1Le 10 juillet 1940, à Vichy, une Assemblée nationale, incomplète et apeurée, vote une quatrième et dernière révision des lois Constitutionnelles de 1875 qui donne tout pouvoir au gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain (président du Conseil depuis le 17 juin), pour « promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle Constitution de l’État français ». Dès le lendemain, le nouveau chef de l’État promulgue trois actes constitutionnels qui pour l’essentiel abrogent la Constitution de 18751.

2La Troisième République a vécu, pour autant la République est-elle morte ? En procédant à un inventaire dans les décombres de ce désastre national, militaire et politique, à la période charnière de l’été 1940, avec étonnement nous devons constater que si peu de voix s’élèvent pour défendre ou regretter la Troisième République défunte, et que, si le mot République disparaît alors des discours, finalement la République, même tue, est au cœur des projets des protagonistes de la période. Pour chacun d’eux, les mêmes questions se posent : que faut-il en conserver ? pour quoi faire ?

Que conserver de l’héritage ? Pour en faire quoi ?

3Pour l’Allemagne nazie, la défaite et l’Occupation se révèlent être une occasion inespérée pour régler définitivement son compte à la Révolution de 1789, et aux idéaux républicains et démocratiques qu’elle porte. C’est la prétention du discours intitulé « L’or et le sang2 », prononcé, en novembre 1940, par Rosenberg, idéologue du III^e Reich, dans la patrie des Droits de l’homme ; à Paris, ville des révolutions ; à la Chambre des députés, symbole de la République, de la démocratie et du parlementarisme.

4Pour l’État français, la posture est plus complexe. Son projet de fonder un régime autoritaire, hiérarchique et d’ordre à l’opposé des principes républicains et démocratiques lui impose de revenir à la source du régime précédent, la Révolution française, et de revisiter tout son héritage pour le déconstruire : en somme, une réappropriation négative des 150 dernières années de l’histoire nationale. Mais, son existence étant liée à la volonté de l’occupant, l’État français est contraint, pour rallier la population, d’afficher des signes l’identifiant non seulement comme indépendant et souverain mais réellement national.

5La République se présente alors comme un nœud gordien pour l’État français, et la situation explique la duplicité totale et permanente développée à son égard. Un exemple significatif : outre le maintien de trois symboles républicains forts (Marseillaise, drapeau tricolore, 14 Juillet), l’État français rétablit à la manière des deux premières républiques une devise fédératrice. Cette devise, « Travail, Famille, Patrie », est un détournement d’éléments du préambule de la Constitution de 18483. Mais, aux principes républicains que celle-ci affirmait (« Liberté, Égalité, Fraternité ») sont substituées et perverties les bases sur lesquelles la Seconde République entendait s’appuyer. Un brouillage idéologique et symbolique qui n’est pas sans conséquences sur la population française et sur certains résistants, même républicains convaincus.

6Ceux qui refusent le nouvel ordre, les résistants, sont issus de toutes les catégories sociales et de toutes les familles de pensées de la société française. Leurs positionnements initiaux à l’égard de la République et de l’État français sont donc multiples, complexes, voire contradictoires et évolutifs. Pour autant dans leur extrême diversité, leur engagement est fondé sur le refus de la défaite, de l’Occupation et de l’oppression. Aussi, jusqu’à l’été 1944, la libération du pays est le seul horizon vers lequel sont tendues toutes leurs forces. En conséquence, l’immense majorité d’entre eux ne formulent pas, ou alors tardivement, de projet politique pour l’après-Libération ; très tôt, quelques-uns, républicains convaincus et conséquents, y ajoutent une raison supérieure : seul le peuple est souverain et seule la Libération rendra au peuple sa capacité à décider souverainement du futur régime politique.

