pas l’existence propre de l’objet. Celle-ci ne peut résulter que d’un accord a priori entre la « chose en soi » de cette organisation et la possibilité de sa représentation par l’entendement humain. Cet accord ne peut être fondé que dans le « suprasensible » et échappe par conséquent à toute connaissance par concepts. Kant en déduit que la reconnaissance de l’objet par notre faculté de juger ne peut se fonder sur aucun concept mais seulement sur le sentiment de l’accord possible entre la façon dont l’objet nous apparaît et la capacité de notre entendement à le connaître. Ce sentiment relève, selon Kant, de la faculté du jugement esthétique. J. Petitot revient sur l’importance de cette faculté :

  • 13 Petitot, 1992, p. 48, cf. « Retour sur la critique de la FJ [faculté de juger] téléologique », p. 4 (...)

« Le jugement esthétique est donc un acte cognitif d’une nature très particulière puisque c’est un jugement sans concept. [...] Le jugement esthétique ne peut pas porter, comme un jugement théorique, sur l’accord entre une représentation intuitive et un concept qui la détermine. Il porte sur un accord général - possible tout en restant indéterminé— entre la faculté des intuitions (l’imagination) et la faculté des concepts (l’entendement). C’est l’idée - étonnante - d’une conformité indéterminée entre l’appréhension des formes (la présentation dans l’intuition) et une connaissance possible (la représentation conceptuelle) pour un entendement « supérieur ». Par ce biais, la manifestation morphologique reste compatible à l’objectivité tout en devenant subjectivement intentionnelle. »13

La saisie esthétique de l’organisation

40En donnant la voie pour sortir de l’antinomie, la Critique de la faculté de juger apporte cette conclusion surprenante : il faut faire appel au sentiment esthétique subjectif et intentionnel pour concevoir la morphologie objective d’une organisation géographique. Précisons cependant que ce sentiment n’a pas à intervenir dans l’examen d’une carte ni à donner lieu à un discours analogue à celui des théoriciens de l’art. Le sentiment esthétique ne doit être invoqué que pour comprendre comment le sujet peut avoir l’intuition de l’organisation géographique, avant que son entendement ne produise des concepts et une connaissance sur cet objet. Il n’est donc dépendant d’aucune théorie sur l’esthétique des paysages.

41L’immense intérêt de cette proposition est de présenter a priori l’organisation géographique comme une entité qui rassemble les individus par lesquels elle existe concrètement. Si l’individu a l’intuition de l’organisation de l’écoumène par un jugement de goût, au sens de Kant, il ne peut s’empêcher d’attendre d’autrui qu’il partage son appréciation. Ainsi est fondée en théorie la possibilité de l’intuition commune de cette organisation. Le sujet de l’expérience géographique a donc a priori conscience de lui comme membre d’une collectivité et non comme individu isolé. On retrouve ainsi, mais au niveau des principes constitutifs de l’organisation géographique et non à celui des faits empiriques, l’une des règles essentielles de la géographie humaine affirmée depuis les origines de la discipline. Ainsi P. Vidal de la Blache avance que :

  • 14 Vidal de la Blache, 1922, p. 33.

« Quelle que soit l’importance des groupes dont il fait partie, l’homme n’agit et ne vaut géographiquement que par groupes. C’est par groupes qu’il agit à la surface de la terre ; et même dans les contrées où la population semble former un ensemble des plus cohérents, elle se résoudrait, si l’on regardait de près, en une multitude de groupes ou de cellules vivant, comme celles d’un corps, d’une vie commune. »14

42C. Vallaux déclare également que :

  • 15 Vallaux, 1925, p. 180, souligné dans le texte.

« [...] nulle part, dans la Géographie humaine, nous ne rencontrons l’individu, mais toujours le groupe [...]. »15

43Et A. Demangeon ajoute, d’un ton des plus catégoriques :

  • 16 Demangeon, 1942, p. 28. On remarquera que l’auteur fait référence à l’anthropologie ancienne, qui é (...)

