1Jusqu’à la Révolution française, comme en témoignent de très nombreux tableaux, statues équestres et bustes, le symbole de la Nation était le roi. Très tôt, les républicains eurent le souci d’inventer une image de la République que l’on pût opposer à celle des souverains. En 1792, au lendemain de la proclamation de la République, la Convention décréta que le sceau de l’État représentera la France sous les traits d’une femme vêtue à l’antique, debout, tenant de la main droite une pique surmontée du bonnet phrygien ou bonnet de la liberté. Cette figure, venue de l’Antiquité, va être chargée de nombreux symboles, souvent empruntés à l’Antiquité : couronne civique ; faisceau de licteurs ; delta représentant la trinité républicaine (Liberté, Égalité, Fraternité) ; bonnet phrygien ; niveau, symbole de l’égalité ; mains jointes, de la fraternité, etc.

2Rares sont les hôtels de ville qui ont conservé un cachet de l’époque révolutionnaire. Celui de Saint-Maixent (Deux-Sèvres) figure aussi une femme debout, drapée dans un ample vêtement tenant de sa main droite une bannière et appuyant sa main gauche sur la loi. Ce personnage féminin préfigure, d’une certaine façon, la future « Marianne ».

3À l’époque révolutionnaire, de nombreux artistes produisaient des objets décorés d’emblèmes et d’attributs républicains, par exemple la tasse décorée de « la Liberté et de l’Égalité » de la manufacture de Sèvres ou le vase « La France gardant la Constitution », orné d’un décor de Louis-Simon Boizot, édité par la même manufacture1. Remarquons que toutes ces œuvres – sculptures, peintures, sceaux de mairie, décors de vaisselle, etc. – mettaient en scène une femme vêtue à l’antique, debout ou assise.

4En 1793 on voit apparaître un buste en plâtre coiffé du bonnet phrygien, sur un dessin de Charles Meynier (1768-1832) intitulé La France encourageant les Sciences et les Arts2. Cet artiste a mis en scène trois muses, qui représentent l’Architecture, la Sculpture et la Peinture. La Sculpture et la Peinture tiennent ensemble ce buste coiffé d’un bonnet phrygien. Cette gravure a fait émettre l’hypothèse que ce type de buste pourrait avoir été diffusé dans la France entière ou du moins dans une partie du pays. Les bustes de la Première République qui ont survécu sont extrêmement rares3.

5Trois bustes en bois polychrome datant de la Première République ont été retrouvés dans le département du Rhône : au musée historique de Lyon, à Létra et à Sourcieux-les-Mines4. Ils dénotent une inspiration rustique. Taillés à l’herminette, ils ont probablement été faits par un sculpteur local qui avait l’habitude de la sculpture religieuse et qui a créé une « Marianne » sur le modèle connu de l’évêque mitré. Seul l’immense bonnet phrygien, peint en rouge et bombé vers l’avant comme celui du berger Pâris, identifie ici le buste comme une Liberté ou une République. Ces images de la République n’ont pas eu de postérité.

6Le buste en plâtre de Barthélémy-François Chardigny, installé dès 1793 à l’hôtel de ville de Marseille, montre un sein nu, un sein nourricier5 (fig. 1). Il est coiffé d’un bonnet phrygien, symbole de l’affranchissement des esclaves dans l’Antiquité, mais aussi bonnet des marins et des galériens de la Méditerranée.

7Lors de l’inventaire des bustes de la République dans les mairies du département du Rhône, vers 1989-1990, on a découvert à Couzon-au-Mont-d’Or et à Soucieu-en-Jarrest6 (fig. 2) deux versions d’un même buste, l’un en plâtre blanc, haut de 64 cm, le second en plâtre polychrome, d’une hauteur de 70 cm, qui ont été, pour leur analogie avec le buste du dessin de Meynier, datées de la Première République7. Ces bustes répertoriés comme « rarissimes » figurent depuis en bonne place dans les ouvrages traitant ce sujet8. Ils ont été classés monuments historiques (MH) au titre des objets le 5 décembre 1996.

8Deux raisons m’ont conduit à mettre en doute la date proposée de ces œuvres. La première tient au très faible nombre d’ateliers de reproduction en série de bustes en plâtre ; la seconde est une hypothèse sur leurs sources : ces deux derniers bustes ne remontent pas à l’époque révolutionnaire parce qu’ils ont été influencés par une œuvre postérieure du célèbre sculpteur Antonio Canova.