7Que les résistants en soient conscients ou non, leur engagement s’inscrit dans l’héritage démocratique et républicain (abrogé et bafoué) et ils le font vivre dans l’action, au péril de leur vie. Poursuivre la guerre (au sein des FFL ou des réseaux)4, reconstruire le syndicalisme et s’engager dans des luttes sociales (cahiers de doléances, manifestations, grèves) ne répondent-ils pas au « droit de résistance à l’oppression » affirmé par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Manifester publiquement, « taguer » les murs, ronéoter et distribuer une feuille clandestine (bien souvent porteuse d’opinions différentes des siennes), se regrouper en dépassant les clivages politiques, philosophiques ou confessionnels antérieurs dans une organisation clandestine, planquer des pourchassés ou des persécutés, etc., ne sont-ils pas, dans les faits, l’exercice le plus noble des libertés fondamentales « de penser, de parler, d’écrire, d’imprimer », telles qu’elles sont énoncées dans les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et des principes d’Égalité et de Fraternité ?

8Nous ne saurions oublier aussi que très tôt, en toute conscience, des petits groupes de résistants revendiquent la République, ses principes, pour fonder leur action : titres de journaux (Vabny, Résistance, Bulletin officiel du comité national de salut public) ; appels et manifestations patriotiques en premier lieu le 14 Juillet ; textes politiques fondamentaux publiés en brochure (Georges Politzer écrit dans La pensée libre « L’obscurantisme au xx^e siècle » en réponse à « Sang et or » ; le Comité d’action socialiste, « Vive la République ») ; noms de mouvements (Liberté, Égalité, Fraternité ; Franc-Tireur)5, etc.

9Souterrainement, clandestinement la République est à l’œuvre : une « République des catacombes » comme la surnomme si justement Daniel Cordier. Dans l’action, ses principes s’enrichissent6.

Enrichir l’héritage : pourquoi dans l’action se construit « la République des catacombes » (1942-1943) ?

10De puissants incitants externes et internes conduisent les résistants à se réapproprier l’héritage républicain et démocratique. La mondialisation de la guerre (URSS et USA) et les premiers revers et les premières défaites des forces de l’Axe sur tous les fronts ouvrent des perspectives de victoire et de libération ; la collaboration de plus en plus étroite dans tous les domaines entre l’État français et l’occupant ne trompent plus aucun résistant (et de moins en moins de Français) sur la nature réelle de l’État français. Aux périls mortels qu’encourt la Nation, la Résistance doit répondre en regroupant ses forces à l’intérieur et à l’extérieur et en entraînant dans l’action, au sein de larges rassemblements appelés « mouvements », des fractions de plus en plus larges de la population ; la politique ambiguë de l’allié américain fait craindre le pire pour l’indépendance et la souveraineté du pays à la Libération.

11Finalement, pour tous les résistants, quelles qu’aient été leurs opinions antérieures, la République est le seul héritage politique commun vers lequel ils peuvent se retourner pour puiser les forces et les raisons de s’unir et d’unir les Français, pour la libération du pays, son indépendance et sa souveraineté. À cet égard « La Déclaration aux mouvements7 » du général de Gaulle (23 juin 1942) suivie le 14 juillet 1942 par la création de la France combattante apparaissent, à nos yeux, comme les actes fondateurs de cette « République des catacombes ».

12À partir de 1942, on assiste à une convergence progressive de l’ensemble de la Résistance vers l’idée républicaine. Elle se manifeste sous trois formes : réappropriation, création, construction.

13La réappropriation de l’héritage républicain par l’ensemble de la Résistance est largement affichée et revendiquée : par l’onomastique (pseudos comme Carnot, Marceau, Saint-Just) ; par les titres des journaux (République, 93, L’école laïque ou Marseillaise) ; par le nombre de références à la République, à ses symboles et à ses principes dans la presse clandestine (impression et diffusion de masse de La Marseillaise et du Chant du départ ; Marseillaise de Rude ou bonnet phrygien) ; par la multiplication des articles-inventaires sur la Troisième République : ses gloires et ses tares. Des analyses critiques qui conduisent toute la Résistance à évoquer une nouvelle Révolution porteuse d’un régime nouveau, d’une Quatrième République8.

14Cette réappropriation rencontre un écho fort dans la population : il n’est qu’à voir l’ampleur des manifestations célébrant le 14 Juillet en 1942, 1943 ou 1944 à l’appel de la Résistance, ou la réaction des autorités (avancement à 15 heures de l’heure du couvre-feu à Paris pour la commémoration de Valmy en 1943). L’écho se prolonge jusque dans les camps et les prisons (entrée des « 31 000 » à Auschwitz en chantant La Marseillaise) ou face aux pelotons d’exécution.