« Renonçons à considérer les hommes en tant qu’individus. Par l’étude d’un individu, l’anthropologie et la médecine peuvent aboutir à des résultats scientifiques ; la géographie humaine, non. Ce qu’elle étudie, ce sont les hommes en tant que collectivités et groupements : ce sont les actions des hommes en tant que sociétés. Nous devons partir pour nos recherches, non pas de l’individu, mais du groupe. »16

44Mais la rencontre des sujets et le regroupement des individus dans une même société posent une question théorique cruciale, au fondement même des sciences sociales et de la philosophie politique. Toute la difficulté est de parvenir à comprendre dans quelle mesure ce saut qualitatif, entre l’individu et le groupe, peut produire une volonté politique collective d’aménager le paysage. En effet, il y a dans ce saut une mutation sinon une révolution de la structure de l’intuition subjective du monde qui n’est plus autonome car elle passe dorénavant par la collectivité. Cette mutation ne peut pas être expliquée tant que le principe de considérer les groupes et non les individus est seulement vu comme une loi empirique a posteriori des organisations géographiques, découlant de la quantité de travail nécessaire pour organiser le substrat terrestre. On est alors obligé de considérer que la constitution du groupe est antérieure à l’organisation de l’espace géographique.

45Les écrits théoriques de P. Vidal de la Blache, ainsi que ceux de la plupart de ses successeurs, entrent dans cette perspective. Chez cet auteur en effet, il paraît significatif que la constitution de groupes sociaux élémentaires, et le choix de leur « genre de vie », précèdent leur rencontre dans l’espace, et leur articulation dans un ensemble social plus vaste qui va marquer la surface terrestre de son empreinte. L’existence du groupe et son genre de vie seraient donc implicitement produits dans des opérations non spatiales, simplement par affinités psychologiques, et parce qu’un même milieu confronte les individus à un même problème. Ainsi, après avoir fait allusion à la diversité des peuplades et de leur particularités, l’auteur écrit, pour justifier la métaphore de l’organisme terrestre :

  • 17 Vidal de la Blache, 1922, p. 11.

« Cependant ces groupes hétérogènes se combinent dans une organisation sociale qui fait de la population d’une contrée, envisagée dans son ensemble, un corps. Il arrive parfois que chacun des éléments qui entrent dans cette composition s’est cantonné dans un genre de vie particulier : les uns chasseurs, les autres agriculteurs, les autres pasteurs ; on les voit, en ce cas, coopérer, unis les uns aux autres par une solidarité de besoins. »17

46P. Vidal de la Blache prend les groupes comme des données. Or, ce qu’il dit des groupes, on pourrait tout autant le dire des individus, bien que l’individu ne soit pas le niveau pertinent pour la géographie humaine. Pour lui, la pertinence du groupe vient de ce que l’individu seul à l’état de nature ne peut pas empiriquement modifier le paysage. Mais P. Vidal de la Blache ne paraît pas avoir envisagé que, pour aménager le paysage, il fallait non seulement la mise en commun des forces physiques mais aussi l’émergence d’une volonté collective, qui ne peut être soutenue que par une intuition commune de l’espace géographique permettant d’accorder les représentations du paysage. Une telle intuition ne peut trouver sa source que dans le sentiment esthétique. L’intersubjectivité du jugement esthétique conditionne ainsi la solidarité des besoins.

  • 18 Car nous n’évoquons ici, et trop rapidement, que le sentiment du « beau », en laissant à part le se (...)

47Il semble qu’on trouve là, en attendant d’approfondir cette proposition18, un principe qui pousse les individus à partager leur perception du monde, ce qui est une condition à leur communication. Toutefois, il est certain que ce principe est subjectif et ne peut déterminer le comportement des individus considérés objectivement. Ce principe ne porte que sur une attente ou une intention, que le sujet forme à l’égard d’autrui grâce à la médiation du sentiment que lui inspire son environnement géographique. Cette attente peut bien sûr être déçue. L’universalité du jugement esthétique est subjective. Elle n’est pas contradictoire avec les désaccords pour savoir ce qui est beau ou ne l’est pas, ni avec les affrontements qui peuvent en résulter éventuellement. Il importe encore de noter que ce jugement n’est pas celui d’un sujet dans l’absolu mais qu’il est au contraire relatif à un groupe d’individus, donc à une culture, sinon constituée, du moins en instance de l’être. Ce jugement est absolu dans son intention de trouver un sens dans le monde mais contingent dans son objet. C’est pourquoi le site qui inspire le sentiment esthétique est a priori indéterminé, même si le référentiel qu’il constitue vise la totalité de l’écoumène. Il n’y a pas là de contradiction avec la relativité de l’espace géographique ni avec le fait que plusieurs sites puissent être choisis simultanément par plusieurs groupes sociaux.