9Depuis l’Antiquité les bustes en marbre, en bronze et autres matériaux, donnant lieu à une œuvre unique, faisaient l’objet de commandes spécifiques. Mais la diffusion et la commercialisation de statuettes et de bustes, moulés en plâtre, n’existaient pas encore si l’on excepte les bustes de quelques personnages célèbres, Voltaire ou Beethoven, destinés à un public cultivé. C’est ce qu’une exposition récente, Portraits publics, portraits privés, a nommé « le portrait culturel », initié peu de temps avant la Révolution par Jean-Robert Lucas de Montigny9.

10La question se pose de savoir si à l’époque révolutionnaire des ateliers de moulage avaient déjà commencé à produire un modèle de buste de la République, en particulier dans la France méridionale où « Marianne » est née. Le moulage et la diffusion de bustes en série n’en étaient encore qu’à leurs débuts. Cette technique va se développer seulement sous la Restauration et la monarchie de Juillet10, puis se perfectionner par le stéarinage du plâtre. La « Marianne » de la mairie de Pollestres dans les Pyrénées-Orientales, qui porte la date de 1830, a été réalisée par un habitant de la commune et n’a pas été éditée par un atelier de moulage11. Mais dès l’automne 1830, plusieurs sculpteurs parisiens, mais aussi provinciaux, proposent par exemple au préfet du département de la Vienne un moulage du buste de Louis-Philippe pour l’installer dans les édifices publics12.

11Maurice Agulhon, l’initiateur des inventaires et des études sur les allégories de la République, a lui aussi exprimé des doutes quant à l’origine de ce modèle rhodanien dans le chapitre intitulé « La République d’hier » un ouvrage publié en 2001. Selon lui, « il pourrait s’agir d’une figure du berger Pâris, célèbre héros de la mythologie grecque, que les artistes ont toujours eu l’habitude de représenter coiffé d’un bonnet phrygien aux deux pans relevés. C’est ce bonnet qui aurait créé la confusion et l’aurait fait considérer comme une Marianne13 ». En effet, le berger Pâris a été un sujet prisé par les artistes à la veille de la Révolution. Quelles œuvres auraient pu servir de modèle à un mouleur figuriste à l’époque révolutionnaire ?

12Est-ce la tête de la statue en pied du berger Pâris, aux cheveux bouclés couverts d’un bonnet phrygien, qui a reçu le nom du berger Pâris prêt à donner la pomme ? Cette sculpture, provenant des saisies révolutionnaires des collections de l’Académie (1793), exécutée au milieu du xviii^e siècle par le sculpteur Nicolas-François Gillet (1709-1791), est conservée de nos jours au musée du Louvre.

13Ou bien le Pâris du tableau néoclassique attribué à Jean-Germain Drouais (1763-1788), peint peu de temps avant la Révolution14 ? Ses cheveux bouclés sont coiffés aussi d’un bonnet phrygien. Ou encore l’aimable Pâris des Amours de Páris et d’Hélène, du tableau peint par Jacques-Louis David pour le comte d’Artois en 178815 ? Il est clair cependant que le moulage des deux bustes n’a pas été fait d’après ces œuvres. Le port de la tête, l’expression du visage, le bonnet phrygien et les cheveux bouclés sont assez différents.

14En revanche, dans deux autres statues en pied du même sujet, le berger Pâris, œuvres du célèbre sculpteur italien Antonio Canova (1757-1822), la tête est très comparable aux bustes en plâtre de Couzon-au-Mont-d’Or et de Soucieu-en-Jarrest. L’une, conservée au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg (Russie), en marbre blanc, d’une hauteur de 207 cm, provient de la collection que la première épouse de Napoléon Bonaparte, l’impératrice Joséphine, avait réunie à la Malmaison. Après sa mort, le tsar Alexandre I^er a acheté aux enfants de Joséphine en 1815 une collection de tableaux ainsi que quatre statues de Canova dont le Páris, qu’il destinait au musée de l’Ermitage16.

15Un deuxième exemplaire du même Páris, également en marbre blanc, et d’une hauteur de 205 cm, a été livré par le sculpteur en 1816 au prince héritier Louis de Bavière. Il se trouve aujourd’hui à la Pinacothèque de Munich.