15En définitive, au cours de ces trois premières années d’occupation, la Résistance, amenée à réfléchir autant sur elle-même que sur la nature de ses ennemis (des analyses précoces et fertiles sur le nazisme et la Révolution nationale), découvre qu’elle est le nouveau maillon du processus démocratique commencé en 1789 et en assume la charge.

16La Résistance, devenue mûre et majeure, s’inscrit dans une démarche créatrice : une démarche qu’expriment la multiplication et le foisonnement de programmes, de projets de réformes, de Constitution (précurseur et exemplaire « Les études pour une nouvelle Révolution française » éditées clandestinement, dès 1942, par Les cahiers de l’OCM9 et produit d’une réflexion d’une trentaine de résistants de tous horizons). Des débats (parfois âpres) animent alors la Résistance intérieure, largement alimentés par la multiplication des contacts avec la Résistance extérieure et vice-versa. Ils aboutissent à une synthèse (devenue historique) : le programme du Conseil national de la Résistance. Sans en faire l’analyse, hors de propos ici, deux faits sont à relever : le programme adopté à l’unanimité est le fruit d’une pratique démocratique exemplaire et unique de l’ensemble des composantes du CNR (organisations de la Résistance, centrales syndicales, partis ou tendances politiques : cf. le procès-verbal du bureau du CNR dans la phase d’élaboration du programme)10 ; l’unanimité se réalise autour de la République et de ses principes.

17En « révolutionnaires » conséquents, les résistants, à l’extérieur et à l’intérieur, bâtissent, dans l’union, face à l’État français, à l’occupant mais aussi face aux Alliés, les forces politiques et militaires qui permettront la libération du pays et la construction de la République nouvelle ; en républicains conséquents, l’architecture politique, administrative et militaire qu’ils bâtissent est provisoire : un pouvoir exécutif (Comité français pour la libération nationale, CFLN) a tous les attributs et les pouvoirs d’un gouvernement mais refuse de se nommer comme tel) ; un pouvoir législatif (l’Assemblée consultative provisoire) ; une armée nationale républicaine (constituée par un amalgame qui se réclame de l’amalgame des armées de la Révolution). Sans développer, il est important de rappeler l’omniprésence de la République et de ses symboles dans les combats de la Libération (appels ; affiches ; noms des groupes de combats ; brassards ; formes des combats, etc.). Fait symbolique exemplaire : la proclamation par les maquisards de la République libre du Vercors.

Construire une République nouvelle

18La bataille de France, « la bataille de la France », réinstalle la République, une République nouvelle, la Quatrième dont deux ans de vie démocratique intense seront nécessaires pour la façonner11. Définitivement ? Celle qui lui succède, la Cinquième, dont nous célébrons le cinquantième anniversaire, ne prolonge-t-elle pas le débat démocratique engagé dans la clandestinité12 ?

19Sans vouloir répondre à cette interrogation, essentielle, pour conclure nous formulerons quatre questions ou observations. Sans un enracinement en profondeur, dans toute la population, de pratiques, de valeurs, de droits et de symboles attachés à la République, la Résistance aurait-elle acquis cette force, cette créativité politique entraînant dans ses buts et ses projets l’immense majorité des Français (si divisés en 1940), mais aussi entraînant, en si grand nombre, immigrés et étrangers ? Sans guerre civile (une exception en Europe), la Résistance fondamentalement démocratique assure le retour à l’indépendance et à la souveraineté nationales, le rétablissement immédiat de la légalité républicaine et de toutes les libertés fondamentales. La République nouvelle voulue par toute la Résistance est bien sûr une, indivisible, laïque, mais vraiment démocratique (en témoigne le droit de vote accordé aux femmes) et enfin sociale. Et comme en 1789, les hommes de cette nouvelle Révolution, de cette République nouvelle sont les auteurs majeurs d’un texte de portée universelle : la Déclaration universelle des droits de l’homme.