48Le raisonnement kantien a encore une conséquence surprenante car, selon cette philosophie, le jugement de goût est un jugement détaché de tout intérêt pragmatique. Par conséquent, si l’organisation géographique est saisie sur le mode esthétique, l’intuition qu’en a le sujet est a priori indépendante de tout ce que cette organisation pourra lui apporter. En effet, untel intérêt ne peut être pensé qu’au moyen des concepts de ses besoins (nourriture, logis, vie sociale, etc.). Il est donc postérieur à l’intuition de l’organisation géographique. Ainsi, les besoins de l’homme, qui sont nécessairement assouvis dans l’espace géographique, ne peuvent pas être considérés comme la cause efficiente, ni même comme la cause finale de l’organisation du monde. Les besoins naturels de l’homme représentent une utilité externe à l’organisation géographique. Ils ne permettent pas de considérer celle-ci comme un objet ni d’en chercher les lois. En effet, pour intéressantes qu’elles soient, toutes les explications qu’on peut tirer de cette utilité externe, par exemple sur la disposition et la proximité des champs, des villages, des routes, etc., sont conditionnées par la présence de l’homme à un endroit déterminé, et cette présence est toujours contingente.

  • 19 Cf. Kant, C.J., Préface, p. 29-33.

49C’est uniquement la finalité interne, pourtant hypothétique, qui doit être considérée lorsqu’on cherche à fonder les bases de la connaissance géographique, car elle a une valeur transcendantale19. Le concept de finalité interne est nécessaire au scientifique pour construire une représentation objective de l’organisation géographique, tandis que le concept de sentiment esthétique est nécessaire pour comprendre comment, dans l’intuition de cette organisation, les sujets peuvent partager leurs perceptions de l’espace relatif où ils évoluent et agissent ensemble pour aménager le substrat terrestre. On retrouve deux plans distincts : celui de la finalité interne et de la représentation de l’objet, d’une part, celui de l’esthétique et de l’existence de l’objet, d’autre part. En d’autres termes, on rencontre, d’un côté, la rationalité et la connaissance scientifique, de l’autre, l’intersubjectivité, l’action et la connaissance pragmatique.

50On conçoit que, lorsqu’on reste dans l’antinomie, ces plans se mélangent. On risque de placer le jugement esthétique du côté de la connaissance scientifique par une théorie de la beauté du paysage ou par une théorie académique de la composition des cartes, et de faire reposer la géographie sur un art de l’interprétation réservé à une élite. On risque de placer la finalité interne sur le plan de l’existence et d’accorder une existence en soi aux espaces relatifs qui en deviendraient absolus. On peut confondre la connaissance pragmatique et la connaissance scientifique et rechercher une explication fonctionnelle de la différenciation de l’étendue. Or cette explication conduit à abandonner la finalité interne au profit de la finalité externe. Elle est donc conditionnée par l’intérêt matériel d’un individu ou d’une communauté qui est a priori contradictoire avec celui des voisins, et qui ne permet pas de comprendre comment des êtres humains peuvent raisonnablement coexister sur la Terre. Ces explications ne sont valables que dans l’espace relatif. Elles sont contingentes.

La discontinuité géographique soumise à l’analyse critique

51L’objectivité des discontinuités dans les représentations est directement liée à la sortie de l’antinomie de la faculté de juger énoncée par Kant. Selon le philosophe, l’entendement (la faculté des concepts) ne peut pas juger si une forme apparaissant dans la nature est uniquement le résultat de causes mécaniques, et doit être uniquement étudiée à partir d’elles, ou si cette forme peut être étudiée pour elle-même en tant que la manifestation d’une finalité interne autonome. Le géographe est confronté à cette antinomie lorsqu’il doit déterminer si la morphologie qui est déduite d’un découpage conceptuel du monde est objective. Il faut certainement voir ici la cause des déficiences de la représentation en système, car la construction de ce type de représentation fait appel à l’idée des causes finales, tandis que l’explication de la réalité à représenter est implicitement recherchée du côté des causes mécaniques. Ce mode de représentation contient donc une contradiction entre son principe régulateur et le principe constitutif qu’il présuppose.