16Notons aussi l’existence d’une copie du xix^e siècle du seul buste, en marbre blanc, haut de 56 cm. En 1999, elle a été vendue chez Sotheby’s à Londres sous le nom de Paris (sic) avec l’indication « d’après Canova Antonio17 » (fig. 3). Comme nous l’avons découvert récemment, il existe dans les collections de l’Hermitage encore un autre buste en marbre de la tête du Pâris, daté de 1810 (fig. 4)18. Ce dernier buste, haut de 66 cm, a presque la même taille que le buste de Couzon-au-Mont-d’Or (64 cm).

17Les yeux des deux bustes de la République, légèrement ouverts et pupilles peintes, sur le buste polychrome, diffèrent quelque peu de l’original canovien. La bouche du Pâris, bien dessinée, est presque fermée, alors que celle des bustes de la République s’entr’ouvre légèrement. Mais les cheveux bouclés qui dépassent du bonnet phrygien ressemblent beaucoup à ceux du modèle en marbre.

18La statue de Canova pour la collection de Joséphine peut être datée avec précision grâce aux recherches de l’historien d’art américain Christopher Johns. Le modèle en plâtre était terminé en 1807 et la statue en marbre achevée en 1812. Joséphine en prit possession en février 1813 et elle l’installa dans sa galerie de sculpture de la Malmaison19. Le sujet s’inscrit dans une série d’œuvres inspirées par des légendes mythologiques. Comme d’autres statues commandées à Canova par l’ex-impératrice, le Páris exprime une esthétique néoclassique qui n’a évidemment aucune tonalité révolutionnaire, le bonnet phrygien qui couvre la tête garde la signification pastorale qu’il avait dans la culture classique. Les deux exemplaires connus de la statue en pied prouvent que les clients du sculpteur étaient sensibles à ce type de sujet et au traitement que lui donnait l’artiste.

19C’est le style néoclassique des deux « Marianne », l’absence de signature et d’éléments de datation qui ont incité les auteurs de « Marianne dans les mairies du Rhône » à proposer de dater de la Première République ces deux copies. Étant donné qu’elles s’inspirent d’une œuvre de Canova exécutée sous l’Empire, cette datation doit être rejetée.

20Il est vraisemblable que la Tête du Páris de Canova a fait l’objet de copies en plâtre. Un moulage du buste a vraisemblablement été réalisé avant le départ des sculptures de Canova en Russie. Des copies ont pu circuler pendant la première moitié du xix^e siècle.

21De la Seconde République, de courte durée, seulement une demi-douzaine de « Marianne » originales nous sont parvenues20. Il n’est pas impossible que quelques communes, par l’insuffisance d’une offre de bustes, aient cru bon d’acquérir cette copie coiffée d’un bonnet phrygien comme une « vraie Marianne ». D’ailleurs, la date 1848 est peinte sur le piédouche du buste polychrome de Soucieu-en-Jarrest et rien, semble-t-il, vient appuyer l’hypothèse d’un « rafraîchissement » du buste à cette époque.

22Dans cette optique, le buste de la Liberté, en plâtre, créé par le sculpteur français Barthélémy-François Chardigny (1757-1813), sculpteur d’origine normande, prix de Rome en 1782, prend une dimension historique plus importante. Vers 1784, cet artiste s’installa à Aix-en-Provence à la suite de la commande de statues destinées à orner le nouveau palais de justice. Devenu membre de l’Académie de Marseille, il allait devenir l’un des sculpteurs officiels de la Révolution en Provence. Son buste de la Liberté est installé dès 1793 à l’hôtel de ville de cette cité. Coiffée d’un bonnet phrygien, sa tête est beaucoup plus républicaine que celle, nu-tête, de la statue de la Liberté, attribuée au même sculpteur21. Il en aurait fourni des exemplaires aux administrations et aux fêtes publiques22. Cependant seul l’exemplaire conservé de nos jours au musée Granet d’Aix-en-Provence semble avoir survécu. Le bonnet phrygien, symbole de l’affranchissement des esclaves dans l’Antiquité, n’est pas stylisé, mais imité du bonnet des marins et des galériens de la Méditerranée. De plus ce buste montre un sein nu, un sein nourricier, l’attribut le plus symbolique et le plus fréquemment représenté sur les futurs bustes de la République.

23C’est pourquoi il nous semble qu’on peut considérer le buste de la Liberté de Chardigny comme l’aïeule, la première création d’une allégorie de la République, de la mère patrie. « Marianne » n’est pas fille de Pâris.