52La représentation en structure réalise cette sortie de l’antinomie car elle repose sur l’idée de détermination réciproque entre les parties. Mais elle n’est qu’un cadre formel, a priori compatible avec l’étude scientifique des organisations. C’est pourquoi il est nécessaire de construire une théorie explicitant les causes de l’existence réelle des organisations géographiques dans leur spécificité. Contrairement à la démarche systémique qui prend l’existence de l’objet géographique comme une donnée et rencontre un problème pour le représenter du fait de l’antinomie, la démarche structurale prend la forme de l’objet comme un a priori et son problème, qui est de démontrer sa réalité spécifique, paraît pouvoir trouver une solution. Lorsqu’on adopte la représentation structurale en géographie, c’est la compréhension théorique des discontinuités véritablement révélatrices de l’objet qui doit permettre de les découvrir à partir de l’observation empirique du substrat.

53La notion de discontinuité paraît particulièrement sensible pour la géographie. Elle porte une puissance critique considérable. Car la façon dont les auteurs la considèrent dans leurs différentes démarches est directement & liée à la manière dont ils font face aux problèmes théoriques engendrés par l’antinomie de la faculté de juger. Elle est un nœud où convergent les contradictions que l’antinomie aura introduites dans la démarche, si les conditions transcendantales de la représentation de l’objet géographique (la finalité interne, la détermination réciproque entre les parties et entre les discontinuités et les mécanismes) sont confondues avec les conditions métaphysiques de l’existence (le sentiment esthétique, l’intersubjectivité, l’action humaine, l’utilité).

54Nous pouvons proposer la thèse suivante sur la fondation d’une géographie scientifique : la discontinuité des objets géographiques a une valeur transcendantale. Les règles qu’on applique à son endroit conditionnent la possibilité de construire une connaissance scientifique sur des organisations objectives. Le concept de discontinuité doit donc être soumis à une analyse philosophique, selon le point de vue transcendantal. Avant de nous livrer à cet exercice, et pour appuyer cette thèse, nous procéderons à l’examen critique d’un certain nombre de démarches qui, d’un point de vue kantien, restent prisonnières de l’antinomie de la faculté de juger réfléchissante. L’analyse des discontinuités dans ces démarches devra alors révéler des contradictions d’ordre théorique qui invalident leur prétention à fonder une géographie scientifique.

Notes

1 Brunhes, 1910, p. 803.

2 Kant, C.J., p. 203-204.

3 Les Phénomènes de discontinuité en Géographie (Brunet, 1967), publié dans la collection Mémoires et documents de Géographie. Nous nous référons à la deuxième édition, parue en 1970. Les pages des citations de ce texte seront données entre crochets à la fin des extraits, sans autre indication.

4 Souligné dans le texte.

5 Souligné dans le texte

6 Bien sûr, le mot « seuil » a, dans la langue courante, une signification bien plus précise. Le seuil marque non seulement un changement de milieu, mais il est associé au sens d’une trajectoire dans l’espace géographique, comme celle qui va, par exemple, de la rue vers l’intérieur de la maison. Le seuil est également associé à une norme : il est le lieu par où il faut passer pour aller d’une région-source à une région-but d’un espace donné.

7 Dion, 1947, p. 5.

8 Souligné dans le texte.

9 Au sens défini par G. et Ph. Pinchemel. Cf. 1988, p. 62, « Le dimensionnement ».

10 Souligné dans le texte.

11 Vallaux, 1925, p. 184.

12 Kant, C.J., p. 224, Rappelons que Kant ne parle ici que des êtres vivants et que nous nous inscrivons dans une démarche qui vise à comprendre les organisations géographiques par analogie avec les organisations vivantes.

13 Petitot, 1992, p. 48, cf. « Retour sur la critique de la FJ [faculté de juger] téléologique », p. 44-49, souligné dans le texte.

14 Vidal de la Blache, 1922, p. 33.

15 Vallaux, 1925, p. 180, souligné dans le texte.

16 Demangeon, 1942, p. 28. On remarquera que l’auteur fait référence à l’anthropologie ancienne, qui étudiait les caractéristiques physionomiques des ethnies, et non à l’anthropologie moderne qui, comme l’ethnologie et la sociologie, étudie les « actions des hommes en tant que sociétés ».

17 Vidal de la Blache, 1922, p. 11.

18 Car nous n’évoquons ici, et trop rapidement, que le sentiment du « beau », en laissant à part le sentiment du « sublime », tout aussi essentiel pour expliquer comment la morphologie géographique peut être la cause qui déclenche les mécanismes en présentant les concepts de la raison, c’est-à-dire en appelant à l’action. Cf. ci-après, Chapitre VI.

19 Cf. Kant, C.J., Préface, p. 29-33.

© Éditions de la Sorbonne, 1993

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